Place aux plantes Feng Shui Démarrer le diaporama 1/5Outre leurs qualités décoratives, les plantes possèdent des vertus qui leur permettent de faire entrer les ondes positives dans votre intérieur. Invitez donc chez vous les 5 plantes qui suivent pour profiter sans tarder du bien-être qu'elles vont vous apporter. Date de publication le 2 oct. 2020 L'orchidée L'orchidée est une plante qui apporte le bonheur à celui qui la possède. Elle était d'ailleurs jadis offerte en guise de cadeau aux jeunes couples qui se mariaient afin qu'ils vivent ensemble une vie heureuse et épanouissante. L'orchidée symbolise également la recherche de la perfection et la fertilité, mais aussi la beauté et la pureté. Cette plante exotique est donc toujours associée à des notions très positives. Vous trouverez une large variété d'orchidées qui diffèrent par leur taille ainsi que la forme et la couleur de leurs fleurs. Nul doute que vous dénicherez sans problème l'orchidée qui vous convient. Toutes en effet ont les mêmes vertus positives. Comme elle dégage de l'oxygène pendant la nuit, n'hésitez pas à mettre une orchidée dans votre chambre à coucher. Le lys de la paix Le lys de la paix est une plante à fleurs qui possède des pouvoirs dépolluants. En effet, alors que le lys symbolise la paix, cette variété est aussi capable de purifier l'air de la pièce dans laquelle il se trouve. Nos intérieurs sont en effet aujourd'hui envahis par les polluants qui émanent des tissus d'ameublement, des rideaux, tapis, etc...Or ces polluants ont des effets néfastes sur notre santé comme des troubles du sommeil, des maux de tête ou des irritations de la gorge pas exemple. Placer un lys de la paix chez vous les éliminera de façon naturelle et vous permettra de bénéficier d'un air sain dans votre intérieur. De plus, il permet à l'énergie de circuler plus librement à travers la pièce. Le lys de la paix est aussi idéal pour vous aider à vous épanouir sur tous les plans spirituel, physique et moral. Le bambou de la chance Le bambou, également connu sous l'appellation de bambou de la chance, se trouve en version plante en pot ou bien sous forme de petit bouquet. Quel que soit votre choix, sa seule présence apportera de la sérénité à la pièce dans laquelle il est connu pour attirer les énergies positives. Ce porte-bonheur naturel est aussi symbole de sagesse et de prospérité. Son côté zen confère à la pièce une ambiance calme et apaisée. On assimile aussi le bambou à la faculté de rester attaché à ses racines tout en continuant à s'élever. Si vous optez pour la version en "bouquet" sachez que le nombre de ses tiges correspond à ses vertus. Ainsi, on choisit deux tiges pour l'amour, trois tiges pour vivre dans le bonheur, cinq tiges pour bénéficier d'une bonne santé, huit tiges pour attirer la richesse et neuf tiges pour porter chance. Le cactus Symbole de soleil et de chaleur par ses origines désertiques et sud-américaines, le cactus a le pouvoir d'absorber les énergies électromagnétiques. Celles-ci, mauvaises pour notre santé, émanent des divers appareils électroménagers que l'on trouve dans nos intérieurs modernes. Vous pouvez ainsi placer des cactus dans toutes les pièces qui en contiennent et où se trouvent aussi télévisions et ordinateurs. Ces ondes néfastes captées, vous vous sentirez mieux et souffrirez moins de maux de tête par exemple. Là encore les formes et les tailles sont tellement variées que vous pourrez trouver facilement des cactus pour toutes les pièces de la maison qui en ont besoin. L'aloe vera L'aloe vera est largement connu pour toutes ces propriétés, notamment dans le domaine des soins et de la cosmétique. Mais ce que l'on ne sait pas toujours c'est que cette plante grasse est également douée pour favoriser les énergies positives. La croyance populaire veut même que, plus l'aloe vera pousse, plus son propriétaire aura de chance et de fortune. Sachez également que si votre aloe vera vient à mourir, c'est parce qu'il a absorbé toutes les énergies négatives qui polluaient votre intérieur. Votre adresse email sera utilisée par M6 Digital Services pour vous envoyer votre newsletter contenant des offres commerciales personnalisées. Elle pourra également être transférée à certains de nos partenaires, sous forme pseudonymisée, si vous avez accepté dans notre bandeau cookies que vos données personnelles soient collectées via des traceurs et utilisées à des fins de publicité personnalisée. A tout moment, vous pourrez vous désinscrire en utilisant le lien de désabonnement intégré dans la newsletter et/ou refuser l’utilisation de traceurs via le lien Préférences Cookies » figurant sur notre service. Pour en savoir plus et exercer vos droits, prenez connaissance de notre Charte de Confidentialité.
Arbrede soleil et de légende, arbre de la Bible et des civilisations méditerranéennes, symbole de vie et de longévité puisqu'il peut dépasser mille ans d'âge et que la tradition veut qu'il reste un témoin du Calvaire au Jardin des Oliviers, l'olivier est aussi et surtout un symbole de paix. C'est avec du bois d'olivier et du bois de cèdre qu'aurait été confectionnée la « vraie Balzac Splendeurs et misères des courtisanes Première partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'Opéra En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quête d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiète recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succès les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraÃt ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dès l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la même livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abÃmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d'où vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui répondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du Châtelet vous l'a cependant présenté... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'était amourachée, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaÃtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Châtelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné; ma cousine, qui l'avait deviné, n'a pas su le débarbouiller; je voudrais bien connaÃtre la maÃtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particulièrement observé par le masque aux épaules carrées. - Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents vous vous classerez où vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n'était encore que madame de Bargeton. Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople. - Furieux d'argent, répéta Châtelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vôtre, au grand désespoir de madame Châtelet, née Nègrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m'intriguez, lui dit à voix basse la marquise d'Espard tout étonnée de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis méprisé. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr. La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Châtelet à Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grâce infinie. - Le fat! dit à voix basse le comte à madame d'Espard, il a fini par conquérir ses ancêtres. - Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur très haut situé; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaÃtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-être aurais-je alors la possibilité de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura été dictée espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment où madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'éloigna, laissant madame d'Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rôle de ce masque, elle craignait un piège, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Châtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rêvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientôt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d'un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit à l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la manière dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenêtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frère que vous aimeriez, vous êtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vôtres. Silence et dévouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forêt, et qui se réveille à côté d'une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors à la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il à lui-même. Le masque lui serra la main pour l'empêcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'était lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il à Châtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l'êtes. Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changé d'opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au Ministère. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intérêts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général. - Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais très heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilà qui va tomber dans le guêpier des roués de l'époque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournèrent vers un coin où se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célèbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mêlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D'où venons-nous? Nous avons donc remonté sur notre bête à l'aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familièrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot était le propriétaire d'une Revue où Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence près que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bêtise impertinente, frottée d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frotté d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mènent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillé par l'intérêt personnel. Chez eux, c'est la tête et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs moeurs, et de là le blâme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessé la veille; il dÃnait, trinquait, couchait avec celui qu'il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas être pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célèbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquérir la fortune nécessaire à l'homme âgé. Le courage le plus difficile est peut-être celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et Châtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre il s'était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dédaigné pauvre et misérable; mais un poète pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visière à deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misère, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse? Finot, Blondet et lui s'étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l'argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractère en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'âme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mêmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractères se détrempent, les talents s'abâtardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tôt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour être un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractère est à la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrésistibles séductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'élève, et qui d'ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hérité d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le même ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l'exploitant envers son exploité. - J'ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu'affectait le rédacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilà distancé par ce garçon-là , je te l'ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas ménagé, tu l'as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaÃtre les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supériorité que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l'avenir appartient, il est des nôtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré! Tudieu! Lucien, où donc as-tu volé ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais où coucher. Finot m'a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d'une bonne fortune. - Mon cher, répondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrée, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chère et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant échapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? Voilà où je reconnais la prospérité d'un ami il n'a plus de mémoire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nôtres... A moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu'à une mystification. - Voilà Bixiou, s'écria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d'Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête notre illustre ami nous donne à souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'époque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations! - Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'était un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'élança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaÃtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d'où provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s'appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l'Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l'infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en défier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comédie. Un rat était trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu'au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! répondit Finot, la Torpille n'a pas un liard à donner, elle a emprunté, m'a dit Nathan, mille francs à Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'écria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule?... - Oh! ces mille francs-là , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irréparable fait l'élite de la littérature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu'elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l'Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des Césars? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n'a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France où c'est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur; du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant, Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d'articles mortifères. Ninon IIe aurait été magnifique d'impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique défendu qu'on aurait au besoin fait faire exprès. Elle n'aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaÃne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littérature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès; elle vous met à table jusqu'au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l'anime et l'élève jusqu'aux merveilleuses régions de l'Art sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne à toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pétille de traits piquants; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a été sa maÃtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... - Oh! elle est plus généreuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c'est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. - Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l'archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chère, comme RaphaÃl, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérisy. - Il n'y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indépendance dans les idées... - C'est toi qui l'as formé, dit Vernou - Eh! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maÃtre des requêtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaÃtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'à nous en remontant le foyer, je m'engage alors à vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tête en signe d'assentiment. - En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d'un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l'Opéra savaient seuls reconnaÃtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaÃtre le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l'oeil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l'échelle sociale, cette créature était une admirable création, l'éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu'ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s'il eût été seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière; non; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de RaphaÃl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D'où vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'âme qui s'échappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingénuité d'une vierge, les grâces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires; mais c'était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l'oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abÃmé dans ses réflexions. - D'où lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'était plus déguisée. - C'est bien lui qui s'est encore échappé..., dit Rastignac à part. - Tais-toi ou je t'égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe; et avant de te taire, réponds à ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur Napoléon, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile à séduire toi! répondit Rastignac en s'éloignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l'élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l'avait laissé le terrible masque. Rastignac s'était confessé à lui-même il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l'accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère c'est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis longtemps établi là son quartier général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prétend s'être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavés. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble à un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est là . Le caissier le plus mathématique n'y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l'air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont? Qu'est-il arrivé? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisée par un mot au bal de l'Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. Accolée au mur d'une immense maison, cette construction, mal plâtrée, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bâton de perroquet. Un appartement de deux pièces s'y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes très décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portière une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singulièrement bâtie et située. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Intérieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures après-midi, la portière, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l'étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portière regrettait de ne pouvoir aller s'enquérir de ce qui se passait au quatrième étage, où se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment où elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espèce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l'entresol, un fiacre s'arrêta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tête aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portière fut alors entièrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblèrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portière remarqua les boucles d'argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portière comprit encore. Le prêtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d'un coup d'épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru être de l'habitude. Il se précipita dans la seconde pièce, et vit, devant une sainte Vierge en plâtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-même, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l'histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n'était pas défait. La pauvre créature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l'Opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement étourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table à ouvrage en acajou; la cheminée encombrée d'ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l'eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre à Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété tel était l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre? Se disait-il qu'au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie? Eprouvait-il de la pitié, de l'effroi? Sa charité s'émouvait-elle? Qui l'eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l'oeil âpre, l'aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même; l'abandon de cette tête, qui vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d'une nature hardiment développée, ne l'émouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d'amertume. La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviée "Je ne mourrai donc pas sans m'être réconciliée avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les Grâces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d'eau sucrée. Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilège d'être partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prêtre après une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé. - Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. J'étais la dernière des créatures et la plus infâme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais être excusée de mener une vie honteuse, c'est vous à qui les bons exemples ont manqué. - Hélas! je n'ai pas été baptisée, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore réparable, reprit le prêtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincères et sans arrière-pensée. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingénuité. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prêtre. Oh! il s'est douté du coup. - Non, répondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiète. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des êtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin où j'étais allée un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie où j'étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour était entré dans mon coeur, et m'avait si bien changée qu'en revenant du théâtre, je ne me reconnaissais plus moi-même je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire où j'étais, je lui ai donné l'adresse de ce logement où demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnête. Pendant un mois, je n'ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma déclaration en forme à la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise à deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficulté pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril à cet âge il y a de la ressource. Il me semble, à moi, que je ne suis née qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connût ma vie antérieure. J'ai acheté cette Vierge que vous voyez; je la priais à ma manière, vu que je ne sais point de prières; je ne sais ni lire, ni écrire, je ne suis jamais entrée dans une église, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiosité. - Que dites-vous donc à la Vierge? - Je lui parle comme je parle à Lucien, avec ces élans d'âme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de manières...! Il dit qu'il est poète, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prêtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilà . Mais à un pareil être, il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par mon Lucien. De là , est venu mon malheur. Hier, à l'Opéra, j'ai été reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitié chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombé; leurs rires m'ont fendu la tête et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvée, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prêtre, vous avez donc traité Lucien avec la dernière rigueur? - Oh! mon père, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu. - Ne blasphémez pas, dit l'ecclésiastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu; l'exagération va mal au véritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prêtre, et qui n'ébranla point l'impassibilité de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-même; si vous vous en êtes emparée ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacré qu'inspire un être sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! répéta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrétien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux être catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eût obtenu sa grâce de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptême de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni écrire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavés ne se lèvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilège d'une beauté que la maladie enlèvera demain peut-être; est-ce cette créature avilie, dégradée, et qui connaissait sa dégradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez été plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait être la femme de Lucien de Rubempré? Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au désespoir attestaient la force avec laquelle la lumière entrait à la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son âme enfin réveillée, dans sa nature sur laquelle la dépravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! était la seule idée qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idées qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dévouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensée d'arriver à une perfection idéale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte à goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colère avec lui, lui dérober jusqu'à la connaissance des jalousies atroces qu'il échauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fût-ce à notre détriment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tourné vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eût pardonné, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptés. En entendant cet horrible arrêt exprimé par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagné? Esther fut en proie à une défiance assez légitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage près de fondre. Elle regarda ce prêtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus à frémir qu'à espérer à l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austérités et les privations avaient mis un voile semblable à celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravité toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des ornières déchirées, sillonnaient sa figure olivâtre et cuite par le soleil. La dureté de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle était encadrée par la sèche perruque du prêtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d'un noir rouge à la lumière. Son buste d'athlète, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employées dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du théâtre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensé que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jeté cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus étonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature était susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont mené la vie alors si violemment répudiée par Esther arrivent à une indifférence absolue sur les formes extérieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littéraire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu'il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une oeuvre, de même que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les manières de ce prêtre, qui semblait échappé d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles à cette pauvre fille, à qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nécessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intérêt personnel et l'onction de la charité, car il faut bien être sur ses gardes pour reconnaÃtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et féroce qui tombait sur elle après avoir plané longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmée "je croyais les prêtres chargés de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s'examinèrent à la dérobée. Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premières. - Nous sommes les médecins des âmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remèdes conviennent à leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Elle crut s'être trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraÃniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amené au bal pour l'intriguer. - Vous êtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dépensait que son argent!... mais il dépensera son temps, sa force; il perdra le goût des belles destinées qu'on veut lui faire. Au lieu d'être un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre première vie, après être un moment montée dans une sphère élégante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l'Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'épouvante, ils m'ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. Je suis venu pour être l'organe de la pensée bienfaisante; mais si je vous eusse trouvée entièrement perverse, et armée d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colère. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intérêt de la Société même, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datée d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitèrent si ingénument Esther, qu'elle eut sur les lèvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prêtre s'arrêta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption même, et revenue à sa frêle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité c'était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des êtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. Extrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalité qui leur est particulière ne les décimait, et si d'heureux hasards n'élevaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange où elles vivent. Pour pénétrer jusqu'au fond des misères de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'où la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prêtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tête sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations différentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense; enfin, elle finit par engourdir sa colère. Le prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'âme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les êtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n'est-ce pas créer que de purifier un pareil être? Quel allèchement que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tâche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prêtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous êtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tête, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture où était le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non plus été menée à la synagogue vous êtes dans les limbes religieuses où sont les petits enfants... - Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous êtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entièrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisé par cette parole; elle leva les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l'étendue de vos obligations une parole, un geste qui décèlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rêve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre malheur... - Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vêtue d'un corset armé de pointes et conserver la grâce d'une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes à vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison où je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tête. Hier, l'amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût jamais, elle reparaÃt encore dans une adoration qui ne va qu'à Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prêtre d'une voix où, pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prêtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, répondit-elle. - Il était triste d'aimer une fille comme vous, s'écria-t-il. - Hélas! il devait l'être, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en allée, aujourd'hui dimanche, avec un prêtre; il pourrait être sur votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous êtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mère? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mère et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos coeurs et qui nous dévorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez être dimanche prochain, dit le prêtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison célèbre par l'éducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrêmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour être entièrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilège de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté sa mère était juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons où s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraÃcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l'excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaÃl a le plus artistement coupées, car RaphaÃl est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté l'arête d'une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues; quand la lumière en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés désespérer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux où l'ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L'oeil au repos est là -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'éther? ou les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu'ils en tirent! Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gÃt dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d'étendre aux troupeaux d'hommes l'observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines où l'herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes où l'herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espèces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paÃtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paÃtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaÃt dans un agneau réfractaire, comme, après dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraÃche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage. Les jeunes pensionnaires commencèrent par jalouser ces miracles de beauté, mais elles finirent par les admirer. La première semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachées à la naïve Esther, car elles s'intéressèrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni écrire, à qui toute science, toute instruction était nouvelle, et qui allait procurer à l'archevêque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fête de son baptême. Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l'éducation. Esther eut bientôt pris les manières, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées; enfin elle retrouva sa nature première. Le changement devint si complet que, à sa première visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures le complimentèrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carrière d'enseignement, rencontré naturel plus aimable, douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les Jésuites renouvelèrent au Paraguay. - Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de son baptême et de sa première communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffée de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'être comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-même, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la même cause et la même fin. Pendant les premiers mois a, la nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, même les efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paÃtre à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la rappelaient-elles? Les chaÃnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mêler l'amour humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui entraÃnait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténèbres dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique n'étaient pas au-dessus du soupçon. Cependant un médecin arrêté par la mort a eu le courage de commencer des études laissées incomplètes. Peut-être la noire mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-être souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et régulière, partagée en travaux modérés exprès et en récréations, mise à la place d'une vie désordonnée où les plaisirs étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fièvre dont les symptômes échappaient au doigt et à l'oeil de l'infirmière. Enfin, le bien, le bonheur succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude, étaient aussi funestes à Esther que ses misères passées l'eussent été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'âme. Elle aimait à prier. Elle avait ouvert son âme aux clartés de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prêtre qui la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'âme à tout moment. On prit des carpes à un étang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dépérissaient. Les animaux peuvent être dévoués, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lèpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, répliqua cette reine inédite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans châle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes où elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au-dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline. Elle seule était dans le secret de ce combat du démon contre l'ange; quand la supérieure la grondait d'être plus artistement coiffée que la règle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obéissance, elle était prête à couper ses cheveux si sa mère le lui eût ordonné. Cette nostalgie avait une grâce touchante dans une fille qui aimait mieux périr que de retourner aux pays impurs. Elle pâlit, changea, maigrit. La supérieure modéra l'enseignement, et prit cette intéressante créature auprès d'elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l'état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. Restait une manière d'éclaircir les doutes du savant qui s'attachait à une affreuse idée Esther refusa très obstinément de se prêter à l'examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l'abbé Herrera. L'Espagnol vint, vit l'état désespéré d'Esther, et causa pendant un moment à l'écart avec le docteur. Après cette confidence, l'homme de science déclara à l'homme de foi que le seul remède était un voyage en Italie. L'abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptême et la première communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le médecin. - Un mois, répondit la supérieure. - Elle sera morte, répliqua le docteur. - Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l'abbé. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le médecin ne répliqua donc rien à l'Espagnol, il se tourna vers la supérieure; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l'arrêter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lis penché sur sa tige. - A la grâce de Dieu, donc! s'écria-t-il en sortant. Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre; il essaya de deux excès un excellent dÃner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l'Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complètement en militaire qu'Esther eut peine à le reconnaÃtre; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle put être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dÃners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment où cette pauvre fille n'était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y réchauffer; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d'herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'à l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole. - Eh! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de Lucien? - Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessé de penser à lui. - Là , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, répondit-elle. - Pensez-vous à lui d'âme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle, comme je serais prête à mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetée dans les bras de la vertu? Oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce. - Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus. Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l'abbé l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion? Vous êtes trop près de Lucien pour n'être pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus à rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la première fois. - Les libertins t'avaient bien nommée tu séduiras Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. - Tous deux! Répéta-t-elle avec une joie extatique. Cette scène, vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique, en comparant Esther à elle-même. L'enfant toute changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de réflexions Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s'était attaché. Cette église, d'un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais être récompensé qu'au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'était donné corps et âme à la camarilla au moment où les Cortès ne paraissaient pas devoir être renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. L'expédition du duc d'Angoulême avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n'allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l'ordonnance du Roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prêtres employés à des missions secrètes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rôle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravité, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second étage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements étaient à la fois séparés et réunis par un grand appartement de réception dont la magnificence antique convenait également au grave ecclésiastique et au jeune poète. La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. Le logement d'Herrera sera décrit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, réunissait tout ce qu'exige la vie élégante d'un dandy, poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et souhaitant l'ordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. Là sans doute était le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est déplacée et s'est transportée dans la sphère des intérêts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionné pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure à moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes étourdis, il fut obligé de bannir la mère de son maÃtre et d'épouvanter la reine, après avoir essayé de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans être de taille à plaire à des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment où l'on s'attend le moins à pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme à opposer à la femme, de même que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt à la fleur de son pouvoir, usé par ce duel où il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussé par la Bourgeoisie et par la Noblesse réunies, armées, parfois victorieuses, et qui font fuir la royauté; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'ôte la tête à personne, sait vaincre la France entière et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en étranglant la Noblesse avec des lacets dorés dans le grand sérail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'était-il pénétré de ces hautes doctrines? S'était-il rendu justice à lui-même plus tôt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidèle? Personne ne pouvait répondre à ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prévoir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrète, tendaient à percer un mystère horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l'enfant naturel de ce prêtre. Quinze mois après son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l'abbé ne voulait le voir qu'au moment où il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les Prévisions d'Herera s'étaient réalisées la dissipation s'était emparée de son élève, mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l'amour insensé que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. Après avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaÃtre la nature de l'amour d'un poète? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tête, comme il a embrasé le coeur et pénétré les sens, ce poète devient aussi supérieur à l'humanité par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d'exprimer la nature par des images où il empreint à la fois le sentiment et l'idée, il donne à son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passé; il y mêle les exquises jouissances d'âme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poète devient alors un grand poème où souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poète ne met-il pas alors sa maÃtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent être logées? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-même de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l'adorable monde de l'idéal. Aussi cet amour est-il un modèle de passion il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses mélancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu'éprouve le commun des hommes; il est à l'amour bourgeois ce qu'est l'éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu'ils se dépensent en faux espoirs, ils se consument à la recherche de leurs idéales maÃtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l'amour par la plus poétique des natures et qui sont écrasés vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme RaphaÃl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là . Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l'ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s'était faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité; il ne sortait plus, dÃnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu'à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l'Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimé, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbé debout, les bras croisés. - Tu étais là ! dit le poète. - Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l'étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... - Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... - Pas de bêtises!... dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - Après... - Une fille immonde, nommée la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maÃtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute énorme. - Suis-je le premier qui ait renoncé à l'ambition pour suivre la pente d'un amour effréné? - Bon! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'épigramme. Ne peut-on réunir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaÃt aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'à parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tête par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevé la Torpille! - Toi? s'écria Lucien. Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries à la face du prêtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlète. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l'abbé d'un air stupide, - Je l'ai enlevée, reprit le prêtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevée le lendemain du bal masqué... - Oui, le lendemain du jour où j'ai vu insulter un être qui t'appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drôles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m'as rencontré, bien près de la rivière; mon gars se relevait la nuit, il allait à l'armoire où étaient les restes du dÃner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par découvrir ce manège; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse; elle n'a dit cela qu'à moi, dans son fiacre, au retour de l'Opéra. Le second avait volé, mais avant qu'on ne pût s'apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro; elle a passé pour sa femme et s'est faite la maÃtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, à l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilà comme elle a été récompensée par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilà bien! je te connais... - Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé; mais le bras de l'Espagnol maintint le poète. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l'Opéra. Tu l'avoueras pour ta maÃtresse ou tu resteras derrière le rideau de ta création, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrès; mais si tu es aussi grand politique que grand poète, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-être d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rênes de ta passion, où en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misères d'où je t'ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poète, et le tira de l'extatique surprise où l'avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la première lettre écrite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbé Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est à vous rendre grâce que j'emploie, pour la première fois, la faculté d'exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-être oublié? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d'hier a versé les trésors de la grâce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon âme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fête d'hier? Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée? Hier, j'ai lavé toutes mes souillures dans l'eau du baptême, et j'ai reçu le corps sacré de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'étais plus une femme, je naissais à une vie de lumière, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d'encens et de prières qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n'espérais jamais, digne de Lucien, j'ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon âme, qu'il périsse. Soyez l'arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbé ses yeux mouillés de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait être saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther à l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maÃtre eût animé leurs jambes. Où l'on apprend qu'il n'y avait pas de prêtre dans l'abbé Herrera Le lendemain, un homme, qu'à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnés, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s'est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlète allant et venant sous les fenêtres de mademoiselle Esther avec la songeuse précipitation d'un ours en cage. A midi, une croisée s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants après, Esther en déshabillé vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eût vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et. la pauvre créature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prêtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayée. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un être moins dévoué qu'Esther, cette lueur jetée sur les secrets du faux prêtre aurait pu perdre à jamais Lucien. En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d'être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue et que j'ai savonnée, âme et corps, tu n'as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle être madame de Rubempré? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l'exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maÃtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas été rendu; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grâce. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrétaire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'écria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m'appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. En voyant Lucien très petit garçon devant cet être, coupable au moins d'un sacrilège et d'un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraÃna Lucien dans la chambre où elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tâche d'imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayée, - De mort, répéta Lucien. Hélas! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m'atteindrait, si... Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilège, vous n'avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystérieux "Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur." - Bien! Répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, très heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s'arrêta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait être née à l'Ãle de Java, offrait au regard, pour l'épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L'étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'épouvanter son monde. Les lèvres, d'un bleu pâle, laissaient passer des dents d'une blancheur éblouissante, mais entrecroisées. L'expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard très riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraÃt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tête par un mouvement qui n'est comparable qu'à celui du chien regardant son maÃtre, voilà votre maÃtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse; mais en même temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammèche d'un incendie sur Lucien qui, vêtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tête d'où ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le génie italien peut inventer de raconter Othello, le génie anglais peut le mettre en scène; mais la nature seule a le droit d'être dans un seul regard plus magnifique et plus complète que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eût fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un précipice où il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue à ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol à Esther, non pas une cuisinière, mais un cuisinier qui rendrait Carême fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots à vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins à la Halle elle-même, et se battra comme un démon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrétion. Comme vous passerez pour être allée aux Indes, Asie vous aidera beaucoup à rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour être du pays d'où elles veulent être. Mais mon avis n'est pas que vous soyez étrangère... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle était la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le théâtre. Svelte, en apparence étourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait à l'observation une figure fatiguée par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frétillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgré sa jeunesse, avoir déjà fait bien des métiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volé ses parents et frôlé les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande épouvante; mais on la connaissait tout entière en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiétude qui ne pouvait que grandir à mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait être de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d'un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner à madame? - Madame Van Bogseck, répondit l'Espagnol en retournant aussitôt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un négociant et malade d'une maladie de foie rapportée de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tête. Satanées farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit à une reine, vous lui serez dévouées autant qu'à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est à vous à déjouer toutes les curiosités, s'il s'en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus légère imprudence, vous l'en empêcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller à l'économie. Enfin, que personne, pas même les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l'un si méchamment mutin, l'autre si profondément cruel? Il devina les pensées d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent été Paul et Virginie à l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi même; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa." Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frémir. - Où donc les as-tu trouvées? s'écria Lucien. - Eh! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du démon! s'écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tenté de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut; car vous avez appris là -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphère infâme où vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d'action inclinent à la Fatalité, de même que la plupart des penseurs inclinent à la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez déjeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prêtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'à l'oreille de Lucien, sans être vue. - Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes? Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d'un an de soins constants et dévoués pour qu'elle s'habituât ces deux terribles créatures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, fut marquée au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. Ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant à de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu'il fut insensible au succès de son roman, republié sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulé les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succès posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dÃnait pas en ville, il dÃnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du ménage de la rue Taithout, entièrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier séjour à Paris, lui avaient donné de l'expérience. Sa vie offrit d'abord cette régularité de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystères il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'à une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures à une heure après-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'à cinq heures. On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut salué par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il répondit d'abord par une inclination de tête assez polie pour qu'il fût impossible de se fâcher, mais où perçait un dédain profond qui tuait la familiarité française. Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empêchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, égale chez madame d'Espard, obligeait Lucien à user de prudence, car on verra comment il l'avait avivée en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrête pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traÃtrises du monde, contre les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus petits événements de la journée. Grâce aux conseils de ce mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du monde. Gardé par un sérieux anglais, fortifié par les redoutes qu'élève la circonspection des diplomates, il ne laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par être, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie. Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son mariage avec la fille aÃnée de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fÃt, à propos de cette alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait décider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommé ministre auprès d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait été d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derrière lui quelqu'un de bien fort!" Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidé beaucoup à jouer son rôle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant à aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux réactions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'était la réalisation des rêves du poète sans le sou, à jeun, dans un grenier. Esther, l'idéal de la courtisane amoureuse, tout en rappelant à Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vécu pendant une année, l'effaçait complètement. Toutes les femmes aimantes et dévouées inventent la réclusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rêvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa première félicité, vivant à toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiosité. Son esprit tout entier, elle l'employait à rester dans les termes du programme tracé par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes délices, elle n'abusa pas du pouvoir illimité que prêtent aux femmes aimées les désirs renaissants d'un amant pour faire à Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'épouvantait toujours elle n'osait pas penser à lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, à qui certainement Esther devait et sa grâce de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa régénération, semblaient à la pauvre fille être des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une célérité, sans doute imposée par l'abbé, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, à Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle était accompagnée, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vêtu comme les chasseurs les plus élégants, armé d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sèche musculature annonçaient un terrible athlète. Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelée bâton de longueur, que connaissent les bâtonistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. En conformité d'un ordre donné par l'abbé, jamais Esther n'avait dit un mot à ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours à une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne à ses protégés. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait à dix heures, se promenait de minuit à une heure, et rentrait à deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procédait à cette toilette minutieuse, ignorée de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guère que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journée à elles. Elle n'était prête que quand Lucien venait, et s'offrait toujours à ses regards comme une fleur nouvellement éclose. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poète; elle était à lui comme une chose à lui, c'est-à -dire qu'elle lui laissait la plus entière liberté. Jamais elle ne jetait un regard au-delà de la sphère où elle rayonnait; l'abbé le lui avait bien recommandé, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eût des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poème, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner à ses caprices de poète et, disons le mot, aux nécessités de sa position. Il rendit, pendant le temps où il faisait lentement son chemin, des services secrets à quelques hommes politiques en coopérant à leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrétion. Il cultiva beaucoup la société de madame de Sérisy, avec laquelle il était, au dire des salons, du dernier bien. Madame de Sérisy avait enlevé Lucien à la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur envié. Lucien était, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-Aumônerie, et dans l'intimité de quelques femmes amies de l'archevêque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'était alors marié et qui faisait mener à sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'août, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d'un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dÃné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'était vanté d'y mener son maÃtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bêtes, des gens et du maÃtre. Littéralement abreuvé à l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complètement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derrière, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dès le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'état du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l'arrière, ils se virent les maÃtres, et profitèrent de ce petit quart d'heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dévaliser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu'on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maÃtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrêtèrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui êtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s'éveilla. Il crut d'abord n'avoir pas quitté le parc de son confrère; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, même un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calèche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumière intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flèche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pédate ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l'arrière les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barrière du Trône, une voiture à peu près semblable à celle où Nucingen avait vu la divine inconnue, mais où se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron. - Zi chaffais âmné Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phâmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable était, je crois, derrière, sous forme d'heiduque, et il m'a substitué cette voiture à la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gêner, que la plus angélique ne valait pas ce qu'elle coûtait, même quand elle se donnait gratis. Il passait pour être si complètement blasé, qu'il n'achetait plus, à raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l'Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de bienséance et de vanité; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l'occupaient beaucoup plus que les intérêts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n'est pas sûr que la maÃtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de RaphaÃl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercé du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaÃtre le moindre vestige qui rappelât la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimée, environnée de luxe, d'élégance et d'amour, avait au plus haut degré. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fières comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait être eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mère et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dÃner, quand ils dÃnaient tous à la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours où Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fièvre d'impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrètement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l'intérieur. Elle assomma son mari de questions; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dÃner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, après avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot à Paris qu'il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein à dÃner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dÃner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-père de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élèves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le désespoir d'une caisse - Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là , dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'où lui vient sa fortune? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac. - Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aÃnée, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaÃtre à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société. - Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frère d'Angoulême? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac. - S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien. De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dÃner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. Après dÃner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financière. - Chamais! dit le baron. - Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux. - C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kèque chausse t'ingonni. - Vous êtes amoureux, vous?... Vous êtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - Hêdre hâmûreusse à mon hâche cheu zai piène que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous? êde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre? jeu groid que c'esd te maicrir. - Où l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hâ minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rêviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hâmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre... - Lucien a l'air de la connaÃtre, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaÃt pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilà ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet. - Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine même chausse! La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver là !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre. - Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sè môguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaÃtre. - Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidèle à sa devise Quid me continebit? répondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay. - Au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-même le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé. Un abÃme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l'hôtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitôt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d'Esther, tracé par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idée qu'il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d'ailleurs des événements assez importants à communiquer à l'homme qui avait cherché sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, où demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, où se trouve l'hôtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son bréviaire, c'est-à -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu'étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sérieux, répondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la tête. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de manière à le dégraisser d'un million. Ça me regarde... - Esther ne voudra jamais. - Ça me regarde. - Elle en mourra. - Ça regarde les Pompes Funèbres. D'ailleurs, après?... s'écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. - Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l'âge pour l'empereur Napoléon? dernanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrée. Après cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! Voilà , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser à tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rôle, glisse à Clotilde la lettre incendiaire que tu as écrite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dédommage de ses privations par l'écriture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obéir. Il s'agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d'honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait à sortir. - Ta joie est visible, s'écria Lucien, tu n'as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de te débarrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassé de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassé de l'exécrer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré? - Non... - A me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d'une vieille dévote, à l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l'hôtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'échéance du diable serait arrivée. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette à l'eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l'âme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre, dévoré surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l'âme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance; aussi, comme les âmes fortes tiennent plus à un sentiment qu'à l'existence, se l'était-il attaché par des liens indissolubles. Après avoir acheté la vie de Lucien au moment où ce poète au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célèbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d'ailleurs à cet homme étrange, dès qu'il s'agissait de son second lui-même. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale? Depuis le jour où la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitôt qu'il y fut réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-Hélène; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer à un honnête homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dégage pas un dénouement funeste, à Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamné décuple les dangers de cette substitution. Pour être à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérêts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pèsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prêtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, où s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrètement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. Bâtard d'un grand seigneur et abandonné depuis longtemps par son père, ignorant à quelle femme il devait le jour, ce prêtre était chargé d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, à qui un évêque l'avait proposé. L'évêque, le seul homme qui s'intéressât à Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix à Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions où il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prêtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe où le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prêtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin était riche des dépôts confiés à sa probité connue, et forcée d'ailleurs entre de tels associés, une erreur se solde à coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donné par l'évêque à Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trésor d'une dévote de Barcelone à laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opérer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'où provenait la fortune de cette pénitente. Devenu prêtre, chargé d'une mission secrète qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations à Paris, Jacques Collin, résolu à ne rien faire pour compromettre le caractère dont il s'était revêtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'Angoulême à Paris. Ce garçon parut au faux abbé devoir être un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous à un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinée. Vous vivrez comme en rêve, et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux êtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicité savamment amenée. Doué du génie de la corruption, il détruisit l'honnêteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infâmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne réussis pas, c'est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour où il lui avoua le sacrilège de son déguisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences à la force de ses progrès et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment où l'habitude des jouissances parisiennes, les succès, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l'âme de ce poète si faible. Là où jadis Rastignac, tenté par ce démon, avait résisté, Lucien succomba, mieux manoeuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s'appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Rimire. Les preuves réitérées d'un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevèrent cette oeuvre horrible de la conquête de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment où Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois êtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d'une fortune si audacieusement bâtie. Au bal de l'Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrétion, aussi l'amant de madame de Nucingen échangeait-il avec Lucien des regards où la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitié. Dans le moment du danger, Rastignac aurait évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l'échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensée tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. - Tu fumes sur une poudrière. - Incedo per ignes! répondit Carlos en souriant, c'est mon métier. L'hôtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagée en deux branches vers le milieu du dernier siècle d'abord la maison ducale condamnée à finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hériter du titre et des armes de leur branche aÃnée. La branche ducale porte de gueules, à trois doullouères, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'écusson des vicomtes est écartelé de Navarreins qui est de gueules, à la fasce crénelée d'or, et timbré du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinée de l'émigration, elle a retrouvé, par suite du dévouement d'un avoué, de Derville, une fortune assez considérable. Rentrés en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi Napoléon, qui les eut à sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait à la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissèrent séduire par Napoléon, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aÃnée, alliée aux Bragance furent les seuls qui ne renièrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut égard à cette fidélité lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-être, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-Athénaïs, la dernière fille du duc, alors âgée de neuf ans. Sabine, l'avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. Joséphine, la troisième, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa première femme, mademoiselle de Rochefide. L'aÃnée avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-Frédérique, en ce moment, à l'âge de vingt-sept ans, était profondément éprise de Lucien de Rubempré. Il ne faut pas demander si l'hôtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il éprouvait cette satisfaction de vanité dont a parlé Mirabeau. - Quoique mon père ait été simple pharmacien à l'Houmeau, j'entre pourtant là ... Telle était sa pensée. Aussi eût-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de Rubempré!" dans le grand salon à la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modèle de ceux de Versailles, où se trouvait cette société d'élite, la crème de Paris, nommée alors le petit Château. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins à sortir de chez elle, était la plupart du temps entourée de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner née Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliée aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'Opéra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de Rhétoré, le marquis de Chaulieu, qui devait être un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de Beauséant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, étaient les habitués de ce salon grandiose où l'on respirait l'air de la cour, où les manières, le ton, l'esprit s'harmoniaient à la noblesse des maÃtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napoléonien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mère de la duchesse de Maufrigneuse, était l'oracle de ce salon, où madame de Sérisy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique née de Ronquerolles. Amené par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mère en faveur de Lucien de qui elle avait été folle pendant deux ans, ce séduisant poète s'y maintenait grâce à l'influence de la Grande Aumônerie de France et à l'aide de l'archevêque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'après avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de Rubempré. Le duc de Rhétoré, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient périodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antécédents de Lucien; mais la dévote duchesse, entourée déjà par les sommités de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiés par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse Châtelet. Puis; en sentant la nécessité de se faire adopter par une famille si puissante, et poussé par son conseil intime à séduire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint là cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il répondit spirituellement aux railleries. Son assiduité, le charme de ses manières, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brûlantes, écrites pendant le cours de sa passion, étaient gardées par Carlos Herrera, l'idole de madame de Sérisy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'être admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol à mettre la plus grande réserve dans ses relations. - On ne peut pas se dévouer à plusieurs maisons à la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intérêt vif nulle part. Les grands ne protègent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nécessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. Habitué à regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien réservait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grâces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prévenu par Clotilde des écueils à éviter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. Après avoir commencé par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint éperdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rôle d'amoureux comme l'eût joué Armand, le dernier jeune premier de la Comédie-Française. Il écrivait à Clotilde des lettres qui certes étaient des chefs-d'oeuvre littéraires de premier ordre et Clotilde y répondait en luttant de génie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait à la messe à Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait à des prédications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il écrivait d'ailleurs dans les journaux dévoués à la Congrégation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandées ou par le roi Charles X, ou par la Grande Aumônerie, sans exiger la moindre récompense. - Le Roi, disait-il, a déjà tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, était-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualité de secrétaire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maÃtre Jacques de Charles X hésitait à prendre cette résolution. Non seulement la position de Lucien n'était pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lèvres à mesure qu'il s'élevait, demandaient une réponse; mais encore la curiosité bienveillante comme la curiosité malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un défaut à la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a été la réponse de ma mère, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'où provient ton argent, avait dit Carlos à Lucien quand Lucien lui reporta ce prétendu dernier mot. - Mon beau-frère doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un éditeur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'était écrié Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien à l'hôtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dÃné. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de défiance sur celui qu'il appelait le sire de Rubempré. Cette nuance, aperçue par toute la société de ce salon, causait de vives blessures à l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement toléré. Le monde a le droit d'être exigeant, il est si souvent trompé! Faire figure à Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouée, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'élevant, donnait-il une force excessive à cette objection "De quoi vit-il?" Il avait été forcé de dire chez madame de Sérisy, à laquelle il devait l'appui du Procureur-général Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, président à une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hôtel où se trouvait la légitimation de ses vanités, il se disait avec amertume, en pensant à la délibération de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrÃt, cet homme était le faux Espagnol ne devaient-ils pas être aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre où chacun est tour à tour dominateur et dominé. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hôtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenêtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardinière qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'âme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mère un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mère. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants. - Si ma fille résiste à ce coup-là , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est très romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractère-là ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poète fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut être comprise qu'après l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sèche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches où ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familière qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils très fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mère, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaÃt à ces jeux-là . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frère, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lèvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fière, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-être dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractère!" A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise "Votre Grâce", elle répondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-même!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chère, il est beau comme un rêve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... - Pauvre garçon, où prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnête homme, fût-il beau, fût-il poète et jeune comme monsieur de Rubempré. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. - Oui, j'ai dÃné en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dÃné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant et avec quelle grâce! une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon père a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé. - Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse... - Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici... - Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procès qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril où ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès. - Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'écria Lucien. - Ma mère invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère... - Oh! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous êtes, elle vous consolera peut-être de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fête! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vêtue d'un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tête, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prêt; mais elle n'avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait à un arbre. - Séparés, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, répondit Lucien. Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... Après cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de désespoir, d'amour, de colère, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-là n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d'avoir été aimé ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. - Mais, petite bête, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'écria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermé la porte "Tiens, voici ce qu'il m'écrit", reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut à haute voix. "Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'à ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N'écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui..." Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bêtise... Voici cinq ans bientôt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d'arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l'aide d'un réchaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça écoeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adoré, c'est de ne pas être trompée. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour où je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu'à la naïveté des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n'est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chère petite... il s'agit de l'abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, à Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dÃner, quand il t'a dépeinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des pièges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlé de l'impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dÃné, mon Lulu, chez cet infâme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empêche de trouver un dÃner bon, quelque célèbre que soit le chef de la maison où l'on dÃne; mais Carême avait fait le dÃner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maÃtresse était si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours la satiété! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un côté, la poésie, la volupté, l'amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse... Esther furetait comme furètent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne! s'écria Lucien. Le lendemain, à sept heures du matin, en s'éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poète se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie à quatre heures trois quarts. D'après les ordres de monsieur l'abbé, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'était madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-là ?... Pauvre madame, a-t-elle pleuré quand elle est montée en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle écriée. J'ai quitté ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardée ou s'il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crève-coeur. - L'inconnue est donc là ?... - Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l'ai cachée dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'être une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine à jouer son rôle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen à l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dès sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon où vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus êdes mogué te moi! dit-il en réponse aux salutations du Garde. - Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mêler d'une affaire étrangère à mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaÃt les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bâtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mêlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au Ministère de l'Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l'intérêt de l'Etat ou dans l'intérêt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont être à vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mêler que de l'arrestation des débiteurs; et dès qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas où nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n'en répondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la rivière que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile égus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous êtes amoureux, vous voulez découvrir l'objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille écus... - Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'écria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maÃtre... - Fa de vaire viche! s'écria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avoué, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une manière significative. - Pour vous, c'est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... répéta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaÃtre en espionnage. Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tête restait encore celle d'un Loup-cervier. - Hâlez fis-même, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hâlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-là ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires à Nucingen; mais il attendait Contenson, il rêvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l'être le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, après avoir donné l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change à l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraÃt que sa santé donne des inquiétudes; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment où il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle Beauty était une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire..." Les étrangers s'en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, après la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitième siècle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense où sa part était faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la Spéculation, tandis que l'Homme était aux ordres du bonheur! Contenson Le célèbre banquier prenait du thé, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'étaient plus aiguisées par l'appétit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrêtant à la petite porte de son jardin. Bientôt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un café près de Sainte-Pélagie, où l'agent déjeunait du pourboire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de Molière, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagème renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misère. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plâtre, vous obtenez une espèce d'apparence bâtarde de bronze florentin; eh! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tête de Contenson comme si la lueur d'un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides très pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tête de mort, et, sans quelques cheveux à l'arrière, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d'un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrète comme le rictus d'une boite à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hâlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet acheté au Temple, mais à châle et brodé!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossé, quasi propre, orné d'une montre attachée par une chaÃne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d'une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l'eût acheté pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebâillées, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, à l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'être mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit "Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu'à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'âme devait être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que l'expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s'il n'eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, où tout est en fermentation, se piquait surtout d'être philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'étais un crétin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions être du cristal, nous restons grain de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait à se déguiser, à se grimer; il eût donné des leçons à Frédérick LemaÃtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dû jadis dans la jeunesse appartenir à la société débraillée des gens à petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire à la police de Fouché, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du Ministère de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de même que ses camarades, n'était qu'un des comparses du drame dont les premiers rôles appartenaient à leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'où la passion conduit - Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hôtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m'affesse garoddé ein pilet de mile vrancs... - Ma maÃtresse devait à Dieu et au diable... - Ti has eine maÃtresse? s'écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mêlée d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimé par une honnête femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnête homme. Moi, je suis resté mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, répondit Contenson en souriant, c'est mon état d'en désirer, comme le vôtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bête?... Vous ne me l'offrez pas pour réparer l'injustice de la fortune à mon égard. - Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m'has ghibbé; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. - Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... répondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait à Baris ein ôme gapable te tégoufrir la phâme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maÃdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. - Voir? répondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hâlons foir l'ôme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses à ce prix-là . Contenson se mit à rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'être vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu étant prêtre; mais c'est des bêtises Fouché savait être prêtre, comme il a su être ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là , voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit où personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvée! - Ai pien, di m'égriras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnés, je doute cependant que le maÃtre puisse lui être utile. - Chen ai t'audres! répondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la pièce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire à Georges où monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le père des CanquoÃlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu'au café David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu là sous le nom de père CanquoÃlle. Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premières années de ce siècle d'une sorte de célébrité, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriétaires comme le petit père Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux père Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du café David était le libéralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce café, comme tous les cafés d'ailleurs, avait son personnage original dans ce père CanquoÃlle, qui y venait depuis l'année 1811, et qui paraissait être si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là , que personne ne se gênait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dès 1811 avoir passé l'âge de soixante ans, n'étonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le père CanquoÃlle?... disait-on à la dame du comptoir. - J'ai dans l'idée, répondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le père CanquoÃlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble et ture pour turc. Son nom était celui d'un petit bien appelé Les CanquoÃlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d'où il était venu. On avait fini par dire CanquoÃlle au lieu de des CanquoÃlles, sans que le bonhomme s'en fâchât, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoÃlles ne lui appartenait pas, il était cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du père CanquoÃlle semblerait étrange; mais de 1811 à 1820, elle n'étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celle des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdâtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or où se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du père CanquoÃlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siècle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallèlement deux chaÃnes d'acier composées de plusieurs chaÃnettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derrière au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tête neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le père CanquoÃlle l'avait remplacé depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l'habit une trace circulaire où la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrêtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractère facile, niais et débonnaire à cet honnête vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, où jamais personne n'avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et près d'éclater. On ne voyait plus dans le café que le père CanquoÃlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l'échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave père CanquoÃlle d'avoir éventé la mèche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le père CanquoÃlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le père CanquoÃlle occupé à lire les journaux; seulement, quand il eut lampé son verre d'eau-de-vie, il prit la pièce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinèrent la pièce d'or avec un soin très injurieux pour Contenson; mais leur défiance était autorisée par l'étonnement que causait à tous les habitués l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'étonnait jamais de rien, s'essuya dédaigneusement les lèvres avec un foulard où il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, était aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le père CanquoÃlle à monsieur Pillerault son voisin. - Bah! répondit à tout le café monsieur Camusot qui seul n'avait pas montré le moindre étonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drôles ont peut-être quelqu'un à pincer dans le quartier... Un quart d'heure après, le bonhomme CanquoÃlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nécessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du père CanquoÃlle, de même que l'abbé Carlos recélait Vautrin? Ce Méridional, né aux CanquoÃlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possède encore la petite terre de la Peyrade. Il était venu, lui septième enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l'âge de dix-sept ans, poussé par les vices d'un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de Méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il était le confident, le héros de la Lieutenance-générale de police, où il fut très estimé par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez général, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la création par la Préfecture de police et par le Ministère de la Police générale. Peyrade, l'homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espèce de préfecture de police équivalait à un ministère de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois après, il sortit de prison cautionné par son ami Corentin, après avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrâce à l'activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des côtes de la France, attaquées par ce qu'on a, dans le temps, nommé l'expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante déploya des capacités dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour Fouché; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par Cambacérès, c'est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait à Napoléon l'expédition de Boulogne, et surpris sans le maÃtre alors retranché dans l'Ãle de Lobau, où l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion générale fut d'expédier un courrier à l'Empereur; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs à exécution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit Cambacérès; mais moi qui tiens à ma tête, j'expédie un rapport à l'Empereur." On sait quel absurde prétexte prit l'Empereur, à son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-être eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l'écart, le vulgaire prétexte de concussion il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bâton de maréchal du Commissariat général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-générale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson était alors absorbé par Corentin à son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pâtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses étaient devenues chez lui la nature même il ne pouvait plus se passer de bien dÃner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s'adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vécu sans jamais être tenu à représentation, mangeant à même, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir à une profession dite honnête ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'était amouraché d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-même d'une actrice célèbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élève de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatrième, dans un petit appartement de cinq pièces, pour deux cent cinquante francs. Les mystères de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilité, les douceurs de l'amitié, n'est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David; mais l'élève surpassa promptement le maÃtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expédition. Voir Une Ténébreuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir deviné le mérite de Corentin, l'avait lancé dans la carrière en lui préparant un triomphe. Il força son élève à se servir d'une maÃtresse qui le dédaignait comme d'un hameçon à prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, resté l'un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait à l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver à tel résultat?" Corentin, Contenson répondaient après un mûr examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donné d'aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent désigné. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de même que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrète si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au Ministère dans les cas graves. Or, l'expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son côté, Peyrade rendit d'immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration où devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, à l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de première force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la Vie Parisienne ne sont pas les Scènes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoÃlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De 1817 à 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-même. Ceci peut expliquer pourquoi le Ministère refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, à leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargèrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maÃtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s'était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espèce de fureur qu'inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits où les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chère et le Cercle des Etrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, près d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dès 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son règne et sa politique seraient une énigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnête homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tôt ou tard. Il s'agissait de créer à la Préfecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son âge, après cinquante-cinq ans de discrétion, être l'anneau qui rattacherait les trois polices, être enfin l'archiviste à qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture. Au moment où Contenson avait frappé trois coups avec sa pièce d'or sur la table du café, signal qui voulait dire "J'ai à vous parler", le doyen des hommes de police était à penser à ce problème "Par quel personnage, par quel intérêt faire marcher le Préfet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbécile étudiant son Courrier français. - Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrâce! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus à l'agilité ni à l'intelligence d'un septuagénaire... Ah! pourquoi me suis-je habitué à dÃner chez Véry, à boire des vins exquis... à chanter la Mère Godichon... à jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prédit mon sort quand il s'est écrié, à propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'étais pas resté sous le lit de la fille Oliva. Le ménage d'un espion Si le vénérable père CanquoÃlle on l'appelait le père CanquoÃlle dans sa maison était resté rue des Moineaux, au quatrième étage, croyez qu'il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un côté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complètement isolées. Ces deux chambres étaient situées du coté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatrième étage s'étendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre était l'appartement de l'unique servante du père CanquoÃlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le père CanquoÃlle avait fait sa chambre à coucher de la première des deux pièces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d'encoignure sans fenêtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprès pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis très épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d'un poêle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empêcher les locataires de l'étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'être là , sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n'était connu que du Directeur Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le Ministère ou le Château prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramèrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d'étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s'analysèrent, de 1816 à 1826, d'immenses intérêts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là , Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur général, se disaient dès 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exècre donc son frère? il veut donc lui léguer une révolution?" La porte de Peyrade était ornée d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espèce d'algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d'une tôle de quatre lignes d'épaisseur, placée entre deux fortes planches en chêne, armées de serrures et d'un système de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d'une propreté flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quitté Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l'église avec une régularité qui donnait du bonhomme CanquoÃlle une excellente opinion à l'épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l'entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisième était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. L'épicière recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d'épiceries était pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père CanquoÃlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisinière de l'épicier "Il ne ferait pas de mal à une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'épargnait rien pour sa fille. Lydie, après avoir eu Schmucke pour maÃtre de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l'aquarelle. Peyrade dÃnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. Religieuse sans être dévote, Lydie faisait ses pâques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son père, en ignorait entièrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n'avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mère, douée d'une voix délicieuse, d'un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagération d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, père d'un ange, et se rafraÃchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eût sali ce diamant, le père aurait inventé, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards où se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portèrent leurs têtes sur l'échafaud. Mille écus suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisième étage où demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisième et du quatrième quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dès minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressé, Philosophe? Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet Epictète des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hélas! un des plus anciens noms de la féodalité normande. Voir Les Frères de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille à prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit après une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette Dulcinée; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, au coin de l'allée de Marigny. Peyrade mit Contenson à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour être admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire après avoir embrassé Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, répondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dÃne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses être fière un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérisy. Il se nomme?... Lucien de Rubempré!.. J'étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à côté de moi deux dames qui se sont dit "Voilà madame de Sérisy et le beau Lucien de Rubempré." Moi, j'ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chère, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, à celle-ci, parce qu'elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chère, a répondu l'autre dame, Lucien lui coûte cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bêtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d'un air de bonhomie. Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là ... - Enfant! répondit le père, la beauté chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d'un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intérêts de leurs qualités!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon père? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais écrire ou faire écrire en Provence! Chose étrange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant à pied du département de Vaucluse, un neveu du père CanquoÃlle, entrait par la Barrière d'Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rêves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d'espérances on le croyait revenu des Indes avec des millions! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises Après avoir savouré les bonheurs de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints sa poudre était un déguisement, vêtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d'une carte particulière, marchait à pas lents le long de l'avenue Gabriel, où Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'Elysée-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster là , c'est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison la Préfecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu'on s'en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture. Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le Méridional au baron, en s'élevant jusqu'à la portière. - Hé! pien, mondez afec moi, répondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu'il vous a répondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs à ein trôle gomme Godenzon, ch'édais pien aisse de saffoir s'il lès affait cagnés... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l'édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m'a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. C'esde tutte l'à vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a révélé mon vrai nom?... Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derrière la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous êtes pincé! - Ui, che zuis binzé... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'étais, en 1807, Commissaire général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d'avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - Ça me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dÃné chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'écria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d'étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m'obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le Préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mêler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaÃtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tôt ou tard le jour où vous êtes né... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - Hé pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portière. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal où il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil à femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots où la langue était souvent violée, mais par cela même, énergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui-même; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai. - Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'Opéra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compère, chébroufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, répondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'êtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la gréation, répondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. - Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l'oreille de la baronne. En ce moment même, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses dernières recommandations à Europe qui devait jouer le principal rôle dans la comédie inventée pour trômper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espérance. Il fut accompagné jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-même ne l'avait reconnu qu'à sa voix. - Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il à son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. - C'est-à -dire que tu m'en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais où l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tué son amant dans un accès de jalousie... L'amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l'on a, pour quelque temps, envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drôlesse a été très bien élevée. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'était sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait là . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaÃt pas ton nom. - Mais si Nucingen la préférait à Esther... - Ah! t'y voilà venu... s'écria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maÃtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un côté pendant que son maÃtre regardait de l'autre. - Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre à cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vanté ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observés! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, répondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sûreté, la Police judiciaire à craindre; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du pré... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un ménage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrêtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maÃtresse de ce genre-là ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... à quoi cela sert-il? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montré!... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d'en mettre deux à terre avant qu'ils n'aient tiré leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifié de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-là , homme à jarret de fer, à bras d'acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blême et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinât les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particulière au voleur et à l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prêt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Carlos, tant il possédait à fond les talents indispensables à l'homme en guerre avec la société; mais le maÃtre avait réussi à convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait à petits coups une fille de grès à grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes après avoir salué celui qu'il nommait Son confesseur. Voilà par quels événements des hommes aussi forts que l'étaient, chacun dans leur sphère, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivèrent à se trouver aux prises sur le même terrain, et à déployer leur génie dans une lutte où chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérêts. Ce fut un de ces combats ignorés mais terribles, où il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour établir une fortune. Nucingen sur le point d'être heureux s'adonne à la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du côté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours après l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-Elysées, un matin, un homme d'une cinquantaine d'années, doué de cette figure de blanc de céruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillé de drap bleu, d'une tournure assez élégante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites à monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, répondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte. Une minute après, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs. Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de même nature avec le banquier, et ils se saluèrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maÃtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maÃtresse de monsieur de Granville, le Procureur-général. - Ah! si brès te moi, s'écria le baron, gomme c'ed trôle. - Je n'ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui défend de se montrer; et il est bien aimé d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promène que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérisy. Naturellement il tient et à sa maÃtresse d'apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous êtes le maÃtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérêts et à sa vanité. Vous êtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maÃtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'étonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaÃt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de manière à ôter à la demande d'argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu'il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur Général de la police du Royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drôle de Piémontais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutôt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phâme te jambre? demanda-t-il. - Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux état où se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une première maÃtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particulière, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit à même dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu'à leur avidité pour le gain. Dès qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les Crésus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvrière excessivement jolie. Accompagnée de sa mère, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d'un habillement assez équivoque, et d'un balancement de hanches très faraud. A la première vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une pièce de cent sous une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L'ouvrière se livre à des espérances fantastiques elle habille convenablement sa mère, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d'être fidèle, elle s'endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l'ouvrière; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis où il l'avait mise, et d'où elle retomba aussi bas qu'on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. Après son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maÃtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goÃver; gar che feusse êdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dÃner, fit une toilette de marié, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, êtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraÃtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles. Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espère bien que vous ne m'avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux dernières boutonnières d'en haut. Enfin, tâchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. - Attieu, montame... s'écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delà des limites de leurs appartements respectifs, pour être certain qu'elle n'écouterait pas la conférence. Déceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - Hé! pien, ma bedide, fus êdes pien héreize, gar vis êdes au serfice te la blis cholie phâme de Pinifers... Fodre foraine éd vaidde, si vis foulez, barler bir moi, êdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onêdedé. C'ed ce g'on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaÃt pas à madame, et il y a de la chance! elle se fâche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là , mon gros père, dit Europe, ça change joliment la question. Où sont-ils?... - Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnêteté, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous préviens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C'est bête, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnête femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'êtes pas plus défiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout à minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnêteté d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde où couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tête allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille égus, dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maÃtresse dès le boulevard. Son coeur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la céleste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portière. L'attente du moment suprême l'agitait plus que s'il se fût agi de perdre sa fortune. - Ha! S'écria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant! - Cros élevant! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir à la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, où il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'écria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond là où il avait vu du noir, de la faiblesse là où il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne là où scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'où venez-vous?... qui êtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonné les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l'eau. Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein ôme pien addrabé!... répondit-il piteusement. - Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? Attié, montame. Fis êdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phâme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n'a bas pi me la vaire ûplier... - Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là , répondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés? - A fodre goguine te phâme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'était pas loin. - Oh! s'écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit? - Non, madame; car, à nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit à crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d'où Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maÃtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au désespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus à quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'ôter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe. - Cedde zagrée fâme te jampre, dit le baron à Georges lui demanda naturellement à son maÃtre s'il était content, m'a ghibbé drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vôde, ma drès crande vôde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges était toujours l'ami de son maÃtre dans les grandes circonstances. L'abbé gagne la première manche Deux jours après cette scène, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos déjeunait en tête-à -tête avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérisy, tu seras très gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour être agréable à Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maÃtresse. Monsieur de Nucingen, devenu très amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisé d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérêts chez les Grandlieu pourraient être compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller à la Préfecture de police. Une fois là , devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientôt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en être un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fâche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout à monsieur le Préfet; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d'avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forêt. Le préfet d'alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la légalité, leur main n'est pas leste à l'Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique où l'action de la Préfecture doit ressembler à celle d'un pompier chargé d'éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d'Etat, le Préfet reconnut à la Police plus d'inconvénients qu'elle n'en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promettant de réprimer les excès auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'être adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la liberté individuelle, sur l'inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d'Etat et le Préfet, à qui monsieur de Sérisy fit observer que si les grands intérêts du royaume exigeaient parfois de secrètes illégalités, le crime commençait à l'application de ces moyens d'Etat aux intérêts privés. Le lendemain, au moment où Peyrade allait à son cher café David où il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il à l'oreille, j'ai ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le Préfet de police traita Peyrade comme s'il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de police qui, dans ce temps, s'étendait le long du quai des Orfèvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez été mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même?... La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le père de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumônes de son ami Corentin. - J'ai été Préfet de police, je vous donne complètement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire général de police en Hollande, ou pas assez sévères pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le Préfet, ajouta Peyrade après une pause en voyant que le Préfet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mêle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'était moi. Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les têtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , même avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m'aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremêlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu'il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et très capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aÃnée au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maÃtresse, et d'où nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D'abord, le Préfet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumière sur la fenêtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant après, le fidèle Contenson comparaissait devant les deux gnômes de la Police par lui révérés à l'égal de deux génies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, où j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d'être un mouchard. - Voilà l'effet d'un sourire qui m'est échappé, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de désastres causés par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l'affaire Simeuse. Voir Une Ténébreuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinité de couleurs, il en est resté gris; quant à moi, je dois être comme un alambic! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bêtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problème que résout l'homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apôtre, dit à son maÃtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien!" Georges m'a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait à recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme où on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a déjà dépensé beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derrière laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procèdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidèle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d'un voile. Le baron reconnaÃt le chasseur. Deux heures après, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII que Dieu ait son âme! il se connaissait en police, ce roi-là ! arrête au milieu d'un bois. Le baron, à qui l'on ôte son bandeau, voit dans une voiture arrêtée son inconnue, qui... psit!... disparaÃt aussitôt. Et la voiture même train que Louis XVIII le ramène au pont de Neuilly, où il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lâche-t-il pour être mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet à son maÃtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges à la porte. En v'là un imbécile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'après avoir gougé affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'écria Peyrade, comment est-elle? - Oh! répondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beauté!... - Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s'écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... - Nous allons étudier cette version-là , s'écria Corentin, pour le moment, je n'ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! Obéissons toujours à monsieur le Préfet... - Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drôle d'opération de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie pièce, et morale, intitulée La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous êtes organisés, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses Espèces des qualités nécessaires aux services qu'elle en attend! La Société c'est une autre Nature! - C'est très philosophique ce que vous dites-là , s'écria Contenson, un professeur en ferait un système! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminées fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas être heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais être joués par eux! - Parbleu! ce serait le condamné qui s'amuserait à couper le cou au bourreau, s'écria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plâtre. Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérêt à voir le Préfet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frères parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allé se plaindre au préfet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement être enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbé, faux billets, fausses dettes, faux amour Grâce à l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou à la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautées et les pontes sont très jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprès de madame de Sérisy. En effet, Lucien ne devait pas être soupçonné d'avoir une fille entretenue pour maÃtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'être aimé, dans l'entraÃnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en ne la voyant plus qu'au Bois ou aux Champs-Elysées. Le lendemain du jour où Esther fut enfermée dans la maison du Garde, l'être, pour elle problématique et terrible qui lui pesait sur le coeur, vint lui proposer de signer en blanc trois papiers timbrés, aggravés de ces mots tortionnaires Accepté pour soixante mille francs, sur le premier; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le second; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le troisième. En tout trois cent mille francs d'acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet, Le mot accepté constitue la lettre de change et vous soumet à la contrainte par corps. Ce mot fait encourir à celui qui le signe imprudemment cinq ans de prison, une peine que le Tribunal de police correctionnelle n'inflige presque jamais, et que la Cour d'assises applique à des scélérats. La loi sur la contrainte par corps est un reste des temps de barbarie qui joint à sa stupidité le rare mérite d'être inutile, en ce qu'elle n'atteint jamais les fripons. Voir Illusions perdues. - Il s'agit, dit l'Espagnol à Esther, de tirer Lucien d'embarras. Nous avons soixante mille francs de dettes, et avec ces trois cent mille francs nous nous en tirerons peut-être. Après avoir antidaté de six mois les lettres de change, Carlos les fit tirer sur Esther par un homme incompris de la police correctionnelle, et dont les aventures, malgré le bruit qu'elles ont fait, furent bientôt oubliées, perdues, couvertes par le tapage de la grande symphonie de juillet 1830. Ce jeune homme, un des plus audacieux chevaliers d'industrie, fils d'un huissier de Boulogne près Paris, se nomme Georges-Marie Destourny. Le père, obligé de vendre sa charge en des circonstances peu prospères, laissa, vers 1824, son fils sans aucune ressource après lui avoir donné cette brillante éducation, la folie des petits bourgeois pour leurs enfants. A vingt-trois ans, le jeune et brillant élève en droit avait déjà renié son père en écrivant ainsi son nom sur ses cartes GEORGES D'ESTOURNY. Cette carte donnait à son personnage un parfum d'aristocratie. Ce fashionable eut l'audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. Un mot expliquera tout il faisait des affaires à la Bourse avec l'argent des femmes entretenues dont il était le confident. Enfin il succomba devant la Police correctionnelle, où il comparut accusé de se servir de cartes trop heureuses. Il avait des complices, des jeunes gens corrompus par lui, ses séides obligés, les compères de son élégance et de son crédit. Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. Tout Paris, le Paris des loups-cerviers et des clubs, des boulevards et des industriels, tremblait encore de cette double affaire. Au temps de sa splendeur, Georges d'Estourny, joli garçon, bon enfant surtout, généreux comme un chef de voleurs, avait protégé la Torpille pendant quelques mois. Le faux Espagnol basa sa spéculation sur l'accointance d'Esther avec ce célèbre escroc, accident particulier aux femmes de cette classe. Georges d'Estourny, dont l'ambition s'était enhardie avec le succès, avait pris sous sa protection un homme venu du fond d'un département pour faire des affaires à Paris, et que le parti libéral voulait indemniser de condamnations encourues avec courage dans la lutte de la Presse contre le Gouvernement de Charles X, dont la persécution s'était ralentie pendant le ministère Martignac. On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cérizet. Or, Cérizet, patronné pour la forme par les sommités de la Gauche, fonda une maison qui tenait à la fois à l'agence d'affaires, à la Banque et à la maison de commission. Ce fut une de ces positions qui ressemblent, dans le commerce, à ces domestiques annoncés dans les Petites-Affiches, comme pouvant et sachant tout faire. Cérizet fut très heureux de se lier avec Georges d'Estourny, qui le forma. Esther, en vertu de l'anecdote sur Ninon, pouvait passer pour être la fidèle dépositaire d'une portion de la fortune de Georges d'Estourny. Un endos en blanc signé Georges d'Estourny rendit Carlos Herrera maÃtre des valeurs qu'il avait créées. Ce faux n'avait aucun danger du moment où, soit mademoiselle Esther, soit quelqu'un pour elle, pouvait ou devait payer. Après avoir pris des renseignements sur la maison Cérizet, Carlos y reconnut l'un de ces personnages obscurs décidés à faire fortune mais... légalement. Cérizet, le vrai dépositaire de d'Estourny, restait nanti de sommes importantes alors engagées dans la Hausse, à la Bourse, et qui permettaient à Cérizet de se dire banquier. Tout cela se fait à Paris; on méprise un homme, on n'en méprise pas l'argent. Carlos se rendit chez Cérizet dans l'intention de le travailler à sa manière, car il se trouvait par hasard maÃtre de tous les secrets de ce digne associé de d'Estourny. Le Courageux-Cérizet demeurait dans un entresol, rue du Gros-Chenet, et Carlos, qui se fit mystérieusement annoncer comme venant de la part de Georges d'Estourny, surprit le soi-disant banquier pâle de cette annonce. Carlos vit, dans un modeste cabinet, un petit homme à cheveux rares et blonds, et reconnut en lui, d'après la description que lui en avait faite Lucien, le judas de David Séchard. - Pouvons-nous parler ici sans crainte d'être entendus? dit l'Espagnol métamorphosé subitement en Anglais à cheveux rouges, à lunettes bleues, aussi propre, aussi net qu'un puritain allant au Prêche. - Et pourquoi, monsieur? dit Cérizet. Qui êtes-vous? - Monsieur William Barker, créancier de monsieur d'Estourny; mais je vais démontrer la nécessité de fermer vos portes, puisque vous le désirez. Nous savons, monsieur, quelles ont été vos relations avec les Petit-Claud, les Cointet et les Séchard d'Angoulême.. A ces mots, Cérizet s'élança vers la porte et la ferma, revint à une autre porte qui donnait dans une chambre à coucher, la verrouilla; puis il dit à l'inconnu "Plus bas, monsieur!" Et il examina le faux Anglais en lui disant "Que voulez-vous de moi?..." - Mon Dieu! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. Vous avez les fonds de ce drôle de d'Estourny... Rassurez-vous, je ne viens pas vous les demander; mais, pressé par moi, ce fripon qui mérite la corde, entre nous, m'a donné ces valeurs en me disant qu'il pouvait y avoir quelque chance de les réaliser; et, comme je ne veux pas poursuivre en mon nom, il m'a dit que vous ne me refuseriez pas le vôtre. Cérizet regarda la lettre de change, et dit "Mais il n'est plus à Francfort..." - Je le sais, répondit Barker, mais il pouvait encore y être à la date de ces traites.. - Mais je ne veux pas être responsable, dit Cérizet... - Je ne vous demande pas de sacrifice, reprit Barker; vous pouvez être chargé de les recevoir, acquittez-les, et je me charge d'opérer le recouvrement. - Je suis étonné de voir à d'Estourny autant de défiance de moi, reprit Cérizet. - Dans sa position, répondit Barker, on ne peut pas le blâmer d'avoir mis ses oeufs dans plusieurs paniers. - Est-ce que vous croiriez?... demanda le petit faiseur d'affaires en rendant au faux Anglais les lettres de change acquittées et en règle. -..Je crois que vous garderez bien ses fonds! dit Barker, j'en suis sûr! ils sont déjà jetés sur le tapis vert de la Bourse. - Ma fortune est intéressée à ... - A les perdre ostensiblement, dit Barker. - Monsieur!... s'écria Cérizet. - Tenez, mon cher monsieur Cérizet, dit froidement Barker en interrompant Cérizet, vous me rendriez un service en me facilitant cette rentrée. Ayez la complaisance de m'écrire une lettre où vous disiez que vous me remettez ces valeurs acquittées pour le compte de d'Estourny, et que l'huissier poursuivant devra considérer le porteur de la lettre comme le possesseur de ces trois traites. - Voulez-vous me dire vos noms? - Pas de nom! répondit le capitaliste anglais. Mettez Le porteur de cette lettre et des valeurs.. Vous allez être bien payé de cette complaisance... - Et comment?... dit Cérizet. - Par un seul mot. Vous resterez en France, n'est-ce pas?... - Oui, monsieur. - Eh! bien, jamais Georges d'Estourny n'y rentrera. - Et pourquoi? - Il y a plus de cinq personnes qui, à ma connaissance, l'assassineraient, et il le sait. - Je ne m'étonne plus qu'il me demande de quoi faire une pacotille pour les Indes! s'écria Cérizet. Et il m'a malheureusement obligé d'engager tout dans les Fonds publics. Nous sommes déjà débiteurs de différences à la maison du Tillet. Je vis au jour le jour. - Tirez votre épingle du jeu! - Ah! si j'avais su cela plus tôt! s'écria Cérizet. J'ai manqué ma fortune.. - Un dernier mot?... dit Barker Discrétion!... vous en êtes capable; mais, ce qui peut-être est moins sûr, Fidélité. Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune. Après avoir jeté dans cette âme de boue un espoir qui devait en assurer la discrétion pendant longtemps, Carlos, toujours en Barker, se rendit chez un huissier sur lequel il pouvait compter, et le chargea d'obtenir des jugements définitifs contre Esther. - On paiera, dit-il à l'huissier, c'est une affaire d'honneur, nous voulons seulement être en règle. Barker fit représenter mademoiselle Esther au Tribunal de Commerce par un agréé pour que les jugements fussent contradictoires. L'huissier, prié d'agir poliment, mit sous enveloppe tous les actes de procédure, vint saisir lui-même le mobilier, rue Taitbout, où il fut reçu par Europe. La contrainte par corps une fois dénoncée, Esther fut ostensiblement sous le coup de trois cent et quelques mille francs de dettes indiscutables. Carlos ne fit pas en ceci de grands frais d'invention. Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris très souvent. Il y existe des sous-Gobseck, des sous-Gigonnet qui, moyennant une prime, se prêtent à ce calembour, car ils plaisantent de ce tour infâme. Tout, en France, se fait en riant, même les crimes. On rançonne ainsi, soit des parents récalcitrants, soit des passions qui lésineraient, mais qui, devant une nécessité flagrante ou quelque prétendu déshonneur, s'exécutent. Maxime de Trailles avait usé très souvent de ce moyen, renouvelé des comédies du vieux répertoire. Seulement Carlos Herrera, qui voulait sauver et l'honneur de sa robe et celui de Lucien, avait eu recours à un faux sans aucun danger, mais assez souvent pratiqué pour qu'en ce moment la justice s'en émeuve. Il se tient, dit-on, une Bourse des effets faux aux environs du Palais-Royal, où, pour trois francs, on vous donne une signature. Avant d'entamer la question de ces cent mille écus destinés à faire sentinelle à la porte de la chambre à coucher, Carlos se promit de faire payer, au préalable, cent mille autres francs à monsieur de Nucingen. Voici comment. Par ses ordres, Asie se posa, vis-à -vis de l'amoureux baron, en vieille femme au courant -des affaires de la belle inconnue. Jusqu'à présent, les peintres de moeurs ont mis en scène beaucoup d'usuriers; mais on a oublié l'usurière, la madame La Ressource d'aujourd'hui, personnage excessivement curieux, appelée décemment marchande à la toilette, et que pouvait jouer la féroce Asie, qui possédait deux établissements, l'un au Temple, l'autre rue Neuve-Saint-Marc, gérés tous les deux par des femmes à elle. - Tu te remettras dans la pelure de madame de Saint-Estève, lui dit-il. Herrera voulut voir Asie habillée. La fausse entremetteuse vint en robe de damas à fleurs, provenant de rideaux décrochés à quelque boudoir saisi, ayant un de ces châles de cachemire passés, usés, invendables qui finissent leur vie au dos de ces femmes. Elle portait une collerette en dentelles magnifiques, mais éraillées, et un affreux chapeau; mais elle était chaussée en souliers de peau d'Irlande, sur le bord desquels sa chair faisait l'effet d'un bourrelet de soie noire à jour. - Et la boucle de ma ceinture! dit-elle en montrant une orfèvrerie suspecte que repoussait son ventre de cuisinière. Hein, quel genre! Et mon tour... comme il m'enlaidit gentiment! Oh! madame Nourrisson m'a crânement habillée. - Sois mielleuse d'abord, lui dit Carlos, sois craintive presque, défiante comme une chatte; et fais surtout rougir le baron d'avoir employé la Police sans que tu paraisses avoir à trembler devant les agents. Enfin donne à entendre à la pratique, en termes plus ou moins clairs, que tu défies toutes les polices du monde de savoir où se trouve la belle. Cache bien tes traces... Quand le baron t'aura donné le droit de lui frapper sur le ventre en l'appelant "Gros corrompu!" deviens insolente et fais-le aller comme un laquais. Menacé de ne plus revoir l'entremetteuse s'il se livrait au moindre espionnage, Nucingen voyait Asie en allant à la Bourse, à pied, mystérieusement, dans un misérable entresol de la rue Neuve-Saint-Marc. Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils côtoyés, et avec quelles délices! les pavés de Paris le savent. Madame de Saint-Estève fit arriver, d'espérance en désespoir, en relayant l'un par l'autre, le baron à vouloir être mis au courant de tout ce qui concernait l'inconnue, à tout prix!... Pendant ce temps, l'huissier marchait, et marchait d'autant mieux que, ne trouvant aucune résistance chez Esther, il agissait dans les délais légaux, sans perdre vingt-quatre heures. Lucien, conduit par son conseiller, visita cinq ou six fois la recluse à Saint-Germain. Le féroce conducteur de ces machinations avait jugé ces entrevues nécessaires pour empêcher Esther de dépérir, car sa beauté passait à l'état de capital. Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d'un chemin désert, à un endroit d'où l'on voyait Paris, et où personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s'assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis. - Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien; ou si tu le vois, tu dois l'avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement. - Voilà donc ma mort arrivée! dit-elle sans verser une larme. - Eh! voilà cinq ans que tu es malade, reprit Herrera. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très bien!... Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ à quelques pas d'eux. Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le coeur et de lâcheté dans le caractère. Esther lui répondit par un signe de tête qui voulait dire "Je vais écouter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tête sous la hache, et j'aurai le courage de bien mourir." Ce fut si gracieux et, en même temps, si plein d'horreur, que le poète pleura; Esther courut à lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit "Sois tranquille!" un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du délire. Carlos se mit à expliquer nettement, sans ambiguïté, souvent avec d'horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position à l'hôtel de Grandlieu, sa belle vie s'il triomphait, et enfin la nécessité pour Esther de se sacrifier à ce magnifique avenir. - Que faut-il faire? s'écria-t-elle fanatisée. - M'obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre? Il ne tiendra qu'à vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maÃtresse d'un homme riche que vous n'aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse... - Heureuse!... dit-elle en levant les yeux au ciel. - Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs?... - Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiétez pas du reste! Vous l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. - Ce n'est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. A vingt-deux ans et demi, vous êtes à votre plus haut point de beauté, grâce à votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez espiègle, dépensière, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. Ecoutez!... cet homme est un voleur de grande Bourse, il a été sans pitié pour bien du monde, il s'est engraissé des fortunes de la veuve et de l'orphelin, vous serez leur Vengeance!... Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. Si vous laissiez soupçonner vos liaisons depuis quatre ans avec Lucien, autant vaudrait lui tirer un coup de pistolet dans la tête. On vous demandera ce que vous êtes devenue vous répondrez que vous avez été emmenée en voyage par un Anglais excessivement jaloux. Vous avez eu jadis assez d'esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là ... Avez-vous jamais vu un radieux cerf-volant, ce géant les papillons de l'enfance, tout chamarré d'or, planant dans les cieux?... Les enfants oublient un moment la corde, un passant la coupe, le météore donne, en langage de collège, une tête, et il tombe avec une effrayante rapidité. Telle Esther en entendant Carlos. Deuxième partie. A combien l'amour revient aux vieillards Cent mille francs placés en Asie Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu'il aimait, presque tous les jours, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Marc. Là , tantôt sous le nom de Saint-Estève, tantôt sous le nom de sa créature, madame Nourrisson, trônait Asie entre les plus belles parures arrivées à cette phase horrible où les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre était en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularités de Paris. On y voit des défroques que la Mort y a jetées de sa main décharnée, et on entend alors le râle d'une phtisie sous un châle, comme on y devine l'agonie de la misère sous une robe lamée d'or. Les atroces débats entre le Luxe et la Faim sont écrits là sur de légères dentelles. On y retrouve la physionomie d'une reine sous un turban à plumes dont la pose actuelle rappelle et rétablit presque la figure absente. C'est le hideux dans le joli! Le fouet de Juvénal, agité par les mains officielles du Commissaire-priseur, éparpille les manchons pelés, les fourrures flétries des filles aux abois. C'est un fumier de fleurs où, çà et là , brillent des roses coupées d'hier, portées un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine germaine de l'Usure, l'Occasion chauve, édentée, et prête à vendre le contenu, tant elle a l'habitude d'acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe! Asie était là , comme l'argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son élément; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frémir les passants étonnés quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans un sale vitrage derrière lequel grimace une vraie Saint-Estève retirée. D'irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier était arrivé à offrir soixante mille francs à madame de Saint-Estève, qui lui répondit par un refus grimacé à désespérer un macaque. Après une nuit agitée, après avoir reconnu combien Esther portait de désordre dans ses idées, après avoir réalisé des gains inattendus à la Bourse, il vint enfin un matin avec l'intention de lâcher les cent mille francs demandés par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements. - Tu te décides donc, mon gros farceur? lui dit Asie en lui tapant sur l'épaule. La familiarité la plus déshonorante est le premier impôt que ces sortes de femmes prélèvent sur les passions effrénées ou sur les misères qui se confient à elles; elles ne s'élèvent jamais à la hauteur du client, elles le font asseoir côte à côte auprès d'elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maÃtre. - Il le vaud pien, dit Nucingen. - Et tu n'es pas volé, répondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là , relativement. Il y a femme et femme! De Marsay a donné de feu Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coûté cent mille francs de première main; mais pour moi, vois-tu, vieux corrompu, c'est une affaire de convenance. - Mèz ù ed-elle? - Ah! tu la verras. Je suis comme toi donnant, donnant!... Ah! çà , mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n'est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit... - Eine pelle... - Allons, vas-tu faire le jobard?.. Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs... - Finte-sinte! tis tonc, s'écria le banquier. - Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. Cette femme-là , faut lui rendre justice, c'est la probité même! Elle n'avait plus que sa personne, elle m'a dit "Ma petite madame Saint-Estève, je suis poursuivie, il n'y a que vous qui puissiez m'obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothèque sur mon coeur..." - Oh! elle a un joli coeur!... Il n'y a que moi qui sache où elle est. Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs.. Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s'en aller de là ... - son mobilier était saisi!... - rapport aux frais. - Ces gueux d'huissiers!... - Vous savez, vous qui êtes un fort de la Bourse! Eh! bien, pas bête, elle a loué pour deux mois son appartement à une Anglaise, une femme superbe qu'avait ce petit chose... Rubempré, pour amant, et il en était si jaloux qu'il la faisait promener la nuit... Mais, comme on va vendre le mobilier, l'Anglaise a déguerpi, d'autant plus qu'elle était trop chère pour un petit criquet comme Lucien... - Vus vaides la panque, dit Nucingen. - En nature, dit Asie. Je prête aux jolies femmes; et ça rend, car on escompte deux valeurs à la fois. Asie s'amusait à charger le rôle de ces femmes qui sont bien âpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler par tout le monde malgré son expérience. Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-Piété, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée, endettée. Enfin, elle fut si naïvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu'elle représentait. - Eh! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che? dit-il en faisant le geste d'un homme décidé à tous les sacrifices. - Mon gros père, tu viendras ce soir avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C'est le chemin, dit Asie. Tu t'arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs... Oh! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque! En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m'as l'air assez jobard sur le reste; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre à Sainte-Pélagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve... et... on la cherche. - Ne bourraid-on boind rageder les pilets? dit l'incorrigible Loup-cervier. - L'huissier les a... mais il n'y a pas mèche. L'enfant a évu une passion et a mangé un dépôt qu'on lui redemande. Ah! dam! c'est un peu farceur un coeur de vingt-deux ans. - Pon, pon, ch'arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il ède pien endentu que che serai son brodecdère. - Eh! grosse bête, c'est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d'amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains; elle est tenue de te suivre, je ne m'inquiète point du reste... Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah! mon petit! c'est une femme comme il faut... Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs? - Eh! pien, c'est tidde. A ce soir! Le baron recommença la toilette nuptiale qu'il avait déjà faite; mais, cette fois, la certitude du succès lui fit doubler la dose des pilules. A neuf heures, il trouva l'horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture. - U? dit le baron. - Où? fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras! Arrivés là , la fausse madame Saint-Estève dit à Nucingen avec un affreux sourire "Nous allons faire quelques pas à pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donné la véritable adresse." - Ti benses à tutte, répondit Nucingen. - C'est mon état, répliqua-t-elle. Asie conduisit Nucingen rue Barbette, où, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatrième étage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublée, Esther mise en ouvrière et travaillant à un ouvrage de broderie, le millionnaire pâlit. Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel Asie eut l'air de chuchoter avec Esther, à peine ce jeune vieillard pouvait-il parler. - Montemisselle, dit-il enfin à la pauvre fille, aurez-fûs la pondé té m'accebder gomme fodre brodecdère?... - Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les yeux laissèrent échapper deux grosses larmes. - Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes... Laissez fus seilement aimer bar moi, fus ferrez. - Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu'il a soixante-six ans passés, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c'est un père que je t'ai trouvé... - Faut lui dire ça, dit Asie à l'oreille du banquier mécontent. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici! dit Asie en amenant Nucingen dans la pièce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange? Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, caché dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisinière lui porta. - Voilà cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos à sa confidente quand ils furent sur le palier. Il disparut après avoir donné ses instructions à la Malaise, qui rentra dans l'appartement où Esther pleurait à chaudes larmes. L'enfant, comme un criminel condamné à mort, s'était fait un roman d'espérance, et l'heure fatale avait sonné. - Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller?... car le baron de Nucingen... Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d'étonnement admirablement joué. - Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne... - Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Ecoutez-moi! Votre ancienne femme de chambre Eugénie... - Icheni! te la rie Daidpoud... s'écria le baron. - Eh! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a loué l'appartement à la belle Anglaise... - Ah!je combrens! dit le baron. - L'ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en désignant Esther, vous recevra très bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s'avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu'elle a quitté depuis trois mois... - Barvait! barvait! s'écria le baron. T'ailiers, che gonnais les Cartes ti Gommerce, et che Zais tes baroles bir les vaire tisbaraidre... - Vous aurez dans Eugénie une fine mouche, dit Asie, c'est moi qui l'ai donnée à madame... - Che la gonnais, s'écria le millionnaire en riant. Ichénie m'a gibbé drende mille vrans... Esther fit un geste d'horreur sur la foi duquel un homme de coeur lui aurait confié sa fortune. - Oh! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs... Et il raconta le quiproquo auquel avait donné lieu la location de l'appartement à une Anglaise. - Eh! bien, voyez-vous, madame? dit Asie, Eugénie ne vous a rien dit de cela, la rusée! Mais, madame est bien habituée à cette fille-là , dit-elle au baron, gardez-la tout de même. Asie prit Nucingen à part et lui dit - Avec cinq cents francs par mois à Eugénie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. Eugénie sera d'autant mieux à vous qu'elle vous a déjà carotté... Rien n'attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Mais tenez Eugénie en bride elle fait tout pour de l'argent, cette fille-là , c'est une horreur!... - Ed doi?... - Moi, fit Asie, je me rembourse. Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux; il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la décence d'une jeune vierge les points de sa broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu'il avait éprouvées au bois de Vincennes; il eût donné la clef de sa caisse! il se sentait jeune, il avait le coeur plein d'adoration, il attendait qu'Asie fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de RaphaÃl. Cette éclosion subite de l'enfance au coeur d'un Loup-cervier, d'un vieillard, est un des phénomènes sociaux que la Physiologie peut le plus facilement expliquer. Comprimée sous le poids des affaires, étouffée par de continuels calculs, par les préoccupations perpétuelles de la chasse aux millions, l'adolescence et ses sublimes illusions reparaÃt, s'élance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliée dont les effets, dont les floraisons splendides obéissent au hasard, à un soleil qui jaillit, qui luit tardivement. Commis à douze ans dans la vieille maison d'Aldrigger de Strasbourg, le baron n'avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n'en trouvant aucune sur ses lèvres, il obéit alors à un désir brutal où l'homme de soixante-six ans reparaissait. - Foulez-vous fenir rie Daidboud?... dit-il. -Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant. - I vis fudrez! répéta-t-il avec ravissement. Fus êdes ein anche tescendû ti ciel, et que ch'aime comme si ch'édais ein bedide cheune ôme quoique ch'aie tes gefeux cris... - Ah! vous pouvez bien dire blancs! car ils sont d'un trop beau noir pour n'être que gris, dit Asie. - Fa-d'en, filaine fenteusse te chair himaine! Ti as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t'amûr! s'écria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu'il avait supportées. - Vieux polisson! tu me paieras cette phrase-là !... lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les épaules. - Entre la gueule du pot et celle d'un licheur il y a la place d'une vipère, et tu m'y trouveras!... dit-elle excitée par le dédain de Nucingen. Les millionnaires dont l'argent est gardé par la Banque de France, dont les hôtels sont gardés par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d'une rapide voiture à chevaux anglais, ne craignent aucun malheur aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majesté produisit son effet. Asie exécuta sa retraite en grommelant dans l'escalier et, tenant un langage excessivement révolutionnaire, elle parlait d'échafaud! - Que lui avez-vous donc dit?... demanda la vierge à la broderie, car elle est bonne femme. - Elle fus ha fentie, elle fus ha follée... - Quand nous sommes dans la misère, répondit-elle d'un air à fendre le coeur d'un diplomate, qui donc a de l'argent et des égards pour nous?... - Bôfre bedide! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi! Une première nuit Nucingen donna le bras à Esther, il l'emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-être qu'il n'en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse. - Fis haurez ein pel éguipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. Vis serez resbectée gomme eine viancée t'Allemeigne Che fous feux lipre... Ne bleurez boint. Egoudez... Che vis aime fériddaplement t'amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer... - Aime-t-on d'amour une femme qu'on achète?... demanda d'une voix délicieuse la pauvre fille. - Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. C'esd tans la Piple. Paillers, tans l'Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes. Arrivée rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le théâtre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, étanchant ses larmes une à une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit à ses genoux; elle l'y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe était la créature qui lui réchauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scène de larmes brûlantes semées sur la tête du baron, et de pieds à la glace réchauffés par lui, dura de minuit à deux heures du matin. - Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maÃdresse qu'elle se gouche... - Non, s'écria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouché, jamais ici!... - Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais... Elle a été si malheureuse ici! - Voyez?... le mobilier est bien usé! - Laissez-lui suivre ses idées. - Arrangez-lui, là , bien gentiment, quelque joli hôtel. Peut-être qu'en voyant tout nouveau autour d'elle, elle sera dépaysée, elle vous trouvera peut-être mieux que vous n'êtes, et sera d'une douceur angélique. - Oh! madame n'a pas sa pareille! et vous pouvez vous vanter d'avoir fait une excellente acquisition un bon coeur, des manières gentilles, un coup-de-pied fin, une peau comme une rose... Ah!... Et de l'esprit à faire rire les condamnés à mort... Madame est susceptible d'attache... - Et comme elle sait s'habiller!... Eh! bien, si c'est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. - Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriérée de trois mois. - Mais madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l'aime et c'est ma maÃtresse! - Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis!... Et pour qui? pour un garnement qui l'a rouée.. Pauvre petite femme! elle n'est plus elle-même. - Esder... Esder... disait le baron, gouchez-fis, mon anche? Eh! si c'edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabé... S'écria le baron enflammé de l'amour le plus pur en voyant qu'Esther pleurait toujours. - Hé! bien, répondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce Loup-cervier quelque chose d'assez ressemblant à une larme, je vous en saurai gré Et elle se sauva dans sa chambre en s'y enfermant. - Il y a quêque chausse t'inexblicaple là -tetans... se disait Nucingen agité par ses pilules. Que tira-d-on chèze moi? Il se leva, regarda par la fenêtre "Ma foidire ed tuchurs là ... Foissi piendôd le chour!..." Il se promena par la chambre "Gomme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais êle saffais gommand chai bassé cedde nouid!..." Il alla coller son oreille à la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couché. - Esder!... Aucune réponse. - Mon tié! elle bleure tuchurs!... se dit-il en revenant s'étendre sur le canapé. Dix minutes environ après le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s'était endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gênée, sur un divan, fut éveillé en sursaut par Europe au milieu d'un de ces rêves qu'on fait alors et dont les rapides complications sont un des phénomènes insolubles de la physiologie médicale. - Ah! mon Dieu! madame, criait-elle, madame! des soldats!... des gendarmes, la justice. On veut vous arrêter... Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l'ange RaphaÃl, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s'avança. Contenson, l'affreux Contenson, mit sa main sur l'épaule moite d'Esther. - Vous êtes mademoiselle Esther Van...? dit-il. Europe, d'un revers appliqué sur la joue de Contenson, l'envoya d'autant mieux mesurer ce qu'il lui fallait de tapis pour se coucher, qu'elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l'art dit de la savate. - Arrière! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maÃtresse! - Elle m'a cassé la jambe! criait Contenson en se relevant, on me la paiera... Sur la masse des cinq recors vêtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs têtes plus affreuses encore, et offrant des têtes de bois d'acajou veiné où les yeux louchaient, où quelques nez manquaient, où les bouches grimaçaient, se détacha Louchard, vêtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tête, la figure à la fois doucereuse et rieuse. - Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. Quant à vous, ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile. Le bruit des fusils, dont les crosses tombèrent sur les dalles de la salle à manger et de l'antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours. - Et pourquoi m'arrêter? dit innocemment Esther. - Et nos petites dettes?... répondit Louchard. - Ah! c'est vrai! s'écria Esther. Laissez-moi m'habiller. - Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m'assure si vous n'avez aucun moyen d'évasion dans votre chambre, dit Louchard. Tout cela se fit si rapidement que le baron n'avait pas encore eu le temps d'intervenir. - Eh! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne!... s'écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu'au divan où elle feignit de découvrir le banquier. - Filaine trôlesse! s'écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financière. Et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ôta son chapeau à un cri de Contenson. - Monsieur le baron de Nucingen!... Au geste que fit Louchard, les recors évacuèrent l'appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta. - Monsieur le baron paie-t-il?.. demanda le Garde qui avait son chapeau à la main. - Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s'achit. - Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés, mais l'arrestation n'est pas comprise. - Drois sante mille vrans! s'écria le baron. - C'esde ein reffeille drop cher bir ein ôme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l'oreille d'Europe. - Cet homme est-il bien le baron de Nucingen? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la dernière soubrette du Théâtre-Français, eût envié. - Oui, mademoiselle, dit Louchard. - Oui, répondit Contenson. - Che rebont t'elle, dit le baron que le doute d'Europe piqua d'honneur, laissez-moi lui tire ein mod. Esther et son vieil amoureux entrèrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d'appliquer son oreille. - Che fus aime blis que ma fie, Esder; mais birquoi tonner à fos gréanciers te l'archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse? Halez an brison che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sante mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus... - Ce système, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n'est pas amoureux de mademoiselle, lui!... Vous comprenez? et il veut plus que tout, depuis qu'il sait que vous êtes épris d'elle. - Fitu pedad! s'écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l'introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis! Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l'avvaire... - Impossible, monsieur le baron. - Comment monsieur? vous auriez le coeur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maÃtresse en prison!... Mais voulez-vous mes gages, mes économies? prenez-les, madame, j'ai quarante mille francs... - Ah!ma pauvre fille, s'écria Esther, je ne te connaissais pas! dit Esther en serrant Europe dans ses bras. Europe se mit à fondre en larmes. - Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet où il prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n'ont plus qu'à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur. - Ce n'est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j'ai ordre de ne recevoir mon paiement qu'en espèces d'or ou d'argent. A cause de vous, je me contenterai de billets de banque. - Tarteifle! s'écria le baron, mondrez moi tonc les didres? Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l'oreille "Ti hauraid vaid eine myeur churnée en m'aferdissant." - Eh! vous savais-je ici, monsieur le baron? répondit l'espion sans se soucier d'être ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules. - C'esde frai, se dit le baron. Ah! ma bedide, s'écria-t-il en voyant les lettres de change et s'adressant à Esther, fus edes la ficdime t' goquin! eine aissegrob! - Hélas! oui, dit la pauvre Esther, mais il m'aimait bien!... - Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains. - Vous perdez la tête, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur. - Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier... Cérissed! ein ôme t'obbozission! - Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour. - Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L'heure s'avance, et tout le monde saurait... - Fa, Gondenson!... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l'Argate. Foissi ein mod avin qu'il ale ghès ti Dilet ou ghès les Keller, tans le gas où nus n'aurions bas sante mil égus, gar nodre archand ed dude à la Panque... - Habilés-fous, mon anche, dit-il à Esther, fous êdes lipre. - Les fieilles phâmes, s'écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheûnes... - Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m'amuser aujourd'hui. - Zan rangune monnessier le paron... ajouta la Saint-Estève en faisant une horrible révérence. Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, où une demi-heure après, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres; mais Esther s'en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire. - Que donnez-vous pour la canaille?... dit Contenson à Nucingen. - Fus n'affez pas à paugoup d'eccarts, dit le baron. - Et ma jambe!... s'écria Contenson. - Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde du pilet te mile... - C'esde eine pien pelle phâme! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la tue Taithout, mais elle goûde pien cher à monnessière le paron. - Cartez-moi le segrête, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard. Louchard s'en alla suivi de Contenson; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait arrêta le Garde du Commerce. - L'huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif! lui dit-elle, et il y a gras! Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait; Asie et Europe l'intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d'autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d'une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d'Europe n'avait pas, d'ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. - C'est un coup qui sent son Saint-Lazare! s'était-il dit en se relevant. Carlos renvoya l'huissier, le paya généreusement et dit au fiacre en le payant "Palais-Royal, au Perron!" - Ah! le mâtin! se dit Contenson qui entendit l'ordre, il y a quelque chose!... Carlos arriva au Palais-Royal d'un train à ne pas avoir à craindre d'être suivi. D'ailleurs il traversa les galeries à sa manière, prit un autre fiacre sur la place du Château-d'Eau, en lui disant "Passage de l'Opéra, du côté de la rue Pinon." Un quart d'heure après, il entrait rue Taitbout. En le voyant, Esther lui dit "Voilà les fatales pièces!" Carlos prit les titres, les examina; puis il alla les brûler au feu de la cuisine. - Le tour est fait! s'écria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulés en un paquet qu'il tira de la poche de sa redingote. Ça et les cent mille francs pincés par Asie nous permettent d'agir. - Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la pauvre Esther. - Mais, imbécile, dit le féroce calculateur, sois ostensiblement la maÃtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l'ami de Nucingen, je ne te défends pas d'avoir une passion pour lui! Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira. Quelques clartés - Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette créature dans un coin du boudoir où personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi. Europe releva la tête, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flétri que le témoin de cette scène, Asie, qui veillait à la porte, se demanda si l'intérêt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivée à lui. - Ce n'est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi... Paccard te remettra une facture d'argenterie qui monte à trente mille francs, et sur laquelle il y a des acomptes reçus; mais notre orfèvre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l'Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-Piété pour dix mille francs. Tu comprends Esther s'est fait faire de l'argenterie, elle ne l'a pas payée, et l'a mise en plan, elle sera menacée d'une petite plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs à l'orfèvre et dix mille francs au Mont-de-Piété pour avoir l'argenterie. Total quarante-trois mille francs avec les frais. Cette argenterie est pleine d'alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechiperons là quelques billets de mille francs. Vous devez... quoi, pour deux ans à la couturière? - On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe. - Eh! bien, si madame Auguste veut être payée et conserver la pratique, elle devra faire un mémoire de trente mille francs depuis quatre ans. Même accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prêtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-Piété. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitié pierres fausses; aussi, le baron ne les regardera-t-il pas. Enfin, tu feras encore cracher cent cinquante raille francs à notre ponte d'ici à huit jours. - Madame devra m'aider un petit peu, répondit Europe, parlez-lui, car elle reste là comme une hébétée, et m'oblige à déployer plus d'esprit que trois auteurs pour une pièce. - Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m'en préviendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un équipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-même. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur où est Paccard que vous choisirez. Nous aurons là d'admirables chevaux, très chers, qui boiteront un mois après, et nous les changerons. - On pourrait tirer six mille francs au moyen d'un mémoire de parfumeur, dit Europe. - Oh! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n'a passé que le bras dans la machine, il nous faut la tête. J'ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs. - Vous pourrez les avoir, répondit Europe. Madame s'adoucirait pour ce gros imbécile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer. - Ecoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour où je toucherai tes derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs. - A quoi cela peut-il me servir? dit Europe en laissant aller ses bras en personne à qui l'existence semble impossible. - Tu pourras retourner à Valenciennes, acheter un bel établissement, et devenir honnête femme, si tu veux; tous les goûts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois; il n'a rien sur l'épaule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, répliqua Carlos. - Retourner à Valenciennes!... Y pensez-vous, monsieur? s'écria Europe effrayée. Née à Valenciennes et fille de tisserands très pauvres, Europe fut envoyée à sept ans dans une filature où l'industrie moderne avait abusé de ses forces physiques, de même que le Vice l'avait dépravée avant le temps. Corrompue à douze ans, mère à treize, elle se vit attachée à des êtres profondément dégradés. A propos d'un assassinat, elle avait comparu, comme témoin d'ailleurs, devant la Cour d'Assises. Vaincue à seize ans par un reste de probité, par la terreur que cause la justice, elle fit condamner l'accusé, par son témoignage, à vingt ans de travaux forcés. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l'organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience à cette enfant - Dans dix ans, comme à présent, Prudence Europe s'appelait Prudence Servien, je reviendrai pour te terrer, dussé-je être fauché. Le président de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l'appui, l'intérêt de la justice; mais la pauvre enfant fut frappée d'une si profonde terreur qu'elle tomba malade et resta près d'un an à l'hôpital. La justice est un être de raison représenté par une collection d'individus sans cesse renouvelés, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prévenir en fait de crimes, ils sont inventés pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police préventive serait un bienfait pour un pays; mais le mot police effraie aujourd'hui le législateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots Gouverner, - administrer, - faire les lois. Le législateur tend à tout absorber dans l'Etat, comme s'il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser à sa victime, et se venger alors que la justice ne songerait plus à l'un ni à l'autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint à dix-sept ans à Paris pour s'y cacher. Elle y fit quatre métiers, dont le meilleur fut celui de comparse à un petit théâtre. Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le Séide de Jacques Collin parla de Prudence à son maÃtre; et quand le maÃtre eut besoin d'une esclave, il dit à Prudence "Si tu veux me servir comme on doit servir le diable, je te débarrasserai de Durut." Durut était le forçat, l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Prudence Servien. Sans ces détails, beaucoup de critiques auraient trouvé l'attachement d'Europe un peu fantastique. Enfin personne n'aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire. - Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes... Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l'article suivant TOULON. - Hier a eu lieu l'exécution de Jean-François Durut... Dès le matin, lagarnison, etc. Prudence lâcha le journal; ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps; elle retrouvait la vie, car elle n'avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut. - Tu le vois, j'ai tenu ma parole. il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l'attirant dans un piège... Eh! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d'un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite. Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l'exécution des forçats depuis vingt ans le spectacle imposant, l'aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l'artillerie braquée, les forçats agenouillés; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes. - Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos. Asie s'avança, ne comprenant rien à la pantomime d'Europe. Pour la faire revenir cuisinière ici, vous commencerez par servir au baron un dÃner comme il n'en aura jamais mangé, reprit-il; puis vous lui direz qu'Asie a perdu son argent au jeu et s'est remise en maison. Nous n'aurons pas besoin de chasseur Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siège où ils ne sont guère accessibles, l'espionnage l'atteindra moins là . Madame lui fera porter une perruque poudrée, un tricorne en gros feutre galonné; ça le changera, je le grimerai d'ailleurs. - Nous allons avoir des domestiques avec nous? dit Asie en louchant. - Nous aurons d'honnêtes gens, répondit Carlos. - Tous têtes faibles! répliqua la mulâtresse. - Si le baron loue un hôtel, Paccard a un ami capable d'être concierge, repris Carlos. Il ne nous faudra plus qu'un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux étrangers... Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra. - Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur. Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d'Europe, et y resta jusqu'à ce que Paccard fût venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut mené d'un train à déconcerter toute espèce de poursuite. Arrivé au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre à quelques pas d'une place de fiacre où il se rendit à pied, et rentra quai Malaquais, en échappant ainsi aux curieux. - Tiens, enfant, dit-il à Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j'espère, un acompte sur le prix de la terre de Rubempré. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre à cette nouveauté-là , dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l'affaire on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idée renouvelée de Nucingen. En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-même à un avoué nommé Desroches, un drôle fûté que tu iras voir à son Etude; tu lui diras d'aller à Rubempré, d'étudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d'honoraires s'il peut, en t'achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du château, te constituer trente mille livres de rente. - Comme tu vas!... Tu vas! tu vas!... - Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t'en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d'intérêts; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnête homme que madré... Cela fait, cours à Angoulême, obtiens de ta soeur et de ton beau-frère qu'ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t'avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n'est pas déshonorant. - Nous sommes sauvés! s'écria Lucien ébloui. - Toi, oui! reprit Carlos; mais encore ne le seras-tu qu'en sortant de Saint-Thomas-d'Aquin avec Clotilde pour femme... - Que crains-tu? dit Lucien en apparence plein d'intérêt pour son conseiller. - Il y a des curieux à ma piste... Il faut que j'aie l'air d'un vrai prêtre, et c'est bien ennuyeux! Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras. En ce moment le baron de Nucingen, qui s'en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel. Profits et pertes - Chai pien beur, dit-il en rentrant, t'affoir vaid eine vichu gambagne... Pah! nus raddraberons ça... - Le malheir esd que mennesier le paron s'esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s'occupant que du décorum. - Ui, ma maÃdresse an didre toid êdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir. Sûr d'avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu'il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains. - Técitément, mennesier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d'Allemand, moitié fin, moitié niais. Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d'occasions que les autres de perdre de l'argent, ils ont aussi plus d'occasions d'en gagner, alors même qu'ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n'est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s'acquièrent point, ne se constituent point, ne s'agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu'il y ait d'immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l'Etat demande, il le rend; mais ce qu'une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d'opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les Etats européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s'emparant des matières première, tendre au fondateur d'une affaire une corde pour le soutenir hors de l'eau jusqu'à ce qu'on ait repêché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d'écus gagnées constituent la haute politique de l'argent. Certes, il s'y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n'ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés le terme consacré dans l'argot de la Bourse sont coupables d'avoir voulu trop gagner, prend-on généralement très peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu'un spéculateur se brûle la cervelle, qu'un agent de change prenne la fuite, qu'un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme; qu'un banquier liquide; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientôt couvertes par l'agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Coeur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des privilèges dus à l'ignorance où l'on était des provenances de toutes les denrées précieuses; mais, aujourd'hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est ou l'effet d'un hasard et d'une découverte, ou le résultat d'un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matières premières. Partout où la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin; aussi l'industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l'Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le règne de l'argent, le succès devient alors la raison suprême d'une époque athée. Aussi la corruption des sphères élevées, malgré des résultats éblouissants d'or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphères inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette Scène. Le Gouvernement, que toute pensée neuve effraie, a banni du théâtre les éléments du comique actuel. La Bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartuffe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd'hui, car Turcaret est devenu le souverain. Dès lors, la comédie se raconte et le Livre devient l'arme moins rapide, mais plus sûre, des poètes. Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espèce de Salle-des-Pas-Perdus financière, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d'un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frère de Martin Falleix, et le successeur de jules Desmarets. Jacques Falleix était l'Agent de change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s'il se fût agi de tuer un mouton pour la Pâque. - Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron. Jacques Falleix avait rendu d'énormes services à l'agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manoeuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n'est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les Loups de l'Ukraine? - Pauvre homme! répondit l'Argent de change, il se doutait si peu de ce dénouement-là qu'il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maÃtresse; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble!... Voilà une femme obligée de quitter tout cela... Tout y est dû. - Pon! pon! se dit Nugicien, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid... - Il n'a rienne bayé? demanda-t-il à l'Agent de change. - Eh! répondit l'agent, quel est le fournisseur malappris qui n'eut pas fait crédit à Jacques Falleix? Il paraÃt qu'il y a une cave exquise. Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l'acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu'est-ce que les créanciers en auront? - Fennez temain, dit Nucingen, c'haurai édé foir dout cela, et zi l'on ne téclare boint te falite, qu'on arrancbe les avvaires à l'amiaple, cbe vous charcherai t'ovvrir eine brix résonnaple te ce mopilier, en brenant le pail... - Ca pourra se faire très bien, dit l'Agent de change. l'un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilège , mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix. Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut être immédiatement propriétaire, afin d'en exercer le privilège à raison des loyers. Le caissier honnête homme! vint savoir si son maÃtre perdait quelque chose à la faillite de Falleix. - Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans. - Hai! gommand? - Hé! ch'aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maÃdresse tebuis un an. Ch'aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maÃdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chêné... Che le saffais, mais je n'affais blis la déde à moi. Tans beu ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... Valeix m'y ha menné c'esde eine merfeille, et à teux bas d'ici... Ça gomme ein cant. La faillite de Falleix forçait le baron d'aller à la Bourse; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout; il souffrait déjà d'être resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses côtés. Le gain qu'il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légère à porter. Enchanté d'annoncer à -on anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle serait dans eine bedid balai, où des souvenirs ne s'opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rêve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-Frères, au milieu de son rêve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée. - U fas-ti? dit-il. - Hé! monsieur, j'allais chez vous... Vous aviez bien raison hier! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance?... Quand les créanciers de madame ont su qu'elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie... Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d'affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi... Mais ceci n'est rien... Madame, qui est tout coeur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d'homme, vous savez! - Quel monsdre? - Eh! bien, celui qu'elle aimait, ce d'Estourny, oh! il était charmant. Il jouait, voilà tout. - afec tes gardes pissaudées... - Eh! bien! Et vous?... dit Europe, que faites-vous à la Bourse? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empêcher Georges, soi-disant, de se brûler la cervelle, elle a mis au Mont-de-Piété toute son argenterie, ses bijoux qui n'étaient pas payés. En apprenant qu'elle avait donné quelque chose à un créancier, tous sont venus lui faire une scène... On la menace de la Correctionnelle... Votre ange sur ce banc-là !... n'est-ce pas à faire dresser une perruque de dessus la tête?... Elle fond en larmes, elle parle d'aller se jeter à la rivière... Oh! elle ira. - Si che fais fous foir, attieu la Pirse! s'écria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n'y ale bas, gar ch'y cagnerai queque chausse bir elle... Fa la galmer che bayerai ses teddes, ch'irai la foir à quadre heires. Mais, Ichénie, tis-lui qu'elle m'aime ein heu... - Comment, un peu, mais beaucoup!... Tenez, monsieur, il n'y a que la générosité pour gagner le coeur des femmes... Certainement, vous auriez économisé peut-être une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh! bien, vous n'auriez jamais eu son coeur... Comme elle me le disait "Eugénie, il a été bien grand, bien large... C'est une belle âme!" - Elle a tidde ça, Ichénie? s'écria le baron. - Oui, monsieur, à moi-même. - Diens, foissi tix luis... - Merci... Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleuré pendant un mois... Celle que vous aimez est au désespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore! Oh! les hommes! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux... allez! - Elles sont tuttes gomme ça!... S'encacher!... Eh! l'on ne s'encache chamais... Qu'èle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire... Che... - Que feriez-vous? dit Europe en se posant. - Mon Tié! che né augun bouffoir sur èle... che fais me mêdre à la déde de ses bedides affres... Fa, fa la gonzoler, et lû tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai. - Vous avez fait, monsieur le baron, des placements à gros intérêts dans le coeur d'une femme! Tenez... Je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j'ai souvent vu ce phénomène... c'est le bonheur... le bonheur a un certain reflet... Si vous avez quelques débours, ne les regrettez pas... vous verrez ce que ça rapporte. D'abord, je l'ai dit à madame elle serait la dernière des dernières, une traÃnée, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d'un enfer... Une fois qu'elle n'aura plus de soucis, vous la connaÃtrez. Entre nous, je puis vous l'avouer, la nuit où elle pleurait tant... Que voulez-vous?... on tient à l'estime d'un homme qui va nous entretenir... elle n'osait pas vous dire tout cela... elle voulait se sauver. - Se soffer! s'écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n'andre boint... Mais que che la foye à la venêdre... sa fue me donnera tu cuer... Esther sourit à monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s'en alla pesamment en se disant "Cède ein anche!" Voici comment s'y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. Explications nécessaires Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s'habiller comme quand elle attendait Lucien, elle était délicieuse; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant à la fenêtre "Voilà monsieur!" La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. - Oh! quel mal tu me fais! dit-elle. - Il n'y avait que ce moyen-là de vous donner l'air de faire attention à un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, répondit Europe, car enfin elles vont être toutes payées. - Quelles dettes? s'écria cette créature qui ne pensait qu'à retenir son amour à qui des mains terribles donnaient la volée. - Celles que monsieur Carlos a faites à madame. - Comment! voici près de quatre cent cinquante mille francs! s'écria Esther. - Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs; mais il a très bien pris tout cela le baron... il va vous tirer d'ici, vous mettre tans ein bedid balai... Ma foi! vous n'êtes pas malheureuse!... A votre place, puisque vous tenez cet homme-là par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j'aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite! j'ai été fraÃche et belle et me voilà . J'ai vingt-trois ans, presque l'âge de madame, et je parais dix ans de plus... Une maladie suffit... Eh! bien quand on a une maison à Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue... Esther n'écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. La volonté d'un homme doué du génie de la corruption avait donc replongé dans la boue Esther avec la même force dont il avait usé pour l'en retirer. Ceux qui connaissent l'amour dans son infini savent qu'on n'en éprouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scène dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complètement oublié son ancienne vie. Elle avait jusqu'alors vécu très vertueusement, cloÃtrée dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d'obstacle, le savant corrupteur avait-il le talent de tout préparer de manière que la pauvre fille, poussée par son dévouement, n'eût plus qu'à donner son consentement à des friponneries consommées ou sur le point de se consommer. En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice "Fais un signe de tête, tout saute!" Autrefois Esther, imbue de la morale particulière aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu'elle n'estimait une de ses rivales que par ce qu'elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d'Esther, ne s'était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagèmes mille fois employés, non seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l'esprit d'Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maÃtresse en titre du baron de Nucingen tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prit l'argent des arrhes, que Lucien élevât l'édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d'Esther, qu'une seule nuit de plaisir coûtât plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu'Europe en extirpât quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n'occupait cette fille amoureuse; mais voici le cancer qui lui rongeait le coeur. Elle s'était vue pendant cinq ans blanche comme un ange! Elle aimait, elle était heureuse, elle n'avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait être sali. Son esprit n'opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n'était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d'une puissance infinie de blanche, elle devenait noire; de pure impure; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi lorsque le baron l'avait menacée de son amour, l'idée de se jeter par la fenêtre lui était-elle venue à l'esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquètent avec d'autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs; mais Esther avait accompli, sans qu'il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés, ont soif des noblesses, des dévouements du véritable amour, et qui en pratiquent alors l'exclusivité ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique?. Les nations disparues, la Grèce, Rome et l'Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d'elle-même. On peut donc concevoir qu'en sortant du palais fantastique où cette fête, ce poème s'était accompli pour entrer dans le bedid balai d'un froid vieillard, Esther fut saisie d'une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l'infamie jusqu'à mi-corps avant d'avoir pu réfléchir; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au coeur. A ces mots "finir dans la rue" elle se leva brusquement et dit "Finir dans la rue?... non, plutôt finir dans la Seine..." - Dans la Seine?... Et monsieur Lucien?... dit Europe. Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, où elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crâne absorbant les pleurs. A quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d'où ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n'y ont pas navigué de conserve. - Terittès fôdre vrond... ma pelle, lui dit le baron en s'asseyant auprès d'elle. Fus n'aurez blis te teddes... che m'entendrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cède abbardement bir endrer tans ein bedid balai... Oh! la cholie mainne. Tonnez que che la pèse. Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte. - Ah! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer... et cède le cuer que ch'aime... Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables. - Pauvre homme! dit-elle, il aime. En entendant ce mot, sur lequel il se méprit, le baron pâlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l'air du ciel. A son âge, les millionnaires paient une semblable sensation d'autant d'or qu'une femme leur en demande. - Che fus âme audant que ch'aime ma file... dit-il, et che sens lâ; reprit-il en mettant la main sur son coeur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise. - Si vous vouliez n'être que mon père, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vénale, ni intéressée, comme j'en ai l'air en ce moment... - Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phâmes, foilà tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, à nus, ed te cagner te Parchant pir fus... Soyez hireise che feux pien êdre fodre bère bendant queques churs, gar ehe gombrends qu'il vaudfus aggoutimer à ma bofre gargasse. - Vrai!... s'écria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucirigen, lui passant la main autour du cou et se tenant à lui. - Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure. Elle l'embrassa sur le front, elle crut à une transaction impossible rester pure, et voir Lucien... Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. Ces quarante jours étaient nécessaires à l'acquisition et à l'arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait "Che sui ein chopard!" En effet, s'il devenait enfant en présence d'Esther, loin d'elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d'Angélique quand il n'a pas un liard. - Eine temi-million, et n'affoir bas eingore si ceu qu'ède sa chambe, c'ède être bar drob pède; mès bersonne hireisement n'an saura rien, disait-il vingt jours après. Et il prenait de belles résolutions d'en finir avec une femme qu'il avait achetée si cher; puis, quand il se trouvait en présence d'Esther, il passait à réparer la brutalité de son début tout le temps qu'il avait à lui donner. - Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois êdre le Bère Edernel. Deux amours extrêmes aux prises Vers la fin du mois de décembre 1829, à la veille d'installer Esther dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d'y amener Florine afin de voir si tout était en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedid balai avaient été réalisés par les artistes chargés de rendre cette volière digne de l'oiseau, Toutes les inventions trouvées par le luxe avant la révolution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goût. Grindot l'architecte y avait vu le chef-d'oeuvre de son talent de décorateur. L'escalier refait en marbre, les stucs, les étoffes, les dorures sobrement appliquées, les moindres détails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siècle de Louis XV a laissé dans ce genre à Paris. - Voilà mon rêve ça et la vertu! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dépenses? demanda-t-elle à Nucingen. Est-ce une vierge qui s'est laissée tomber du ciel? - C'ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron. - Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l'actrice. Et quand la verra-t-on? - Oh! le jour où l'on pendra la crémaillère, s'écria du Tillet. - Bas affant... dit le baron. - Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner reprit Florine. Oh! les femmes donneront-elles du mal à leurs couturières et à leurs coiffeurs pour cette soirée-là !... Et quand?... - Che ne suis bas le maidre. - En voilà une de femme!... s'écria Florine. Oh! comme je voudrais la voir!... - Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron. - Comment! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf? - Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. - Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant. Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait à Paris de la passion de Nucingen et du luxe effréné de sa maison. Le pauvre baron, affiché, moqué, pris d'une rage facile à concevoir, mit alors dans sa tête un vouloir de financier d'accord avec la furieuse passion qu'il se sentait au coeur. Il désirait, en pendant la crémaillère, pendre aussi l'habit du père noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se résolut à traiter l'affaire de son mariage par correspondance, afin d'obtenir d'elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu'aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette année, de bonne heure, s'enferma dans son cabinet et se mit à composer la lettre suivante, écrite en bon français; car s'il le prononçait mal, il l'orthographiait très bien. "Chère Esther, fleur de mes pensées et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j'aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-même. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la sainteté de mes sentiments, qui ne ressemblent à aucun de ceux que les hommes ont éprouvés, d'abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n'avais jamais aimé. Je vous aime tant que, si vous me coûtiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste! La plupart des hommes n'auraient pas vu, comme moi, un ange en vous je n'ai jamais jeté les yeux sur votre passé. Je vous aime à la fois comme j'aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j'aimerais ma femme si ma femme avait pu m'aimer. Si le bonheur est la seule absolution d'un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rôle ridicule. J'ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu'à ma mort, vous serez aussi heureuse qu'une femme peut l'être, et vous savez bien aussi qu'après ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie à bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j'ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prélève, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrerez dans une maison qui, tôt ou tard, sera la vôtre, si elle vous plaÃt. Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m'y recevant, ou serai-je enfin heureux?... Pardonnez-moi de vous écrire si nettement; mais quand je suis près de vous, je n'ai plus de courage, et je sens trop que vous êtes ma maÃtresse. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel à mon âge d'attendre, quand chaque jour m'ôte des espérances et des plaisirs. La délicatesse de ma conduite est d'ailleurs une garantie de la sincérité de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un créancier? Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous répondez à mes doléances qu'il s'agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous écoute; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous déshonorent l'un et l'autre. Vous m'avez semblé aussi bonne, aussi candide que belle; mais vous vous plaisez à détruire mes convictions. Jugez-en! Vous me dites que vous avez une passion dans le coeur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez... Est-ce naturel? Vous avez fait d'un homme assez fort un homme d'une faiblesse inouïe... Voyez où j'en suis arrivé! je suis obligé de vous demander quel avenir vous réservez à ma passion après cinq mois? Encore faut-il que je sache quel rôle je jouerai à l'inauguration de votre hôtel. L'argent n'est rien pour moi quand il s'agit de vous; je n'aurai pas la sottise de me faire à vos yeux un mérite de ce mépris; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée, et je n'y tiens que pour vous. Eh! bien, si en vous donnant tout ce que je possède, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j'aimerais mieux être pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m'avez si fort changé, ma chère Esther, que personne ne me reconnaÃt plus j'ai payé dix mille francs un tableau de joseph Bridau, parce que vous m'avez dit qu'il était homme de talent et méconnu. Enfin je donne à tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre débiteur quand vous lui faites l'honneur d'accepter quoi que ce soit?... il ne veut qu'une espérance, et quelle espérance, grand Dieu! N'est-ce pas plutôt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra? Mais le feu de mon coeur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prêt à subir toutes les conditions que vous mettrez à mon bonheur, à mes rares plaisirs; mais, au moins, dites-moi que le jour où vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le coeur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours, Votre esclave, "FREDERIC DE NUCINGEN." - Eh! il m'ennuie, ce pot à millions! s'écria Esther redevenue courtisane. Elle prit du papier à poulet et écrivit, tant que le papier put la contenir, la célèbre phrase, devenue proverbe à la gloire de Scribe Prenez mon ours. Un quart d'heure après, saisie par le remords, Esther écrivit la lettre suivante "MONSIEUR LE BARON, "Ne faites pas la moindre attention à la lettre que vous avez reçue de moi, j'étais revenue à la folle nature de ma jeunesse; pardonnez-la donc, monsieur, à une pauvre fille qui doit être une esclave. Je n'ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour où je vous fus livrée. Vous avez payé, je me dois. Il n'y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n'ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n'est bonne que d'un côté vous me trouverez donc à vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothéquées sur ce fatal moment, et j'ai la certitude qu'une heure de moi vaut des millions, avec d'autant plus de raison que ce sera la seule, la dernière. Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnête femme a des chances de se relever d'une chute; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma résolution est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en témoignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour, Votre servante, ESTHER." Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes après, elle écrivit la troisième lettre que voici "Pardon, cher baron, c'est encore moi. Je n'ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser; je veux seulement vous faire réfléchir sur ce simple raisonnement si nous restons ensemble dans les relations de père à fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable; si vous exigez l'exécution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi. Votre fille, ESTHER." A la première lettre, le baron entra dans une de ces colères froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna. - Hein pain de biets!... cria-t-il à son nouveau valet de chambre. Pendant qu'il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint à lui, madame de Nucingen était assise au pied du lit. - Cette fille a raison! lui dit-elle, pourquoi voulez-vous acheter l'amour?... cela se vend-il au marché? Voyons votre lettre? Le baron donna les divers brouillons qu'il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisième lettre arriva. - C'est une fille étonnante! s'écria la baronne après avoir lu cette dernière lettre. - Que vaire montame? demanda le baron à sa femme. - Attendre. - Addentre! reprit-il, la nadure est imbidoyaple... - Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par être excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil. - Vus esde ein ponne phâme!... dit-il. Vaides des teddes, cheu les baye... - Ce qui vous est arrivé à la réception des lettres de cette fille touche plus une femme que des millions dépensés, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles; tâchez qu'elle l'apprenne indirectement, vous la posséderez peut-être! et... n'ayez aucun scrupule, elle n'en mourra point, dit-elle en toisant son mari. Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille. Traité de paix entre l'Asie et la maison Nucingen - Gomme montame ti Nichinguenne a te l'esbrit! se dit le baron, quand sa femme l'eut laissé seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la manière de s'en servir; et non seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait à lui-même. La stupidité de l'homme d'argent, quoique devenue quasi proverbiale, n'est cependant que relative. Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras; le fort de la halle s'exerce à porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cémente le poignet. Un banquier s'habitue à combiner les affaires, à les étudier, à faire mouvoir les intérêts, comme un vaudevilliste se dresse à combiner des situations, à étudier des sujets, à faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l'esprit de conversation qu'on ne doit exiger les images du poète dans l'entendement du mathématicien. Combien se rencontre-t-il par époque de poètes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie à la manière de madame Cornuel? Buffon était lourd, Newton n'a pas aimé, Lord Byron n'a guère aimé que lui-même, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine était distrait. Egalement distribuée, la force humaine produit les sots, ou la médiocrité partout; inégale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de génie, et qui, si elles étaient visibles, paraÃtraient des difformités. La même loi régit le corps une beauté parfaite est presque toujours accompagnée de froideur ou de sottise. Que Pascal soit à la fois un grand géomètre et un grand écrivain, que Beaumarchais soit un grand homme d'affaires, que Zamet soit un profond courtisan a; ces rares exceptions confirment le principe de la spécialité des intelligences. Dans la sphère des calculs spéculatifs, le banquier déploie donc autant d'esprit, d'adresse, de finesse, de qualités qu'un habile diplomate dans celle des intérêts nationaux. Sorti de son cabinet, s'il était encore remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multiplié par le prince de Ligne, par Mazarin ou par Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s'est appelée Périclès, Aristote, Voltaire, et Napoléon. Le rayonnement du soleil impérial ne doit pas faire tort à l'homme privé, l'Empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu'aux valeurs certaines. En fait d'art, il avait le bon sens de recourir, l'or à la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avoué, dès qu'il s'agissait de bâtir une maison, de surveiller sa santé, d'une acquisition de curiosités ou d'une terre. Mais, comme il n'existe pas d'expert-juré pour les intrigues ni de connaisseurs en passion, un banquier est très mal mené quand il aime, et très embarrassé dans le manège de la femme. Nucingen n'inventa donc rien de mieux que ce qu'il avait déjà fait donner de l'argent à un Frontin quelconque, mâle ou femelle, pour agir ou pour penser à sa place. Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. Le banquier regretta bien amèrement de s'être brouillé avec l'odieuse marchande à la toilette. Néanmoins, confiant dans le magnétisme de sa caisse et dans les calmants signés Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s'enquérir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. A Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L'impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle. Le nouveau valet de chambre revint deux heures après, - Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-Estève est ruinée. - Ah! dant mie! dit le baron joyeusement, che la diens! - La brave femme est, à ce qu'il paraÃt, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d'un petit comédien des théâtres de la banlieue, que, par décence, elle fait passer pour son filleul. Il paraÃt qu'elle est excellente cuisinière, elle cherche une place. - Zes tiaples te chénies sipaldernes ont dous tisse manières te cagner te l'archant, ed tousse manières te le tébenser, se dit le baron sans se douter qu'il se rencontrait avec Panurge. Il renvoya son domestique à la recherche de madame Saint-Estève qui ne vint que le lendemain. Questionné par Asie, le nouveau valet de chambre apprit à cet espion femelle les terribles résultats des lettres écrites par la maÃtresse de monsieur le baron. - Monsieur doit bien aimer cette femme-là , dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n'y pas retourner, il se verrait bientôt cajolé. Une femme qui coûte à monsieur le baron déjà cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu'il vient de dépenser dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges!... Mais cette femme-là veut de l'argent, et rien que de l'argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant "Si cela continue, cette fille-là me rendra veuve." - Diable! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux oeufs d'or! - Monsieur le baron n'espère plus qu'en vous, dit le valet de chambre. - Ah! c'est que je me connais à faire marcher les femmes!... - Allons, entrez, dit le valet de chambre en s'humiliant devant cette puissance occulte. - Eh! bien, dit la fausse Saint-Estève en entrant d'un air humble chez le malade, monsieur le baron éprouve donc de petites contrariétés?... Que voulez-vous! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j'ai évu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drôlement tourné pour moi! me voilà cherchant une place... Nous n'avons été raisonnables ni l'un ni l'autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualité de cuisinière chez madame Esther, il aurait en moi la plus dévouée des dévouées, et je lui serais bien utile pour surveiller Eugénie et madame. - Il ne s'achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir à êdre le maÃdre, et che suis mené gomme... - Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne... Le ciel est juste! - Chiste? reprit le baron. Che ne d'ai bas vait fenir bir endentre te la morale... - Bah! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. C'est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dévots. Voyons, avez-vous été généreux? Vous avez payé ses dettes... - Ui! dit piteusement le baron. - C'est bien. Vous avez dégagé ses effets, c'est mieux; mais convenez-en!... ce n'est pas assez ça ne lui donne encore rien à frire, et ces créatures aiment à flamber... - Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche... Elle le said... dit le baron. Mais che ne feux bas èdre ein chopart. - Eh! bien, quittez-la... - Chai beur qu'elle ne me laisse hà ler, s'écria le baron. - Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. Ecoutez. Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit! On dit que vous en possédez vingt-cinq. Le baron ne put s'empêcher de sourire. Eh! bien, il faut en lâcher un... - Che le lâgerais pien, répondit le baron, mais che ne l'aurais bas plitôt lâgé qu'on en temantera un second. - Oui, je comprends, répondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d'aller jusqu'au Z. Esther est honnête fille cependant... - Drès honède file! s'écria le banquier; ele feud pien s'eczéguder, mais gomme on s'aguide t'eine tedde. - Enfin, elle ne veut pas être votre maÃtresse, elle a de la répugnance. Et je le conçois, l'enfant a toujours obéi à ses fantaisies. Quand on n'a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d'un vieillard... Vous n'êtes pas beau, vous êtes gros comme Louis XVIII, et un peu bêta, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s'occuper des femmes. Eh! bien, si vous ne regardez pas à six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu'elle soit. - Ziz sante mile vrancs!... s'écria le baron en faisant un léger sursaut. Esder me goûde eine milion téchâ!... - Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangé plus d'un et de deux millions avec leurs maÃtresses. Je connais même des femmes qui ont coûté la vie, et pour qui l'on a craché sa tête dans un panier... Vous savez ce médecin qui a empoisonné son ami?... il voulait la fortune pour faire le bonheur d'une femme. - Ui, che le zais, mais si che suis amûreusse, che ne suis pas pêde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille... - Ecoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de Sémiramis, vous avez été assez rincé comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-Estève, dans le commerce s'entend, je prends votre parti. - Pien!... che te régombenserai. - Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. D'ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j'ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme! Quand la petite gueuse vous aura donné le bonheur, elle vous sera plus nécessaire encore qu'elle ne vous l'est en ce moment. Vous m'avez bien payée, vous vous êtes fait tirer l'oreille, mais enfin vous avez financé! Moi, j'ai rempli mes engagements, pas vrai? Eh! bien, tenez, je vais vous proposer un marché. - Foyons. - Vous me placez cuisinière chez madame, vous me prenez pour dix ans, j'ai mille francs de gages, vous payez les cinq dernière années d'avance un denier-à -Dieu, quoi!. Une fois chez madame, je saurai la déterminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette délicieuse de chez madame Auguste, qui connaÃt les goûts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel équipage soit à la porte à quatre heures. Après la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh! bien, cette femme dit ainsi qu'elle est votre maÃtresse, elle s'engage au vu et au su de tout Paris... - Cent mille francs... - Vous dÃnerez avec elle je sais faire de ces dÃners-là ; vous la menez au spectacle, aux Variétés, à l'avant-scène, et tout Paris dit alors "Voilà ce vieux filou de Nucingen avec sa maÃtresse..." - C'est flatteur de faire croire ça? - Tous ces avantages-là , je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs... En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin. - Ch'aurai bayé sant mile vrancs... - Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n'eut pas l'air d'avoir entendu cette piteuse phrase, madame se décidera, poussée par ces préliminaires, à quitter son petit appartement et à s'installer dans l'hôtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvé ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais! C'est dans l'ordre... - Encore cent mille francs! - Dam... vous êtes chez vous, Esther est compromise... elle est à vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux éléphant! Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-là ! Eh! bien, je m'en charge. - Quatre cent mille... - Ah! pour ça, mon gros, tu ne les lâches que le lendemain... Est-ce de la probité?... J'ai plus de confiance en toi que tu n'en as en moi. Si je décide madame à se montrer comme votre maÃtresse, à se compromettre, à prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-être aujourd'hui, vous me croirez bien capable de l'amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c'est difficile, allez!... Il y a là , pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le Premier Consul dans les Alpes. - Et birquoi?... - Elle a le coeur plein d'amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie, Elle se croit une reine de Saba parce qu'elle s'est lavée dans les sacrifices qu'elle a faits à son amant... une idée que ces femmes-là se fourrent dans la tête! Ah! mon petit, il faut être juste, c'est beau! Cette farceuse-là mourrait de chagrin de vous appartenir, je n'en serais pas étonnée; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du coeur, il y a chez elle un bon fond de fille. - Ti bas, dit le baron qui écoutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chénie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque. - Est-ce dit, mon bichon? reprit Asie. - Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile!... Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe. - Eh! bien, je vais aller travailler, répondit Asie... Ah! vous pouvez venir! reprit Asie avec respect. Monsieur trouvera Madame déjà douce comme un dos de chatte, et peut-être disposée à lui être agréable. - Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, après avoir souri à cette affreuse mulâtresse, il se dit Gomme on a réson t'afoir paugoup t'archant! Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le coeur gai. Une abdication Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l'infidélité. Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les précautions usitées en pareil cas, apprendre à Carlos la conférence qu'elle venait d'avoir avec le baron, et tout le parti qu'elle en avait tiré. La colère de cet homme fut comme lui, terrible; il vint aussitôt en voiture, les stores baissés, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se présenta devant la pauvre fille; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassées. - Qu'avez-vous, monsieur? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres. - Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre. Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardé sa mère, de qui quelque assassin le séparerait pour pouvoir le tuer. - Savez-vous où vous enverrez Lucien? reprit Carlos quand il se trouva seul avec Esther. - Où?... dernanda-t-elle d'une voix faible en se hasardant à regarder son bourreau. - Là d'où je viens, mon bijou. Esther vit tout rouge en regardant l'homme. - Aux galères, ajouta-t-il à voix basse. Esther ferma les yeux, ses jambes s'allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L'homme sonna, Prudence vint. - Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n'ai pas fini. Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligée de venir prier monsieur de porter Esther sur le lit; il la prit avec une facilité qui dénotait une force athlétique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure après, la pauvre fille était en état d'écouter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et éblouissant comme deux jets de plomb fondu. - Mon petit coeur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorée, heureuse, digne, et le trou plein d'eau, de vase et de cailloux où il allait se jeter quand je l'ai rencontré. La maison de Grandlieu demande à ce cher enfant une terre d'un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde, à l'aide de laquelle il montera au pouvoir. Grâce à nous deux, Lucien vient d'acquérir le manoir maternel, le vieux château de Rubempré qui n'a pas coûté grand'chose, trente mille francs; mais son avoué, par d'heureuses négociations, a fini par y joindre pour un million de propriétés, sur lesquelles on a payé trois cent mille francs. Le château, les frais, les primes à ceux qu'on a mis en avant pour déguiser l'opération aux gens du pays, ont absorbé le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d'ici à quelques mois, vaudront deux à trois cent mille francs; mais il restera toujours quatre cent mille francs à payer... Dans trois jours, Lucien revient d'Angoulême où il est allé, car il ne doit pas être soupçonné d'avoir trouvé sa fortune en cardant vos matelas... - Oh! non, dit-elle en levant les yeux par un mouvement sublime. - Je vous le demande, est-ce le moment d'effrayer le baron? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier! il s'est évanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. Si le baron était mort, que devenions-nous? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine... eh! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C'est une manière d'en finir. Mais réfléchissez donc un peu! Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant à toute heure "Cette brillante fortune, cette heureuse famille... car il aura des enfants" - des enfants!... avez-vous pensé jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants? Esther ferma les yeux et frissonna doucement. - Eh! bien, en voyant l'édifice de ce bonheur on se dit "Voilà mon oeuvre!" Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent. - Voilà ce que j'ai tenté de faire d'un désespoir qui se jetait à l'eau, reprit Carlos. Suis-je un égoïste, moi? Voilà comme l'on aime! On ne se dévoue ainsi que pour les rois; mais je l'ai sacré roi, mon Lucien! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaÃne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant "Il est au bal, il est à la cour." Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins! Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle! Mais l'amour, chez une courtisane, devrait être, comme chez toutes les créatures dégradées, un moyen de devenir mère, en dépit de la nature qui vous frappe d'infécondité! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l'abbé Carlos Herrera, le condamné que j'étais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien? Esther attendit la réponse dans une sorte d'anxiété. - Eh! bien, reprit-il après une légère pause, je mourrais comme les nègres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandé?... de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million... Lucien ne vous oubliera jamais! Les hommes n'oublient pas l'être qui se rappelle à leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se réveillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous... il a commencé par aimer Coralie, elle meurt, bon; mais il n'avait pas de quoi la faire enterrer, il n'a pas fait comme vous tout à l'heure, il ne s'est pas évanoui, quoique poète; il a écrit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J'ai ces chansons-là , je les sais par coeur. Eh! bien, composez vos chansons soyez gaie, soyez folle! soyez irrésistible... et insatiable! Vous m'avez entendu? ne m'obligez plus à parler... Baisez papa. Adieu... Quand, une demi-heure après, Europe entra chez sa maÃtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à Moïse devant le buisson d'Oreb, pour en peindre la profonde et entière adoration devant Jehova. Après avoir dit ses dernières prières, Esther renonçait à sa belle vie, à l'honneur qu'elle s'était fait, à sa gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva. - Oh! madame, vous ne serez plus jamais ainsi! s'écria Prudence Servien stupéfaite de la sublime beauté de sa maÃtresse. Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. Les yeux retenaient encore un peu de l'âme qui s'envolait au ciel. Le teint de la Juive étincelait. Trempés de larmes absorbées par le feu de la prière, ses cils ressemblaient à un feuillage après une pluie d'été, le soleil de l'amour pur les brillantait pour la dernière fois. Les lèvres gardaient comme une expression des dernières invocations aux anges, à qui sans doute elle avait emprunté la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majesté qui dut briller chez Marie Stuart au moment où elle dit adieu à sa couronne, à la terre et à l'amour. - J'aurais voulu que Lucien me vÃt ainsi, dit-elle en laissant échapper un soupir étouffé. Maintenant, reprit-elle d'une voix vibrante, blaguons. En entendant ce mot, Europe resta tout hébétée, comme elle eût pu l'être en entendant blasphémer un ange. - Eh! bien, qu'as-tu donc à regarder si j'ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents? Je ne suis plus maintenant qu'une infâme et immonde créature, une voleuse, une fille, et j'attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute après la Bourse, je vais lui dire que je l'attends, et j'entends qu'Asie lui apprête un dÃner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme... Allons, va, va, ma fille... Nous allons rire, c'est-à -dire nous allons travailler. Elle se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante "Mon ami, si la cuisinière que vous m'avez envoyée n'avait jamais été à mon service, j'aurais pu croire que votre intention était de me faire savoir combien de fois vous vous êtes évanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. Que voulez-vous? j'étais très nerveuse ce jour-là , je repassais les souvenirs de ma déplorable existence. Mais je connais la sincérité d'Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu'il a servi à me prouver combien je vous suis chère. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres créatures méprisées une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l'objet de dépenses folles. Pour moi, j'ai toujours eu peur d'être comme le portemanteau où vous accrochiez vos vanités. Ça m'ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. Oui, malgré vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetée. Eh! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais à condition de toujours m'obéir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du médecin, vous me le prouverez en venant me voir après la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parée de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine à plaisir, ESTHER." A la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s'y trouvaient, ne purent s'empêcher de lui demander raison de son hilarité. - Che suis amé... Nous bentons piendôd la gremaillère, dit-il à du Tillet. - A combien cela vous revient-il? lui repartit brusquement François Keller à qui madame Colleville avait coûté, disait-on, vingt-cinq mille francs par an. - Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m'a temanté feux liarts. - Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. C'est pour ne jamais rien avoir à demander qu'elles se donnent des tantes ou des mères. Esther reparaÃt à fleur de Paris De la Bourse à la rue Taitbout, le baron dit sept fois à son domestique "Fus n'alez bas, voueddés tonc le gefal!..." Il grimpa lestement, et trouva pour la première fois sa maÃtresse belle comme le sont ces filles dont l'unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beauté. Sortie du bain, la fleur était fraÃche, parfumée à inspirer des désirs à Robert d'Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s'ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d'Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Les manches de la robe étaient pincées par des lisérés pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substitués aux manches à gigot devenues par trop monstrueuses. Esther avait fixé par une épingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit à la folle, près de tomber et qui ne tombait pas, mais lui donnait l'air d'être en désordre et mal peignée, quoique l'on vÃt parfaitement les raies blanches de sa petite tête entre les sillons des cheveux. - N'est-ce pas une horreur de voir madame si belle dans un salon passé comme celui-là ? dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon. - Hé bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrêt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-Elusées, et matame Saint-Estèfe afec Ichénie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner à la rie Sainte-Chorche. - Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d'appeler ma cuisinière Asie, et Eugénie, Europe. J'ai surnommé ainsi toutes les femmes qui m'ont servie, depuis les deux premières que j'ai eues. Je n'aime pas le changement... - Acie... Irobe... répéta le baron en se mettant à rire. Gomme fus edes trôle... fus affez tes imachinassions... Ch'aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie. - C'est notre état d'être drôles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l'Asie et habiller par l'Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde? C'est un mythe, quoi! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m'en faut que la moitié. Voilà ! - Quelle phâme que montame Saind-Esdèfe! se dit le baron en admirant le changement des façons d'Esther. - Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles. - Madame Thomas ne l'a pas envoyée... Allons, baron, vite! haut la patte! commencez votre service d'homme de peine, c'est-à -dire d'homme heureux! Le bonheur est lourd!... Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van Bogseck... Et surtout, lui dit-elle à l'oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu'il y ait à Paris. Nous sommes en hiver, tâchez d'avoir des fleurs des Tropiques. Le baron descendit et dit à ses domestiques "Ghez montame Domas." Le domestique mena son maÃtre chez une fameuse pâtissière. - C'edde ein margeante de motes, vichi pedâte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame Prévôt, où il fit composer un bouquet de cinq louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes. En se promenant dans Paris, l'observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l'illustre bouquetière et les primeurs de l'européen Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une véritable et délicieuse Revue des Deux Mondes... Il s'élève tous les jours, à Paris, cent et quelques passions à la Nucingen, qui se prouvent par des raretés que les reines n'osent pas se donner, et qu'on offre, et à genoux, à des filles qui, selon le mot d'Asie, aiment à flamber. Sans ce petit détail, une honnête bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces créatures dont la fonction sociale, dans le système fouriériste, est peut-être de réparer les malheurs de l'Avarice et de la Cupidité. Ces dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu'un coup de lancette est pour un corps pléthorique. En deux mois Nucingen venait d'arroser le commerce de plus de deux cent mille francs. Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. L'heure d'aller aux Champs-Elysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Néanmoins la voiture servit à Esther pour se rendre de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n'avait encore été l'objet d'un pareil culte ni de profusions pareilles, elle en fut surprise; mais elle se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre étonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprécier l'étendue et la hauteur de la reine des cathédrales, on vous montre le petit doigt d'une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiqué les descriptions, néanmoins si nécessaires à l'histoire de nos moeurs, qu'il faut imiter ici le cicérone romain. Donc, en entrant dans la salle à manger, le baron ne put s'empêcher de faire manier à Esther l'étoffe des rideaux de croisée, drapée avec une abondance royale, doublée en moire blanche et garnie d'une passementerie digne du corsage d'une princesse portugaise. Cette étoffe était une soierie achetée à Canton où la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une perfection dont le modèle n'existe que sur les vélins du Moyen-Age, ou dans le missel de Charles-Quint, l'orgueil de la bibliothèque impériale de Vienne. - Elle a goûdé teux mile vrancs l'aune à eine milort qui l'a rabbordée tes Intes... - Très bien. Charmant! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne! dit Esther. La mousse n'y salira pas sur du carreau! - Oh! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis!... - Gomme on affait tessiné la dabis bir la tuc Dorionia, mon bâmi, qui le droufe drop cher, che l'ai bris pir vus, qui êdes eine reine! dit Nucingen. Par un effet du hasard, ce tapis, dû à l'un de nos plus ingénieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs peints par Schinner et Léon de Lora représentaient de voluptueuses scènes, mises en relief par des ébènes sculptés, acquis à prix d'or chez du Sommerard, et formant des panneaux où de simples filets d'or attiraient sobrement la lumière. Maintenant vous pouvez juger du reste. - Vous avez bien fait de m'amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m'habituer à ma maison, et ne pas avoir l'air d'une parvenue... - Ma mèson! répétait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc?... - Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant. - Hânimâle édait azez... - Bête est pour la caresse, reprit-elle en le regardant. Le pauvre Loup-cervier prit la main d'Esther et la mit sur son coeur il était assez animal pour sentir, mais trop bête pour trouver un mot. - Foyez gomme il pat... bir un bedid mote te dentresse!...reprit-il. Et il emmena sa déesse téesse dans la chambre à coucher. - Oh! madame, dit Eugénie, je ne peux pas rester là , moi! L'on a trop envie de se mettre au lit. - Eh! bien, dit Esther, je veux te payer tout ça d'un seul coup... Tiens, mon gros éléphant, après le dÃner nous irons au spectacle. J'ai une fringale de spectacle. Il y avait précisément cinq ans qu'Esther n'était allée à un théâtre. Tout Paris se portait alors à la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces pièces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de réalité terrible, Richard d'Arlington. Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à ressentir les tressaillements de la frayeur qu'à se laisser aller aux larmes de la tendresse. - Nous irons voir Frédérick-LemaÃtre, dit-elle, j'adore cet acteur-là ! - C'edde ein trame sôfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s'afficher. Le baron envoya son domestique chercher une des deux loges d'Avant-scène aux premières. Autre originalité parisienne! Quand le Succès, aux pieds d'argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d'Avant-scène à louer dix minutes avant le lever du rideau; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s'est pas présenté, pour la prendre, une passion à la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l'impôt prélevé sur les fantaisies de l'Olympe parisien. Il est inutile de parler du service. Nucingen avait entassé trois services le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. Le banquier, pour ne pas paraÃtre écraser la table de valeurs d'or et d'argent, avait joint à tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu'un service d'argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d'Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de perfection avec leurs fleurs damassées. Au dÃner, ce fut au tour du baron d'être surpris en goûtant la cuisine d'Asie. - Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie c'ed eine guizine aciadique. - Ah! je commence à croire qu'il m'aime, dit Esther à Europe, il a dit quelque chose qui ressemble à un mot. - Il y en a blisieurs, dit-il. - Eh! bien, il est encore plus Turcaret qu'on le dit, s'écria la rieuse courtisane à cette réponse digne des naïvetés célèbres échappées au banquier. La cuisine était épicée de manière à donner une indigestion au baron, pour qu'il s'en allât chez lui de bonne heure; aussi fut-ce tout ce qu'il rapporta de sa première entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d'eau sucrée, en laissant Esther seule pendant les entractes. Par une rencontre si prévisible qu'on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-là . Richard d'Arlington fut un de ces succès fous, et mérités d'ailleurs, comme il ne s'en voit qu'à Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu'on pût jeter sa femme légitime par la fenêtre, et toutes les femmes aimaient à se voir injustement opprimées. Les femmes se disaient "C'est trop fort, nous ne sommes que poussées... mais ça nous arrive souvent!..." Or une créature de la beauté d'Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunément à l'Avant-scène de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dès le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de révolution causée par la constatation de l'identité de la belle inconnue avec la Torpille. - Ah! çà , d'où sort-elle? dit Mariette à madame du Val-Noble, je la croyais noyée... - Est-ce elle? elle me paraÃt trente-sept fois plus jeune et plus belle qu'il y a six ans. - Elle s'est peut-être conservée comme madame d'Espard et madame Zayonscheck, dans la glace, dit le comte de Brambourg, qui avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. - N'est-ce pas le rat que vous vouliez m'envoyer pour empaumer mon oncle? dit-il à Tullia. - Précisément, répondit Tullia à la danseuse. Du Bruel, allez donc à l'orchestre, voir si c'est bien elle. - Fait-elle sa tête! s'écria madame du Val-Noble en se servant d'une admirable expression du vocabulaire des filles. - Oh! s'écria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucirigen. J'y vais. - Est-ce que ce serait cette prétendue Jeanne d'Arc qui a conquis Nucingen, et avec lequel on nous embête depuis trois mois?... dit Mariette. - Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge de Nucingen. Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther?... Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d'un mauvais pas, à Issoudun... Philippe Bridau... - Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle. - Montemiselle, répondit le baron, ne s'abbelle blis Esder, digourt; elle ha nom matame te Jamby Champy, eine bedid pien que che lui ai agedé... - Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tête... Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaÃtre Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit ce parvenu que le duc de Maufrigneuse avait mis en faveur auprès du Dauphin. - Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposée à leur être très agréable, répondit sèchement madame de Champy. - Bonnes! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d'Arc. - Eh! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sèle, gar chai drob mancbé. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens... Tiaple t'Acie!... - Pour la première fois, vous me laisseriez seule! dit Esther. Allons donc! il faut savoir mourir sur votre bord. J'ai besoin de mon homme pour sortir, Si j'étais insultée, je crierais donc pour rien?... L'égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l'amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder son homme. Si elle recevait ses anciennes connaissances, elle ne devait pas être questionnée aussi sérieusement en compagnie qu'elle l'aurait été seule. Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses auxquelles il apprit l'état des choses. - Ah! c'est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges! dit avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait à pied. - Probablement, répondit le colonel. Du Tillet m'a dit que le baron y avait dépensé trois fois autant que votre pauvre Falleix. - Allons donc la voir? dit Tullia. - Ma foi! non, répliqua Mariette, elle est trop belle, j'irai la voir chez elle. - Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia. Le hardi Premier Sujet vint donc pendant l'entracte, et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les généralités. - Et d'où reviens-tu, ma chère enfant? demanda la danseuse qui n'en pouvait mais de curiosité. - Oh! je suis restée pendant cinq ans dans un château des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab; je l'appelais un nabot, car il n'était pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilà revenue à Paris, ai-je des envies de m'amuser qui vont me rendre un vrai Carnaval. J'aurai maison ouverte. Ah! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence à me rattraper. Cinq ans d'Anglais, c'est trop; d'après les affiches, on doit n'y être que six semaines. - Est-ce le baron qui t'a donné cette dentelle? - Non, c'est un reste de nabab... Ai-je du malheur, ma chère! il était jaune comme un rire d'ami devant un succès, j'ai cru qu'il mourrait en dix mois. Bah! il était fort comme une Alpe. Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie... Je ne veux plus entendre parler de foie. J'ai eu trop de foi... aux proverbes... Ce nabab m'a volée, il est mort sans faire de testament, et la famille m'a mise à la porte comme si j'avais eu la peste. Aussi ai-je dit à ce gros-là "Paie pour deux! Vous avez bien raison de m'appeler une Jeanne d'Arc, j'ai perdu l'Angleterre! et je mourrai peut-être brûlée. - D'amour! dit Tullia. - Et vive! répondit Esther que ce mot rendit songeuse. Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait à ces fusées oubliées qui partent après un feu d'artifice. Nous vivons tous dans une sphère quelconque, et les habitants de toutes les sphères sont doués d'une dose égale de curiosité. Le lendemain, à l'Opéra, l'aventure du retour d'Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures à quatre heures, tout le Paris des Champs-Elysées avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel était l'objet de la passion du baron de Nucingen. - Savez-vous, disait Blondet à de Marsay dans le foyer de l'Opéra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour où nous l'avons reconnue ici pour être la maÃtresse du petit Rubempré? A Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de Jérusalem n'est pas si bien faite que celle du monde, où chacun s'espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien deviné quel était le danger de la position de Lucien pendant et après la rue Taitbout. Une femme à pied Il n'existe pas de situation plus horrible que celle où se trouvait madame du Val-Noble, et le mot être à pied la rend à merveille. L'insouciance et la prodigalité de ces femmes les empêchent de songer à l'avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu'on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beauté positive, presque inaltérable et facile à reconnaÃtre, les femmes qui ne peuvent être aimées enfin que par caprice, pensent seules à leur vieillesse et se font une fortune plus elles sont belles, plus imprévoyantes elles sont. - Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes...? est un mot de Florine à Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalité. Dans le cas d'un spéculateur qui se tue, d'un prodigue à bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapidité d'une opulence effrontée à une profonde misère. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande à la toilette, elles vendent à vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu'elles viennent de perdre une caisse où puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la cherté d'une liaison presque toujours ménagée, en réalité, comme Asie avait agrafé autre mot du Vocabulaire Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils parfaitement à quoi s'en tenir en retrouvant aux Champs-Elysées, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, après l'avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un équipage étourdissant de luxe et de la plus belle tenue. - Quand on tombe à Sainte-Pélagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de Portenduère. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d'affreux hôtels garnis, où elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs égarés dans un Sahara quelconque; mais elles n'en conçoivent pas la moindre velléité d'économie. Elles se hasardent aux bals masqués, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journées. Elles trouvent d'ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. Les secours à donner coûtent peu de chose à la femme heureuse, qui se dit en elle-même "Je serai comme ça dimanche." La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. Quand cette usurière se trouve créancière, elle remue et fouille tous les coeurs de vieillards en faveur de son hypothèque à brodequins et à chapeaux. Incapable de prévoir le désastre d'un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein désordre. Elle employait l'argent de Falleix à ses caprices, et s'en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. - Comment, disait-elle à Mariette, s'attendre à cela de la part d'un homme qui paraissait si bon enfant? Dans presque toutes les classes de la société, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prête quelques écus par-ci par-là sans les redemander, qui se conduit toujours d'après les règles d'une certaine délicatesse, en dehors de la moralité vulgaire, obligée, courante. Certaines gens dits vertueux et probes, semblablement à Nucingen, ont ruiné leurs bienfaiteurs, et certaines gens sortis de la Police Correctionnelle sont d'une ingénieuse probité pour une femme. La vertu complète, le rêve de Molière, Alceste, est excessivement rare; elle se rencontre néanmoins partout, même à Paris. Le bon enfant est le produit d'une certaine grâce dans le caractère qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour être prête au pied. Donc, dans l'acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maÃtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. D'Estourny, le galant escroc, était bon enfant; il trichait au jeu, mais il avait mis de côté trente mille francs pour sa maÃtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes répondaient-elles à ses accusateurs "c'est égal!... vous aurez beau dire, Georges était un bon enfant, il avait de belles manières, il méritait un meilleur sort!" Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse; elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idéal secret, leur religion à elles. Après avoir à grand-peine sauvé quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation "Elle a ruiné Falleix!" Elle atteignait l'âge de trente ans, et quoiqu'elle fût dans tout le développement de sa beauté, néanmoins elle pouvait d'autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie à dÃner, lui donnaient bien quelques secours; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n'osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d'intervalle constituaient un point d'aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme à pied s'adressât à la femme en voiture; mais la Val-Noble savait Esther trop généreuse pour ne pas songer parfois qu'elle avait, selon son mot, hérité d'elle, et venir à elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchée. Pour faire arriver ce hasard madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-Elysées tous les jours, ayant au bras Théodore Gaillard, qui a fini par l'épouser et qui, dans cette détresse, se conduisait très bien avec son ancienne maÃtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter à toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promènerait, et qu'elles se trouveraient face à face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisée par Asie, par Europe et Paccard, d'après les instructions de Carlos, de manière à faire de la maison de la rue Saint-Georges une forteresse imprenable. De son côté, Peyrade, mû par sa haine profonde, par son désir de vengeance, et surtout dans le dessein d'établir sa chère Lydie, prit pour but de promenade les Champs-Elysées, dès que Contenson lui dit que la maÃtresse de monsieur de Nucingen y était visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans notre langage; il savait si purement l'anglais, il connaissait si complètement les affaires de ce pays, où par trois fois, la police de Paris l'avait envoyé, en 1779 et 1786, qu'il soutint son rôle d'Anglais chez des ambassadeurs et à Londres, sans éveiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se déguiser avec tant d'art que Contenson, un jour ne le reconnut pas. Accompagné de Contenson déguisé en mulâtre, Peyrade examinait, de cet oeil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allée où les gens à équipage se promènent quand il fait sec et beau, le jour où Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulâtre en livrée, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu'à lui-même, sur la ligne des deux femmes, de manière à saisir à la volée quelques mots de leur conversation. - Eh! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit à lui-même de ne pas laisser sans un liard la maÃtresse de son Agent de change... - D'autant plus qu'on dit qu'il l'a ruiné, dit Théodore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter... - Il dÃne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit à l'oreille "J'en fais ce que je veux, il n'a pas encore ça!" Elle mit un de ses ongles tout ganté sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification énergique veut dire rien du tout! - Tu le tiens... - Ma chère, il n'a encore que payé mes dettes... - Est-elle petite-poche! s'écria Suzanne du Val-Noble. - Oh! reprit Esther, j'en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente avant le premier coup de minuit!... Oh! il est charmant, je n'ai pas à me plaindre... Il va bien. Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras... Le matin, il doit m'offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. Décemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rente à soi, pour les retrouver en cas de malheur. J'ai connu la misère, et je n'en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite. - Toi qui disais "La fortune, c'est moi!" comme tu as changé! s'écria Suzanne. - C'est l'air de la Suisse, on y devient économe... Tiens, vas-y ma chère! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-être un mari! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous... Dans tous les cas, tu en reviendras avec l'amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnête et délicat! Adieu. Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris. - La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j'aime encore mieux celle qui se promène, tu vas la suivre et savoir qui elle est. - Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade. Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lâché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s'était assuré que le journaliste savait l'anglais. Madame du Val-Noble alla dès lors très lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hôtel garni décent, en regardant de côté pour voir si le mulâtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d'une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnête et pleine de vertus, pieuse même, acceptait la courtisane comme une femme d'un ordre supérieur; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue; elle lui confiait ses filles; et, chose plus naturelle qu'on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mère; elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hôtesse ressemblait à ces sublimes prêtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnêteté, souvent elle l'enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. - "Vous êtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin", disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n'était d'ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraÃtre, à l'occasion, comme le jour de Richard d'Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme à pied avait besoin pour aller dÃner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir. - Eh! bien, ma chère madame Gérard, dit-elle à cette honnête mère de famille, mon sort va changer, je crois... - Allons, madame, tant mieux; mais soyez sage, pensez à l'avenir... Ne faites plus de dettes. J'ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent!... - Eh! ne vous inquiétez pas de ces chiens-là , qui tous ont gagné des sommes énormes avec moi. Tenez, voici des billets des Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. Si quelqu'un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrée, on laisserait monter tout de même. Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera; je vais vous l'envoyer. Madame du Val-Noble, qui n'avait ni tante ni mère, se trouvait forcée de recourir à sa femme de chambre aussi à pied! pour faire jouer le rôle d'une Saint-Estève auprès de l'inconnu dont la conquête allait lui permettre de remonter à son rang. Elle alla dÃner avec Théodore Gaillard, qui, pour ce jour-là , se trouvait avoir une partie, c'est-à -dire un dÃner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces débauches dont on dit aux invités "Il y aura des femmes" Peyrade en nabab Peyrade ne s'était pas décidé sans de puissantes raisons à donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiosité, comme celle de Corentin, était d'ailleurs si vivement excitée que, sans raison, il se fût encore mêlé volontiers à ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevé sa dernière évolution. Après avoir confié le timon des affaires à des ministres de son choix, le Roi préparait la conquête d'Alger, pour faire servir cette gloire de passeport à ce qu'on a nommé son coup d'Etat. Au-dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n'avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s'entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. Témoin de l'arrestation d'Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l'espion, très bien jugé cette opération. Ainsi qu'on l'a vu, le drôle n'avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. "Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier?" fut la première question que se posèrent les deux amis. Après avoir reconnu dans Asie un personnage de la pièce, Contenson avait espéré, par elle, arriver à l'auteur; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu'il la retrouva cuisinière chez Esther, la coopération de cette mulâtresse lui parut inexplicable. Pour la première fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indéchiffrable, tout en soupçonnant une ténébreuse histoire. Après trois attaques successives et hardies sur la maison rue Tait-bout, Contenson trouva le mutisme le plus obstiné. Tant qu'Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. Peut-être Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnées à toute la famille en cas d'indiscrétion. Le lendemain du jour où Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, déguisé en courtier de commerce, marchandait l'appartement, et il écoutait les doléances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu'il disait par des - Est-ce possible?... - Oui, monsieur, cette petite dame a demeuré cinq ans ici sans en être jamais sortie, à preuve que son amant, jaloux quoiqu'elle fût sans reproche, prenait les plus grandes précautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C'était d'ailleurs un très beau jeune homme. Lucien se trouvait encore à Marsac, chez sa soeur, madame Séchard; mais, dès qu'il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander à monsieur de Rubempré s'il consentait à vendre les meubles de l'appartement quitté par madame Van Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l'amant mystérieux de la jeune veuve, et Contenson n'en voulut pas savoir davantage. On doit juger de l'étonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou; ils essayèrent de le lui persuader. En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisée par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant délit d'espionnage. Contenson, déguisé en porteur de la Halle, avait déjà deux fois apporté les provisions achetées le matin par Asie, et deux fois il était entré dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son côté, se remuait; mais la réalité du personnage de Carlos Herrera l'arréta net, car il sut promptement que cet abbé, l'envoyé secret de Ferdinand VII, était venu vers la fin de l'année 1823 à Paris. Néanmoins, Corentin dut étudier les raisons qui portaient cet Espagnol à protéger Lucien de Rubempré. Il fut démontré bientôt à Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maÃtresse. Ainsi la substitution de l'Anglaise à Esther avait eu lieu dans les intérêts du dandy. Or Lucien n'avait aucun moyen d'existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d'acheter un million la terre de Rubempré. Corentin fit mouvoir adroitement le Directeur-général de la Police du royaume, à qui le Préfet de police apprit, à propos de Peyrade, qu'en cette affaire les plaignants n'étaient rien moins que le comte de Sérisy et Lucien de Rubempré. - Nous y sommes! s'étaient écriés Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessiné dans un moment. - Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu'il ne s'en trouve pas une dans le malheur; un de nous doit jouer le rôle d'un riche étranger qui l'entretiendra; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au coeur de la place. Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d'Anglais. La vie de débauche à mener, pendant le temps nécessaire à la découverte du complot dont il avait été la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s'en souciait peu. En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-Elysées, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d'un passeport parfaitement en règle, avait débarqué rue de la Paix, à l'hôtel Mirabeau, venant des colonies par Le Havre dans une petite calèche aussi crottée que si elle arrivait du Havre, quoiqu'elle n'eût fait que le chemin de Saint-Denis à Paris. Carlos Herrera, de son côté, fit viser son passeport à l'ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage à Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait être propriétaire du petit hôtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rente; Europe et Asie étaient assez rusées pour la lui faire vendre et en remettre secrètement le prix à Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libéralité de sa soeur, achèverait ainsi de. payer le prix de la terre de Rubempré. Personne n'avait rien à reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait être indiscrète; mais elle serait morte plutôt que de laisser échapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d'arborer un petit mouchoir rose à son cou de cigogne, la partie était donc gagnée à l'hôtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n'était possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour où Peyrade avait rencontré madame du Val-Noble aux Champs-Elysées. Or, dans la nuit même, à deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d'être traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout. - Paccard, dit Asie à l'oreille de son maÃtre, a reconnu ce matin, à deux heures et demie, aux Champs-Elysées, Contenson déguisé en mulâtre et servant de domestique à un Anglais qui, depuis trois jours, se promèneaux Champs-Elysées pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mâtin-là , comme moi quand il était porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramené la petite de manière à ne pas perdre de vue notre drôle. Il est à l'hôtel Mirabeau; mais il a échangé de tels signes d'intelligence avec l'Anglais, qu'il est impos-sible, dit Paccard, que l'Anglais soit un Anglais. - Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu'après-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancé jusqu'ici le portier de la rue Taitbout; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi. A midi, le mulâtre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maÃtre, qui déjeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur; il ne sortait jamais qu'entre deux vins. Il avait des guêtres en drap noir qui lui montaient jusqu'aux genoux et rembourrées de manière à lui grossir les jambes; son pantalon était doublé d'une fûtaine énorme; il avait un gilet boutonné jusqu'au menton; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu'à fleur des joues; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitié du front; il s'était donné trois pouces de plus environ; en sorte que le plus ancien habitué du café David n'aurait pu le reconnaÃtre. A son habit carré, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifesté l'insolence froide du valet de confiance d'un nabab, il était muet, rogue, méprisant, peu communicatif, et se permettait des gestes étrangers et des cris féroces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l'hôtel introduisit sans cérémonie dans l'appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois. - Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s'adressant au nabab et en lui parlant à l'oreille, j'ai l'ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. - Vous trouverez un fiacre à la porte, lui dit le gendarme dans l'escalier. Le Préfet voulait vous faire arrêter, mais il s'est contenté de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l'officier de paix que vous trouverez dans la voiture. - Dois-je rester avec vous? demanda le gendarme à l'officier de paix quand Peyrade fut monté. - Non, répondit l'officier de paix. Dites tout bas au cocher d'aller à la Préfecture. Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. Carlos tenait à portée un stylet. Le fiacre était mené par un cocher de confiance, capable d'en laisser sortir Carlos sans s'en apercevoir et de s'étonner, en arrivant sur place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne réclame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d'y voir clair. Un duel dans un fiacre Peyrade jeta son coup d'oeil d'espion sur le magistrat que lui détachait le Préfet de police, Carlos lui présenta des lignes satisfaisantes un crâne pelé, sillonné de rides à l'arrière; des cheveux poudrés; puis, sur des yeux tendres bordés de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d'or très légères, très bureaucratiques, à verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale à jabot plissé dormant, un gilet de satin noir usé, un pantalon d'homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers noués par des rubans, une longue redingote noire, des gants à quarante sous, noirs et portés depuis dix jours, une chaÃne de montre en or. C'était, ni plus, ni moins, le magistrat inférieur appelé très antinomiquement officier de paix. - Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu'un homme comme vous soit l'objet d'une surveillance, et que vous preniez à tâche de la justifier. Votre déguisement n'est pas du goût de monsieur le Préfet. Si vous croyez ainsi échapper à notre vigilance, vous êtes dans l'erreur. Vous avez sans doute pris la route d'Angleterre à Beaumont-sur-Oise?... - A Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade. - Ou à Saint-Denis? reprit le faux magistrat. Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une réponse. Or toute réponse était dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie; une négation, si l'homme savait la vérité, perdait Peyrade. - Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l'officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une réponse. Le sourire fut accepté sans protêt. - Dans quel but vous êtes-vous déguisé, avez-vous pris un appartement à l'hôtel Mirabeau, et mis Contenson en mulâtre? demanda l'officier de paix. - Monsieur le Préfet fera de moi ce qu'il voudra, je ne dois de compte de mes actions qu'à mes chefs, dit Peyrade avec dignité. - Si vous voulez me donner à entendre que vous agissez pour le compte de la Police Générale du Royaume, dit sèchement le faux agent, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d'aller rue de Jérusalem. J'ai les ordres les plus positifs à votre égard. Mais prenez bien garde? on ne vous en veut pas énormément, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant à moi, je ne vous veux pas de mal... Mais, marchons!... Dites-moi la vérité... - La vérité? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbère. La figure du prétendu magistrat resta muette, impassible, il faisait son métier, toute vérité lui paraissait indifférente, il avait l'air de taxer le Préfet de quelque caprice. Les Préfets ont des lubies. - Je suis devenu amoureux comme un fou d'une femme, la maÃtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le déplaisir de ses créanciers, Falleix. - Madame du Val-Noble, dit l'officier de paix. - Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l'entretenir pendant un mois, ce qui ne me coûtera guère plus de mille écus, je me suis mis en nabab et j'ai pris Contenson pour domestique. Cela, monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, où je vous attendrai, foi d'ancien Commissaire-général de police, montez à l'hôtel, vous y questionnerez Contenson. Non seulement Contenson vous confirmera ce que j'ai l'honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement à mes propositions, ou les conditions de sa maÃtresse. Un vieux singe se connaÃt en grimaces j'ai offert mille francs par mois, une voiture; cela fait quinze cents; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dÃners, des spectacles; vous voyez que je ne me trompe pas d'un centime en vous disant mille écus. Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie. - Ah! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour?... Mais vous m'attrapez; moi, j'ai soixante ans, et je m'en prive très bien.. Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d'un étranger. - Vous comprenez que Peyrade ou le père CanquoÃlle de la rue des Moineaux... - Oui, ni l'un ni l'autre n'eût convenu à madame du Val-Noble, reprit Carlos enchanté d'apprendre l'adresse du père CanquoÃlle. Avant la Révolution j'ai eu pour maÃtresse une femme, dit-il, qui avait été entretenue par l'exécuteur des hautes-oeuvres qu'on appelait alors le Bourreau. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une épingle, et, comme cela se disait alors, elle s'écria "Ah! bourreau! - Est-ce une réminiscence?" lui dit son voisin. Eh bien! mon cher Peyrade, elle a quitté son homme à cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie... Madame du Val-Noble est femme à gens comme il faut, je l'ai vue un jour à l'Opéra, je l'ai trouvée bien belle... Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-même. Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le Préfet. Carlos sortit de sa poche de côté une tabatière en carton noir doublée de vermeil, il l'ouvrit, et offrit du tabac à Peyrade par un geste d'une bonhomie adorable. Peyrade se dit en lui-même "Et voilà leurs agents!... mon Dieu! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenaient au monde, que diraient-ils?" - C'est là sans doute une partie de la vérité, mais ce n'est pas tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous êtes mêlé des affaires de coeur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l'entortiller dans quelque noeud coulant; vous l'avez manqué au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy... - Ah! diable! ne nous enferrons pas! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue. il parle de me faire relâcher, et il continue de me faire causer. - Eh! bien, dit Carlos d'un air d'autorité magistrale. - Monsieur, il est vrai que j'ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme de laquelle il était amoureux à en perdre la tête. C'est la cause de la disgrâce dans laquelle je suis; car il paraÃt que j'ai touché, sans le savoir, à des intérêts très graves. Le magistrat subalterne fut impassible. Mais je connais assez la Police après cinquante-deux ans d'exercice, reprit Peyrade, pour m'être abstenu depuis la mercuriale que m'a donnée monsieur le Préfet, qui certainement avait raison... - Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le Préfet vous le demandait? Ce serait, je crois, la meilleure preuve à donner de la sincérité de ce que vous me dites. - Comme il va! comme il va! se disait Peyrade. Ah! sacrebleu! les agents d'aujourd'hui valent ceux de monsieur Lenoir. - Y renoncer? dit Peyrade... J'attendrai les ordres de monsieur le Préfet... Mais si vous voulez monter, nous voici à l'hôtel. - Où trouvez-vous donc des fonds? lui demanda Carlos d'un air sagace et à brûle-pourpoint. - Monsieur, j'ai un ami.. dit Peyrade... - Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d'instruction? Cette audacieuse scène était chez Carlos le résultat d'une de ces combinaisons dont la simplicité ne pouvait sortir que de la tête d'un homme de sa trempe. Il avait envoyé Lucien, de très bonne heure, chez la comtesse de Sérisy. Lucien pria le secrétaire particulier du comte d'aller, de la part du comte, demander au Préfet des renseignements sur l'agent employé par le baron de Nucingen. Le secrétaire était revenu muni d'une note sur Peyrade, la copie du sommaire écrit sur le dossier Dans la police depuis 1778, et venu d'Avignon à Paris, deux ans auparavant. Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d'Etat. Domicilié rue des Moineaux, sous le nom de CanquoÃlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le département de Vaucluse, famille honorable d'ailleurs. A été demandé récemment par un de ses petits-neveux, nommé Théodose de la Peyrade. Voir le rapport d'un agent, n° 37 des pièces - C'est lui qui doit être l'Anglais à qui Contenson sert de mulâtre, s'était écrié Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnés de vive voix, outre la note. En trois heures de temps, cet homme, d'une activité de général en chef, avait trouvé par Paccard un innocent complice capable de jouer le rôle d'un gendarme en bourgeois, et s'était déguisé en officier de paix. Il avait hésité trois fois à tuer Peyrade dans le fiacre; mais il s'était interdit de jamais commettre un assassinat par lui-même, il se promit de se défaire à temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire à quelques forçats libérés. Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe à Carlos de rester dans la première pièce, en ayant l'air de lui dire ainsi "Vous allez juger de ma sincérité". - Madame consent à tout, disait Adèle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublé rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux là pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore très bien, et Monsieur pourra les acheter à madame en s'entendant avec madame de Champy. - Bon, mon enfant. Si ce n'est pas une carotte, c'en est le feuillage, dit le mulâtre à la fille stupéfaite; mais nous partagerons... - Eh! bien, en voilà un homme de couleur! s'écria mademoiselle Adèle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s'il se trouve bien. - Moa trée contente! répondit Peyrade qui fit son entrée en frappant sur l'épaule de la femme de chambre. Et il fit un geste d'intelligence à Carlos qui répondit par un geste d'assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rôle. Mais la scène changea subitement par l'entrée d'un personnage sur qui Carlos ni le Préfet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvé la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rôle de nabab. Corentin gagne la seconde manche - Le Préfet m'otolondre toujours! dit Peyrade à l'oreille de Corentin, il m'a découvert en nabab - Nous ferons tomber le Préfet, répondit Corentin à l'oreille de son ami. Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat. - Restez ici jusqu'à mon retour; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie. Après avoir dit ces mots à l'oreille de Peyrade afin de ne pas en démolir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, à oeil bleu, terribles à froid. - C'est l'officier de paix que m'a envoyé le Préfet, dit Peyrade à Corentin. - Ça! répondit Corentin, tu t'es laissé mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit à la position du pied dans le soulier; et d'ailleurs un officier de paix n'a pas besoin de se déguiser! Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons; Carlos montait en fiacre. - Eh! monsieur l'abbé?... cria Corentin. Carlos tourna la tête, vit Corentin et monta dans son fiacre. Néanmoins Corentin eut le temps de dire par la portière "Voilà tout ce que je voulais savoir" - Quai Malaquaisi cria Corentin au cocher en mettant d'infernales railleries dans son accent et dans son regard. - Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu'ils nous veulent. Corentin avait vu cinq ou six fois l'abbé Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s'oublier. Corentin avait reconnu d'abord la carrure des épaules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intérieur. - Ah! mon vieux, l'on t'a fait poser! dit Corentin en voyant qu'il n'y avait plus dans la chambre à coucher que Peyrade et Contenson. - Qui? s'écria Peyrade dont l'accent eut une vibration métallique, j'emploie mes derniers jours à le mettre sur un gril et à l'y retourner. - C'est l'abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l'Espagne. Tout s'explique. L'Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d'une jolie fille... C'est à toi de savoir si tu veux jouter avec un diplomate qui me paraÃt diablement roué. - Oh! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l'arrestation d'Esther, il était dans le fiacre! je me souviens de ces yeux-là , de ce front, de ces marques de petite vérole. - Ah! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie! s'écria Peyrade. - Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un oeil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle était la vraie maÃtresse de Lucien de Rubempré. - On a déjà chippé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. - Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de Rubempré coûte un million. Papa, dit-il en frappant sur l'épaule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie. - Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable... - Tu les auras peut-être demain! L'abbé, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c'est un diable supérieur; mais je le tiens, il est homme d'esprit, il capitulera. Tâche d'être aussi bête qu'un nabab, et ne crains plus rien. Le soir de cette journée où les véritables adversaires s'étaient rencontrés face à face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirée à l'hôtel de Grandlieu. La compagnie y était nombreuse. A la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprès d'elle, en se montrant excellente pour lui. - Vous êtes allé faire un petit voyage? lui dit-elle. - Oui, madame la duchesse. Ma soeur, dans le désir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j'ai pu acquérir la terre de Rubempré, la recomposer en entier. Mais j'ai trouvé dans mon avoué de Paris un homme habile, il a su m'éviter les prétentions que les détenteurs des biens auraient élevées en sachant le nom de l'acquéreur. - Y a-t-il un château? dit Clotilde en souriant trop. - Il y a quelque chose qui ressemble à un château; mais le plus sage sera de s'en servir comme de matériaux pour bâtir une maison moderne. Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur à travers ses sourires de contentement. - Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j'espère que vous serez invité à dÃner. - Eh! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez acheté, dit-on, la terre de Rubempré; je vous en fais mon compliment. C'est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l'Angleterre, avoir une Dette Publique; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-là ... - Eh! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre. - Eh! bien, il faut épouser une fille qui vous les apporte; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, où l'on donne peu de dot aux filles. - Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien. - Nous ne sommes que trois joueurs de wisk, Maufrigneuse, d'Espard et moi, dit le duc; voulez-vous être Il notre quatrième? dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer. Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père. - Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de côté Lucien qui resta sérieux. Lucien, le partenaire de monsieur d'Espard, perdit vingt louis. - Ma chère mère, vint dire Clotilde à la duchesse, il a eu l'esprit de perdre. A onze heures, après quelques paroles d'amour échangées avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu'il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d'être accepté comme prétendu de Clotilde, et marié avant le carême de 1830. Le lendemain, à l'heure où Lucien fumait quelques cigarettes après déjeuner, en compagnie de Carlos devenu très soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-Estève quelle épigramme! qui désirait parler, soit à l'abbé Carlos Herrera, soit à monsieur Lucien de Rubempré. - A-t-on dit, en bas, que je suis parti? s'écria l'abbé. - Oui, monsieur, répondit le groom. - Eh! bien, reçois cet homme, dit-il à Lucien; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas échapper un geste d'étonnement, c'est l'ennemi. - Tu m'entendras, dit Lucien. Carlos se cacha dans une pièce contiguÃ, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu'il ne reconnut qu'à la voix, tant ce grand homme inconnu possédait le don de transformation! En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, monsieur, dit Corentin; mais... - Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien; mais... - Mais, il s'agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin. Lucien s'assit et ne répondit rien. - Vous êtes entre les mains d'un homme qui a le pouvoir, la volonté, la facilité de prouver au duc de Grandlieu que la terre de Rubempré sera payée avec le prix qu'un sot vous a donné de votre rnaÃŽttesse, mademoiselle Esther, dit Corentin en continuant, On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a été poursuivie, et l'on a les moyens de faire parler d'Estourny. Les manoeuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour... En ce moment tout peut s'arranger, Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix.. Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d'affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voila tout. Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d'un air parfaitement insouciant. - Monsieur, répondit-il, je ne veux pas savoir qui vous êtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d'aucune manière, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme. Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace. - Ou vous vous appuyez sur des faits entièrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci, reprit Lucien; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver de Saint-Estèves à m'envoyer... Enfin, pour terminer d'un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez. Si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d'autres jeunes personnes très nobles à épouser. Enfin il n'y a pas d'affront pour moi à rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bénéfices. - Si monsieur l'abbé Carlos Herrera... - Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d'Espagne; il n'a rien à faire à mon mariage, ni rien à voir dans mes intérêts. Cet homme d'Etat a bien voulu m'aider pendant longtemps de ses conseils, mais il a des comptes à rendre à Sa Majesté le roi d'Espagne; si vous avez à causer avec lui, je vous engage à prendre le chemin de Madrid. - Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. - Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impaticnce. - Avez-vous bien réfléchi? dit froidement Corentin. - Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mêler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte. - Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus... mais il y aura certes un moment de votre vie où vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l'idée de me rappeler sur l'escalier. En réponse à cette menace, Carlos fit le geste de couper une tête. Une musique que les vieillards entendent quelquefois aux Italiens - A l'ouvrage, maintenant! s'écria-t-il en regardant Lucien devenu blême après cette terrible conférence. Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s'occupent de la partie morale et philosophique d'un livre il s'en trouvait un seul capable de croire à la satisfaction du baron de Nucingen, celui-là prouverait combien il est difficile de soumettre le coeur d'une fille à des maximes physiologiques quelconques. Esther avait résolu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de février 1830, la crémaillère n'avait-elle pas encore été pendue dans le bedid balai. - Mais, dit Esther confidentiellement à ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j'ouvre mon établissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plâtre. Ce mot devint proverbial dans le monde-Fille. Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. Comme les gens mariés, il devenait assez ridicule, il commençait à se plaindre devant ses intimes, et son mécontentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. Elle avait déjà donné deux ou trois petites soirées uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des roués c, devinrent les habitués de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la pièce qu'elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-Beaupré, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n'est plus triste qu'une maison de Courtisane sans le sel de la rivalité, le jeu des toilettes et la diversité des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus élégante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. Placée sur son vrai piédestal, elle savourait toutes les jouissances de vanité qui séduisent les femmes ordinaires' mais en femme qu'une pensée secrète mettait au-dessus dl sa caste. Elle gardait en son coeur une image d'elle-même qui tout à la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l'heure de son abdication était toujours présente à sa conscience; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitié. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intérieure, où la maintenait le profond mépris que l'ange d'amour, contenu dans la courtisane, portait à ce rôle infâme et odieux joué par le corps en présence de l'âme. A la fois le spectateur et l'acteur, le juge et le patient, elle réalisait l'admirable fiction des Contes Arabes, où se trouve presque toujours un être sublime caché sous une enveloppe dégradée, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. Après s'être accordé la vie jusqu'au lendemain de l'infidélité, la victime pouvait bien s'amuser un peu du bourreau. D'ailleurs, les lumières acquises par Esther sur les moyens secrètement honteux. auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ôtèrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rôle de la déesse Até, la Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour à tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un degré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scène de tendresse. Herrera, très ostensiblement parti pour l'Espagne, était allé jusqu'à Tours. Il avait fait continuer le chemin à sa voiture jusqu'à Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargé de jouer le rôle du maÃtre, et de l'attendre dans un hôtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d'un commis voyageur, il s'était secrètement installé chez Esther, d'où, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, particulièrement Peyrade. Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fête, et qui devait être le lendemain du premier bal de l'Opéra, la courtisane, que ses bons mots commençaient à rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcé de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussée, afin d'y cacher sa maÃtresse et ne pas se montrer en public avec elle, à quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de manière à pouvoir contempler celle de madame de Sérisy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur à regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprès de madame de Sérisy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pâle, et la figure presque décomposée. Ces signes de désolation intérieure n'étaient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d'un homme est, chez la femme qui l'aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. - Mon Dieu! que peut-il avoir?... qu'est-il arrivé? Aurait-il besoin de parler à cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit caché dans une mansarde entre celle d'Europe et celle d'Asie; ~ Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu'elle n'écoutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singulières désinences ne doivent pas donner moins de mal à ceux qui les lisent qu'à ceux qui les entendent. - Esder, dit-il en lui lâchant la main, et la repoussant avec un léger mouvement d'humeur, fus ne m'égoudez bas - Baron, tenez, vous baragouinez l'amour comme vous baragouinez le français. - Terteifle! - Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n'étiez pas une de ces caisses fabriquées par Huret ou par Fichet, qui s'est métamorphosée en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d'une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous écoute pas! Vous êtes là , tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitié. Vous me dites"Fus êdes cholie, fis êdes à groguer..." Vieux fat! si je vous répondais "Vous me déplaisez moins ce soir qu'hier, rentrons chez nous." Eh! bien, à la manière dont je vous vois soupirer car si je ne vous écoute pas, je vous sens, je vois que vous avez énormément dÃné, votre digestion commence. Apprenez de moi je vous coûte assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent! apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vôtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment, et à des heures indues, à votre maÃtresse "Fus êdes cholie..." Un vieux soldat est mort de cette fatuité-là dans les bras de la Religion, a dit Blondet... Il est dix heures, vous avez fini de dÃner à neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes à digérer, repassez demain à dix heures. - Gomme fus édes grielle!... s'écria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument médical. - Cruelle?... fit Esther en regardant toujours Lucien. N'avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... Depuis que vous entrevoyez l'aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l'effet?... - Te guoi? - D'un petit bonhomme enveloppé de flanelle, qui, d'heure en heure, se promène de son fauteuil à sa croisée pour savoir si le thermomètre est à l'article vers à soie, la température que son médecin lui ordonne... - Dennez, fus èdes eine incrade! s'écria le baron au désespoir d'entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens. - Ingrate! dit Esther. Et que m'avez-vous donné jusqu'à présent?... beaucoup de désagrément. Voyons, papa! Puis-je être fière de vous? Vous, vous êtes fier de moi, je porte très bien vos galons et votre livrée. Vous avez payé mes dettes!... soit. Mais vous avez chippé assez de millions... Ah! Ah! ne faites pas la moue, vous en êtes convenu avec moi... pour n'y pas regarder. Et c'est là votre plus beau titre de gloire... Fille et voleur, rien ne s'accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaÃt... Allez demander à un ara du Brésil s'il doit de la reconnaissance à celui qui l'a mis dans une cage dorée... - Ne me regardez pas ainsi, vous avez l'air d'un bonze... - Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. Vous dites "Y a-t-il quelqu'un à Paris qui possède un pareil perroquet?... et comme il jacasse! comme il rencontre bien dans ses mots!..." Du Tillet entre et il lui dit "Bonjour, petit fripon..." Mais vous êtes heureux comme un Hollandais qui possède une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionné en Asie par l'Angleterre, à qui un commis voyageur a vendu la première tabatière suisse qui a joué trois ouvertures. Vous voulez mon coeur! Eh! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner. - Tiddes, tiddes!...che verai dut bir fus... C'haime à èdre plagué bar fus! - Soyez, jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de Rubempré, que voilà chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions!... - Che fus guiddes, gar,fraimante! fus êdes ecgsegraple ce soir dit le Loup-cervier dont la figure s'allongea. - Eh! bien bonsoir, répondit Esther. Recommandez à Chorche de tenir la tête de votre lit très haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l'apoplexie...Cher, vous ne direz pas que je ne m'intéresse point à votre santé. Le baron était debout et tenait le bouton de la porte. - Ici, Nucingen!... fit Esther en le rappelant par un geste hautain. Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine. - Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d'eau sucrée en vous choûchoûtant, gros monstre?... - Fus me prissez le cueir... - Briser le cuir, ça se dit en un seul mot tanner...reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l'invite à notre festin de Balthazar, et que je sois sûre qu'il n'y manquera pas. Si vous réussissez à cette petite négociation, je te dirai si bien que je t'aime, mon gros Frédéric, que tu le croiras... - Fus êdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d'Esther. Che gonzentirais à andandre eine hire t'inchures, s'il y afait tuchurs eine garesse au poud... - Allons, si je ne suis pas obéie, je... dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants. Le baron hocha la tête en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur. - Mon Dieu! qu'a donc Lucien? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombèrent, il n'a jamais été si triste! Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. Tout ce qu'on peut souffrir au seuil d'une porte A neuf heures, Lucien était sorti, comme tous les soirs, dans son coupé, pour aller à l'hôtel de Grandlieu. Réservant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinées, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupé pour ses soirées d'hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois il avait dÃné trois fois à l'hôtel Grandlieu, le duc était charmant pour lui; ses actions dans l'entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de délicieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d'ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placées parlait du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d'une chose probable. Le duc de Chaulieu, l'ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires Etrangère pendant un moment, avait promis à la duchesse de Grandlieu de demander au Roi le titre de marquis pour Lucien. Après avoir dÃné chez madame de Sérisy, Lucien était donc allé, ce soir-là , de la rue de la Chaussée-d'Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s'ouvre, il arrête au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre équipages. En apercevant monsieur de Rubempré, l'un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du péristyle, s'avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction. - Sa Seigneurie n'y est pas! dit-il. - Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. - Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. - Mademoiselle Clotilde... - Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l'absence de madame la duchesse... - Mais il y a du monde, réplique Lucien foudroyé, - Je ne sais pas, répond le valet de pied en tâchant d'être à la fois bête et respectueux. Il n'y a rien de plus terrible que l'Etiquette pour ceux qui l'admettent comme la loi la plus formidable de la société. Lucien devina facilement le sens de cette scène atroce pour lui, le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir; il sentit sa moelle épinière se gelant dans les anneaux de sa colonne vertébrale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre à lui, qui tenait la poignée de la portière et qui hésitait à la fermer; Lucien lui fit signe qu'il allait repartir; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et le valet de pied vint crier successivement "Les gens de monsieur le duc de Chaulieu! - Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu!" Lucien ne dit qu'un mot à son domestique "Vite aux Italiens!..." Malgré sa prestesse, l'infortuné dandy ne put éviter le duc de Chaulieu et son fils le duc de Rhétoré, avec lesquels il fut forcé d'échanger des saluts, car ils ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe à la cour, la chute d'un favori redoutable est souvent consommée au seuil d'un cabinet par le mot d'un huissier à visage de plâtre. - Comment faire savoir ce désastre à l'instant à mon conseiller? s'était dit Lucien en allant aux Italiens. Que se passe-il?... Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d'avoir lieu. Le matin même, à onze heures, le duc de Grandlieu avait dit, en entrant dans le petit salon où l'on déjeunait en famille, à Clotilde après l'avoir embrassée "Mon enfant, jusqu'à nouvel ordre, ne t'occupe plus du sire de Rubempré." Puis il avait pris la duchesse par la main et l'emmena dans une embrasure de croisée, pour lui dire quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde. Mademoiselle de Grandlieu observait sa mère écoutant le duc, et elle lui vit sur la figure une vive surprise. - Jean, avait dit le duc à l'un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. - Je l'invite à venir dÃner avec nous aujourd'hui, dit-il à sa femme. Le déjeuner avait été profondément triste. La duchesse parut pensive, le duc sembla fâché contre lui-même, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes. - Mon enfant, votre père araison, obéissez-lui, avait dit d'une voix attendrie la mère à sa fille. Je ne puis vous dire comme lui "Ne pensez pas à Lucien!" Non, je comprends ta douleur. Clotilde baisa la main de sa mère. - Mais je te dirai, mon ange "Attends sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l'aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents!" Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu'elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse. - De quoi s'agit-il?... avait demandé Clotilde pâle comme un lis. - De choses trop graves pour qu'on puisse t'en parler, mon coeur, avait répondu la duchesse; car si elles sont fausses, ta pensée, en serait inutilement salie; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer. A six heures, le duc de Chaulieu était venu trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l'attendait. - Dis donc, Henri... Ces deux ducs se tutoyaient et s'appelaient par leurs prénoms. C'est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l'intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres. Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d'un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu'on m'a quasi contraint de lui promettre pour mari. J'ai toujours été contre ce mariage; mais, enfin, madame de Grandlieu n'a pas su se défendre de l'amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté la terre, quand il l'a eu payée aux trois quarts, il n'y a plus eu d'objections de ma part. Voici que j'ai reçu hier au soir une lettre anonyme tu sais le cas qu'on en doit faire où l'on m'affirme que la fortune de ce garçon provient d'une source impure, et qu'il nous ment en nous disant que sa soeur lui donne les fonds nécessaires à ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considération de notre famille, de prendre des renseignements, en m'indiquant les moyens de m'éclairer. Tiens, lis, d'abord. - Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, avait répondu le duc de Chaulieu après avoir lu la lettre; mais, tout en les méprisant, on doit s'en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements... Eh! bien, j'ai ton affaire. Tu as pour avoué Derville, un homme en qui nous avons toute confiance; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-là . C'est un homme probe, un homme de poids, un homme d'honneur; il est fin, rusé; mais il n'a que la finesse des affaires, tu ne dois l'employer que pour obtenir un témoignage auquel tu puisses avoir égard. Nous avons au Ministère des Affaires Etrangères, par la Police du Royaume, un homme unique pour découvrir les secrets d'Etat, nous l'envoyons souvent en mission. Préviens Derville qu'il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se présentera décoré de la croix de la Légion d'Honneur, il aura l'air d'un diplomate. Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. Ton avoué te dira si la montagne accouche d'une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit Rubempré. En huit jours, tu sauras à quoi t'en tenir. - Le jeune homme n'est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, avait dit le duc de Grandlieu. - Surtout si tu lui donnes ta fille, avait répondu l'ancien ministre. Si la lettre anonyme araison, qué que ça te fait! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie... - Tu me tires de peine! et je ne sais encore si je dois te remercier... - Attendons l'événement. - Ah! s'était écrié le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur? il faut l'annoncer à Derville... Envoie-le-moi demain, sur les quatre heures, j'aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport. - Le nom vrai, dit l'ancien ministre, est, je crois, Corentin... un nom que tu ne dois pas avoir entendu, mais ce monsieur viendra chez toi bardé de son nom ministériel. Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose... - Ah! Saint-Yves! Sainte-Valère, l'un ou l'autre, - tu peux te fier à lui, Louis XVIII s'y fiait entièrement. Après cette conférence, le majordome reçut l'ordre de fermer la porte à monsieur de Rubempré, ce qui venait d'être fait. La scène est dans les loges Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de Rhétoré l'un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s'en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de Rhétoré savait la scène qui venait de se passer sur le perron de l'hôtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nécessité d'instruire de ce désastre subit son conseiller-privé-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, où peut-être il trouverait du monde. Il oubliait qu'Esther était là , tant ses idées se confondaient; et, au milieu de tant de perplexités, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le félicitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant à Lucien, et lui dit Fulés-fus me vaire le blésir te fennir foir montame te Jamby qui fieut fus einfider elle-même à la bentaison te nodre gremaillière... - Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur. - Laissez-nous, dit Esther à monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame du Val-Noble que j'aperçois dans une loge des troisièmes avec son Nabab... Il pousse bien des Nabab dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d'un air d'intelligence. - Et. celui-là , dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre. - Et, dit Esther en répondant à Lucien par un autre signe d'intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m'a déjà chanté je ne sais combien d'élégies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas; et si vous le débarrassiez de son lest, il serait peut-être plus leste. - Fus nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron. - Qu'as-tu, mon Lucien?... dit-elle dans l'oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lèvres dès que la porte de la loge fut fermée. - Je suis perdu! On vient de me refuser l'entrée de l'hôtel de Grandlieu, sous prétexte qu'il n'y avait personne, le duc et la duchesse y étaient et cinq équipages piaffaient dans la cour... - Comment, le mariage manquerait! dit Esther d'une voix émue, car elle entrevoyait le paradis. - Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi... - Mon Lucien, lui répondit-elle d'une voix adorablement câline, pourquoi te chagriner? tu feras un plus beau mariage plus tard... Je te gagnerai deux terres... - Donne à souper, ce soir, afin que je puisse parler secrètement à Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causé ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous... Mais Lucien s'arrêta en faisant un geste de désespoir. - Eh! bien, qu'y a-t-il? demanda la pauvre fille qui sentait comme dans un brasier. - Oh! madame de Sérisy me voit! s'écria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de Rhétoré, l'un des témoins de ma déconvenue, est avec elle. En effet, en ce moment même, le duc de Rhétoré jouait avec la douleur de la comtesse de Sérisy. - Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intéressez à lui, vous devriez l'avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut même y... mais, en vérité, je ne m'étonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusé à la porte, sur le perron... - Ces filles-là sont bien dangereuses, dit madame de Sérisy qui tenait la lorgnette braquée sur la loge d'Esther. - Oui, dit le duc, autant pour ce qu'elles peuvent que pour ce qu'elles veulent... - Elles le ruineront! dit madame de Sérisy, car elles sont, m'a-t-on dit, aussi coûteuses quand on ne les paie pas que quand on les paie. - Pas pour lui!... répondit le jeune duc en faisant l'étonné. Elles sont loin de lui coûter de l'argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes après lui. La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas être compris dans la catégorie de ses sourires. - Eh! bien, dit Esther, viens souper à minuit. Amène Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf. - Il faudrait trouver un moyen d'envoyer chercher Europe par le baron, sous prétexte de prévenir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m'arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d'avoir le Nabab sous sa coupe. - Ce sera fait, dit Esther. Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le même toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l'antre du lion et d'un lion accompagné de ses gardes. Quand Lucien rentra dans la loge de madame de Sérisy, au lieu de tourner la tête vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place à côté d'elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention à celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle; mais Lucien s'aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse était en proie à l'une de ces agitations formidables par lesquelles s'expient les bonheurs illicites. Il n'en descendit pas moins sur le devant de la loge, à côté d'elle, et se campa dans l'angle opposé, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide; il s'appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantée; puis, il posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l'acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l'avait pas encore regardé. - Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous êtes ici; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther... - J'y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse. - Ah! ma chère, dit madame du Val-Noble en entrant dans la loge d'Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantée de te présenter monsieur Samuel Johnson; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen. - Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade. - O, yes, bocop, dit Peyrade. - Eh! bien, baron, voilà un français qui ressemble au vôtre, à peu près comme le bas-breton ressemble au bourguignon. Ça va bien m'amuser de vous entendre causer finances... Savez-vous ce que j'exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron? dit-elle en souriant. - O!... jé. vôs mercie, vôs mé présenterz, au sir berronet. - Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi.. Il n'y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles où l'on s'enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l'oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j'ai deux mots à lui dire pour mon souper... J'ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d'esprit...- Nous ferons poser l'Anglais, dit-elle à l'oreille de madame du Val-Noble. Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules. Les désagrements du plaisir - Ah! ma chère, si tu fais jamais poser ce gros infâme-là , tu auras de l'esprit, dit la Val-Noble. - Si c'était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant. - Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame du Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s'y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d'aucun Anglais... C'est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés... - Comment, pas d'égards? dit Esther en souriant. - Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m'a pas encore dit toi. - Dans aucune situation? dit Esther. - Le misérable m'appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment où tous les hommes sont plus ou moins gentils. L'amour, tiens, ma foi, c'est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l'étui, se regarde dans la glace, et a l'air de se dire "je ne me suis pas coupé." Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infâme milord Pot-au-Feu ne s'amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s'étudie à me contrarier en tout. Et avare... comme Gobseck et Gigonnet ensemble. il me mène dÃner, il ne me paie pas la voiture qui me ramène, si par hasard je n'ai pas demandé la mienne. - Hé! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ? - Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chère, qu'est-ce que c'est?... une voiture comme celles qu'on loue aux épiciers le jour de leur mariage pour aller à la Mairie, à l'Eglise et au Cadran-Bleu... Il me taonne avec le respect. Si j'essaie d'avoir mal aux nerfs et d'être mal disposée, il ne se fâche pas, il me dit - Ie veuie qué milédy fesse sa petite voloir, por que rienne n'est pius détestabel, - - qué dé dire à ioune genti phâme "Vos été ioune bellôt dé cottône, iune merchendise!... Hé! hé! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery." Et mon drôle reste pâle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu'il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nègre, et que cela ne tient pas à son coeur, mais à ses opinions d'abolitionniste. - Il est impossible d'être plus infâme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-là ! Le ruiner? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu'il m'aimât!... Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t'écouterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les gifles aimables, qu'il te paie assez cher, por le petit chose qu'été lé amor dans son paour existence. - Dire que, dans notre état, on peut rencontrer des hommes comme celui-là , s'écria Esther. Ah! ma chère, tu as eu de la chance, toi!... soigne bien ton Nucingen. - Mais il a une idée, ton Nabab? - C'est ce que me dit Adèle, répondit madame du Val-Noble. - Tiens, cet homme-là , ma chère, aura pris le parti de se faire haïr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther. - Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m'aura prise en sachant que nous étions liées, c'est ce que croit Adèle, répondit madame du Val-Noble. Voilà pourquoi je te le présente ce soir. Ah! si je pouvais être certaine de ses projets, comme je m'entendrais joliment avec toi et Nucingeni - Tu ne t'emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps? - Tu l'essayerais, tu es bien fine... eh! bien, malgré ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacés. Il te répondrait "Yeu souis anti-slavery. et vos étés libre..." Tu lui dirais les choses les plus drôles, il te regarderait et dirait "Véry good!" et tu t'apercevrais que tu n'es pas autre chose, à ses yeux, qu'un polichinelle. - Et la colère? - Même chose! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l'opérer à gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal; ses viscères doivent être en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m'a répondu "Yeu souis trei contente de cette dispeusitionne physicale..." Et toujours poli. Ma chère, il a l'âme gantée.. Je continue encore quelques jours d'endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. Sans cela, j'aurais fait déjà souffleter milord par Philippe, qui n'a pas son pareil à l'épée, il n'y a plus que cela... - J'allais te le dire! s'écria Esther; mais tu devrais auparavant savoir s'il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chère, ça garde un fond de malice. - Celui-là n'a pas son double!... Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et à quelle heure il peut se présenter, pour venir me surprendre bien entendu et déployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais "Voilà une femme adorée", et il n'y a pas une femme qui n'en dirait autant... - Et l'on nous envie, ma chère, fit Esther. - Ah! bien!... s'écria madame du Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu'on fait de nous; mais, ma chère, je n'ai jamais été si cruellement, si profondément, si complètement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s'en va, por ne pas été displaisante, dit-il à Adèle, et ne pas être à deux pouissances à la fois la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s'en sert plus que moi... Oh! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table... mais il boit dix bouteilles, et il n'est que gris il a l'oeil trouble et il y voit clair. - C'est comme ces gens dont les fenêtres sont sales à l'extérieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors... Je connais cette propriété de l'homme du Tillet a cette qualité-là , superlativement. - Tâche d'avoir du Tillet, et à eux deux Nucingen, s'ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengée!... ils le réduiraient à la mendicité! Ah! ma chère, tomber à un hypocrite de protestant, après ce pauvre Falleix, qui était si drôle, si bon enfant, si gouailleur!... Avons-nous ri!... On dit les Agents de change tous bêtes... Eh! bien, celui-là n'a manqué d'esprit qu'une fois... - Quand il t'a laissée sans le sou, c'est ce qui t'a fait connaÃtre les désagréments du plaisir. Europe, amenée par monsieur de Nucingen, passa sa tête vipérine par la porte; et, après avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maÃtresse à l'oreille, elle disparut. Les serpents s'entrelacent A onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrêtés rue Saint-Georges, à la porte de l'illustre courtisane c'était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clôture des fenêtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait être servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d'abord, car il fallait attendre environ deux heures. - Jouez-vous, mylord?... dit du Tillet à Peyrade. - Ie aye jouté avec O'Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... - Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou. - Lort Fitz- William, lort Ellenborough lort Herfort, lort... Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa. - Que cherches-tu... lui dit Blondet. - Parbleu, le ressort qu'il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine. - Jouez-vous vingt francs la fiche?... dit Lucien. - Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre... - Est-il fort?... dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais!... Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. Florine, madame du Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures. - Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue. Peyrade fut mis à gauche de Florine et flanqué de Bixiou à qui Esther avait recommandé de faire boire outre mesure le Nabab en le défiant. Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n'avait vu pareille splendeur, ni goûté pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes. - J'en ai ce soir pour les mille écus que me coûte déjà la Val-Noble, pensa-t-il, et d'ailleurs je viens de leur gagner mille francs. - Voilà un exemple à suivre, lui cria madame du Val-Noble qui se trouvait à côté de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle à manger. Esther avait mis Lucien à côté d'elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table. - Entendez-vous? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l'aveugle, voilà comment vous devriez m'arranger une maison! Quand on revient des Indes avec des millions et qu'on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met à leur niveau. - Ie souis of society de temprence... - Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c'est bien chaud les Indes, mon oncle?... La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenus des Indes. - Montame ti Fal-Nople m'a tidde que fus afiez tes itées... demanda Nucingen en examinant Peyrade. - Voilà ce que je voulais entendre, dit du Tillet à Rastignac, les deux baragouins ensemble. - Vous verrez qu'ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire à Rastignac. - Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spécouléchienne, ô! very comfortable... bocob treiz profitable, ant ritche de bénéfices... - Vous allez voir, dit Blondet à du Tillet, qu'il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais. - Ce êdre dans lé China... por le opiume... - Ui, che gonnais, dit aussitôt Nucingen en homme qui possédait son Globe commercial, mais le Coufernement Enclès avait un moyen t'agtion te l'obium pir s'oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait point... - Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet. - Ah! vous avez fait le commerce de l'opium, s'écria madame du Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous êtes si stupéfiant, il vous en est resté dans le coeur... - Foyez! cria le baron au soi-disant marchand d'opium et lui montrant madame du Val-Noble, fus êdes gomme moi chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phâmes. - Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade. - Toujours à cause de la tempérance, dit Bixiou qui venait d'entonner à Peyrade sa troisième bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto. - O! s'écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre. Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l'esprit. Il y a peu d'Anglais qui ne vous soutiennent que l'or et l'argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les oeufs venant de Normandie et envoyés au marché de Londres autorisent les Anglais à soutenir que les poulets et les oeufs de Londres sont supérieurs very fines à ceux de Paris qui viennent des mêmes pays. Esther et Lucien restèrent stupéfaits devant cette perfection de costume, de langage et d'audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu'on atteignit à quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remporté l'une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. Mais, au moment où il se disait en offrant à boire à son oncle "J'ai vaincu l'Angleterre!..." Peyrade répondit à ce féroce railleur un "Toujours mon garçon!" qui ne fut entendu que de Bixiou. - Eh! les autres, il est Anglais comme moi!... Mon oncle est un Gascon! je ne pouvais pas en avoir d'autre! Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n'entendit cette révélation. Peyrade tomba de sa chaise à terre. Aussitôt Paccard s'empara de Peyrade et le monta dans une mansarde où il s'endormit d'un profond sommeil. A six heures du soir, le Nabab se sentit réveiller par l'application d'un linge mouillé avec lequel on le débarbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face à face, avec Asie masquée et en domino noir. - Ah! çà , papa Peyrade, comptons nous deux? dit-elle. - Où suis-je?... dit-il en regardant autour de lui. - Ecoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. Si vous n'aimez pas madame du Val-Noble, vous aimez votre fille, n'est-ce pas? - Ma fille? s'écria Peyrade en rugissant. - Oui, mademoiselle Lydie... - Eh! bien. - Eh! bien, elle n'est plus rue des Moineaux, elle est enlevée. Peyrade laissa échapper un soupir semblable à celui des soldats qui meurent d'une vive blessure sur le champ de bataille. - Pendant que vous contrefaisiez l'Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr.. oh! vous ne la trouverez jamais! à moins que vous ne répariez le mal que vous avez fait. - Quel mal? - On a refusé hier, chez le duc de Grandlieu, la porte à monsieur Lucien de Rubempré. Ce résultat est dû à tes intrigues et à l'homme que tu nous as détaché. Pas un mot. Ecoute! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. - Tu n'auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idées par l'accent qu'elle mit à chaque mot, que le lendemain du jour où monsieur Lucien de Rubempré sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, marié à mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de Rubempré n'est pas reçu, comme par le passé, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d'abord de mort violente, sans que rien puisse te préserver du coup qui te menace... Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer à cette pensée "Ma fille est une prostituée pour le reste de ses jours!..." Quoique tu aies été assez bête pour laisser cette prise à nos griffes, il te reste encore assez d'esprit pour méditer sur cette communication de notre gouvernement. N'aboie pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n'a plus été revue. Si tu te plains, si tu fais une démarche, on commencera par où je t'ai dit qu'on finirait avec ta fille, elle est promise à de Marsay. Avec le père CanquoÃlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n'est-ce pas?... Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires. Asie laissa Peyrade dans un état à faire pitié, chaque mot fut un coup de massue. L'espion avait deux larmes dans les yeux et deux larmes au bas de ses joues réunies par deux traÃnées humides. - On attend monsieur Johnson pour dÃner, dit Europe en montrant sa tête un instant après. Peyrade ne répondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu'à une place de fiacre, il courut se déshabiller chez Contenson à qui il ne dit pas une parole, il se remit en père CanquoÃlle, et fut à huit heures chez lui. Il monta les escaliers le coeur palpitant. Quand la Flamande entendit son maÃtre, elle lui dit si naïvement. "Eh! bien, mademoiselle, où est-elle?" que le vieil espion fut obligé de s'appuyer. Le coup dépassa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s'y évanouir de douleur en trouvant l'appartement vide, et en écoutant le récit de Katt qui lui raconta les circonstances d'un enlèvement aussi habilement combiné que s'il l'eût inventé lui-même. - Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin... Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impératrices, s'il veut!... Ah! je comprends que ma fille l'ait aimé à la première vue... Oh! le prêtre espagnol s'y connaÃt... Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie! Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l'attendait. Arrivé chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit "Monsieur est parti..." - Pour longtemps? - Pour dix jours!... - Où? - Je ne sais pas!... - Oh! mon Dieu, je deviens stupide! je demande où?... comme si nous le leur disions, pensa-t-il. A la belle-étoile Quelques heures avant le moment où Peyrade allait être réveillé dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy , se présentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d'un valet de chambre de bonne maison. A une boutonnière de son habit noir. se voyait le ruban de la Légion d'Honneur. Il s'était fait une petite figure de vieillard, à cheveux poudrés, très ridée, blafarde. Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l'air d'un vieux Chef de Bureau. Quand il eut dit son nom monsieur de Saint-Denis il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, où il trouva Derville, lisant la lettre qu'il avait dictée lui-même à l'un de ses agents, le Numéro chargé des Ecritures. Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis écouta froidement, respectueusement, en s'amusant à étudier ce grand seigneur, à pénétrer jusqu'au tuf vêtu de velours, à mettre à jour cette vie, alors et pour toujours, occupée de wisk et de la considération de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naïfs avec leurs inférieurs, que Corentin n'eut pas beaucoup de questions à soumettre humblement à monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences. - Si vous m'en croyez, monsieur, dit Corentin à Derville après avoir été présenté convenablement à l'avoué, nous partirons ce soir même pour Angoulême par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n'aurons pas à séjourner plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j'ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la soeur et le beau-frère de monsieur de Rubempré ont pu lui donner douze cent mille francs?... dit-il en regardant le duc. - Parfaitement compris, répondit le pair de France. - Nous pourrons être ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n'aurons, ni l'un ni l'autre, laissé nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir. - C'était la seule objection que j'avais à faire à Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot à mon premier clerc, faire mon paquet de voyage; et après avoir dÃné, je serai à huit heures... Mais aurons-nous des places? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s'interrompant. - J'en réponds, dit Corentin, soyez à huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S'il n'y a pas de places, j'en aurai fait faire, car voilà comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu... - Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore... Corentin et l'avoué, qui prirent ce mot pour une phrase de congé, saluèrent et sortirent. Au moment où Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placés dans le coupé de la diligence de Bordeaux, s'observaient en silence à la sortie de Paris. Le lendemain matin, d'Orléans à Tours, Derville, ennuyé, devint causeur, et Corentin daigna l'amuser, mais en gardant sa distance; il lui laissa croire qu'il appartenait à la diplomatie, et s'attendait à devenir consul-général par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours après leur départ de Paris, Corentin et Derville arrêtaient à Mansle, au grand étonnement de l'avoué qui croyait aller à Angoulême. - Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin à Derville, des renseignements positifs sur madame Séchard. - Vous la connaissez donc? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit. - J'ai fait causer le conducteur en m'apercevant qu'il est d'Angoulême, il m'a dit que madame Séchard demeure à Marsac, et Marsac n'est qu'à une lieue de Mansle. J'ai pensé que nous serions mieux placés ici qu'à Angoulême pour démêler la vérité. - Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l'a dit monsieur le duc, que le témoin des perquisitions à faire par cet homme de confiance... L'auberge de Mansle, appelée La Belle-Etoile, avait pour maÃtre un de ces gras et gros hommes qu'on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans après, sur le seuil de leur porte, avec la même quantité de chair, le même bonnet de coton, le même tablier, le même couteau, les mêmes cheveux gras, le même triple menton, et qui sont stéréotypés chez tous les romanciers, depuis l'immortel Cervantès jusqu'à l'immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prétentions en cuisine, n'ont-ils pas tous tout à vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet étique et des légumes accommodés avec du beurre fort? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent à consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune âge, Corentin avait appris à tirer d'un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme très facile à contenter et qui s'en remettait absolument à la discrétion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il à ce gros homme. - Je n'ai pas de peine à être le meilleur, je suis le seul, répondit l'hôte. - Servez-nous dans la salle à côté, dit Corentin en faisant an clignement d'yeux à Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu à la cheminée, il s'agit de nous débarrasser de l'onglée. - Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville. - Y a-t-il loin d'ici à Marsac? demanda Corentin à la femme de l'aubergiste qui descendit des régions supérieures en apprenant que la diligence avait débarqué chez elle des voyageurs à coucher. - Monsieur, vous allez à Marsac? demanda l'hôtesse. - Je ne sais pas, répondit-il d'un petit ton sec. - La distance d'ici à Marsac est-elle considérable? redemanda Corentin après avoir laissé le temps à la maÃtresse de voir son ruban rouge. - En cabriolet, c'est l'affaire d'une petite demi-heure, dit la femme de l'aubergiste. - Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver?... - Sans aucun doute, ils y passent toute l'année... - Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures. - Oh! jusqu'à dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curé, monsieur Marron, le médecin. - C'est de braves gens! dit Derville. - Oh! monsieur, la crème, répondit la femme de l'aubergiste, des gens droits, probes... et pas ambitieux, allez! Monsieur Séchard, quoique à son aise, aurait eu des millions, à ce qu'on dit, s'il ne s'était pas laissé dépouiller d'une invention qu'il a trouvée dans la papeterie, et dont profitent les frères Cointet... - Ah! oui, les frères Cointet! dit Corentin. - Tais-toi donc, dit l'aubergiste. Qu'est-ce que cela fait à ces messieurs que monsieur Séchard ait droit ou non à un brevet d'invention pour faire du papier? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier... Si vous comptez passer la nuit chez moi - à la Belle-Etoile - dit l'aubergiste en s'adressant à ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n'a rien à faire et qui passe son temps à nous tracasser... - Diable, diable, je croyais les Séchard très riches, dit Corentin pendant que Derville écrivait ses noms et sa qualité d'avoué près le Tribunal de Première instance de la Seine. - Il y en a, répondit l'aubergiste, qui les disent millionnaires; mais vouloir empêcher les langues d'aller, c'est entreprendre d'empêcher la rivière de couler. Le père Séchard a laissé deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c'est assez beau déjà pour un homme qui a commencé par être ouvrier. Eh! bien, il avait peut-être autant d'économies... - car il a fini par tirer dix à douze mille francs de ses biens. Donc, une supposition, qu'il ait été assez bête pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c'est le compte! Mais mettez trois cent mille francs, s'il a fait l'usure, comme on le soupçonne, voilà toute l'affaire. Cinq cent mille francs, c'est bien loin d'un million. Je ne demanderais pour fortune que la différence, je ne serais pas à la Belle-Etoile. - Comment, dit Corentin, monsieur David Séchard et sa femme n'ont pas deux ou trois millions de fortune... - Mais, s'écria la femme de l'aubergiste, c'est ce qu'on donne à messieurs Cointet, qui l'ont dépouillé de son invention, et il n'a pas eu d'eux plus de vingt mille francs... Où donc voulez-vous que ces honnêtes gens aient pris des millions? ils étaient bien gênés pendant la vie de leur père. Sans Kolb, leur régisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dévouée que son mari, ils auraient eu bien de la peine à vivre. Qu'avaient-ils donc, avec la Verberie?... mille écus de rente!... Corentin prit à part Derville et lui dit - In vino veritas! la vérité se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le véritable Etat-Civil d'un pays, le notaire n'est pas plus instruit que l'aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit... Voyez! nous sommes censés connaÃtre les Cointet, Kolb, etc... Un aubergiste est le répertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s'en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d'honnêtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligés de nous fier à ce rapport, quoique déjà l'on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de Rubempré. Nous ne resterons pas ici longtemps... - Je l'espère, dit Derville. - Voilà pourquoi, reprit Corentin, j'ai trouvé le moyen le plus naturel pour faire sortir la vérité de la bouche des époux Séchard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autorité d'avoué, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. - Après le dÃner, nous partirons pour aller chez monsieur Séchard, dit Corentin à la femme de l'aubergiste, vous aurez soin de nous préparer des lits, nous voulons chacun notre chambre. A la Belle-Etoile, il doit y avoir de la place. - Oh! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l'enseigne. - Oh! le calembour existe dans tous les départements, dit Corentin, vous n'en avez pas le monopole. - Vous êtes servis, messieurs, dit l'aubergiste. - Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent?... L'anonyme aurait-il raison? serait-ce la monnaie d'une belle fille? dit Derville à Corentin en s'attablant pour dÃner. - Ah! ce serait le sujet d'une autre enquête, dit Corentin. Lucien de Rubempré vit, m'a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommée Esther Van Bogseck. - Quelle singulière coïncidence! dit l'avoué, je cherche l'héritière d'un Hollandais appelé Gobseck, c'est le même nom avec un changement de consonnes... - Eh! bien, dit Corentin, à Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation à mon retour à Paris. Une heure après, les deux chargés d'affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame Séchard. Une des mille souricières de Corentin Jamais Lucien n'avait éprouvé des émotions aussi profondes que celles dont il fut saisi à la Verberie par la comparaison de sa destinée avec celle de son beau-frère. Les deux Parisiens allaient y trouver le même spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappé Lucien. Là tout respirait le calme et l'abondance. A l'heure où les deux étrangers devaient arriver, le salon de la Verberie était occupé par une société de cinq personnes Le curé de Marsac, jeune prêtre de vingt-cinq ans qui s'était fait, à la prière de madame Séchard, le précepteur de son fils Lucien; le médecin du pays, nommé monsieur Marron; le maire de la commune, et un vieux colonel retiré du service qui cultivait les roses dans une petite propriété, située en face de la Verberie, de l'autre côté de la route. Tous les soirs d'hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston à un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu'ils avaient lus. Quand monsieur et madame Séchard achetèrent la Verberie, belle maison bâtie en tufau et couverte en ardoises, ses dépendances d'agrément consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses économies, la belle madame Séchard avait étendu son jardin jusqu'à un petit cours d'eau, en sacrifiant les vignes qu'elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourée d'un petit parc d'environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriété la plus importante du pays. La maison de feu Séchard et ses dépendances ne servaient plus qu'à l'exploitation de vingt et quelques arpents le vignes laissés par lui, outre cinq métairies d'un produit d'environ six mille francs, et dix arpents de prés, situés le l'autre côté du cours d'eau, précisément en face du parc le la Verberie; aussi madame Séchard comptait-elle bien les y comprendre l'année prochaine. Déjà , dans le pays, on donnait à la Verberie le nom de château, et l'on appelait Eve Séchard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanité, Lucien n'avait fait qu'imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriétaire d'un moulin assis pittoresquement à quelques portées de fusil des prés de la Verberie, était, dit-on, en marché pour ce moulin avec madame Séchard. Cette acquisition probable allait finir de donner à la Verberie la tournure d'une terre de premier ordre dans le département. Madame Séchard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, était aussi estimée qu'aimée. Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. Quoique âgée d'environ vingt-six ans, elle avait gardé la fraÃcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l'abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l'homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire; enfin, pour la peindre, il suffit peut-être de dire que, dans toute sa vie, elle n'avait pas à compter un seul battement de coeur qui ne fût inspiré par ses enfants ou par son mari. L'impôt que ce ménage payait au malheur, on le devine, c'était le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Eve Séchard pressentait des mystères et les redoutait d'autant plus que, pendant sa dernière visite, Lucien brisa sèchement à chaque interrogation de sa soeur en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu'à eux-mêmes. En six ans, Lucien avait vu sa soeur trois fois, et il ne lui avait pas écrit plus de six lettres. Sa première visite à la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mère, et la dernière avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nécessaire à sa politique. Ce fut entre monsieur, madame Séchard et leur frère, le sujet d'une scène assez grave qui laissa des doutes affreux au coeur de cette douce et noble existence. L'intérieur de la maison, transformé tout aussi bien que l'extérieur, sans présenter de luxe, était confortable. On en jugera par un coup d'oeil rapide jeté sur le salon où se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d'Aubusson, des tentures en croisé de coton gris ornées de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculpté, garni de casimir gris à passementeries vertes, des jardinières pleines de fleurs, malgré la saison, offraient un ensemble doux à l'oeil. Les rideaux des fenêtres en soie verte, la garniture de la cheminée, l'encadrement des glaces étaient exempts de ce faux goût qui gâte tout en province. Enfin les moindres détails élégants et propres, tout reposait l'âme et les regards par l'espèce de poésie qu'une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son ménage. Madame Séchard, encore en deuil de son père, travaillait au coin du feu à un ouvrage en tapisserie, aidée par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les détails de la maison. Au moment où le cabriolet atteignit aux premières habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s'augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espérait bien vendre sa propriété à laquelle madame Eve paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi. - Voilà un cabriolet qui arrête ici! dit Courtois en entendant à la porte un bruit de la voiture; et, à la ferraille, on peut présumer qu'il est du pays - Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le médecin. - Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle. - Matame, dit Kolb un grand et gros Alsacien foissi in afoué té Baris qui témente à barler à moncière. - Un avoué! .. s'écria Séchard, ce mot-là me donne la colique. - Merci, dit le maire de Marsac, nommé Cachan, avoué pendant vingt ans à Angoulême, et qui jadis avait été chargé de poursuivre Séchard. - Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait! dit Eve en souriant. - Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris? - Non, dit Eve. - Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant. - Gare que ce ne soit à cause de la succession du père Séchard, dit Cachan. Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme!... En entrant, Corentin et Derville, après avoir salué la compagnie et décliné leurs noms, demandèrent à parler en particulier à madame Séchard et à son mari. - Volontiers, dit Séchard. Mais, est-ce pour affaires? - Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin. - Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avoué d'Angoulême, assiste à la conférence. - Vous êtes monsieur Derville?... dit Cachan en regardant Corentin. - Non, monsieur, c'est monsieur, répondit Corentin en montrant l'avoué qui salua. - Mais, dit Séchard, nous sommes en famille, nous n'avons rien de caché pour nos voisins, nous n'avons pas besoin d'aller dans mon cabinet où il n'y a pas de feu... Notre vie est au grand jour... - Celle de monsieur votre père, dit Corentin, a eu quelques mystères que, peut-être, vous ne seriez pas bien aise de publier. - Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit?... dit Eve effrayée. - Oh! non, c'est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souricières a. Monsieur votre père vous a donné un frère aÃné... - Ah! le vieil ours! cria Courtois, il ne vous aimait guère monsieur Séchard, et il vous a gardé cela, le sournois... Ah! je comprends maintenant ce qu'il voulait dire, quand il me disait "Vous en verrez de belles lorsque je serai enterré!" - Oh! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin à Séchard en étudiant Eve par un regard de côté. - Un frère! s'écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux!... Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposées sur les panneaux du salon. - Oh! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame Séchard, il ne s'agit que d'un enfant naturel. Les droits d'un enfant naturel ne sont pas ceux d'un enfant légitime. Cet enfant est dans la plus profonde misère, il a droit à une somme basée sur l'importance de la succession... Les millions laissés par monsieur votre père... A ce mot, millions, il y eut un cri de l'unanimité la plus complète dans le salon. En ce moment, Derville n'examinait plus les gravures. - Le père Séchard, des millions?... dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela? quelque paysan. - Monsieur, dit Cachan, vous n'appartenez pas au Fisc, ainsi l'on peut vous dire ce qui en est... - Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d'honneur de ne pas être un employé des Domaines. Cachan, qui venait de faire signe à tout le monde de se taire, laissa échapper un mouvement de satisfaction. - Monsieur, reprit Corentin, n'y eût-il qu'un million, la part de l'enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procès, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons... - Cent mille francs!...s'écria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le père Séchard a laissé vingt arpents de vignes, cinq petites métairies, dix arpents de prés à Marsac et pas un liard avec... .- Pour rien au monde, s'écria David Sèchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan et moins encore en matière d'intérêt qu'en toute autre... Monsieur, dit-il à Corentin et à Derville, mon père nous a laissé outre ces biens... Courtois et Cachan eurent beau faire des signes à Séchard, il ajouta Trois cent mille francs, ce qui porte l'importance de sa succession à cinq cent mille francs environ. - Monsieur Cachan, dit Eve Séchard, quelle est la part que la loi donne à l'enfant naturel?... - Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n'avez pas recueilli plus de cent mille écus en argent de la succession de votre beau-père, et nous nous entendrons bien... - Donnez auparavant votre parole d'honneur, dit l'ancien avoué d'Angoulême à Derville, que vous êtes avoué. - Voici mon passeport, dit Derville à Cachan en lui tendant un papier plié en quatre, et monsieur n'est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur général des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intérêt puissant à savoir la vérité sur la succession Séchard, et nous la savons... Derville prit madame Eve par la main, et l'emmena très courtoisement au bout du salon. - Madame, lui dit-il à voix basse, si l'honneur et l'avenir de la maison de Grandlieu n'étaient intéressés dans cette question, je ne me serais pas prêté à ce stratagème inventé par ce monsieur décoré; mais vous l'excuserez, il s'agissait de découvrir le mensonge à l'aide duquel monsieur votre frère a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donné douze cent mille francs à monsieur votre frère pour acheter la terre de Rubempré... - Douze cent mille francs! s'écria madame Séchard en pâlissant. Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux?... - Ah! voilà , dit Derville, j'ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure. Eve eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. - Nous vous avons rendu peut-être un grand service, lui dit Derville, en vous empêchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent être très dangereuses. Derville laissa madame Séchard assise, pâle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie. - A Mansle! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. La diligence allant de Bordeaux à Paris, qui passa dans la nuit, eut une place; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires; mais, au fond, il se défiait de son compagnon de voyage, dont la dextérité diplomatique et le sang-froid lui parurent être de l'habitude. Corentin resta trois jours à Mansle sans trouver d'occasion pour partir; il fut obligé d'écrire à Bordeaux et d'y retenir une place pour Paris, où il ne put revenir que neuf jours après son départ. Pendant ce temps-là , Peyrade allait tous les matins, soit à Passy, soit à Paris, chez Corentin, savoir s'il était revenu. Le huitième jour, il laissa, dans l'un et l'autre domicile, une lettre écrite en chiffres à eux, pour expliquer à son ami le genre de mort dont il était menacé, l'enlèvement de Lydie et l'affreuse destinée à laquelle ses ennemis le vouaient. Mané, Thécel, Pharès Attaqué comme jusqu'alors il avait attaqué les autres Peyrade, privé de Corentin, mais aidé par Contenson, n'en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l'eussent découvert, il pensait assez sagement saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain même de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances à la piste de Lydie, il espérait découvrir la maison dans laquelle elle était cachée; mais, de jour en jour, l'impossibilité, de plus en plus démontrée, de savoir la moindre chose, ajouta d'heure en heure au désespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d'une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout où il vivait en Nabab chez madame du Val-Noble. Pendant le trois derniers jours du délai fatal accordé par Asie pour rétablir Lucien sur l'ancien pied à l'hôtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vétéran de l'ancienne Lieutenance-générale de police. Ainsi, la poésie de terreur que les stratagèmes des tribus ennemies en guerre répandent au sein des forêts de l'Amérique, et dont a tant profité Cooper, s'attachait aux plus petits détails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout à une croisée, tout offrait aux Hommes-Numéros à qui la défense de la vie du vieux Peyrade était confiée, l'intérêt énorme que présentent dans les romans de Cooper un tronc d'arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d'un bison, un canot immobile, un feuillage à fleur d'eau. - Si l'Espagnol est parti, vous n'avez rien à craindre, disait Contenson à Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillité dont ils jouissaient. - Et s'il n'est pas parti? répondait Peyrade. - Il a emmené un de mes hommes derrière sa calèche; mais, à Blois, mon homme, forcé de descendre, n'a pu rattraper la voiture. Cinq jours après le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac. - Je suis, mon cher, au désespoir d'avoir à m'acquitter d'une négociation qu'on m'a confiée à cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. Ne remets plus les pieds à l'hôtel de Grandlieu. Pour épouser Clotilde, il faut attendre la mort de son père, et il est devenu trop égoïste pour mourir de sitôt. Les vieux joueurs de wisk tiennent longtemps... sur leur bord... de table. Clotilde va partir pour l'Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t'aime tant, mon cher, qu'il a fallu la surveiller; elle voulait venir te voir, elle avait fait son petit projet d'évasion... C'est une consolation dans ton malheur. Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac. - Après tout, est-ce un malheur!... lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde!... Madame de Sérisy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n'ont jamais voulu la recevoir; elle a une nièce, la petite Clémence du Rouvre... - Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de Sérisy, elle m'a vu dans la loge d'Esther, elle m'a fait une scène, et je l'ai laissée faire. - Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour longtemps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil... ça dure dix minutes à l'horizon, et dix ans dans le coeur d'une femme. - Voici huit jours que j'attends une lettre d'elle. - Vas-y! - Maintenant, il le faudra bien. - Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble? son Nabab rend à Nucingen le souper qu'il en a reçu. - J'en suis et j'irai, dit Lucien d'un air grave. Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont l'avis fut aussitôt donné par Asie à Carlos, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab. A minuit, l'ancienne salle à manger d'Esther réunissait presque tous les personnages de ce drame dont l'intérêt, caché sous le lit même de ces existences torrentielles, n'était connu que d'Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulâtre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maÃtresse. Asie avait été priée par madame du Val-Noble, à l'insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisinière. En se mettant à table, Peyrade, qui donna cinq cents francs à madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots écrits au crayon Les dix jours expirent au moment où vous vous mettez à table. Peyrade passa le papier à Contenson, qui se trouvait derrière lui, en lui disant en anglais "Est-ce toi qui as fourré là mon nom?" Contenson lut à la lueur des bougies ce Mane, Tecel, Pharès, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vérifier une écriture au crayon et surtout une phrase tracée en lettres majuscules, c'est-à -dire avec des lignes pour ainsi dire mathématiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaÃtre les habitudes de la main, comme dans l'écriture dit cursive. Ce souper fut sans aucune gaieté. Peyrade était en proie à une préoccupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient égayer un souper, il ne se trouvait là que Lucien et Rastignac. Lucien était fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant le souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l'idée de se rattraper après le souper. Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. L'ennui dépouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des pièces de théâtre et des livres, ils ont leurs hasards. A la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits très délicats placés à la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient été commandées par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le célèbre établissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. Contenson, à qui l'exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l'aplatit par ce mot "Vous n'êtes donc pas de chez Tortoni?..." et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. A peine le mulâtre atteignait-il la porte de l'appartement qu'un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l'escalier "Numéro vingt-sept." - Qu'y a-t-il? répondit Contenson en redescendant avec rapidité jusqu'au bas de la rampe. - Dites au papa que sa fille est rentrée, et dans quel état! bon Dieu! qu'il vienne, elle se meurt. Au moment où Contenson rentra dans la salle à manger, le vieux Peyrade, qui d'ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombière. On portait la santé de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d'un vin dit de Constance, et le vida. Quelque troublé que fût Contenson par la nouvelle qu'il allait apprendre à Peyrade, il fut, en rentrant, frappé de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. Cette observation, malgré son importance, ne devait cependant pas retarder le mulâtre, et il se pencha vers son maÃtre au moment où Peyrade replaçait son verre vide sur la table. - Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état. Peyrade lâcha le plus français des jurons français avec un accent méridional si prononcé que le plus profond étonnement parut sur la figure de tous les convives. En s'apercevant de sa faute, Peyrade avoua son déguisement en disant à Contenson en bon français - Trouve un fiacre!... je fiche le camp. Tout le monde se leva de table. - Qui donc êtes-vous? s'écria Lucien. - Ui!... dit le baron. - Bixiou m'avait soutenu que vous saviez faire l'Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac. - C'est quelque banqueroutier découvert, dit du Tillet à haute voix, je m'en doutais!... - Quel singulier pays que Paris!... dit madame du Val-Noble. Après avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaÃt en nabab ou en dandy aux Champs-Elysées impunément!... Oh! j'ai du malheur, la faillite est mon insecte. - On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble à celui de Cléopâtre, un aspic. - Ce que je suis!... dit Peyrade à la porte. Ah! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits!... En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien; puis il profita de l'étonnement général pour disparaÃtre avec une excessive agilité, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppée d'une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrêta l'espion par le bras, au seuil de la porte cochère. - Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui déjà lui avait prophétisé le malheur. Une voiture était là , Asie y monta, la voiture disparut comme emportée par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir. Terrible serment de Corentin En arrivant à sa maison de campagne dans une des places les plus retirées et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un négociant dévoré par la passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l'avait amené, se fit conduire rue des Moineaux et n'y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du défaut de prévoyance que Peyrade et lui avaient eu. - Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-là sont capables de tout, il faut savoir s'ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus... Plus sa vie est infâme, plus l'homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s'en alla chez lui se déguiser en petit vieillard souffreteux, à petite redingote verdâtre, à petite perruque en chiendent, et revint à pied, ramené par son amitié pour Peyrade. Il voulait donner des ordres à ses Numéros les plus dévoués et les plus habiles. En longeant la rue Saint-Honoré pour venir de la place Vendôme à la rue Saint-Roch, il marcha derrière une fille en pantoufles, et habillée comme l'est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tête un bonnet de nuit, laissait échapper de temps en temps des sanglots mêlés à des plaintes involontaires; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie. - Je suis l'ami de votre père, monsieur CanquoÃlle, dit-il de sa voix naturelle. - Ah! voici donc quelqu'un à qui je puis me fier!... dit-elle. - N'ayez pas l'air de me connaÃtre, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcés de nous déguiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé... - Oh! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas... Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m'expliquer comment!... - D'où venez-vous?... - Je ne sais pas, monsieur! je me suis sauvée avec tant de précipitation, j'ai fait tant de rues, tant de détours, en me croyant suivie... Et quand je rencontrais quelqu'un d'honnête, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix! Enfin, après avoir marché pendant... Quelle heure est-il? - Onze heures et demie! dit Corentin. - Je me suis sauvée à la tombée de la nuit, voici donc cinq heures que je marche!... s'écria Lydie. - Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt... - Oh! monsieur, il n'y a plus de repos pour moi! Je ne veux pas d'autre repos que celui de la tombe; et j'irai l'attendre dans un couvent, si l'on me juge digne d'y entrer... - Pauvre petite! vous avez bien résisté? - Oui, monsieur. Ah! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m'a mise... - On vous a sans doute endormie? - Ah! c'est cela? dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j'atteindrai la maison. Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très nettes... Tout à l'heure je me croyais dans un jardin... Corentin porta Lydie dans ses bras, où elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers. - Katt! cria-t-il. Katt parut et jeta des cris de joie. - Ne vous hâtez pas de vous réjouir! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade. Quand Lydie eut été posée sur son lit, lorsque à la lueur de deux bougies allumées par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le délire. Elle chanta des ritournelles d'airs gracieux, et tour à tour vociféra certaines phrases horribles qu'elle avait entendues! Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. Elle mêlait les souvenirs de sa vie si pure à ceux de ces dix jours d'infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s'arrêtant par moments pour examiner Lydie. - Elle paie pour son père! dit-il. Y aurait-il une Providence? - Oh! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille... Un enfant! c'est, ma parole d'honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu'on donne au malheur!... - Oh! dit la pauvre enfant en se mettant sur son séant et laissant ses beaux cheveux déroulés, au lieu d'être couchée ici, Katt, je devrais être couchée sur le sable au fond de la Seine... - Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guérira pas, vous devriez aller chercher un médecin, celui de la Mairie d'abord, puis messieurs Desplein et Bianchon... Il faut sauver cette innocente créature... Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. En ce moment, l'escalier fut grimpé par un homme à qui les marches en étaient familières, la porte s'ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacée, les yeux presque ensanglantés, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l'appartement à la chambre de Lydie en criant "Où est ma fille?..." Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l'état de Lydie qu'à celui d'une fleur, amoureusement cultivée par un botaniste, tombée de sa tige, écrasée par les souliers ferrés d'un paysan. Transportez cette image dans le coeur même de la Paternité, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, à qui de grosses larmes vinrent aux yeux. - On pleure, c'est mon père, dit l'enfant. Lydie put encore reconnaÃtre son père; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment où il tomba sur un fauteuil. - Pardon, papa!... dit-elle d'une voix qui perça le coeur de Peyrade au moment où il sentit comme un coup de massue appliqué sur son crâne. - Je meurs... ah! les gredins! fut son dernier mot. Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. - Mort empoisonné!... se dit Corentin. - Bon, voici le médecin, s'écria-t-il en entendant le bruit d'une voiture. Contenson, qui se montra débarbouillé de sa mulâtrerie, resta comme changé en statue de bronze en entendant dire à Lydie "Tu ne me pardonnes donc pas, mon père?... Ce n'est pas ma faute! Elle ne s'apercevait pas que son père était mort. - Oh! quels yeux il me fait!..." dit la pauvre folle... - Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. - Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui; sa fille est à moitié folle, elle le deviendrait tout à fait en s'apercevant de sa mort, elle croirait l'avoir tué. En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée. - Voilà mon seul ami!... dit Corentin en paraissant ému quand Peyrade fut exposé sur son lit dans sa chambre. Il n'a eu dans toute sa vie qu'une seule pensée cupide! et ce fut pour sa fille!... Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque état a son honneur. Peyrade a eu tort de se mêler des affaires particulières, nous n'avons qu'à nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu'il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui frappèrent Contenson d'épouvante, de venger mon pauvre Peyrade! je découvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille!... Et, par mon propre égoïsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-là finiront leurs jours à quatre heures, en pleine santé, rasés, net, en place de Grève!... - Et je vous y aiderai! dit Contenson ému. Rien n'est en effet plus émouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassé, méthodique, en qui, depuis vingt ans, personne n'avait aperçu le moindre mouvement de sensibilité. C'est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu'elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une révolution d'entrailles. - Pauvre père CanquoÃlle, reprit-il en regardant Corentin, il m'a souvent régalé... Et tenez... - il n'y a que les gens vicieux qui sachent faire de ces choses-là , - souvent il m'a donné dix francs pour aller au jeu... Après cette oraison funèbre, les deux vengeurs de Peyrade allèrent chez Lydie en entendant Kart et le médecin de la Mairie dans les escaliers. - Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le Procureur du Roi ne trouverait pas en ceci les éléments d'une poursuite; mais nous allons faire un rapport à la Préfecture, ça pourra servir peut-être à quelque chose. - Monsieur, dit Corentin au médecin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort; je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l'autopsie en présence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. Tâchez de découvrir les traces du poison; vous serez d'ailleurs assisté dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j'ai mandés pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l'état est pire que celui du père, quoiqu'il soit mort.. - Je n'ai pas besoin, dit le médecin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon métier... - Ah! bon, pensa Corentin. - Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille. Au jour, Lydie avait fini par succomber à sa fatigue; elle dormait quand l'illustre chirurgien et le jeune médecin arrivèrent. Le médecin chargé de constater le décès avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort. - En attendant que l'on éveille la malade, dit Corentin aux deux célèbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrères dans une constatation qui certainement aura de l'intérêt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procès-verbal. - Votre parent est mort d'apoplexie, dit le médecin, il y a les preuves d'une congestion cérébrale effrayante... - Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s'il n'y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le même effet. - L'estomac, dit le médecin, était absolument plein de matières; mais, à moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison. - Si les caractères de la congestion cérébrale sont bien reconnus, il y a là , vu l'âge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l'énorme quantité d'aliments... - Est-ce ici qu'il a mangé? demanda Bianchon. - Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvé sa fille violée... - Voilà le vrai poison, s'il aimait sa fille, dit Bianchon. - Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-là ? demanda Corentin sans abandonner son idée. - Il n'y en a qu'un, dit Desplein après avoir examiné tout avec soin. C'est un poison de l'archipel de java, pris à des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent à empoisonner ces armes si dangereuses... les Kris malais... On le dit, du moins... Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rédiger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupé; puis il l'instruisit du complot formé contre les jours de Peyrade et des causes de l'état où se trouvait Lydie. Après, Corentin passa dans l'appartement de la pauvre fille, où Desplein et Bianchon examinaient la malade; mais il les rencontra sur le pas de la porte. - Eh! bien, messieurs! demanda Corentin. - Placez cette fille-là dans une maison de santé, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mélancolique. Il -n'y a pas, pour la guérison, d'autre ressource que dans le sentiment maternel s'il se réveille... Corentin donna quarante francs en or à chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche. - Le médecin prétend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d'autant moins faire un rapport qu'il s'agit du père CanquoÃlle, il se mêlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop à qui nous nous attaquerions... Ces gens-là meurent souvent par ordre... - Je me nomme Corentin, dit Corentin à l'oreille du commissaire de police. Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise. - Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera très utile plus tard, et ne l'envoyez qu'à titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l'instruction serait arrêtée au premier pas... Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant délit. Le commissaire de police salua Corentin et partit. - Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire?... - Mais il est donc survenu quelque chose?... - Elle a su que son père venait de mourir... - Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement à Charenton; Je vais écrire un mot au Directeur-Général de la Police du Royaume afin qu'elle y soit placée convenablement. La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres... Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera... - Carlos! dit Contenson, il est en Espagne. - Il est à Paris! dit péremptoirement Corentin. Il y a là du génie espagnol du temps de Philippe II, mais j'ai des traquenards pour tout le monde, même pour les rois. Une souricière où se prend le rat Cinq jours après la disparition du Nabab, madame du Val-Noble était, à neuf heures du matin, assise au chevet du lit d'Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misère. - Si, du moins, j'avais cent louis de rente! Avec cela, ma chère, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve à se marier... - Je puis te les faire avoir, dit Esther. - Et comment? s'écria madame du Val-Noble. - Oh! bien naturellement. Ecoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comédie-là ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre très mince où se trouve un poison qui tue en une seconde; tu me les apporteras, je t'en donne cinquante mille francs... - Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même? dit madame du Val-Noble. Asie ne me les vendrait pas. - Ce n'est pas pour toi?... dit madame du Val-Noble. Peut-être. - Toi! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison à toi! la veille d'une fête dont on parlera pendant dix ans! qui coûte à Nucingen vingt mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de février, des asperges, des raisins.. des melons... Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements. - Que dis-tu donc? il y a pour mille écus de roses dans l'escalier seulement. - On dit que ta toilette coûte dix mille francs? - Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j'ai voulu avoir un déguisement de mariée. - Où sont les dix mille francs? dit madame du Val-Noble. - C'est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes... - Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. Si c'était pour commettre... - Un crime, va donc! dit Esther en achevant la pensée de son amie qui hésitait. Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J'avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai voilà tout. - Es-tu bête!... - Que veux-tu, nous nous l'étions promis. - Laisse-toi protester ce billet-là , dit l'amie en souriant. Fais ce que je te dis, et va-t'en. J'entends une voiture qui arrive, et c'est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur! Il m'aime, celui-là ... Pourquoi n'aime-t-on pas ceux qui nous aiment, car enfin ils font tout pour nous plaire... - Ah! voilà , dit madame du Val-Noble, c'est l'histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons. - Pourquoi?... - Eh! bien, on n'a jamais pu le savoir. - Mais, va-t'en donc, ma biche! Il faut que je demande tes cinquante mille francs. - Eh! bien, adieu... Depuis trois jours, les manières d'Esther avec le baron de Nucingen avaient entièrement changé. Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trésors d'affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dénués de malice et d'âcreté, pleins d'insinuations tendres, avaient porté la conviction dans l'esprit du lourd banquier, elle l'appelait Fritz, il se croyait aimé. - Mon pauvre Fritz, je t'ai bien éprouvé, dit-elle, je t'ai bien tourmenté, tu as été sublime de patience, tu m'aimes, je le vois, et je t'en récompenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je te préférerais à un jeune homme. C'est peut-être l'effet de l'expérience. A la longue on finit par s'apercevoir que le plaisir est la fortune de l'âme, et ce n'est pas plus flatteur d'être aimé pour le plaisir que d'être aimé pour son argent... Et puis, les jeunes gens sont trop égoïstes, ils pensent plus à eux qu'à nous; tandis que toi tu ne penses qu'à moi. Je suis toute ta vie. Aussi ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver à quel point je suis désintéressée. - Che ne vus ai rien tonné, répondit le baron charmé, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes... c'ede mon gâteau te noces... Esther embrassa si gentiment Nucingen qu'elle le fit pâlir, sans pilules. - Oh! dit-elle, n'allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c'est parce que maintenant... Je t'aime, mon gros Frédéric... - Oh! mon tié! birguoi m'afoir ébroufé... ch'eusse édé si bireux tébuis drois mois... - Est-ce en trois pour cent ou en cinq? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant à sa fantaisie. - En drois... ch'en affais tes masses. Le baron apportait donc ce matin l'inscription sur le Grand-Livre; il venait déjeuner avec sa chère petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour! - Dennez, ma bedide phâme, ma seile phâme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tébenses te guisine bir le resdant te fos churs... Esther prit le papier sans la moindre émotion, elle le plia, le mit dans sa toilette. - Vous voilà bien content, monstre d'iniquité, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vérités, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux... Ce n'est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c'est une restitution... Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t'aime. - Ma pelle Esder, mon anche t'amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi... dennez... ça me seraid écal que la derre endière me brÃt bir ein folleire, si j'édais ein bonnêde ôme à fos yex... Je vus âme tuchurs te blis en blis. - C'est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d'éléphant, car tu es devenu candide comme un enfant... Parbleu, gros scélérat, tu n'as jamais eu d'innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface; mais elle était enfoncée si avant qu'elle n'est revenue qu'à soixante-six ans passés... et amenée par le croc de l'amour. Ce phénomène a lieu chez les très vieillards... Et voilà pourquoi j'ai fini par t'aimer, tu es jeune, très jeune... Il n'y a que moi qui aurai connu ce Frédéric là ... moi seule!... car tu étais banquier à quinze ans... Au collège, tu devais prêter à tes camarades une bille à la condition d'en rendre deux... Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire. - Eh! bien, tu feras ce que tu voudras! Hé! mon Dieu, pille les hommes... va, je t'y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d'être aimés, Napoléon les tuait comme des mouches. Que ce soit à toi ou au Budget que les Français paient des contributions, qué que ça leur fait!... On ne fait pas l'amour avec le Budget, et ma foi... - va, j'y ai bien réfléchi, tu as raison... - tonds les moutons, c'est dans l'Evangile selon Béranger... Embrassez votre Esder... Ah! dis donc, tu donneras à cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l'appartement de la rue Taitbout! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs... ça te posera bien, vois-tu, mon chat. Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi... Cette générosité-là paraÃtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. Oh!... il n'y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l'on oubliera Falleix. Ainsi c'est, après tout, de l'argent placé en considération!... - Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil. - Hé! bien, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, à sa considération, à son honneur... Va, va me chercher les cinquante mille francs... Elle voulait se débarrasser de monsieur Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir même à la Bourse l'inscription. - Et birquoi doud te zuite?... demanda-t-il. - Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boÃte en satin, et en envelopper un éventail. Tu lui diras "Voici, madame, un éventail qui, j'espère, vous fera plaisir..." On croit que tu n'es qu'un Turcaret, tu passeras Contenson. Beaujon! - Jarmand! jarmand! s'écria le baron, ch'aurai tonc te l'esbrit maindenant!... Ui, che rebède fos mods... Au moment où la pauvre Esther s'asseyait, fatiguée de l'effort qu'elle faisait pour jouer son rôle, Europe entra. - Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyé du quai Malaquais par Célestin, le valet de chambre de monsieur Lucien... - Qu'il entre!... mais non, je vais dans l'antichambre. - Il a une lettre de Célestin pour madame. Esther se précipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang. Dis-lui de descendre!... dit Esther d'une voix faible en se laissant aller sur une chaise après avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer ajouta-t-elle à l'oreille d'Europe. Monte-lui la lettre d'ailleurs. Carlos Herrera, qui conservait son costume de commis voyageur, descendit aussitôt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l'anti-chambre un étranger. - Tu m'avais dit qu'il n'y avait personne, dit-il dans l'oreille d'Europe. Et par un excès de prudence il passa sur-le-champ dans le salon après avoir examiné le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sûreté qui l'avait arrêté dans la Maison Vauquer avait un rival que l'on désignait comme devant le remplacer. Ce rival était le commissionnaire. On a raison, dit le faux commissionnaire à Contenson qui l'attendait dans la rue. Celui que vous m'avez dépeint est dans la maison; mais ce n'est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu'il y a de notre gibier sous cette soutane. - Il n'est pas plus prêtre qu'il n'est Espagnol, dit Contenson. - J'en suis sûr, dit l'agent de la Brigade de sûreté. Oh! si nous avions raison!... dit Contenson. Lucien était en effet resté deux jours absent, et l'on avait profité de cette absence pour tendre ce piège; mais il revint le soir même, et les inquiétudes d'Esther se calmèrent. Un adieu Le lendemain matin, à l'heure où la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva. - J'ai les deux perles! dit la Val-Noble. - Voyons? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles. Madame du Val-Noble tendit à son amie deux espèces de groseilles noires. Le baron avait donné à Esther deux de ces levrettes, d'une race célèbre, et qui finira par porter le nom du grand poète contemporain qui les a mises à la mode; aussi la courtisane, très fière de les avoir obtenues, leur avait-elle conservé les noms de leurs aïeux, Roméo et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grâce de ces animaux, faits pour l'appartement et dont les moeurs avaient quelque chose de la discrétion anglaise. Esther appela Roméo, Roméo accourut sur ses pattes si flexibles et minces, si fermes et si nervues que vous eussiez dit des tiges d'acier, et il regarda sa maÃtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour éveiller son attention. - Son nom le destine à mourir ainsi! dit Esther en jetant la perle que Roméo brisa entre ses dents. Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-même pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu'Esther disait la phrase d'oraison funèbre. - Ah! mon Dieu! cria madame du Val-Noble. - Tu as un fiacre, emporte feu Roméo, dit Esther, sa mort ferait un esclandre ici, je te l'aurai donné, tu l'auras perdu, fais une affiche. Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilité de courtisane, que madame du Val-Noble s'écria "Tu es bien notre reine" - Viens de bonne heure, et sois belle... A cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles épaules une écharpe en point d'Angleterre. Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donné par Nucingen. Quoique sa toilette fût finie à six heures, elle ferma sa porte à tout le monde, même à Nucingen. Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s'aperçût de son arrivée. Lucien, à l'aspect d'Esther, se dit "Pourquoi ne pas aller vivre avec elle à Rubempré, loin du monde, sans jamais revenir à Paris!... J'ai cinq ans d'arrhes sur cette vie, et la chère créature est de caractère à ne jamais se démentir!... Et où trouver un pareil chef-d'oeuvre?" - Mon ami, vous de qui j'ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bénissez-moi... Lucien voulut relever Esther et l'embrasser en lui disant "Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie, mon cher amour?" Et il essaya de prendre Esther par la taille; mais elle se dégagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d'horreur. - Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux, je t'en supplie, bénis-moi, et jure-moi d'établir à l'Hôtel-Dieu une fondation de deux lits... Car, pour des prières à l'église, Dieu ne me pardonnera jamais qu'à moi-même... Je t'ai trop aimé, mon ami. Enfin, dis-moi que je t'ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois à moi... dis? Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu'il resta pensif. - Tu veux te tuer! dit-il enfin d'un son de voix qui dénotait une profonde méditation. - Non, mon ami, mais aujourd'hui, vois-tu, c'est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue... Et j'ai bien peur que le chagrin ne me tue. - Pauvre enfant, attends! dit Lucien, j'ai fait depuis deux jours bien des efforts, j'ai pu parvenir jusqu'à Clotilde. - Toujours Clotilde!... dit Esther avec un de rage concentrée. - Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit... Mardi matin, elle part, mais j'aurai sur la route d'Italie une entrevue avec elle, à Fontainebleau... - Ah! çà , que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes?... des planches!... cria la pauvre Esther. Voyons, si j'avais sept ou huit millions, ne m'épouserais-tu pas? - Enfant! J'allais te dire que si tout est fini pour moi je ne veux pas d'autre femme que toi... Esther baissa la tête pour ne pas montrer sa soudaine pâleur et les larmes qu'elle essuya. - Tu m'aimes?... dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh! bien, voilà ma bénédiction. Ne te compromets pas, va par la porte dérobée et fais comme si tu venais de l'antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son coeur avec rage et lui dit "Sors!... Sors... ou je vis." Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d'admiration. Les yeux d'Esther renvoyaient l'infini dans lequel l'âme se perdait en les voyant. Le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camélias. Enfin tous les effets que cette fille sublime avait cherchés furent obtenus. Elle n'eut pas de rivales. Elle parut comme l'expression du luxe effréné dont les créations l'entouraient. Elle fut d'ailleurs étincelante d'esprit. Elle commanda l'orgie avec la puissance froide et calme que déploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts où les premiers musiciens de l'Europe atteignent au sublime de l'exécution en interprétant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maÃtre de la maison. A minuit, personne n'avait sa raison. On cassa les verres pour qu'ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de pékin peint furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes étant endormies sur les divans, les convives ne purent réaliser la plaisanterie arrêtée, à l'avance entre eux, de conduire Esther et Nucingen à la chambre à coucher, rangés sur deux lignes, ayant tous des candélabres à la main, et chantant le Buona Sera du Barbier de Séville. Nucingen donna seul la main à Esther; quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol à propos du dernier mariage du duc de Richelieu "Il faudrait prévenir le Préfet de police... il va se faire un mauvais coup ici...". Le railleur croyait railler, il était prophète. Les lamentations de Nucingen Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi; mais à une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van Gobseck avait fait vendre l'inscription de trente mille francs de rente dès vendredi et qu'elle venait d'en toucher le prix. - Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de MaÃtre Derville est venu chez moi au moment où je parlais de ce transfert; et, après avoir vu les véritables noms de mademoiselle Esther, il m'a dit qu'elle héritait d'une fortune de sept millions. - Pah! - Oui, elle serait l'unique héritière du vieil escompteur Gobseck... Derville va vérifier les faits. Si la mère de votre maÃtresse est la belle Hollandaise, elle hérite... - Chè le sais, dit le banquier, ele m'a ragondé sa fie... Che fais égrire ein mod à Terfile!... Le baron se mit à son bureau, fit un petit billet à Derville, et l'envoya par un de ses domestiques. Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. - Madame a défendu de l'éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s'est couchée elle dort... - Ah! tiaple, s'écria le baron. Irobe, èle ne se vacherait bas t'abbrentre qu'ele tefient rigissime... Elle héride le sedde milions. Le fieux copseck ed mord et laisse ces sedde milions, el da maÃtresse ed son inique héridière, sa mère édant la brobre niaise te Cobseck qui taillers a vaid ein desdament. Che ne boufais bas subssonner qu'ein milionaire, gomme lui, laissâd Esder tans le missèrre... - Ah! bien, votre règne est bien fini, vieux saltimbanque! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d'une servante de Molière. Hue! vieux corbeau d'Alsace!... Elle vous aime à peu près comme on aime la peste!... Dieu de Dieu! des millions!... mais elle peut épouser son amant! Oh! sera-t-elle contente! Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé pour aller annoncer, elle la première! ce coup du sort à sa maÃtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d'eau froide sur son amour au moment où atteignait au plus haut degré d'incandescence. - Ele me drombait... s'écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait!... ô Esder... Ô ma fie.. Bedde que che suis! Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards... Che buis doute ageder, egcebdé te la chênesse!... 0 mon tié!... que vaire? que tefenir? Ele a réson, cedde grielle Irobe. Esder rige m'échappe. vaud-ile hâler se bantre? Qu'ed la fie sans la flâme tifine ti blézir que c'hai goudé?... Mon tié... Et le Loup-cervier s'arracha le faux toupet qu'il mettait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles. Le pauvre banquier se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu'il venait de vider, car rien ne grise comme le vin du malheur. Dès la porte de la chambre, il aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte!... Il alla jusqu'au lit, et tomba sur ses genoux. - Ti has réson, elle l'avait tid!... Ele ed morde te moi... Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d'incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l'imprudence de demander où étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardèrent alors d'une si singulière manière que monsieur de Nucingen sortit aussitôt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l'oreiller de sa maÃtresse, se mit à l'arranger en morte, dit-elle. - Va prévenir monsieur, Asie!... Mourir avant d'avoir su qu'elle avait sept millions! Gobseck était l'oncle de feu madame!... s'écria-t-elle. La manoeuvre d'Europe fut saisie par Paccard. Dès qu'Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit A remettre à monsieur Lucien de Rubempré! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s'écria "Ne serait-on pas heureux et honnête pour le restant de ces jours!..." Paccard ne répondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort. - Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore avant la lettre, décampons ensemble, partageons la somme afin de ne pas mettre tous les oeufs dans un panier, et marions-nous. - Mais où se cacher? dit Prudence. - Dans Paris, répondit Paccard. Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux honnêtes gens, changés en voleurs. - Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dès qu'elle lui eut dit les premiers mots trouve une lettre d'Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre; mais qu'il se dépêche, il faut glisser le testament sous l'oreiller d'Esther avant qu'on ne mette les scellés ici. Et il minuta le testament suivant "N'ayant jamais aimé dans le monde d'autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de retomber dans le vice et dans la vie infâme d'où sa charité m'a tirée, je donne et lègue audit Lucien, Chardon de Rubempré tout ce que je possède au jour de mon décès, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, même sa dernière pensée. "ESTHER GOBSECK." - C'est assez son style, se dit Trompe-la-Mort, A sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d'Esther. - Jacques, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment où je sortais de la chambre, la justice arrivait... - Tu veux dire, le Juge de paix... - Non, fillot; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagné de gendarmes. Le procureur du Roi et le Juge d'Instruction y sont, les portes sont gardées. - Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin. - Tiens, Europe et Paccard n'ont point reparu, j'ai peur qu'ils n'aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie. - Ah! les canailles!... dit Trompe-la-Mort. Avec leur carottage ils nous perdent!... La vengeance de Corentin commence La justice humaine, et la justice de Paris c'est-à -dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle même, car elle interprète à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les conducteurs de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l'un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Europe, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le juge de paix, le juge d'Instruction, tout fut sur pied. A neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s'écria "L'on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler!" Il s'éleva par le châssis à tabatière de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, où il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d'un couvreur. - Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là , rue de Provence, un jardin, j'ai mon affaire!... - Tu es servi, Trompe-la-Mort! lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l'abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais... - J'ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera. - Allons-y par ta mansarde, en Espagne, lui dit Contenson. Le faux Espagnol eut l'air de céder, mais, après s'être arcbouté sur l'appui du châssis à tabatière, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l'espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d'honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit. - Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie, car il faut que je sois à l'agonie pour pouvoir ne rien répondre aux curieux. Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. Je viens de me défaire, et naturellement, d'un de ceux qui peuvent me démasquer. A sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passeport pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il alla seul, à pied, dans la forêt où il marcha jusqu'à Bouron. - C'est là , se dit-il, en s'asseyant sur une des roches d'où se découvre le beau paysage de Bouron, l'endroit fatal où Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l'avant-veille de son abdication. Au jour, il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. - Les voilà , se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui. Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaÃtre d'une voiture de voyage élégante. Les deux dames avaient demandé qu'on enrayât à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derrière fit arrêter la berline. En ce moment, Lucien s'avança. - Clotilde! cria-t-il en frappant à la glace. - Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chère. Ayez un dernier entretien avec lui, j'y consens mais ce sera sur la route où nous irons à pied, suivies de Baptiste... La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra... Et les deux femmes descendirent. - Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied et vous nous accompagnerez. Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allèrent ensemble ainsi jusqu'au petit village de Grez. Il était alors huit heures, et là , Clotilde congédia Lucien. - Eh! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien je ne me marierai jamais qu'avec vous. J'aime mieux croire en vous qu'aux hommes, à mon père et à ma mère... On n'a jamais donné de si forte preuve d'attachement, n'est-ce pas?... Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous... On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe. - Que voulez-vous?... dit Lucien avec l'arrogance du dandy. - Vous êtes monsieur Lucien Chardon de Rubempré? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. - Oui, monsieur. - Vous irez coucher, ce soir, à la Force, répondit-il, j'ai un mandat d'amener décerné contre vous. - Qui sont ces dames?... s'écria le brigadier. - Ah! oui, pardon, mesdames, vos passeports? car monsieur Lucien a, selon mes instructions, des accointances avec des femmes qui sont capables de... - Vous prenez la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu pour une fille? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. - Vous êtes assez belle pour cela, répliqua finement le magistrat. - Baptiste, montrez nos passeports, répondit la jeune duchesse en souriant. - Et de quel crime est accusé monsieur? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture. - De complicité dans un vol et dans un assassinat répondit le brigadier de la gendarmerie. Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complètement évanouie dans la berline. A minuit, Lucien entrait à la Force, prison située rue Payenne et rue des Ballets, où il fut mis au secret; l'abbé Carlos Herrera s'y trouvait depuis son arrestation. Troisième partie. Où mènent les mauvais chemins Le panier à salade Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice. Il est peu de flâneurs qui n'aient rencontré cette geôle roulante; mais quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Etrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-être; et, dans plusieurs contrées étrangères, l'imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers. Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée de tôle, est divisée en deux compartiments. Par devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relève un tablier. C'est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s'asseyent les prisonniers; ils y sont introduits au moyen d'un marchepied et par une portière sans jour qui s'ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d'un accident, cette voiture est suivie d'un gendarme à cheval, surtout quand elle emmène des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l'évasion est impossible. La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modèle pour la voiture cellulaire qui transporte les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l'effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l'ait illustrée. On expédie d'abord par le panier à salade les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y être interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s'appelle aller à l'instruction. On amène ensuite les accusés de ces mêmes prisons au Palais pour y être jugés, quand il ne s'agit que de la justice correctionnelle; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d'Arrêt à la Conciergerie, qui est la Maison de justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grâce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l'ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de Grève dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n'est plus affectée aujourd'hui qu'au transport de l'échafaud. Sans cette explication, le mot d'un illustre condamné à son complice "C'est maintenant l'affaire des chevaux!" en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d'aller au dernier supplice plus commodément qu'on y va maintenant à Paris. Les deux patients En ce moment, les deux paniers à salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement à transférer deux prévenus de la Maison d'Arrêt de la Force à la Conciergerie, et chacun de ces prévenus occupait à lui seul un panier à salade. Les neuf dixièmes des lecteurs et les neuf dixièmes du dernier dixième ignorent certainement les différences considérables qui séparent ces mots Inculpé, Prévenu, Accusé, Détenu, Maison d'Arrêt, Maison de Justice ou Maison de Détention; aussi tous seront-ils vraisemblablement étonnés d'apprendre ici qu'il s'agit de tout notre Droit criminel, dont l'explication succincte et claire leur sera donnée tout à l'heure autant pour leur instruction que pour la clarté du dénouement de cette histoire. D'ailleurs, quand on saura que le premier panier à salade contenait Jacques Collin et le second Lucien, qui venait en quelques heures de passer du faÃte des grandeurs sociales au fond d'un cachot, la curiosité sera suffisamment excitée déjà . L'attitude des deux complices était caractéristique. Lucien de Rubempré se cachait pour éviter les regards que les passants jetaient sur le grillage de la sinistre et fatale voiture dans le trajet qu'elle faisait par la rue Saint-Antoine pour gagner les quais par la rue du Martroi, et par l'arcade Saint-Jean sous laquelle on passait alors pour traverser la place de l'Hôtel-de-Ville. Aujourd'hui cette arcade forme la porte d'entrée de l'hôtel du préfet de la Seine dans le vaste palais municipal. L'audacieux forçat collait sa face sur la grille de sa voiture, entre l'huissier et le gendarme qui, sûrs de leur panier à salade, causaient ensemble. Les journées de juillet 1830 et leur formidable tempête ont tellement couvert de leur bruit les événements antérieurs, l'intérêt politique absorba tellement la France pendant les six derniers mois de cette année, que personne aujourd'hui ne se souvient plus ou se souvient à peine, quelque étranges qu'elles aient été, de ces catastrophes privées, judiciaires, financières qui forment la consommation annuelle de la curiosité parisienne et qui ne manquèrent pas dans les six premiers mois de cette année. Il est donc nécessaire de faire observer combien Paris fut alors momentanément agité par la nouvelle de l'arrestation d'un prêtre espagnol trouvé chez une courtisane et par celle de l'élégant Lucien de Rubempré, le futur de mademoiselle de Grandlieu, pris sur la grand route d'Italie, au petit village de Grez, inculpés tous les deux d'un assassinat dont le fruit allait à sept millions; car le scandale de ce procès surmonta cependant quelques jours l'intérêt prodigieux des dernières élections faites sous Charles X. D'abord ce procès criminel était en partie dû à une plainte du baron de Nucingen. Puis Lucien, à la veille de devenir le secrétaire intime du premier ministre, remuait la société parisienne la plus élevée. Dans tous les salons de Paris, plus d'un jeune homme se souvint d'avoir envié Lucien quand il avait été distingué par la belle duchesse de Maufrigneuse, et toutes les femmes savaient qu'il intéressait alors madame de Sérisy, femme d'un des premiers personnages de l'Etat. Enfin la beauté de la victime jouissait d'une célébrité singulière dans les différents mondes qui composent Paris dans le grand monde, dans le monde financier, dans le monde des courtisanes, dans le monde des jeunes gens, dans le monde littéraire. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. Le juge d'instruction à qui l'affaire était dévolue, monsieur Camusot, y vit un titre à son avancement; et, pour procéder avec toute la vivacité possible, il avait ordonné de transférer les deux inculpés de la Force à la Conciergerie dès que Lucien de Rubempré serait arrivé de Fontainebleau. L'abbé Carlos et Lucien n'ayant passé, le premier que douze heures et le second qu'une demi-nuit à la Force, il est inutile de dépeindre cette prison qu'on a depuis entièrement modifiée; et, quant aux particularités de l'écrou, ce serait une répétition de ce qui devait se passer à la Conciergerie. Du Droit criminel mis à la portée des gens du monde Mais avant d'entrer dans le drame terrible d'une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d'être dit, d'expliquer la marche normale d'un procès de ce genre; d'abord ses diverses phases en seront mieux comprises et en France et à l'Etranger; puis ceux qui l'ignorent aprrécieront l'économie du Droit criminel, tel que l'ont conçu les législateurs sous Napoléon. C'est d'autant plus important que cette grande et belle oeuvre est, en ce moment, menacée de destruction par le système dit pénitentiaire. Un crime se commet s'il y a flagrance, les inculpés sont emmenés au corps de garde voisin et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu'on y fait de la musique on y crie ou l'on y pleure. De là , les inculpés sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procède à un commencement d'instruction et qui peut les relaxer, s'il y a erreur; enfin les inculpés sont transportés au dépôt de la Préfecture, où la police les tient à la disposition du Procureur du Roi et du Juge d'Instruction, qui, selon la gravité des cas, avertis plus ou moins proptement, arrivent et interrogent les gens en état d'arrestation provisoire. Selon la nature des présomptions, le juge d'instruction lance un mandat de dépôt et fait écrouer les inculpés à la Maison d'Arrêt. Paris a trois Maisons d'Arrêt Saite-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. Remarquez cette expression d'inculpés. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité l'inculpation, la prévention, l'accusation. Tant que le mandat d'arrêt n'est pas signé, les auteurs présumés d'un crime ou d'un délit grave sont des inculpés; sous le poids du mandat d'arrêt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l'instruction se poursuit. L'instruction terminée, une fois que le tribunal a jugé que les prévenus devaient être déférés à la Cour, ils passent à l'état d'accusés, lorsque la Cour royale a jugé, sur la requête du Procureur- général, qu'il y a charges suffisantes pour les traduire en Cour d'assises. Ainsi, les gens soupçonnés d'un crime passent par trois états différents, par trois cribles avant de comparaÃtre devant ce qu'on appelle la Justice du pays. Dans le premier état, les innocents possèdent une foule de moyens de justification le public, la garde, la police. Dans le second état, ils sont devant un magistrat, confrontés aux témoins, jugés par une chambre de tribunal à Paris, ou par tout un tribunal dans les départements. Dans le troisième, ils comparaissent devant douze conseillers, et l'arrèt de renvoi par-devant la Cour d'assises peut, en cas d'erreur ou pour défaut de forme, être déféré par les accusés à la Cour de Cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu'il soufflette d'autorités populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusés. Aussi, selon nous, à Paris nous ne parlons pas des autres Ressorts, nous paraÃt-il bien difficile qu'un innocent s'asseye jamais sur les bancs de la Cour d'assises. Le détenu, c'est le condamné. Notre Droit criminel a créé des Maisons d'Arrêt, des Maisons de Justice et des Maisons de détention, différences juridiques qui correspondent à celles de prévenu, d'accusé, de condamné. La prison comporte une peine légère, c'est la punition d'un délit minime; mais la détention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd'hui le système pénitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel où les peines étaient supérieurement graduées, et ils arriveront à punir les peccadilles presque aussi sévèrement que les plus grands crimes. On pourra d'ailleurs comparer dans les SCENES DE LA VIE POLITIQUE Voir Une Ténébreuse Affaire les différences curieuses qui existèrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an IV et celui du code Napoléon qui l'a remplacé. Dans la plupart des grands procès, comme dans celui-ci, les inculpés deviennent aussitôt des prévenus. La justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d'arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpés ou sont en fuite, ou doivent être surpris instantanément. Aussi, comme on l'a vu, la Police, qui n'est là que le moyen d'exécution, et la Justice étaient-elles venues avec la rapidité de la foudre au domicile d'Esther. Quand même il n'y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflés par Corentin à l'oreille de la Police judiciaire, il y avait dénonciation d'un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen. Le Machiavel du Bagne Au moment où la première voiture qui contenait Jacques Collin atteignit à l'arcade Saint-Jean, passage étroit et sombre, un embarras força le postillon d'arrêter sous l'arcade. Les yeux du prévenu brillaient à travers la grille comme deux escarboucles, malgré le masque de moribond qui la veille avait fait croire au directeur de la Force à la nécessité d'appeler le médecin. Libres en ce moment, car ni le gendarme ni l'huissier ne se retournaient pour voir leur pratique, ces yeux flamboyants parlaient en langage si clair qu'un juge d'instruction habile, comme monsieur Popinot par exemple, aurait reconnu le forçat dans le sacrilège. En effet Jacques Collin, depuis que le panier à salade avait franchi la porte de la Force, examinait tout sur son passage. Malgré la rapidité de la course, il embrassait d'un regard avide et complet les maisons depuis leur dernier étage jusqu'au rez-de-chaussée. Il voyait tous les passants et il les analysait. Dieu ne saisit pas mieux sa création dans ses moyens et dans sa fin que cet homme ne saisissait les moindres différences dans la masse des choses et des passants. Armé d'une espérance, comme le dernier des Horaces le fut de son glaive, il attendait du secours. A tout autre qu'à ce Machiavel du bagne, cet espoir eût paru tellement impossible à réaliser qu'il se serait laissé machinalement aller, ce que font tous les coupables. Aucun d'eux ne songe à résister dans la situation où la Justice et la Police de Paris plongent les prévenus, surtout ceux mis au secret, comme l'étaient Lucien et Jacques Collin. On ne se figure pas l'isolement soudain où se trouve un prévenu les gendarmes qui l'arrêtent, le commissaire qui l'interroge, ceux qui le mènent en prison, les gardiens qui le conduisent dans ce qu'on appelle littérairement un cachot, ceux qui le prennent sous les bras pour le faire monter dans un panier à salade, tous les êtres qui dès son arrestation l'entourent, sont muets ou tiennent registre de ses paroles pour les répéter soit à la police, soit au juge. Cette absolue séparation, si simplement obtenue entre le monde entier et le prévenu, cause un renversement complet dans ses facultés, une prodigieuse prostration de l'esprit, surtout quand ce n'est pas un homme familiarisé par ses antécédents avec l'action de la Justice. Le duel entre le coupable et le juge est donc d'autant plus terrible que la Justice a pour auxiliaires le silence des murailles et l'incorruptible indifférence de ses agents. Néanmoins, Jacques Collin ou Carlos Herrera il est nécessaire de lui donner l'un ou l'autre de ces noms selon les nécessités de la situation connaissait de longue main les façons de la Police, de la geôle et de la justice. Aussi, ce colosse de ruse et de corruption avait-il employé les forces de son esprit et les ressources de sa mimique à bien jouer la surprise, la niaiserie d'un innocent, tout en donnant aux magistrats la comédie de son agonie. Comme on l'a vu, Asie, cette savante Locuste, lui avait fait prendre un poison mitigé de manière à produire le semblant d'une maladie mortelle. L'action de monsieur Camusot, celle du commissaire de police, l'interrogante activité du Procureur du Roi avaient donc été annulées par l'action, par l'activité d'une apoplexie foudroyante. - Il s'est empoisonné, s'était écrié monsieur Camusot épouvanté par les souffrances du soi-disant prêtre quand on l'avait descendu de la mansarde en proie à d'horribles convulsions. Quatre agents avaient eu beaucoup de peine à convoyer l'abbé Carlos par les escaliers jusqu'à la chambre d'Esther où tous les magistrats et les gendarmes étaient réunis. - C'est ce qu'il avait de mieux à faire s'il est coupable, avait répondu le Procureur du Roi. - Le croyez-vous donc malade?... avait demandé le commissaire de police. La Police doute toujours de tout. Ces trois magistrats s'étaient alors parlé, comme on le suppose, à l'oreille, mais Jacques Collin avait deviné sur leurs physionomies le sujet de leurs confidences, et il en avait profité pour rendre impossible ou tout à fait insignifiant l'interrogatoire sommaire qui se fait au moment d'une arrestation; il avait balbutié des phrases où l'espagnol et le français se combinaient de manière à présenter des non-sens. A la Force, cette comédie avait obtenu d'abord un succès d'autant plus complet que le chef de la Sûreté abréviation de ces mots chef de la brigade de police de sûreté, Bibi-Lupin, qui jadis avait arrêté Jacques Collin dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, était en mission dans les départements, et suppléé par un agent désigné comme le successeur de Bibi-Lupin et à qui le forçat était inconnu. Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. Cette inimitié prenait sa source dans les querelles où Jacques Collin avait toujours eu le dessus, et dans la suprématie exercée par Trompe-la-Mort sur ses compagnons. Enfin, Jacques Collin avait été pendant dix ans la Providence des forçats libérés, leur chef, leur conseil à Paris, leur dépositaire et par conséquent l'antagoniste de Bibi-Lupin. Une Victoire obtenu sur la mise au secret Donc, quoique mis au secret, il comptait sur le dévouement intelligent et absolu d'Asie, son bras droit, et peut-être sur Paccard, son bras gauche, qu'il se flattait de retrouver à ses ordres une fois que le soigneux lieutenant aurait mis à l'abri les sept cent cinquante mille francs volés. Telle était la raison de l'attention surhumaine avec laquelle il embrassait tout sur sa route. Chose étrange! cet espoir allait être pleinement satisfait. Les deux puissantes murailles de l'arcade Saint-Jean étaient revêtues à six pieds de hauteur d'un manteau de boue permanent produit par les éclaboussures du ruisseau; car les passants n'avaient alors, pour se garantir du passage incessant des voitures et de ce qu'on appelait les coups de pied de charrette, que des bornes depuis longtemps éventrées par les moyeux des roues. Plus d'une fois la charrette d'un carrier avait broyé là des gens inattentifs. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. Ce détail peut faire comprendre l'étroitesse de l'arcade Saint-Jean et combien il était facile de l'encombrer. Qu'un fiacre vÃnt à y entrer par la place de Grève, pendant qu'une marchande dite des quatre-saisons y poussait sa petite voiture à bras pleine de pommes par la rue du Martroi, la troisième voiture qui survenait occasionnait alors un embarras. Les passants se sauvaient effrayés en cherchant une borne qui pût les préserver de l'atteinte des anciens moyeux, dont la longueur était si démesurée qu'il a fallu des lois pour les rogner. Quand le panier à salade arriva, l'arcade était barrée par une de ces marchandes des quatre saisons dont le type est d'autant plus curieux qu'il en existe encore des exemplaires dans Paris, malgré le nombre croissant des boutiques de fruitières. C'était si bien la marchande des rues, qu'un sergent de ville, si l'institution en avait été créée alors, l'eût laissée circuler sans lui faire exhiber son permis, malgré sa physionomie sinistre qui suait le crime. La tête, couverte d'un méchant mouchoir de coton à carreaux en loques, était hérissée de mèches rebelles qui montraient des cheveux semblables à des poils de sanglier. Le cou rouge et ridé faisait horreur, et le fichu ne déguisait pas entièrement une peau tannée par le soleil, par la poussière et par la boue. La robe était comme une tapisserie. Les souliers grimaçaient à faire croire qu'ils se moquaient de la figure aussi trouée que la robe. Et quelle pièce d'estomac!... un emplâtre eût été moins sale. A dix pas, cette guenille ambulante et fétide devait affecter l'odorat des gens délicats. Les mains avaient fait cent moissons! Ou cette femme revenait d'un sabbat allemand, ou elle sortait d'un dépôt de mendicité. Mais quels regards!... quelle audacieuse intelligence, quelle vie contenue quand les rayons magnétiques de ses yeux et ceux de Jacques Collin se rejoignirent pour échanger une idée. - Range-toi donc, vieil hospice à vermine!... cria le postillon d'une voix rauque. - Ne vas-tu pas m'écraser, hussard de la guillotine, répondit-elle, ta marchandise ne vaut pas la mienne. Et en essayant de se serrer entre deux bornes pour livrer passage, la marchande embarrassa la voie pendant le temps nécessaire à l'accomplissement de son projet. - O Asie! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien. Le postillon échangeait toujours des aménités avec Asie et les voitures s'accumulaient dans la rue du Martroi. - Ahé!... pecairé fermati. Souni là . Vedrem!... s'écria la vieille Asie avec ces intonations illinoises particulières aux marchandes des rues qui dénaturent si bien leurs paroles qu'elles deviennent des onomatopées compréhensibles seulement pour les Parisiens. Dans le brouhaha de la rue et au milieu des cris de tous les cochers survenus, personne ne pouvait faire attention à ce cri sauvage qui semblait être celui de la marchande. Mais cette clameur distincte pour Jacques Collin, lui jetait à l'oreille dans un patois de convention mêlé d'italien et de provençal corrompus, cette phrase terrible - Ton pauvre petit est pris; mais je suis là pour veiller sur vous. Tu vas me revoir... Au milieu de la joie infinie que lui causait son triomphe sur la Justice, car il espérait pouvoir entretenir des communications au dehors, Jacques Collin fut atteint par une réaction qui eût tué tout autre que lui. - Lucien arrêté!... se dit-il. Et il faillit s'évanouir. Cette nouvelle était plus affreuse pour lui que le rejet de son pourvoi s'il eût été condamné à mort. Histoire historique, archéologique, biographique, anecdotique et physiologique du Palais de Justice Maintenant que les deux paniers à salade roulent sur les quais, l'intérêt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu'ils mettront à y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mêlée aux révolutions de la France, et à celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c'est le plus intéressant, c'en est aussi le moins connu.. des gens qui appartiennent aux classes supérieures de la société; mais malgré l'immense intérêt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers à salade. Quel est le Parisien, l'étranger ou le provincial, pour peu qu'ils soient restés deux jours à Paris, qui n'ait remarqué les murailles noires flanquées de trois grosses tours à poivrières, dont deux sont presque accouplées, ornement sombre et mystérieux du quai dit des Lunettes? Ce quai commence au bas du pont au Change et s'étend jusqu'au Pont-Neuf Une tour carrée, dite la tour de l'Horloge, où fut donné le signal de la Saint-Barthélemy, tour presque aussi élevée que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revêtues de ce suaire noirâtre que prennent à Paris toutes les façades à l'exposition du Nord. Vers le milieu du quai, à une arcade déserte, commencent les constructions privées que l'établissement du Pont-Neuf détermina sous le règne de Henri IV. La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. C'est le même système d'architecture, de la brique encadrée par des chaÃnes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais à l'ouest. Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complétaient la justice suprême, celle du souverain. On voit qu'avant la Révolution, le Palais jouissait de cet isolement qu'on cherche à créer aujourd'hui. Ce carré, cette Ãle de maisons et de monuments, où se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l'écrin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris; c'en est la place sacrée, l'arche sainte. Et d'abord, cet espace fut la première cité tout entière, car l'emplacement de la place Dauphine était une prairie dépendante du domaine royal où se trouvait un moulin à frapper les monnaies. De là le nom de rue de la Monnaie, donné à celle qui mène au Pont-Neuf. De là aussi le nom d'une des trois tours rondes, la seconde, qui s'appelle la tour d'Argent, et qui semblerait prouver qu'on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postérieur au temps où l'on frappait la monnaie dans le palais même, et dû sans doute à un perfectionnement dans l'art monétaire. La première tour, presque accolée à la tour d'Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisième, la plus petite, mais la mieux conservée des trois, car elle a gardé ses créneaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte-Chapelle et ces quatre tours en comprenant la tour de l'Horloge déterminent parfaitement l'enceinte, le périmètre, dirait un employé du Cadastre, du Palais, depuis les Mérovingiens jusqu'à la première maison de Valois; mais pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais représente plus spécialement l'époque de saint Louis. Charles V, le premier, abandonna le Palais au Parlement, institution nouvellement créée, et alla, sous la protection de la Bastille, habiter le fameux hôtel Saint-Pol, auquel on adossa plus tard le palais des Tournelles. Puis, sous les derniers Valois, la royauté revint de la Bastille au Louvre, qui avait été sa première bastille. La première demeure des rois de France, le palais de saint Louis, qui a gardé ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il était bâti dans la Seine, comme la cathédrale, et bâti si soigneusement que les plus hautes eaux de la rivière en couvrent à peine les premières marches. Le quai de l'Horloge enterre d'environ vingt pieds ces constructions dix fois séculaires. Les voitures roulent à la hauteur du chapiteau des fortes colonnes de ces trois tours, dont jadis l'élévation devait être en harmonie avec l'élégance du palais, et d'un effet pittoresque sur l'eau, puisque aujourd'hui ces tours le disputent encore en hauteur aux monuments les plus élevés de Paris. Quand on contemple cette vaste capitale du haut de la lanterne du Panthéon, le Palais avec la Sainte-Chapelle est encore ce qui paraÃt le plus monumental parmi tant de monuments. Ce palais de nos rois, sur lequel vous marchez quand vous arpentez l'immense salle des Pas-Perdus était une merveille d'architecture, il l'est encore aux yeux intelligents du poète qui vient l'étudier en examinant la Conciergerie. Hélas! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. Le coeur saigne à voir comment on a taillé des geôles, des réduits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition où le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l'art ancien, ont été raccordés par l'architecture du XIIe siècle. Ce palais est à l'histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le château de Blois est à l'histoire monumentale des seconds temps. De même qu'à Blois Voir Etude sur Catherine de Médicis, ETUDES PHILOSOPHIQUES, dans une cour vous pouvez admirer le château des comtes de Blois, celui de Louis XII, celui de François Ier, celui de Gaston; de même à la Conciergerie vous retrouvez, dans la même enceinte, le caractère des premières races, et dans la Sainte-Chapelle, l'architecture de saint Louis. Conseil municipal, si vous donnez des millions, mettez aux côtés des architectes un ou deux poètes, si vous voulez sauver le berceau de Paris, le berceau des rois, en vous occupant de doter Paris et la cour souveraine d'un palais digne de la France! C'est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. Encore une ou deux prisons de bâties, comme celle de la Roquette, et le Palais de saint Louis sera sauvé. Continuation du même sujet Aujourd'hui bien des plaies affectent ce gigantesque monument, enfoui sous le Palais et sous le quai, comme un de ces animaux antédiluviens dans les plâtres de Montmartre; mais la plus grande, c'est d'être la Conciergerie! Ce mot, on le comprend. Dans les premiers temps de la monarchie, les grands coupables, car les villains il faut tenir à cette orthographe qui laisse au mot sa signification de paysan et les bourgeois appartenant à des juridictions urbaines ou seigneuriales, les possesseurs des grands ou petits fiefs étaient amenés au Roi et gardés à la Conciergerie. Comme on saisissait peu de ces grands coupables, la Conciergerie suffisait à la justice du Roi. Il est difficile de savoir précisément l'emplacement de la primitive Conciergerie. Néanmoins, comme les cuisines de saint Louis existent encore, et forment aujourd'hui ce qu'on nomme la Souricière, il est à présumer que la Conciergerie primitive devait être située là où se trouvait, avant 1825, la Conciergerie judiciaire du Parlement, sous l'arcade à droite du grand escalier extérieur qui mène à la cour Royale. De là , jusqu'en 1825, partirent les condamnés pour aller subir leurs supplices. De là sortirent tous les grands criminels, toutes les victimes de la politique, la maréchale d'Ancre comme la reine de France, Semblançay comme Malesherbes, Damien comme Danton, Desrues comme Castaing. Le cabinet de Fouquier-Tinville, le même que celui actuel du Procureur du Roi, se trouvait placé de manière à ce que l'accusateur public pût voir défiler dans leurs charrettes les gens que le tribunal révolutionnaire venait de condamner. Cet homme fait glaive pouvait ainsi donner un dernier coup d'oeil à ses fournées. Depuis 1825, sous le ministère de monsieur de Peyronnet, un grand changement eut lieu dans le Palais. Le vieux guichet de la Conciergerie, où se passaient les cérémonies de l'écrou et de la toilette, fut fermé et transporté où il se trouve aujourd'hui, entre la tour de l'Horloge et la tour Montgommery, dans une cour intérieure indiquée par une arcade. A gauche se trouve la Souricière, à droite le guichet. Les paniers à salade entrent dans cette cour assez irrégulière, et peuvent y rester, y tourner avec facilité, s'y trouver, en cas d'émeute, protégés contre une tentative par la forte grille de l'arcade; tandis qu'autrefois ils n'avaient pas la moindre facilité pour manoeuvrer dans l'étroit espace qui sépare le grand escalier extérieur de l'aile droite du Palais. Aujourd'hui la Conciergerie, à peine suffisante pour les accusés il y faudrait de la place pour trois cents personnes, hommes et femmes, ne reçoit plus ni prévenus ni détenus, excepté dans de rares occasions, comme celle qui y faisait amener Jacques Collin et Lucien. Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaÃtre en Cour d'assises. Par exception, la magistrature y souffre les coupables de la haute société qui, déjà suffisamment déshonorés par un arrêt de Cour d'assises, seraient punis au-delà des bornes, s'ils subissaient leur peine à Melun ou à Poissy. Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. En ce moment, le notaire Lehon, le prince de Bergues y font leur temps de détention par une tolérance arbitraire, mais pleine d'humanité. Manière de se servir de tout cela Généralement les prévenus, soit pour aller, en argot de palais, à l'instruction, soit pour comparaÃtre en police correctionnelle, sont versés par les paniers à salade directement à la Souricière. La Souricière, qui fait face au guichet, se compose d'une certaine quantité de cellules pratiquées dans les cuisines de saint Louis, et où les prévenus extraits de leurs prisons attendent l'heure de la séance du tribunal ou l'arrivée de leur juge d'instruction. La Souricière est bornée au nord par le quai, à l'est par le corps de garde de la garde municipale, à l'ouest par la cour de la Conciergerie, et au midi par une immense salle voûtée sans doute l'ancienne salle des festins, encore sans destination. Au-dessus de la Souricière s'étend un corps de garde intérieur, ayant vue par une croisée sur la cour de la Conciergerie, il est occupé par la gendarmerie départementale et l'escalier y aboutit. Quand l'heure du jugement sonne, les huissiers viennent faire l'appel des prévenus, les gendarmes descendent en nombre égal à celui des prévenus, chaque gendarme prend un prévenu sous le bras; et, ainsi accouplés, ils gravissent l'escalier, traversent le corps de garde et arrivent par des couloirs dans une pièce contiguà à la salle où siège la fameuse Sixième Chambre du Tribunal, à laquelle est dévolue l'audience de la police correctionnelle. Ce chemin est celui que prennent aussi les accusés pour aller de la Conciergerie à la Cour d'assises, et pour en revenir. Dans la salle des Pas-Perdus, entre la porte de la Première Chambre du Tribunal de première instance et le perron qui mène à la Sixième, on remarque immédiatement, en s'y promenant pour la première fois, une entrée sans porte, sans aucune décoration d'architecture, un trou carré vraiment ignoble. C'est par là que les juges, les avocats, pénètrent dans ces couloirs, dans le corps de garde, descendent à la Souricière et au guichet de la Conciergerie. Tous les cabinets des juges d'instruction sont situés à différents étages dans cette partie du Palais. On y parvient par d'affreux escaliers, un dédale où se perdent presque toujours ceux à qui le Palais est inconnu. Les fenêtres de ces cabinets donnent les unes sur le quai, les autres sur la cour de la Conciergerie. En 1830, quelques cabinets de juges d'instruction avaient vue sur la rue de la Barillerie. Ainsi quand un panier à salade tourne à gauche dans la cour de la Conciergerie, il amène des prévenus à la Souricière; quand il tourne à droite, il importe des accusés à la Conciergerie. Ce fut donc de ce côté que le panier à salade où se trouvait Jacques Collin fut dirigé pour le déposer au Guichet. Rien de plus formidable. Criminels ou visiteurs aperçoivent deux grilles de fer forgé, séparées par un espace d'environ six pieds, qui s'ouvrent toujours l'une après l'autre, et à travers lesquelles tout est observé si scrupuleusement que les gens à qui le permis de visiter est accordé passent cette pièce à travers la grille, avant que la clef ne grince dans la serrure. Les magistrats instructeurs, ceux du Parquet eux-mêmes, n'entrent pas sans avoir été reconnus. Aussi, parlez de la possibilité de communiquer ou de s'évader?... le directeur de la Conciergerie aura sur les lèvres un sourire qui glacera le doute chez le romancier le plus téméraire dans ses entreprises contre la vraisemblance. On ne connaÃt, dans les annales de la Conciergerie, que l'évasion de Lavalette; mais la certitude d'une auguste connivence, aujourd'hui prouvée, a diminué sinon le dévouement de l'épouse, du moins le danger d'un insuccès. En jugeant sur les lieux de la nature des obstacles, les gens les plus amis du merveilleux reconnaÃtront qu'en tout temps ces obstacles étaient ce qu'ils sont encore, invincibles. Aucune expression ne peut dépeindre la force des murailles et des voûtes, il faut les voir. Quoique le pavé de la cour soit en contre-bas de celui du quai, lorsque vous franchissez le Guichet, il faut encore descendre plusieurs marches pour arriver dans une immense salle voûtée dont les puissantes murailles sont ornées de colonnes magnifiques et sont flanquées de la tour Montgommery, qui fait partie aujourd'hui du logement du directeur de la Conciergerie, et de la tour d'Argent qui sert de dortoir aux surveillants, guichetiers ou porte-clefs, comme il vous plaira de les appeler. Le nombre de ces employés n'est pas aussi considérable qu'on peut l'imaginer ils sont vingt; leur dortoir, de même que leur coucher, ne diffère pas de celui dit de la pistole. Ce nom vient sans doute de ce que jadis les prisonniers donnaient une pistole par semaine pour ce logement, dont la nudité rappelle les froides mansardes que les grands hommes sans fortune commencent par habiter à Paris. A gauche, dans cette vaste salle d'entrée, se trouve le greffe de la Conciergerie, espèce de bureau formé par des vitrages où siègent le directeur et son greffier, où sont les registres d'écrou. Là , le prévenu, l'accusé sont inscrits, décrits et fouillés. Là se décide la question du logement dont la solution dépend de la bourse du patient. En face du guichet de cette salle, on aperçoit une porte vitrée, celle d'un parloir où les parents et les avocats communiquent avec les accusés par un guichet à double grille en bois. Ce parloir tire son jour du préau, le lieu de promenade intérieure où les accusés respirent au grand air et font de l'exercice à des heures déterminées. Cette grande salle éclairée par le jour douteux de ces deux guichets, car l'unique croisée donnant sur la cour d'arrivée est entièrement prise par le greffe qui l'encadre, présente aux regards une atmosphère et une lumière parfaitement en harmonie avec les images préconçues par l'imagination. C'est d'autant plus effrayant que parallèlement aux tours d'Argent et de Montgommery, vous apercevez ces cryptes mystérieuses, voûtées, formidables, sans lumière, qui tournent autour du parloir, qui mènent aux cachots de la reine, de madame Elisabeth, et aux cellules appelées les secrets. Ce dédale de pierre de taille est devenu le souterrain du Palais-de-Justice, après avoir vu les fêtes de la royauté. De 1875 à 1832, ce fut dans cette immense salle, entre un gros poêle qui la chauffe et la première des deux grilles, que se faisait l'opération de la toilette. On ne passe pas encore sans frémir sur ces dalles qui ont reçu le choc et les confidences de tant de derniers regards. Comment on écroue Pour sortir de son affreuse voiture le moribond eut besoin de l'assistance de deux gendarmes qui le prirent chacun sous un bras, le soutinrent et le portèrent comme évanoui dans le greffe. Ainsi traÃné, le mourant levait les yeux au ciel de manière à ressembler au Sauveur descendu de la croix. Certes dans aucun tableau Jésus n'offre une face plus cadavérique, plus décomposée que ne l'était celle du faux Espagnol, il semblait près de rendre le dernier soupir. Quand il fut assis dans le greffe, il répéta d'une voix défaillante les paroles qu'il adressait à tout le monde depuis son arrestation "je me réclame de Son Excellence l'ambassadeur d'Espagne.." - Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d'instruction... - Ah! Jésus! répliqua Jacques Collin en soupirant. Ne puis-je avoir un bréviaire?... Me refusera-t-on toujours un médecin?... Je n'ai pas deux heures à vivre. Carlos Herrera devant être mis au secret, il fut inutile de lui demander s'il réclamait les bénéfices de la pistole, c'est-à -dire le droit d'habiter une de ces chambres où l'on jouit du seul confort permis par la Justice. Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. L'huissier et le greffier remplirent de concert et flegmatiquement les formalités de l'écrou. - Monsieur le directeur, dit Jacques Collin en baragouinant le français, je suis mourant, vous le voyez. Dites, si vous le pouvez, dites surtout le plus tôt possible, à ce monsieur juge, que je sollicite comme une faveur ce qu'un criminel devrait le plus redouter, de paraÃtre devant lui dès qu'il sera venu; car mes souffrances sont vraiment intolérables, et dès que je le verrai, toute erreur cessera... Règle générale, les criminels parlent tous d'erreur. Allez dans les bagnes, questionnez-y les condamnés, ils sont presque tous victimes d'une erreur de la Justice. Aussi ce mot fait-il sourire imperceptiblement tous ceux qui sont en contact avec des prévenus, des accusés, ou des condamnés. - Je puis parler de votre réclamation au juge d'instruction, répondit le directeur. - Je vous bénirai donc, monsieur!... répliqua l'Espagnol en levant les yeux au ciel. Aussitôt écroué, Carlos Herrera, pris sous chaque bras par deux gardes municipaux accompagnés d'un surveillant, à qui le directeur désigna celui des secrets où devait être renfermé le prévenu, fut conduit par le dédale souterrain de la Conciergerie dans une chambre très saine, quoi qu'en aient dit certains philanthropes, mais sans communications possibles. Quand il eut disparu, les surveillants, le directeur de la prison, son greffier, l'huissier lui-même, les gendarmes se regardèrent en gens qui se demandent les uns aux autres leur opinion, et sur toutes les figures se peignit le doute; mais à l'aspect de l'autre prévenu, tous les spectateurs revinrent à leur incertitude habituelle, cachée sous un air d'indifférence. A moins de circonstances extraordinaires, les employés de la Conciergerie sont peu curieux, les criminels étant pour eux ce que les pratiques sont pour les coiffeurs. Aussi toutes les formalités dont l'imagination s'épouvante s'accomplis sent-elles plus simplement que des affaires d'argent chez un banquier, et souvent avec plus de politesse. Lucien présenta le masque du coupable abattu, car il se laissait faire, il s'abandonnait en machine. Depuis Fontainebleau, le poète contemplait sa ruine, et il se disait que l'heure des expiations avait sonné. Pâle, défait, ignorant tout ce qui s'était passé pendant son absence chez Esther, il se savait le compagnon intime d'un forçat évadé; situation qui suffisait à lui faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa pensée enfantait un projet, c'était le suicide. Il voulait échapper à tout prix aux ignominies qu'il entrevoyait comme les fantaisies d'un rêve pénible. Jacques Collin fut placé, comme le plus dangereux des deux prévenus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour d'une de ces petites cours intérieures, comme il s'en trouve dans l'enceinte du Palais, et située dans l'aile où le Procureur-général a son cabinet. Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. Lucien fut mené par le même chemin, car, selon les ordres donnés par le juge d'instruction, le directeur eut des égards pour lui, dans un cabanon contigu aux pistoles. Comment les deux prévenus prennent leur mal Généralement, les personnes qui n'auront jamais de démêlés avec la Justice conçoivent les idées les plus noires sur la mise au secret. L'idée de justice criminelle ne se sépare point des vieilles idées sur la torture ancienne, sur l'insalubrité des prisons, sur la froideur des murailles de pierre d'où suintent des larmes, sur la grossièreté des geôliers et de la nourriture, accessoires obligés des drames; mais il n'est pas inutile de dire ici que ces exagérations n'existent qu'au théâtre, et font sourire les magistrats, les avocats, et ceux qui, par curiosité, visitent les prisons ou qui viennent les observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les accusés étaient, sous l'ancien Parlement, dans les siècles de Louis XIII et de Louis XIV, jetés pêle-mêle dans une espèce d'entresol au-dessus de l'ancien guichet. Les prisons ont été l'un des crimes de la révolution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la reine et celui de madame Elisabeth pour concevoir une horreur profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd'hui, si la philanthropie a fait à la société des maux incalculables, elle a produit un peu de bien pour les individus. Nous devons à Napoléon notre Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la réforme est en quelques points urgente, sera l'un des plus grands monuments de ce règne si court. Ce nouveau Droit criminel ferma tout un abÃme de souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu'en mettant à part les affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes supérieures sont en proie en se trouvant sous la main de la justice, l'action de ce pouvoir est d'une douceur et d'une simplicité d'autant plus grandes qu'elles sont inattendues. L'inculpé, le prévenu ne sont certainement pas logés comme chez eux; mais le nécessaire se trouve dans les prisons de Paris. D'ailleurs, la pesanteur des sentiments auxquels on se livre ôte aux accessoires de la vie leur signification habituelle. Ce n'est jamais le corps qui souffre. L'esprit est dans un état si violent que toute espèce de malaise, de brutalité, s'il s'en rencontrait dans le milieu où l'on est, se supporterait aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l'innocent est promptement mis en liberté. Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidèle image de la première chambre qu'il avait occupée à Paris, à l'Hôtel Cluny. Un lit semblable à ceux des plus pauvres hôtels garnis du quartier Latin, des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l'une de ces chambres, où souvent on réunit deux accusés quand leurs moeurs sont douces et leurs crimes d'une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de départ, plein d'innocence, et le point d'arrivée, dernier degré de la honte et de l'avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, que l'infortuné fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que présentent l'ambitieux, l'amoureux, l'heureux, le dandy, le Parisien, le poète, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s'était brisé dans cette chute icarienne. Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dès qu'il y fut seul comme l'ours blanc du Jardin-des-Plantes dans sa cage. Il vérifia minutieusement la porte et s'assura que, le judas excepté, nul trou n'y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumière et il se dit "Je suis en sûreté!" Il alla s'asseoir dans un coin où l'oeil d'un surveillant appliqué au judas à grillage n'aurait pu le voir. Puis il ôta sa perruque et y décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le côté de ce papier en communication avec la tête était si crasseux qu'il semblait être le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l'idée d'enlever cette perruque pour reconnaÃtre l'identité de l'Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier, tant cela paraissait faire partie de l'oeuvre du perruquier. L'autre côté du papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L'opération difficile et minutieuse du décollage avait été commencée à la Force, deux heures n'auraient pas suffi, la moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu commença par rogner ce précieux papier de manière à s'en procurer une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier après en avoir humecté la couche de gomme arabique à l'aide de laquelle il pouvait en rétablir l'adhé chercha dans une mèche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d'épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui s'y trouvait fixé par de la colle; il en prit un fragment assez long pour écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs terminés avec la rapidité, la sécurité d'exécution particulière aux vieux forçats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s'assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le génie de cette femme. - Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j'ai fait l'Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur, alléguant les privilèges diplomatiques et ne comprenant rien à ce qu'on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par des points d'orgue, par des soupirs, enfin toutes les balançoires d'un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en règle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n'est pas fort. Pensons donc à Lucien, il s'agit de lui refaire le moral, il faut arriver à cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre!... Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre! Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d'instruction au Tribunal de Première instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le Code criminel, des plus petits détails de leur existence; car lui seul pouvait permettre que l'aumônier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquât avec eux. Ce qu'est un juge d'instruction à l'usage de ceux qui n'en ont pas Aucune puissance humaine, ni le Roi, ni le Garde-dessceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d'un juge d'instruction, rien ne l'arrête, rien ne lui commande. C'est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce moment où philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit conféré par nos lois aux juges d'instruction est devenu l'objet d'attaques d'autant plus terribles qu'elles sont presque justifiées par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte; on peut, dans certains cas, en adoucir l'exercice par un large emploi de la caution; mais la société, déjà bien ébranlée par l'inintelligence et par la faiblesse du jury magistrature auguste et suprême qui ne devrait être confiée qu'à des notabilités élues, serait menacée de ruine si l'on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L'arrestation est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le danger social est contrebalancé par sa grandeur même. D'ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. Détruisez l'institution, reconstruisez-la sur d'autres bases; demandez, comme avant la Révolution, d'immenses garanties de fortune à la magistrature; mais croyez-y; n'en faites pas l'image de la société pour y insulter. Aujourd'hui le magistrat, payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité d'autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu'on lui a faits; car la morgue est une dignité qui n'a pas de points d'appui. Là git le vice de l'institution actuelle. Si la France était divisée en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en exigeant d'elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six Ressorts. La seule amélioration réelle à réclamer dans l'exercice du pouvoir confié au juge d'instruction, c'est la réhabilitation de la Maison d'Arrêt. L'état de prévention devrait n'apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les Maisons d'Arrêt devraient, à Paris, être construites, meublées et disposées de manière à modifier profondément les idées du public sur la situation des prévenus. La loi est bonne, elle est nécessaire, l'exécution en est mauvaise et les moeurs jugent les lois d'après la manière dont elles s'exécutent. L'opinion publique en France condamne les prévenus et réhabilite les accusés par une inexplicable contradiction. Peut-être est-ce le résultat de l'esprit essentiellement frondeur du Français. Cette inconséquence du public parisien fut un des motifs qui contribuèrent à la catastrophe de ce drame; ce fut même, comme on le verra, l'un des plus puissants. Pour être dans le secret des scènes terribles qui se jouent dans le cabinet d'un juge d'instruction; pour bien connaÃtre la situation respective des deux parties belligérantes, les prévenus et la Justice, dont la lutte a pour objet le secret gardé par ceux-ci contre la curiosité du juge, si bien nommé le curieux dans l'argot des prisons, on ne doit jamais oublier que les prévenus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept à huit publics qui forment le public, tout ce que savent la Police, la Justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du crime. Aussi donner à des prévenus un avis comme celui que Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l'arrestation de Lucien, est-ce jeter une corde à un homme qui se noie. On va voir échouer, par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication, eût perdu le forçat. Ces termes une fois bien posés, les gens les moins faciles à s'émouvoir vont être effrayés de ce que produisent ces trois causes de terreur la séquestration, le silence et le remords. Le juge d'instruction dans l'embarras Monsieur Camusot, gendre d'un des huissiers du cabinet du Roi, trop connu déjà pour expliquer ses alliances et sa position, se trouvait en ce moment dans une perplexité presque égale à celle de Carlos Herrera, relativement à l'instruction qui lui était confiée. Naguère, président d'un tribunal du Ressort, il avait été tiré de cette position et appelé juge à Paris, l'une des places les plus enviées en magistrature, par la protection de la célèbre duchesse de Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d'un des régiments de cavalerie de la Garde royale, était autant en faveur auprès du Roi qu'elle l'était auprès de Madame. Pour un très léger service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en faux portée contre le jeune comte d'Esgrignon par un banquier d'Alençon Voir, dans les SCENES DE LA VIE DE PROVINCE, le Cabinet des Antiques, de simple juge en province il avait passé président, et de président juge d'instruction à Paris. Depuis dix-huit mois qu'il siégeait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait déjà pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se prêter aux vues d'une grande dame non moins puissante, la marquise d'Espard; mais il avait échoué. Voir l'Interdiction. Lucien, comme on l'a dit au début de cette Scène, pour se venger de madame d'Espard qui voulait faire interdire son mari, put rétablir la vérité des faits aux yeux du Procureur-général et du comte de Sérisy. Ces deux hautes puissances une fois réunies aux amis du marquis d'Espard, la femme n'avait échappé que par la clémence de son mari au blâme du tribunal. La veille, en apprenant l'arrestation de Lucien, la marquise d'Espard avait envoyé son beau-frère, le chevalier d'Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l'illustre marquise. Au moment du dÃner, de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à coucher. - Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour d'assises, et qu'on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle à l'oreille, tu seras conseiller à la Cour royale... - Et comment? - Madame d'Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre jeune homme. J'ai eu froid dans le dos en écoutant parler une haine de jolie femme. - Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme. - Moi, m'en mêler? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il n'aurait pas su ce dont il s'agissait. La marquise et moi, nous avons été l'une et l'autre aussi délicieusement hypocrites que tu l'es avec moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices dans son affaire, en me disant que, malgré l'insuccès, elle en était reconnaissante Elle m'a parlé de la terrible mission que la loi vous donne. "C'est affreux d'avoir à envoyer un homme à l'échafaud, mais celui-là ! c'est faire justice!... etc." Elle a déploré qu'un si beau jeune homme, amené par sa cousine, madame du Châtelet, à Paris, eût si mal tourné. "C'est là , disait-elle, où les mauvaises femmes, comme une Coralie, une Esther, mènent les jeunes gens assez corrompus pour partager avec elles d'ignobles profits!" Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion! Madame du Châtelet lui avait dit que Lucien méritait mille morts pour avoir failli tuer sa soeur et sa mère.. Elle a parlé d'une vacance à la Cour royale, elle connaissait le Garde-des-sceaux. - Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer! a-t-elle dit en finissant. Et voilà . - Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot. - Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme, s'écria madame Camusot. Tiens, je t'ai cru niais, mais aujourd'hui je t'admire... Le magistrat eut sur les lèvres un de ces sourires qui n'appartiennent qu'à eux, comme celui des danseuses n'est qu'à elles. - Madame, puis-je entrer? demanda la femme de chambre. - Que me voulez-vous? lui dit sa maÃtresse. - Madame, la première femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l'absence de madame, et prie madame, de la part de sa maÃtresse, de venir à l'hôtel de Cadignan, toute affaire cessante. - Qu'on retarde le dÃner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l'avait amenée attendait son paiement. Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes à l'hôtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud où l'appelait une invitation à la Cour. - Ma petite, entre nous, deux mots suffisent. - Oui, madame la duchesse. - Lucien de Rubempré est arrêté, votre mari instruit l'affaire, je garantis l'innocence de ce pauvre enfant, qu'il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n'est pas tout. Quelqu'un veut voir Lucien demain secrètement dans sa prison, votre mari pourra, s'il le veut, être présent, pourvu qu'il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espère beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves où il va se trouver bientôt; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tête. Notre Camusot sera d'abord conseiller, puis premier président n'importe où... Adieu... je suis attendue, vous m'excusez, n'est-ce pas? Vous n'obligez pas seulement le Procureur-général, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer; vous sauvez encore la vie à une femme qui se meurt, a madame de Sérisy. Ainsi vous ne manquerez pas d'appui.. Allons, vous voyez ma confiance, je n'ai pas besoin de vous recommander... vous savez! Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut. - Et moi qui n'ai pas pu lui dire que la marquise d'Espard veut voir Lucien sur l'échafaud!... pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre. Elle arriva dans une telle anxiété qu'en la voyant le juge lui dit - Amélie, qu'as-tu?... - Nous sommes pris entre deux feux... Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l'oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n'écoutât à la porte. - Laquelle des deux est la plus puissante? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à la duchesse. L'une m'a fait des promesses vagues; tandis que l'autre a dit "Vous serez conseiller d'abord, premier président ensuite!"... Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mêlerai jamais des affaires du Palais; mais je dois te rapporter fidèlement ce qui se dit à la Cour et ce qu'on y prépare... - Tu ne sais pas, Amélie, ce que le Préfet de Police m'a envoyé ce matin, et par qui? par un des hommes les plus importants de la Police générale du Royaume, le Bibi-Lupin de la politique, qui m'a dit que l'Etat avait des intérêts secrets dans ce procès. DÃnons et allons aux Variétés... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci; car j'aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-être pas... Comme quoi les chambres à coucher sont souvent des chambres de délibération Les neuf dixièmes des magistrats nieront l'influence de la femme sur le mari en semblable occurrence; mais, si c'est là l'une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu'elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prêtre, à Paris surtout où se trouve l'élite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, à moins qu'elles ne soient à l'état de chose jugée. Les femmes de magistrats non seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu'elles nuiraient à leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. Néanmoins, dans les grandes occasions où il s'agit d'avancement d'après tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions, d'autant plus niables qu'elles sont toujours inconnues, dépendent entièrement de la manière dont la lutte entre deux caractères s'est accomplie au sein d'un ménage. Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s'assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les pièces de l'affaire. - Voici les notes que le Préfet de police m'a fait remettre, sur ma demande d'ailleurs, dit Camusot. "L'ABBE CARLOS HERRERA. Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la dernière arrestation remonte à l'année 1819, et fut opérée au domicile d'une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-Geneviève, et où il demeurait caché sous le nom de Vautrin." En marge, on lisait de la main du Préfet de Police "Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, Chef de la Sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la confrontation, car il connaÃt personnellement Jacques Collin qu'il a fait arrêter en 1819 avec le concours d'une demoiselle Michonneau. Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent être cités pour établir l'identité. Le soi-disant Carlos Herrera est l'ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considérables, évidemment provenues de vols. Cette solidarité, si l'on établit l'identité du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de Rubempré. La mort subite de l'agent Peyrade est due à un empoisonnement consommé par Jacques Collin, par Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient de ce que l'agent était, depuis longtemps, sur les traces de ces deux habiles criminels." En marge, le magistrat montra cette phrase écrite par le Préfet de Police lui-même "Ceci est à ma connaissance personnelle, et j'ai la certitude que le sieur Lucien de Rubempré s'est indignement joué de sa Seigneurie le comte de Sérisy et de monsieur le Procureur-général." - Qu'en dis-tu, Amélie? - C'est effrayant!... répondit la femme du juge. Achève donc! "La substitution du prêtre espagnol au forçat Collin est le résultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s'est fait comte de Saint-Hélène." LUCIEN DE RUBEMPRE. Lucien Chardon, fils d'un apothicaire d'Angoulême et dont la mère est une demoiselle de Rubempré, doit à une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré. Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de madame la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérisy . En 182..., ce jeune homme est venu à Paris sans aucun moyen d'existence, à la suite de madame la comtesse Sixte du Châtelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d'Espard. Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais. Bientôt, plongé dans la misère par l'insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frère, imprimeur à Angoulême, en émettant de faux billets pour le paiement desquels David Séchard fut arrêté pendant un court séjour dudit Lucien à Angoulême Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui subitement a reparu à Paris avec l'abbé Carlos Herrera. Sans moyens d'existence connus, le sieur Lucien a dépensé, en moyenne, durant les trois premières années de son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu'il n'a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à quel titre? "Il a, en outre, récemment employé plus d'un million à l'achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu. La rupture de ce mariage tient à ce que la famille Grandlieu, à laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son beau-frère et de sa soeur, a fait prendre des informations auprès des respectables époux Séchard, notamment par l'avoué Derville; et non seulement ils ignoraient ces acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement endetté. "D'ailleurs la succession recueillie par les époux Séchard consiste en immeubles; et l'argent comptant, suivant leur déclaration, montait à deux cent mille francs. "Lucien vivait secrètement avec Esther Gobseck, il est donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen, protecteur de cette demoiselle, ont été remises audit Lucien "Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir plus longtemps que Cogniard en face du monde, en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise." De la Police et de ses cartons Malgré les redites que ces notes produisent dans le récit du drame, il était nécessaire de les rapporter textuellement pour faire apercevoir le rôle de la Police à Paris. La Police a, comme on a déjà pu le voir d'ailleurs d'après la note demandée sur Peyrade, des dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont répréhensibles. Elle n'ignore rien de toutes les déviations. Ce calepin universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l'est celui de la Banque de France sur les fortunes. De même que la Banque pointe les plus légers retards, en fait de paiement, soupèse tous les crédits, estime les capitalistes, suit de l'oeil leurs opérations; de même fait la Police pour l'honnêteté des citoyens. En ceci, comme au Palais, l'innocence n'a rien à craindre, cette action ne s'exerce que sur les fautes. Quelque haut placée que soit une famille, elle ne saurait se garantir de cette providence sociale. La discrétion est d'ailleurs égale à l'étendue de ce pouvoir. Cette immense quantité de procès-verbaux des commissaires de Police, de rapports, de notes, de dossiers, cet océan de renseignements dort immobile, profond et calme comme la mer. Qu'un accident éclate, que le délit ou le crime se dressent, la justice fait un appel à la Police; et aussitôt, il existe un dossier sur les inculpés, le juge en prend connaissance. Ces dossiers, où les antécédents sont analysés, ne sont que des renseignements qui meurent entre les murailles du Palais; la justice n'en peut faire aucun usage légal, elle s'en éclaire, elle s'en sert, voilà tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l'envers de la tapisserie des crimes, leurs causes premières, et presque toujours inédites. Aucun jury n'y croirait, le pays tout entier se soulèverait d'indignation si l'on en excipait dans le procès oral de la Cour d'assises. C'est enfin la vérité condamnée à rester dans son puits, comme partout et toujours. Il n'est pas de magistrat, après douze ans de pratique à Paris, qui ne sache que la Cour d'assises, la Police correctionnelle cachent la moitié de ces infamies, qui sont comme le lit sur lequel a couvé pendant longtemps le crime; et qui n'avoue que la justice ne punit pas la moitié des attentats commis. Si le public pouvait connaÃtre jusqu'où va la discrétion des employés de la Police qui ont de la mémoire, elle révérerait ces braves gens à l'égal des Cheverus. On croit la Police astucieuse, machiavélique, elle est d'une excessive bénignité; seulement, elle écoute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n'est épouvantable que d'un côté. Ce qu'elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l'Inquisition. - Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier, c'est un secret entre la Police et la Justice, le juge verra ce que cela vaut; mais monsieur et madame Camusot n'en ont jamais rien su. - As-tu besoin de me répéter cela? dit madame Camusot. - Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi? - Un homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse, par la comtesse de Sérisy, par Clotilde de Grandlieu, n'est pas coupable, répondit Amélie, l'autre doit avoir tout fait. - Mais Lucien est complice! s'écria Camusot. - Veux-tu m'en croire?... dit Amélie. Rends le prêtre à la diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit misérable, et trouve d'autres coupables... - Comme tu y vas!... répondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien n'arrête dans l'air. - Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l'abbé Carlos te désignera quelqu'un pour te tirer d'affaire. - Je ne suis qu'un bonnet, tu es la tête, dit Camusot à sa femme. - Eh! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure... Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre ses papiers et ses idées en ordre pour les interrogatoires à faire subir le lendemain aux deux prévenus. Un produit du Palais Donc, pendant que les paniers à salade amenaient Jacques Collin et Lucien à la Conciergerie, le juge d'instruction, après avoir déjeuné toutefois, traversait Paris à pied, selon la simplicité de moeurs adoptée par les magistrats parisiens, pour se rendre à son cabinet où déjà toutes les pièces de l'affaire étaient arrivées. Voici comment. Tous les juges d'instruction ont un commis-greffier, espèce de secrétaire judiciaire assermenté, dont la race se perpétue sans primes, sans encouragements, qui produit toujours d'excellents sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au palais, depuis l'origine des Parlements jusqu'aujourd'hui, l'exemple d'une indiscrétion commise par les greffiers-commis aux instructions judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnée à Semblançay par Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu à Czernicheff le plan de la campagne de Russie; tous ces traÃtres étaient plus ou moins riches. La perspective d'une place au palais, celle d'un greffe, la conscience du métier suffisent pour rendre le commis-greffier d'un juge d'instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est devenue indiscrète depuis les progrès de la chimie. Cet employé, c'est la plume même du juge. Beaucoup de gens comprendront qu'on soit l'arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l'écrou; mais l'écrou se trouve heureux, peut-être a-t-il peur de la machine? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes les pièces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le cabinet, quand le magistrat allait flânant le long des quais, regardant les curiosités dans les boutiques, et se demandant en lui-même "Comment s'y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui? Le chef de la sûreté le reconnaÃtra, je dois avoir l'air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la Police! Je vois tant d'impossibilités, que le mieux serait d'éclairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la Police, et je vengerai mon père à qui Lucien a pris Coralie... En découvrant de si noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientôt renié par tous ses amis. Allons, l'interrogatoire en décidera." Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boulle. Une influence - Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d'oeuvre d'habileté, pensait-il. - Tiens, vous aussi là , monsieur le Procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous cherchez des médailles! - C'est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant le comte de Granville, à cause des revers. Et, après avoir regardé la boutique pendant quelques instants comme s'il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot pût croire à autre chose qu'à un hasard. - Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le Procureur-général. Pauvre jeune homme, je l'aimais... - Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot. - Oui, j'ai vu les notes de la Police; mais elles sont dues, en partie, à un agent qui ne dépend pas de la Préfecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d'innocents que vous n'enverrez de coupables à l'échafaud, et... Mais ce drôle est hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d'un magistrat tel que vous, je ne peux pas m'empêcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l'ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait qu'il n'avait aucun intérêt à sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d'argent!... - Nous avons la certitude de son absence pendant l'empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt. - Oh! reprit le Procureur-général, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-même qu'il n'est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile. - Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu'elle gagnait.. - Derville et Nucingen disent qu'elle est morte ignorant la succession qui lui était depuis longtemps échue, ajouta le Procureur-général. - Mais, à quoi croyez-vous donc alors? demanda Camusot, car il y a quelque chose. - A un crime commis par les domestiques, dit le Procureur-général. - Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les moeurs de Jacques Collin, car le prêtre espagnol est bien certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l'inscription des rentes en trois pour cent donnée par Nucingen. - Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L'abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie... mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son caractère. Est-ce ou n'est-ce pas l'abbé Carlos Herrera, voilà la question la plus importante... Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse. - Lui aussi veut donc sauver Lucien? pensa Camusot, qui prit par le quai des Lunettes pendant que le Procureur-général entrait au Palais par la cour de Harlay. Un piège à forçat Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l'emmena loin de toute oreille, au milieu du pavé. - Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d'aller à la force, savoir de votre collègue s'il a l'avantage de posséder en ce moment quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de Toulon; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transférer ceux de la force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prétendu prêtre espagnol sera reconnu par eux pour être Jacques Collin dit Trompe-la-Mort. - Bien, monsieur Camusot; mais Bibi-Lupin est arrivé... - Ah! déjà ? s'écria le juge. - Il était à Melun. On lui a dit qu'il s'agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres... - Envoyez-le-moi. Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge d'instruction la requête de Jacques Collin, en peignant l'état déplorable. - J'avais l'intention de l'interroger le premier, répondit le magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J'ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit être à l'agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l'on est entré dans son cabanon, à la force, sans qu'il entendÃt le médecin que le directeur avait envoyé chercher; le médecin ne lui a pas même tâté le pouls, il l'a laissé dormir; ce qui prouve qu'il aurait une aussi bonne conscience qu'une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot. - On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit observer le directeur de la Conciergerie. La Préfecture de Police communique avec la Conciergerie, et les magistrats, de même que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s'y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s'explique la facilité miraculeuse avec laquelle le ministère public et les présidents de la Cour d'assises peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l'escalier qui menait à son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus. - Quel zèle! lui dit le juge en souriant. - Ah! c'est que si c'est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous verrez une terrible danse au préau, pour peu qu'il y ait des chevaux de retour anciens forçats, en argot. - Et pourquoi? - Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu'ils ont juré de l'exterminer. Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait. - Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation? - Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd'hui. - Coquart, dit le juge en ôtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l'agent. Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de laquelle il y avait, à la place de la pendule, une cuvette et un pot à eau. D'un côté une carafe pleine d'eau et un verre, et de l'autre une lampe. Le juge sonna. L'huissier vint après quelques minutes. - Ai-je déjà du monde? demanda-t-il à l'huissier chargé de recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d'arrivée. - Oui, monsieur. - Prenez les noms des personnes venues, apportez m'en la liste. Les juges d'instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison des longues factions que font les témoins appelés dans la pièce où se tiennent les huissiers et où retentissent les sonnettes des juges d'instruction. - Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l'abbé Carlos Herrera. - Ah! il est en Espagnol? en prêtre, m'a-t-on dit. Bah! c'est renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s'écria le chef de la Sûreté. - Il n'y a rien de neuf, répondit Camusot. Et le juge signa deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, même les plus innocents témoins que la Justice mande ainsi à comparoir sous des peines graves, faute d'obéir. Jacques Collin au secret remue le monde En ce moment Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en révolte contre les lois que les quelques lignes qu'il avait tracées sur ses papiers graisseux. Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage convenu entre Asie et lui, l'argot de l'argot, le chiffre appliqué à l'idée. Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de Sérisy, que l'une ou l'autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu'elle lui donne à lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver Europe et Paccard, que ces deux voleurs soient à ma disposition, et prêts à jouer le rôle que je leur indiquerai. "Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu'il a rencontré au bal de l'Opéra, de venir attester que l'abbé Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrêté chez la Vauquer. Obtenir pareille chose du docteur Bianchon. Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but." Sur le papier inclus, il y avait en bon français "Lucien, n'avoue rien sur moi. Je dois être pour toi l'abbé Carlos Herrera. Non seulement c'est ta justification; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l'honneur sauf." Ces deux papiers collés du côté de l'écriture, de manière à faire croire que c'était un fragment de la même feuille, furent roulés avec un art particulier à ceux qui ont rêvé dans le bagne aux moyens d'être libres. Le tout prit la forme et la consistance d'une boule de crasse grosse comme ces têtes en cire que les femmes économes adaptent aux aiguilles dont le chas s'est rompu. - Si c'est moi qui vais à l'instruction le premier, nous sommes sauvés; mais si c'est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant. Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d'une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphère de crime, comme Molière dans la sphère de la poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le génie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce phénomène, le reste des oeuvres remarquables se doit au talent. En ceci consiste la différence qui sépare les gens du premier des gens du second ordre. Le crime a ses hommes de génie. Jacques Collin, aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l'ambitieuse et avec madame de Sérisy dont l'amour s'était réveillé sous le coup de la terrible catastrophe où s'abÃmait Lucien. Tel était le suprême effort de l'intelligence humaine contre l'armure d'acier de la Justice. En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant; il y fut aidé par l'enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens Asie arriverait jusqu'à lui; mais il comptait la voir sur son passage, surtout après la promesse qu'il en avait reçue à l'arcade Saint-Jean. Asie à l'oeuvre Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la Grève. Avant 1830, le nom de la Grève avait un sens aujourd'hui perdu. Toute la partie du quai, depuis le pont d'Arcole jusqu'au pont Louis-Philippe, était alors telle que la nature l'avait faite, à l'exception de la voie pavée qui d'ailleurs était disposée en talus. Aussi, dans les grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et dans les rues en pente qui descendaient sur la rivière. Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. Quand l'eau battait le pied des maisons, les voitures prenaient par l'épouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout entière aujourd'hui pour agrandir l'Hôtel-de-Ville. Il fut donc facile à la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas du quai, et de l'y cacher jusqu'à ce que la véritable marchande, qui d'ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles cabarets de la rue de la Mortellerie, vÃnt la reprendre à l'endroit où l'emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait l'agrandissement du quai Pelletier, l'entrée du chantier était gardée par un invalide, et la brouette confiée à ses soins ne courait aucun risque. Asie prit aussitôt un fiacre sur la place de l'Flôtel-deVille, et dit au cocher "Au Temple! et du train, il y a gras." Une femme vêtue comme l'était Asie pouvait, sans exciter la moindre curiosité, se perdre dans la vaste halle où s'amoncellent toutes les guenilles de Paris, où grouillent mille marchands ambulants, où babillent deux cents revendeuses. Les deux prévenus étaient à peine écroués, qu'elle se faisait habiller dans un petit entresol humide et bas situé au-dessus d'une de ces horribles boutiques où se vendent tous les restes d'étoffe volés par les couturières ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle appelée la Romette, de son petit nom de Jéromette. La Romette était aux marchandes à la toilette ce que ces madames La Ressource sont elles-mêmes aux femmes, dites comme il faut, dans l'embarras, une usurière à cent pour cent. - Ma fille! dit Asie, il s'agit de me ficeler. Je dois être au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que ça? reprit-elle, car j'ai les pieds dans l'huile bouillante! Tu sais quelles robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles-chouettes! et donne-moi les plus reluisants bibelots... Envoie la petite chercher un fiacre, et qu'elle le fasse arrêter à notre porte de derrière. - Oui, madame, répondit la vieille fille avec une soumission et un empressement de servante en présence de sa maÃtresse. Si cette scène avait eu quelque témoin, il eût facilement vu que la femme cachée sous le nom d'Asie était chez elle. - On me propose des diamants!... dit la Romette en coiffant Asie. - Sont-ils volés?... - Je le crois. - Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s'en priver. Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps. On comprend dès lors comment Asie put se trouver dans la salle des Pas-Perdus du Palais -de-Justice, une citation à la main, se faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mènent chez les juges d'instruction, et demandant monsieur Camusot, un quart d'heure environ avant l'arrivée du juge. Une vue de la salle des Pas-Perdus Asie ne se ressemblait plus à elle-même. Après avoir, comme une actrice, lavé son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle s'était enveloppé la tête d'une admirable perruque blonde. Mise absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quête de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s'était caché le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. Très bien gantée, armée d'une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de poudre à la maréchale. Badinant avec un sac à monture en or elle partageait son attention entre les murailles du Palais où elle errait évidemment pour la première fois et la laisse d'un joli kings'dog. Une pareille douairière fut bientôt remarquée par la population en robe noire de la salle des Pas-Perdus. Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leurs robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de baptême, à la manière des grands seigneurs entre eux, pour faire croire qu'ils appartiennent à l'aristocratie de l'Ordre; on voit souvent de patients jeunes gens, à la dévotion des avoués, faisant le pied de grue à propos d'une seule cause retenue en dernier et susceptible d'être plaidée si les avocats des causes retenues en premier se faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des différences entre chacune des robes noires qui se promènent dans cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre à quatre, en produisant par leurs causeries l'immense bourdonnement qui retentit dans cette salle, si bien nommée, car la marche use les avocats autant que les prodigalités de la parole; mais elle trouvera place dans l'Etude destinée à peindre les avocats de Paris. Asie avait compté sur les flâneurs du Palais, elle riait sous cape de quelques plaisanteries qu'elle entendait et finit par attirer l'attention de Massol, un jeune stagiaire plus occupé de la Gazette des Tribunaux que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices à la discrétion d'une femme si bien parfumée et si richement habillée. Asie prit une petite voix de tête pour expliquer à cet obligeant monsieur qu'elle se rendait à une citation d'un juge, nommé Camusot... - Ah! pour l'affaire Rubempré. Le procès avait déjà son nom! - Oh! ce n'est pas moi, c'est ma femme de chambre, une fille surnommée Europe que j'ai eue pendant vingt-quatre heures et qui s'est enfuie en voyant que mon suisse m'apportait ce papier timbré. Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en bavardages au coin du feu, poussée par Massol, elle fit des parenthèses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l'un des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procès avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille très malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortv-ie. Massol a ne pouvait, malgré ses efforts, deviner si la citation était donnée à la maÃtresse ou à la femme de chambre. Dans le premier moment, il s'était contenté de jeter les yeux sur cette pièce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus; car, pour plus de célérité, elle est imprimée, et les greffiers des juges d'instruction n'ont plus qu'à remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des témoins, l'heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu'elle connaissait mieux que l'avocat ne le connaissait lui-même; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur Camusot venait. Mais en général les juges d'instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. - Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une jolie petite montre, un vrai chef-d'oeuvre de bijouterie qui fit penser à Massol "Où la fortune va-t-elle se nicher!..." Massol rêve un mariage En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie où se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet à travers la croisée, elle s'écria "Qu'est-ce que c'est que ces grands murs-là ?" - C'est la Conciergerie. - Ah! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... Oh! je voudrais bien voir son cachot!... - C'est impossible, madame la baronne, répondit l'avocat qui donnait le bras à la douairière, il faut avoir des permissions qui s'obtiennent très difficilement. - On m'a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-même, et en latin, l'inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette. - Oui, madame la baronne. - Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission. - Cela ne le regarde pas; mais il peut vous accompagner... - Mais ses interrogatoires? dit-elle. - Oh! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre. - Tiens, ils sont prévenus, c'est vrai! répliqua naïvement Asie. Mais je connais monsieur de Granville, votre Procureur-général... Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l'avocat. - Ah! vous connaissez monsieur le Procureur-général, dit Massol qui pensait à demander le nom et l'adresse de la cliente que le hasard lui procurait. - Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles... - Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle... - Oui, dit Massol. Et les huissiers laissèrent descendre l'avocat et la baronne qui se trouvèrent bientôt dans le petit corps de garde auquel aboutit l'escalier de la Souricière, local bien connu d'Asie, et qui forme, ainsi qu'on l'a vu, entre la Souricière et la Sixième Chambre comme un poste d'observation par où tout le monde est obligé de passer. - Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes. - Oui, madame, il vient de monter de la Souricière... - La Souricière! dit-elle. Qu'est-ce que c'est... Oh! suis-je bête de ne pas être allée tout droit chez le comte de Granville... Mais je n'ai pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu'il ne soit occupé. - Oh! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera le désagrément de faire antichambre avec les témoins... On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes... A quoi servaient Massol et le King's dog En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément devant la fenêtre du corps de garde d'où les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l'orphelin, connaissant d'ailleurs les privilèges de la robe, tolérèrent pour quelques instants la présence d'une baronne accompagnée d'un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les épouvantables choses qu'un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu'on fÃt la toilette aux condamnés à mort derrière les grilles qu'on lui désignait; mais le brigadier le lui affirma. - Comme je voudrais voir cela!... dit-elle. Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu'à ce qu'elle vÃt Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé de l'huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet. - Ah! voilà l'aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux... - Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme, C'est un prévenu qui vient à l'instruction. - Et de quoi donc est-il accusé? - Il est impliqué dans cette affaire d'empoisonnement... - Oh! je voudrais bien le voir... - Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l'escalier.. - Merci, monsieur l'officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se précipiter dans l'escalier où elle s'écria "Mais où suis-je?" Cet éclat de voix alla jusqu'à l'oreille de Jacques Collin qu'elle voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut après madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s'étaient dressés comme un seul homme; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C'était de l'arbitraire, mais de l'arbitraire nécessaire. L'avocat lui-même avait poussé deux exclamations "Madame! madame!" pleines d'effroi, tant il craignait de se compromettre. L'abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s'arrêta sur une chaise dans le corps de garde. - Pauvre homme! dit la baronne. Est-ce là un coupable? Ces paroles, quoique prononcées à l'oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu'ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l'huissier et les gendarmes chargés d'amener l'abbé Carlos Herrera ne firent aucune observation. D'ailleurs, il existait, grâce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne pour empêcher toute communication entre le prévenu mis au secret et les étrangers, un espace très rassurant. - Allons! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever. En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place où elle s'arrêta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n'avait pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient toutes calculées par Jacques Collin pour une complète réussite. Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l'escalier, Asie lâcha très naturellement son sac et le ramassa lestement; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille à celle de la poussière et de la boue du plancher, empêchait d'être aperçue. - Ah! dit-elle, ça m'a serré le coeur... il est mourant... - Ou il le paraÃt, répliqua le brigadier. - Monsieur, dit Asie à l'avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot; je viens pour cette affaire... et peut-être sera-t-il bien aise de me voir avant d'interroger ce pauvre abbé... L'avocat et la baronne quittèrent le corps de garde aux murs oléagineux et fuligineux; mais, quand ils furent en haut de l'escalier, Asie fit une exclamation "Et mon chien!... oh! monsieur, mon pauvre chien." Et, comme une folle, elle s'élança dans la salle des Pas-Perdus, en demandant son chien à tout le monde. Elle atteignit la galerie Marchande, et se précipita vers un escalier en disant "Le voilà !..." Cet escalier était celui qui mène à la cour de Harlay, par où, sa comédie jouée, Asie alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent au quai des Orfèvres, et elle disparut avec le mandat à comparaÃtre lancé contre Europe dont les véritables noms étaient encore ignorés par la Police et par la Justice. Asie au mieux avec la duchesse - Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher. Asie pouvait compter sur l'inviolable discrétion d'une marchande à la toilette appelée madame Nourrisson, également connue sous le nom de madame Saint-Estève, qui lui prêtait non seulement son individualité mais encore sa boutique, où Nucingen avait marchandé la livraison d'Esther. Asie était là comme chez elle, car elle occupait une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le fiacre et monta dans sa chambre après avoir salué madame Nourrisson de manière à lui faire comprendre qu'elle n'avait pas le temps d'échanger deux mots. Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit à déplier les papiers avec les soins que les savants prennent pour dérouler des palimpsestes. Après avoir lu ces instructions, elle jugea nécessaire de transcrire sur du papier à lettre les lignes destinées à Lucien; puis elle descendit chez madame Nourrisson qu'elle fit causer pendant le temps qu'une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de Maufrigneuse et de madame de Sérisy que connaissait madame Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre. Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui demeurait en haut du faubourg Saint-Honoré, fit attendre madame de Saint-Estève pendant une heure, quoique la femme de chambre lui eût fait passer par la porte de son boudoir, après y avoir frappé, la carte de madame de Saint-Estève sur laquelle Asie avait écrit "Venue pour une démarche urgente concernant Lucien." Au premier rayon qu'elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie comprit combien sa visite était intempestive; aussi s'excusa-t-elle d'avoir troublé le repos de madame la duchesse sur le péril dans lequel se trouvait Lucien... - Qui êtes-vous?... demanda la duchesse sans aucune formule de politesse en toisant Asie qui pouvait bien être prise pour une baronne par maÃtre Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui, sur les tapis du petit salon de l'hôtel de Cadignan, faisait l'effet d'une tache de cambouis sur une robe de satin blanc. - Je suis une marchande à la toilette, madame la duchesse; car, en semblables conjonctures, on s'adresse aux femmes dont la profession repose sur une discrétion absolue. Je n'ai jamais trahi personne, et Dieu sait combien de grandes dames m'ont confié leurs diamants pour un mois, en demandant des parures en faux absolument pareilles aux leurs... - Vous avez un autre nom? dit la duchesse en souriant d'une réminiscence que provoquait en elle cette réponse. - Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-Estève dans les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce madame Nourrisson. - Bien, bien... répondit vivement la duchesse en changeant de ton. - Je puis, dit Asie en continuant, rendre de grands services, car nous avons les secrets des maris aussi bien que ceux des femmes. J'ai fait beaucoup d'affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse... - Assez! Assez!... s'écria la duchesse, occupons-nous de Lucien. - Si madame la duchesse veut le sauver, il faudrait qu'elle eût le courage de ne pas perdre de temps à s'habiller d'ailleurs madame la duchesse ne pourrait pas être plus belle qu'elle ne l'est en ce moment. Vous êtes jolie à croquer, parole d'honneur de vieille femme! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi... Venez chez madame de Sérisy, si vous voulez éviter des malheurs plus grands que ne le serait celui de la mort de ce chérubin... - Allez! je vous suis, dit alors la duchesse après un moment d'hésitation. A nous deux, nous donnerons du courage à Léontine... Une belle douleur Malgré l'activité vraiment infernale de cette Dorine du Bagne, deux heures sonnaient quand elle entrait avec la duchesse de Maufrigneuse chez madame de Sérisy qui demeurait rue de la Chaussée-d'Antin- Mais là , grâce à la duchesse, il n'y eut pas un instant de perdu. Toutes deux elles furent aussitôt introduites auprès de la comtesse, qu'elles trouvèrent couchée sur un divan dans un chalet en miniature, au milieu d'un jardin embaumé par les fleurs les plus rares. - C'est bien, dit Asie en regardant autour d'elle, on ne pourra pas nous écouter. - Ah! ma chère! je me meurs! Voyons, Diane, qu'as-tu fait?,.. s'écria la comtesse qui bondit comme un faon en saisissant la duchesse par les épaules et fondant en larmes. - Allons, Léontine, il y a des occasions où les femmes comme nous ne doivent pas pleurer, mais agir, dit la duchesse en forçant la comtesse à se rasseoir avec elle sur le canapé. Asie étudia cette comtesse avec ce regard particulier aux vieilles rouées et qu'elles promènent sur l'âme d'une femme avec la rapidité des bistouris de la chirurgie fouillant une plaie. La compagne de Jacques Collin reconnut alors les traces du sentiment le plus rare chez les femmes du monde, une vraie douleur!.. cette douleur qui fait des sillons ineffaçables dans le coeur et sur le visage. Dans la mise, pas la moindre coquetterie! La comtesse comptait alors quarante-cinq printemps, et son peignoir en mousseline imprimée et chiffonné laissait voir le corsage sans aucune préparation, ni corset!... Les yeux cerclés d'un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amères. Pas de ceinture au peignoir. Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. Les cheveux ramassés sous un bonnet de dentelle, ignorant les soins du peigne depuis vingt-quatre heures, montraient une courte natte grêle et toutes les mèches à boucles dans leur pauvreté. Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes. - Vous aimez pour la première fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d'effroi. - Qui est-ce, ma chère Diane? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse. - Qui veux-tu que je t'amène, si ce n'est une femme dévouée à Lucien et prête à nous servir? Un type de parisienne Asie avait deviné la vérité. Madame de Sérisy, qui passait pour être une des femmes du monde les plus légères, avait eu, pour le Marquis d' Aiglemont, un attachement de dix années. Depuis le départ du marquis pour les colonies, elle était devenue folle de Lucien et l'avait détaché de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d'ailleurs, l'amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constaté gâte plus la réputation d'une femme que dix aventures secrètes, à plus forte raison deux attachements. Néanmoins, comme personne ne comptait avec madame de Sérisy, l'historien ne saurait garantit sa vertu à deux écornures. C'était une blonde de moyenne taille, conservée comme les blondes qui se sont conservées, c'est-à -dire paraissant à peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, à cheveux cendrés; les pieds, les mains, le corps d'une finesse aristocratique; spirituelle comme une Ronquerolles, et par conséquent aussi méchante pour les femmes qu'elle était bonne pour les hommes. Elle avait toujours été préservée par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frère le marquis de Ronquerolles, des déboires dont eût été sans doute abreuvée toute autre femme qu'elle. Elle avait un grand mérite elle était franche dans sa dépravation, elle avouait son culte pour les moeurs de la Régence. Or, à quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient été jusque-là d'agréables jouets et à qui, chose étrange, elle avait accordé beaucoup en ne voyant dans l'amour que des sacrifices à subir pour les dominer, avait été saisie à l'aspect de Lucien par un amour semblable à celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimé, comme venait de le lui dire Asie, pour la première fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus fréquentes qu'on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment où elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse était la seule confidente de cette passion terrible et complète dont les bonheurs, depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu'aux gigantesques folies de la volupté, rendaient Léontine folle et insatiable. L'amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La découverte d'une Esther avait été suivie d'une de ces ruptures colériques où chez les femmes la rage va jusqu'à l'assassinat; puis la période des lâchetés auxquelles l'amour sincère s'abandonne avec tant de délices était venue. Aussi, depuis un mois, la comtesse aurait-elle donné dix ans de sa vie pour revoir Lucien pendant huit jours. Enfin, elle en était arrivée à accepter la rivalité d'Esther, au moment où dans ce paroxysme de tendresse, avait éclaté, comme une trompette du jugement dernier, la nouvelle de l'arrestation du bien-aimé. La comtesse avait failli mourir, son mari l'avait gardée lui-même au lit en craignant les révélations du délire; et, depuis vingt-quatre heures, elle vivait avec un poignard dans le coeur. Elle disait, dans sa fièvre, à son mari "Délivre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi!" Asie en paysan du Danube - Il ne s'agit pas de faire des yeux de chèvre morte, comme dit madame la duchesse, s'écria la terrible Asie en secouant la comtesse par le bras. Si vous voulez le sauver, il n'y a pas une minute à perdre. Il est innocent, je le jure sur les os de ma mère! - Oh! oui, n'est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bonté l'affreuse commère. - Mais, dit Asie en continuant, si monsieur Camusot l'interroge mal, avec deux phrases il peut en faire un coupable; et, si vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir la Conciergerie et de lui parler, partez à l'instant et remettez-lui ce papier... Demain il sera libre, je vous le garantis.. Tirez-le de là , car c'est vous qui l'y avez mis... - Moi!... - Oui, vous!... Vous autres grandes dames, vous n'avez jamais le sou, même quand vous êtes riches à millions. Quand je me donnais le luxe d'avoir des gamins, ils avaient leurs poches pleines d'or! je m'amusais de leur plaisir. C'est si bon d'être à la fois mère et maÃtresse! Vous autres, vous laissez crever de faim les gens que vous aimez sans vous enquérir de leurs affaires. Esther, elle, ne faisait pas de phrases, elle a donné, au prix de la perdition de son corps et de son âme, le million qu'on demandait à votre Lucien, et c'est ce qui l'a mis dans la situation où il est... - Pauvre fille! elle a fait cela! je l'aime!.. dit Léontine. - Ah! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale. - Elle était bien belle, mais maintenant, mon ange, tu es bien plus belle qu'elle... et le mariage de Lucien avec Clotilde est si bien rompu, que rien ne peut le remmancher, dit tout bas la duchesse à Léontine. L'effet de cette réflexion et de ce calcul fut tel sur la comtesse, qu'elle ne souffrit plus; elle se passa les mains sur le front, elle fut jeune. - Allons, ma petite, haut la patte, et du train!... dit Asie qui vit cette métamorphose et en devina le ressort. - Mais, dit madame de Maufrigneuse, s'il faut empêcher avant tout monsieur Camusot d'interroger Lucien, nous le pouvons en lui écrivant deux mots, que nous allons envoyer au Palais par ton valet de chambre, Léontine. - Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy. Voici ce qui se passait au Palais pendant que les protectrices de Lucien obéissaient aux ordres tracés par Jacques Collin. Observations Les gendarmes transportèrent le moribond sur une chaise placée en face de la croisée dans le cabinet de monsieur Camusot, qui se trouvait assis dans son fauteuil devant son bureau. Coquart, sa plume à la main, occupait une petite table à quelques pas du juge. La situation des cabinets des juges d'instruction n'est pas indifférente, et si ce n'est pas avec intention qu'elle a été choisie, on doit avouer que le Hasard a traité la Justice en soeur. Ces magistrats sont comme les peintres, ils ont besoin de la lumière égale et pure qui vient du Nord, car le visage de leurs criminels est un tableau dont l'étude doit être constante. Aussi, presque tous les juges d'instruction placent-ils leurs bureaux comme était celui de Camusot, de manière à tourner le dos au jour, et conséquemment à laisser la face de ceux qu'ils interrogent exposée à la lumière. Pas un d'eux, au bout de six mois d'exercice, ne manque à prendre un air distrait, indifférent, quand il ne porte pas de lunettes, tant que dure un interrogatoire. C'est à un subit changement de visage, observé par ce moyen et causé par une question faite à brûle-pourpoint, que fut due la découverte du crime commis par Castaing, au moment où, après une longue délibération avec le Procureur-général, le juge allait rendre ce criminel à la société, faute de preuves. Ce petit détail peut indiquer aux gens les moins compréhensifs combien est vive, intéressante, curieuse, dramatique et terrible la lutte d'une instruction criminelle, lutte sans témoins, mais toujours écrite. Dieu sait ce qui reste sur le papier de la scène la plus glacialement ardente, où les yeux, l'accent, un tressaillement dans la face, la plus légère touche de coloris ajoutée par un sentiment, tout a été périlleux comme entre sauvages qui s'observent pour se découvrir et se tuer. Un procès-verbal, ce n'est donc plus que les cendres de l'incendie. - Quels sont vos véritables noms? demanda Camusot à Jacques Collin. - Don Carlos Herrera, chanoine du chapitre royal de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII Il faut faire observer ici que Jacques Collin parlait le français comme une vache espagnole, en baragouinant de manière à rendre ses réponses presque inintelligibles et à s'en faire demander la répétition. Les germanismes de monsieur de Nucingen ont déjà trop émaillé cette scène pour y mettre d'autres phrases soulignées difficiles à lire, et qui nuiraient à la rapidité d'un dénouement. Comme quoi le forçat prouve qu'il est un homme de marque - Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez? demanda le juge. - Oui, monsieur, un passeport, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission... Enfin, vous pouvez envoyer immédiatement à l'ambassade d'Espagne deux mots que je vais écrire devant vous, je serai réclamé. Puis, si vous aviez besoin d'autres preuves, j'écrirais à son Eminence le Grand-Aumônier de France, et il enverrait aussitôt ici son secrétaire particulier. - Vous prétendez-vous toujours mourant? dit Camusot. Si vous aviez véritablement éprouvé les souffrances dont vous vous êtes plaint depuis votre arrestation, vous devriez être mort, reprit le juge avec ironie. - Vous faites le procès au courage d'un innocent, et à la force de son tempérament! répondit avec douceur le prévenu. - Coquart, sonnez! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. Nous allons être obligés de vous ôter votre redingote et de procéder à la vérification de la marque sur votre épaule... reprit Camusot. - Monsieur, je suis entre vos mains. Le prévenu demanda si son juge aurait la bonté de lui expliquer ce qu'était cette marque, et pourquoi la chercher sur son épaule? Le juge s'attendait à cette question. - Vous êtes soupçonné d'être Jacques Collin, forçat évadé dont l'audace ne recule devant rien, pas même devant le sacrilège... dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu. Jacques Collin ne tressaillit pas, ne rougit pas; il resta calme et prit un air naïvement curieux en regardant Camusot. - Moi! monsieur, un forçat?... Que l'Ordre auquel j'appartiens et Dieu vous pardonnent une pareille méprise! dites-moi tout ce que je dois faire pour vous éviter de persister dans une insulte si grave envers le Droit des gens, envers l'Eglise, envers le roi mon maÃtre. Le juge expliqua, sans répondre, au prévenu que, s'il avait subi la flétrissure infligée alors par les lois aux condamnés aux travaux forcés, en lui frappant l'épaule les lettres reparaÃtraient aussitôt. - Ah! monsieur, dit Jacques Collin, il serait bien malheureux que mon dévouement à la cause royale me devÃnt funeste. - Expliquez-vous, dit le juge, vous êtes ici pour cela. - Eh! bien, monsieur, je dois avoir bien des cicatrices dans le dos, car j'ai été fusillé par derrière, comme traÃtre au pays, tandis que j'étais fidèle à mon roi, par les Constitutionnels qui m'ont laissé pour mort. - Vous avez été fusillé, et vous vivez!.. dit Camusot. - J'avais quelques intelligences avec les soldats à qui des personnes pieuses avaient remis quelque argent; et alors ils m'ont placé si loin que j'ai seulement reçu des balles presque mortes, les soldats ont visé le dos. C'est un fait que Son Excellence l'Ambassadeur pourra vous attester... - Ce diable d'homme a réponse à tout. Tant mieux, d'ailleurs, pensait Camusot, qui ne paraissait si sévère que pour satisfaire aux exigences de la Justice et de la Police. Admirable invention de Jacques Collin - Comment un homme de votre caractère s'est-il trouvé chez la maÃtresse du baron de Nucingen, et quelle maÃtresse, une ancienne fille!... - Voici pourquoi l'on m'a trouvé dans la maison d'une courtisane, monsieur, répondit Jacques Collin. Mais avant de vous dire la raison qui m'y conduisait, je dois vous faire observer qu'au moment où je franchissais la première marche de l'escalier j'ai été saisi par l'invasion subite de ma maladie, je n'ai donc pas pu parler à temps à cette fille. J'avais eu connaissance du dessein que méditait mademoiselle Esther de se donner la mort, et comme il s'agissait des intérêts du jeune Lucien de Rubempré, pour qui j'ai une affection particulière, dont les motifs sont sacrés, j'allais essayer de détourner la pauvre créature de la voie où la conduisait le désespoir je voulais lui dire que Lucien devait échouer dans sa dernière tentative auprès de mademoiselle Clotilde; et, en lui apprenant qu'elle héritait de sept millions, j'espérais lui rendre le courage de vivre. J'ai la certitude, monsieur le juge, d'avoir été la victime des secrets qui me furent confiés. A la manière dont j'ai été foudroyé, je pense que le matin même on m'avait empoisonné; mais la force de mon tempérament m'a sauvé. Je sais que, depuis longtemps, un agent de la police politique me poursuit et cherche à m'envelopper dans quelque méchante affaire... Si, sur ma demande, lors de mon arrestation, vous aviez fait venir un médecin, vous auriez eu la preuve de ce que je vous dis en ce moment sur l'état de ma santé. Croyez, monsieur, que des personnages, placés au-dessus de nous, ont un intérêt violent à me confondre avec quelque scélérat pour avoir le droit de se défaire de moi. Ce n'est pas tout gain que de servir des rois, ils ont leurs petitesses; mais l'Eglise seule est parfaite. Il est impossible de rendre le jeu de physionomie de Jacques Collin qui mit avec intention dix minutes à dire cette tirade, phrase à phrase; tout en était si vraisemblable, surtout l'allusion à Corentin, que le juge en fut ébranlé. - Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré... - Ne les devinez-vous pas? j'ai soixante ans, monsieur... - Je vous en supplie, n'écrivez pas cela... - c'est... faut-il donc absolument?... - Il est dans votre intérêt et surtout dans celui de Lucien de Rubempré de tout dire, répondit le juge. - Eh bien! c'est... ô mon Dieu!... c'est mon fils! ajouta-t-il en murmurant. Et il s'évanouit. - N'écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs. - Si c'est Jacques Collin, c'est un bien grand comédien!... pensait Camusot. Coquart faisait respirer du vinaigre au vieux forçat que le juge examinait avec une perspicacité de lynx et de magistrat. Fin contre fin, quelle en sera la fin - Il faut lui faire ôter sa perruque, dit Camusot en attendant que Jacques Collin eût repris ses sens. Le vieux forçat entendit cette phrase et frémit de peur, car il savait quelle ignoble expression prenait alors sa physionomie. - Si vous n'avez pas la force d'ôter votre perruque oui, Coquart, ôtez-la, dit le juge à son greffier. Jacques Collin avança la tête vers le greffier avec une résignation admirable, mais alors sa tête dépouillée de cet ornement fut épouvantable à voir, elle eut son caractère réel. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. En attendant le médecin et un infirmier, il se mit à classer et à examiner tous les papiers et les objets saisis au domicile de Lucien. Après avoir opéré rue Saint-Georges, chez mademoiselle Esther, la Justice était descendue quai Malaquais y faire ses perquisitions. - Vous mettez la main sur les lettres de madame la comtesse de Sérisy, dit Carlos Herrera; mais je ne sais pas pourquoi vous avez presque tous les papiers de Lucien, ajoutait-il avec un sourire foudroyant d'ironie pour le juge. Camusot en recueillant ce sourire comprit l'étendue du mot presque! - Lucien de Rubempré, soupçonné d'être votre complice, est arrêté, répondit le juge qui voulut voir quel effet produirait cette nouvelle sur son prévenu. - Vous avez fait un grand malheur, car il est tout aussi innocent que moi, répondit le faux Espagnol sans montrer la moindre émotion. - Nous verrons, nous n'en sommes encore qu'à votre identité, reprit Camusot, surpris de la tranquillité du prévenu. Si vous êtes réellement don Carlos Herrera, ce fait changerait immédiatement la situation de Lucien Chardon. - Oui, c'était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré! dit Carlos en murmurant. Ah! c'est une des plus grandes fautes de ma vie! Il leva les yeux au ciel; et, à la manière dont il agita ses lèvres, il parut dire une prière fervente. - Mais si vous êtes Jacques Collin, s'il a été sciemment le compagnon d'un forçat évadé, d'un sacrilège, tous les crimes que la Justice soupçonne deviennent plus que probables. Carlos Herrera fut de bronze en écoutant cette phrase habilement dite par le juge, et pour toute réponse à ces mots sciemment, forçat évadé! il levait les mains par un geste noblement douloureux. - Monsieur l'abbé, reprit le juge avec une excessive politesse, si vous êtes don Carlos Herrera, vous nous pardonnerez tout ce que nous sommes obligés de faire dans l'intérêt de la justice et de la vérité... Jacques Collin devina le piège au seul son de voix du juge quand il prononça monsieur l'abbé, la contenance de cet homme fut la même, Camusot attendait un mouvement de joie qui eût été comme un premier indice de la qualité de forçat par le contentement ineffable du criminel trompant son juge; mais il trouva le héros du bagne sous les armes de la dissimulation la plus machiavélique. - Je suis diplomate et j'appartiens à un Ordre où l'on fait des voeux bien austères, répondit Jacques Collin avec une douceur apostolique, je comprends tout et je suis habitué à souffrir. Je serais déjà libre si vous aviez découvert chez moi la cachette où sont mes papiers, car je vois que vous n'avez saisi que des papiers insignifiants... Ce fut un coup de grâce pour Camusot, Jacques Collin avait déjà contrebalancé, par son aisance et sa simplicité, tous les soupçons que la vue de sa tête avait fait naÃtre. - Où sont ces papiers?... - Je vous en indiquerai la place si vous voulez faire accompagner votre délégué par un secrétaire de légation de l'ambassade d'Espagne, qui les recevra et à qui vous en répondrez, car il s'agit de mon Etat, de pièces diplomatiques et des secrets qui compromettent le feu roi Louis XVIII. - Ah, monsieur! il vaudrait mieux... Enfin, vous êtes magistrat!.... D'ailleurs l'ambassadeur, à qui j'en appelle de tout ceci, appréciera. La marque est abolie En ce moment le médecin et l'infirmier entrèrent, après avoir été annoncés par l'huissier. - Bonjour, monsieur Lebrun, dit Camusot au médecin, je vous requiers pour constater l'état où se trouve le prévenu que voici. Il dit avoir été empoisonné, il prétend être à la mort depuis avant-hier; voyez s'il y a du danger à le déshabiller et à procéder à la vérification de la marque... Le docteur Lebrun prit la main de Jacques Collin, lui tâta le pouls, lui demanda de présenter la langue, et le regarda très attentivement. Cette inspection dura dix minutes environ. - Le prévenu, répondit le docteur, a beaucoup souffert, mais il jouit en ce moment d'une grande force... - Cette force factice est due, monsieur, à l'excitation nerveuse que me cause mon étrange situation, répondit Jacques Collin avec la dignité d'un évêque. - Cela se peut, dit monsieur Lebrun. Sur un signe du juge, le prévenu fut déshabillé, on lui laissa son pantalon, mais on le dépouilla de tout, même de sa chemise; et alors, on put admirer un torse velu d'une puissance cyclopéenne. C'était l'Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération. - A quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis?... dit le médecin à Camusot. L'huissier revint avec cette espèce de batte en ébène qui, depuis un temps immémorial, est l'insigne de leur fonction et qu'on appelle une verge; il en frappa plusieurs coups à l'endroit où le bourreau avait appliqué les fatales lettres. Dix-sept trous reparurent alors, tous capricieusement distribués; mais, malgré le soin avec lequel on examina le dos, on ne vit aucune forme de lettres. Seulement l'huissier fit observer que la barre du T se trouvait indiquée par deux trous dont l'intervalle avait la longueur de cette barre entre les deux virgules qui la terminent à chaque bout, et qu'un autre trou marquait le point final du corps de la lettre. - C'est néanmoins bien vague, dit Camusot en voyant le doute peint sur la figure du médecin de la Conciergerie. Carlos demanda qu'on fÃt la même opération sur l'autre épaule et au milieu du dos. Une quinzaine d'autres cicatrices reparurent que le docteur observa sur la réclamation de l'Espagnol, et il déclara que le dos avait été si profondément labouré par des plaies, que la marque ne pourrait reparaÃtre dans le cas où l'exécuteur l'y aurait imprimée. Coups de pointe et parades En ce moment un garçon de bureau de la Préfecture de police entra, remit un pli à monsieur Camusot et demanda la réponse. Après avoir lu, le magistrat alla parler à Coquart, mais si bien dans l'oreille que personne ne put rien entendre. Seulement, à un regard de Camusot, Jacques Collin devina qu'un renseignement sur lui venait d'être transmis par le Préfet de police. - J'ai toujours l'ami de Peyrade sur les talons, pensa Jacques Collin; si je le connaissais, je me débarrasserais de lui comme de Contenson. Pourrais-je encore une fois revoir Asie?... Après avoir signé le papier écrit par Coquart, le juge le mit sous enveloppe et le tendit au garçon de bureau des Délégations. Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. Ce bureau, présidé par un commissaire de police ad hoc, se compose d'officiers de paix qui exécutent avec l'aide des commissaires de police de chaque quartier les mandats de perquisition et même d'arrestation chez les personnes soupçonnées de complicité dans les crimes ou dans les délits. Ces délégués de l'autorité judiciaire épargnent alors aux magistrats chargés d'une instruction un temps précieux. Le prévenu, sur un signe du juge, fut alors habillé par monsieur Lebrun et par l'infirmier qui se retirèrent, ainsi que l'huissier. Camusot s'assit à son bureau où il se mit à jouer avec sa plume. - Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin. - Une tante, répondit avec étonnement don Carlos Herrera; mais monsieur, je n'ai point de parent, je suis l'enfant non reconnu du feu duc d'Ossuna. Et en lui-même il se disait "Ils brûlent!" allusion au jeu de cache-cache, qui d'ailleurs est une enfantine image de la lutte terrible entre la justice et le criminel. - Bah! dit Camusot. Allons, vous avez encore votre tante, mademoiselle Jacqueline Collin, que vous avez placée sous le nom bizarre d'Asie auprès de la demoiselle Esther. Jacques Collin fit un insouciant mouvement d'épaules parfaitement en harmonie avec l'air de curiosité par lequel il accueillait les paroles du juge qui l'examinait avec une attention narquoise. - Prenez garde, reprit Camusot. Ecoutez-moi bien. - Je vous écoute, monsieur. Etats de service d'Asie - Votre tante est marchande au Temple, son commerce est géré par une demoiselle Paccard, soeur d'un condamné, très honnête fille d'ailleurs, surnommée la Romette. La justice est sur les traces de votre tante, et dans quelques heures nous aurons des preuves décisives. Cette femme vous est bien dévouée... - Continuez, monsieur le juge, dit tranquillement Jacques Collin en réponse à une pause de Camusot, je vous écoute. - Votre tante, qui compte environ cinq ans de plus que vous, a été la maÃtresse de Marat d'odieuse mémoire. C'est de cette source ensanglantée que lui est venu le noyau de la fortune qu'elle possède. C'est, selon les renseignements que je reçois, une très habile receleuse, car on n'a pas encore de preuves contre elle. Après la mort de Marat, elle aurait appartenu, selon les rapports que je tiens entre les mains, à un chimiste condamné à mort en l'an XII, pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme témoin dans le procès. C'est dans cette intimité qu'elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. Elle a été marchande à la toilette de l'an XII à 1810. Elle a subi deux ans de prison en 1812 et 1816 pour avoir livré des mineures à la débauche... Vous étiez déjà condamné pour crime de faux, vous aviez quitté la maison de banque où votre tante vous avait placé comme commis, grâce à l'éducation que vous aviez reçue et aux protections dont jouissait votre tante auprès des personnages à la dépravation desquels elle fournissait des victimes... Tout ceci, prévenu, ressemblerait peu à la grandesse des ducs d'Ossuna... Persistez-vous dans vos dénégations?... Jacques Collin écoutait monsieur Camusot en pensant à son enfance heureuse, au Collège des Oratoriens d'où il était sorti, méditation qui lui donnait un air véritablement étonné. Malgré l'habileté de sa diction interrogative, Camusot n'arracha pas un mouvement à cette physionomie placide. - Si vous avez fidèlement écrit l'explication que je vous ai donnée en commençant, vous pouvez la relire, répondit Jacques Collin, je ne puis varier... Je ne suis pas allé chez la courtisane, comment saurais-je qui elle avait pour cuisinière. Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous ine parlez. - Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. - Un homme déjà fusillé une fois est habitué à tout, répondit Jacques Collin avec douceur. Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la Sûreté dont la diligence fut extrême, car il était onze heures et demie, l'interrogatoire avait commencé vers dix heures et demie, et l'huissier vint annoncer au juge à voix basse l'arrivée de Bibi-Lupin. - Qu'il entre! répondit monsieur Camusot. Reconnaissance de plusieurs connaissances En entrant Bibi-Lupin de qui l'on attendait un "C'est bien lui!..." resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblée de petite vérole. Cette hésitation frappa le juge. - C'est bien sa taille, sa corpulence, dit l'agent. Ah! c'est toi, Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles... Il y a des choses qu'on ne peut pas déguiser... C'est parfaitement lui, monsieur Camusot... Jacques a la cicatrice d'un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui ôter sa redingote, vous allez la voir... De nouveau, Jacques Collin fut obligé de se dépouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquée. - C'est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d'autres cicatrices. - Ah! c'est bien sa voix! s'écria Bibi-Lupin. - Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n'est pas une preuve. - Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin; mais je vous trouverai des témoins. Déjà l'une des pensionnaires de la Maison Vauquer est là ... dit-il en regardant Collin. La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas. - Faites entrer cette personne, dit péremptoirement monsieur Camusot dont le mécontentement perça, malgré son apparente indifférence. Ce mouvement fut remarqué par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d'instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente méditation à laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L'huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinée occasionna chez le forçat un léger tremblement, mais cette trépidation ne fut pas observée par le juge dont le parti semblait pris. Comment vous nommez-vous? dernanda le juge en procédant à l'accomplissement des formalités qui commencent toutes les dépositions et les interrogatoires. Madame Poiret, petite vieille blanche et ridée comme ris de veau, vêtue d'une robe de soie gros-bleu, déclara se nommer Christine-Michelle Michonneau, épouse du sieur Poiret, être âgée de cinquante et un ans, être née à Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes et avoir pour état celui de logeuse en garni. - Vous avez habité, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer. - Oui, monsieur, c'est là que je fis la connaissance de monsieur Poiret, ancien employé retraité, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit... pauvre homme! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison... - Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin... demanda le juge. - Oh, monsieur! c'est toute une histoire, c'était un affreux galérien... - Vous avez coopéré à son arrestation, - C'est faux, monsieur... - Vous êtes devant la Justice, prenez garde!... dit sévèrement monsieur Camusot. Madame Poiret garda le silence. - Rappelez vos souvenirs! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme?.. le reconnaÃtriez-vous? - Je le crois. - Est-ce l'homme que voici?... dit le juge. Madame Poiret mit ses conserves et regarda l'abbé Carlos Herrera. - C'est sa carrure, sa taille, mais... non.. si... Monsieur le juge reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaÃtrais à l'instant. Voir le Père Goriot. Le juge et le greffier ne purent s'empêcher de rire, malgré la gravité de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilarité, mais avec mesure. Le prévenu n'avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui ôter; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise. - Voilà bien sa palatine; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s'écria madame Poiret. Audace du prévenu - Que répondez-vous à cela? demanda le juge. - Que c'est une folle! dit Jacques Collin. - Ah, mon Dieu! si j'avais un doute, car il n'a plus la même figure, cette voix suffirait, c'est bien lui qui m'a menacée.. Ah! c'est son regard. - L'agent de la police judiciaire et cette femme n'ont pas pu, reprit le juge en s'adressant à Jacques Collin, s'entendre pour dire de vous les mêmes choses, car ni l'un ni l'autre ne vous avaient vu, comment expliquez-vous cela? - La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle à laquelle donneraient lieu le témoignage d'une femme qui reconnaÃt un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d'un agent de police, répondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c'est déjà vague. Quant à la réminiscence qui prouverait entre madame et mon sosie des relations dont elle ne rougit pas... vous en avez ri vous-même. Voulez-vous, monsieur, dans l'intérêt de la vérité, que je désire établir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander à cette dame.. Foi... - Poiret... - Poret. Pardonnez! je suis Espagnol, si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette.. Comment nommez-vous la maison.. - Une pension bourgeoise, dit madame Poiret. - Je ne sais ce que c'est! répondit Jacques Collin. - C'est une maison où l'on dÃne et où l'on déjeune par abonnement. - Vous avez raison, s'écria Camusot qui fit un signe de tête favorable à Jacques Collin, tant il fut frappé de l'apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d'arriver à un résultat. Essayez de vous rappeler les abonnés qui se trouvaient dans la pension lors de l'arrestation de Jacques Collin. - Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot... mademoiselle Taillefer... - Bien, dit le juge qui n'avait pas cessé d'observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh bien! ce père Goriot... - Il est mort, dit madame Poiret. - Monsieur, dit Jacques Collin, j'ai plusieurs fois rencontré chez Lucien un monsieur de Rastignac, lié, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c'est lui dont il serait question, jamais il ne m'a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre.. - Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur témoignage, s'il vous est favorable, suffirait pour vous faire élargir. Coquart, préparez leurs citations. En quelques minutes, les formalités de la déposition de madame Poiret furent terminées, Coquart lui relut le procès-verbal de la scène qui venait d'avoir lieu, et elle le signal; mais le prévenu refusa de signer en se fondant sur l'ignorance où il était des formes de la justice française. Un incident - En voilà bien assez pour aujourd'hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire à la Conciergerie. - Hélas! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. Camusot voulait faire coïncider le moment du retour de Jacques Collin avec l'heure de la promenade des accusés dans le préau; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une réponse à l'ordre qu'il lui avait donné le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L'huissier vint et dit que la portière de la maison du quai Malaquais avait à lui remettre une pièce importante relative à monsieur Lucien de Rubempré. Cet incident devint si grave qu'il fit oublier son dessein à Camusot. Qu'elle entre! dit-il. Pardon, excuse, monsieur, fit la portière en saluant le juge et l'abbé Carlos tour à tour. Nous avons été si troublés, mon mari et moi, par la justice, les deux fois qu'elle est venue, que nous avons oublié dans notre commode une lettre à l'adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payé dix sous quoiqu'elle soit de Paris, car elle est très lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires! - Cette lettre vous a été remise par le facteur? demanda Camusot après avoir examiné très attentivement l'enveloppe. - Oui, monsieur. - Coquart, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. Allez! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualités... Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal. Pendant l'accomplissement de ces formalités, il vérifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levée et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d'Esther, avait été sans nul doute écrite et jetée à la poste le jour de la catastrophe. Maintenant on pourra juger de la stupéfaction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, écrite et signée par celle que la justice Croyait être la victime d'un crime. Assez Esther a Lucien Lundi, 13 mai 1830. MON DERNIER JOUR, A DIX HEURES DU MATIN. "Mon Lucien, je n'ai pas une heure à vivre. A onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J'ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l'éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire Ma petite Esther n'a pas souffert... Oui, je n'aurai souffert qu'en t'écrivant ces pages. Ce monstre qui m'a si chèrement achetée, en sachant que le jour où je me regarderais comme à lui n'aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu'on aurait grisé. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j'ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l'amour, superposer la tendresse qui s'épanouit dans l'infini à l'horreur du devoir qui voudrait s'anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable... J'ai pris un bain; j'aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j'ai reçu le baptême, me confesser, enfin me laver l'âme. Mais c'est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d'ailleurs baignée dans les eaux d'un repentir sincère. Dieu fera de moi ce qu'il voudra. Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux être pour toi ton Esther jusqu'au dernier moment, ne pas t'ennuyer de ma mort, de l'avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s'il me tourmentait dans l'autre vie quand j'ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci... J'ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d'ivroire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t'écrivant mes dernières pensées, en te peignant les derniers battements de mon coeur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu'on le pille ni qu'on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d'un marchand parmi des dames et des officiers de l'Empire, ou des drôleries chinoises, me donne la petite mort. Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne à personne... à moins que ce présent ne te rende le coeur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus... Oui, j'y consens, je te serais encore bonne à quelque chose comme de mon vivant. Ah! pour te faire plaisir, ou si cela t'eût seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire! Ma mort te sera donc utile encore... J'aurais troublé ton ménage... Oh! cette Clotilde, je ne la comprends pas! Pouvoir être ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, être à toi, et faire des façons! il faut être du faubourg Saint-Germain pour cela! et n'avoir pas dix livres de chair sur les os... Pauvre Lucien, cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir! Va, tu regretteras plus d'une fois ton pauvre chien fidèle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissé traÃner en Cour d'assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation était de rêver à tes plaisirs, de t'en inventer, qui avait de l'amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards étaient autant de bénédictions; qui, durant six ans, n'a pensé qu'à toi, qui fut si bien ta chose que je n'ai jamais été qu'une émanation de ton âme comme la lumière est celle du soleil. Mais enfin, faute d'argent et d'honneur, hélas! je ne puis pas être ta femme... J'ai toujours pourvu à ton avenir en te donnant tout ce que j'ai... Viens aussitôt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me défie des gens de la maison... Vois-tu, je veux être belle en morte, je me coucherai, je m'étendrai dans mon lit, je me poserai, quoi! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai défigurée ni par les convulsions, ni par une posture ridicule. Je sais que madame de Sérisy s'est brouillée avec toi, rapport à moi; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus. Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hélas en apprenant ma mort. D'abord, je dois te dire que l'heure d'onze heures du lundi 13 mai n'est que la terminaison d'une longue maladie qui a commencé le jour où, sur la terrasse de Saint-Germain, vous m'avez rejetée dans mon ancienne carrière... On a mal à l'âme comme on a mal au corps. Seulement l'âme ne peut pas se laisser bêtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l'âme comme l'âme soutient le corps, et l'âme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturières. Tu m'as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m'épouserais. C'eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire; car il y a des morts plus ou moins amères. Jamais le monde ne nous aurait acceptés. Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va! Une pauvre fille est dans la boue, comme j'y étais avant mon entrée au couvent; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d'égards, ils la reçoivent à pied après être allés la chercher en voiture; s'ils ne lui crachent pas à la figure, c'est qu'elle est préservée de cet outrage par sa beauté; mais moralement, ils font pis. Eh! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux êtres unis et heureux, a constamment salué madame de StaÃl, malgré ses romans en action, parce qu'elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l'Argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu; car j'aurais fait du bien... Oh! combien de larmes aurais-je séchées!... autant je crois que j'en ai versé! Oui, j'aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité. Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat? Dis-toi souvent il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m'en vouloir, qui m'adoraient; élève dans ton coeur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train! Te souviens-tu du jour où tu m'as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maÃtresse d'un poète d'avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu'elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s'inquiétant d'un horrible carlin, le dernier des carlins? Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hôtel! je t'ai dit alors - Il vaut mieux mourir à trente ans! Eh! bien, ce jour-là , tu m'as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire; et, entre deux baisers, je t'ai dit encore - Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin!... Eh! bien, je n'ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout... Tu dois me trouver bavarde, mais c'est mon dernier ragôt. Je t'écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturières qui se lamentent m'ont toujours fait horreur; tu sais que j'avais su bien mourir une fois déjà , à mon retour de ce fatal bal de l'Opéra, où l'on t'a dit que j'avais été fille! Oh! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d'amour je viens de m'abÃmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j'ai faite.. tu penserais, en y reprenant l'amour que j'ai tâché d'incruster sur cet ivoire, que l'âme de ta biche aimée est là . Une morte qui demande l'aumône, en voilà du comique?... Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe. Tu ne sais pas combien ma mort paraÃtrait héroïque aux imbéciles s'ils savaient que cette nuit Nucingen m'a offert deux millions si je voulais l'aimer comme je t'aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J'ai tout tenté pour continuer à respirer l'air que tu respires. J'ai dit à ce gros voleur - Voulez-vous être aimé, comme vous le demandez, je m'engagerai même à ne jamais revoir Lucien... - Que faut-il faire?.. a-t-il demandé. - Donnez-moi deux millions pour lui?.. Non! si tu avais vu sa grimace? Ah! j'en aurais ri, si ça n'avait pas été si tragique pour moi. - Evitez-vous un refus! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu'à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu'elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos. Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas. Qu'est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux? Bah! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n'ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu; n'en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l'autre monde. Ça m'ennuie bien d'aller dans l'enfer, j'aurais voulu voir les anges pour savoir s'ils te ressemblent... Adieu, mon nini, adieu! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai Ton ESTHER..." "Onze heures sonnent. J'ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu! Je voudrais que la chaleur de ma main laissât là mon âme comme j'y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton ESTHER" Où l'on voit que la justice est et doit être sans coeur Un mouvement de jalousie pressa le coeur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d'un suicide qu'il eût vue écrite avec cette gaieté, quoique ce fût une gaieté fébrile, et le dernier effort d'une tendresse aveugle - Qu'a-t-il donc de particulier pour être aimé ainsi!...pensa-t-il en répétant ce que disent tous les hommes qui n'ont pas le don de plaire aux femmes. - S'il vous est possible de prouver non seulement que vous n'êtes pas Jacques Collin, forçat libéré, mais encore que vous êtes bien réellement don Carlos Herrera, chanoine de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII, dit le juge à Jacques Collin, vous serez mis en liberté, car l'impartialité qu'exige mon ministère m'oblige à vous dire que je reçois à l'instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck où elle avoue l'intention de se donner la mort, et où elle émet sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les désigner comme étant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs. En parlant, monsieur Camusot comparait l'écriture de la lettre avec celle du testament, et il fut évident pour lui que la lettre était bien écrite par la même personne qui avait fait le testament. - Monsieur, vous vous êtes trop pressé de croire à un crime, ne vous pressez pas de croire à un vol. - Ah! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu. - Ne croyez pas que je me compromette en disant que cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu'il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille était bien aimée par ses gens; et, si j'étais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient à l'être que j'aime le plus au monde, à Lucien!... Auriez-vous la bonté de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientôt fait.. c'est la preuve de l'innocence de mon cher enfant.. vous ne pouvez pas craindre que je l'anéantisse.. ni que j'en parle, je suis au secret. - Au secret!... s'écria le magistrat, vous n'y serez plus... C'est moi qui vous prie d'établir le plus promptement possible votre état, ayez recours à votre ambassadeur si vous voulez... Et il tendit la lettre à Jacques Collin. Camusot était heureux de sortir d'embarras, de pouvoir satisfaire le Procureur-général, mesdames de Maufrigneuse et de Sérisy. Néanmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prévenu pendant qu'il lisait la lettre de la courtisane; et, malgré la sincérité des sentiments qui s'y peignaient, il se disait "C'est pourtant bien là une physionomie de bagne." - Voilà comme on l'aime!... dit Jacques Collin en rendant la lettre... Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. - Si vous le connaissiez! reprit-il, c'est une âme si jeune, si fraÃche, une beauté si magnifique, un enfant, un poète... On éprouve irrésistiblement le besoin de se sacrifier à lui, de satisfaire ses moindres désirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin... - Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour découvrir la vérité, vous ne pouvez pas être Jacques Collin... - Non, monsieur... répondit le forçat. Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son désir de terminer son oeuvre, il s'avança vers le juge, l'emmena dans l'embrasure de la croisée et prit les manières d'un prince de l'Eglise, en prenant le ton des confidences. - J'aime tant cet enfant, monsieur, que s'il fallait être le criminel pour qui vous me prenez afin d'éviter un désagrément à cette idole de mon coeur, je m'accuserais, dit-il à voix basse. J'imiterais la pauvre fille qui s'est tuée à son profit. Aussi, monsieur, vous supplié-je de m'accorder une faveur, c'est de mettre Lucien en liberté sur-le-champ... - Mon devoir s'y oppose, dit Camusot avec bonhomie; mais, s'il est avec le ciel des accommodements, la justice sait avoir des égards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons... Parlez, ceci ne sera pas écrit... - Eh! bien, reprit Jacques Collin trompé par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d'attenter à ses jours en se voyant en prison... - Oh! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. - Vous ne savez pas qui vous obligez en m'obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d'autres cordes. Vous rendez service à un Ordre plus puissant que des comtesses de Sérisy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d'avoir eu dans votre cabinet leurs lettres..., dit-il en montrant deux liasses parfumées... Mon Ordre a de la mémoire. - Monsieur! dit Camusot, assez. Cherchez d'autres raisons à me donner. Je me dois autant au prévenu qu'à la vindicte publique. - Eh! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c'est une âme de femme, de poète et de Méridional, sans consistance ni volonté, reprit Jacques Collin, qui crut avoir enfin deviné que le juge leur était acquis. Vous êtes certain de l'innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu'il est l'héritier d'Esther, et rendez-lui la liberté... Si vous agissez autrement, vous en serez au désespoir; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi gardez-moi au secret, demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystérieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnée dont je suis l'objet; mais je risquerai ma vie, on en veut à ma tête depuis cinq ans... Lucien libre, riche et marié à Clotilde de Grandlieu, ma tâche ici-bas est accomplie, je ne défendrai plus ma peau.. Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi... - Ah! Corentin! - Ah! il se nomme Corentin... Je vous remercie... Eh! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande?... - Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart! dites à l'huissier et aux gendarmes de reconduire le prévenu à la Conciergerie... - Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez à la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un léger salut de tête au prévenu. Le juge reprend tous ses avantages Frappé de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser et se rappelant l'insistance qu'il avait mise à être interrogé le premier, en s'appuyant sur son état de maladie, Camusot reprit toute sa défiance. En écoutant ses soupçons indéterminés, il Vit le prétendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouées qui avaient signalé l'entrée. - Monsieur?... Jacques Collin se retourna. - Mon greffier, malgré votre refus de le signer, va vous lire le procès-verbal de votre interrogatoire. Le prévenu jouissait d'une admirable santé, le mouvement par lequel il vint s'asseoir près du greffier fut un dernier trait de lumière pour le juge. - Vous avez été promptement guéri? dit Camusot. - Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Puis il répondit à haute voix "La joie, monsieur, est la seule panacée qui existe... cette lettre, la preuve d'une innocence dont je ne doutais pas... voilà le grand remède." Le juge suivit son prévenu d'un regard pensif lorsque l'huissier et les gendarmes l'entourèrent; puis il fit le mouvernent d'un homme qui se réveille, et jeta la lettre d'Esther sur le bureau de son greffier. - Coquart, copiez cette lettre!... Mélancolie particulière aux juges d'instruction S'il est dans la nature de l'homme de se défier de ce qu'on le supplie de faire quand la chose demandée est contre ses intérêts ou contre son devoir, souvent même quand elle lui est indifférente, ce sentiment est la loi du juge d'instruction. Plus le prévenu, dont l'état n'était pas encore fixé, fit apercevoir de nuages à l'horizon dans le cas où Lucien serait interrogé, plus cet interrogatoire parut nécessaire à Camusot. Cette formalité n'eût pas été, d'après le Code et les usages, indispensable, qu'elle était exigée par la question de l'identité de l'abbé Carlos, Dans toutes les carrières, il existe une conscience de métier. A défaut de curiosité, Camusot aurait questionné Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en déployant les ruses que se permet le magistrat le plus intègre. Le service à rendre, son avancement, tout passait chez Camusot après le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s'abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car alors la pensée est comme une rivière qui parcourt mille contrées. Amants de la vérité, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent à mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique éventrait les victimes; puis ils s'arrêtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un éclair, un mot, une inflexion de voix, une hésitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachés. - La manière dont il vient de peindre son dévouement à son fils si c'est son fils, me ferait croire qu'il s'est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain; et, ne se doutant pas que l'oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision!... Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de Rubempré se doit à lui-même et doit à la justice d'éclaircir l'état civil de son père... Et me promettre la protection de son Ordre son Ordre! si je n'interroge pas Lucien!... Il resta sur cette pensée. Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire à son gré. Libre à lui d'avoir de la finesse ou d'en manquer. Un interrogatoire, ce n'est rien, et c'est tout. Là gÃt la faveur. Camusot sonna, l'huissier était revenu. Il donna l'ordre d'aller chercher monsieur Lucien de Rubempré, mais en recommandant qu'il ne communiquât avec qui que ce soit pendant le trajet. Il était alors deux heures après midi. - Il y a un secret, se dit en lui-même le juge, et ce secret doit être bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n'est ni prêtre, ni séculier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protégé quelque parole terrible, est ceci "Le poète est faible, il est femme; il n'est pas comme moi, qui suis l'Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret!" Eh! bien, nous allons tout savoir de l'innocent!... Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d'ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d'Esther. Combien de bizarreries dans l'usage de nos facultés! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à côté du seul que le prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l'envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer à cette vie passée en des soupçons continuels, à ces tortures imposées par ces gens à leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-être que le prêtre et le magistrat ont un harnais également lourd, également garni de pointes à l'intérieur. Toute profession d'ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois. Dangers que court l'innocence au Palais Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de Rubempré, pâle, défait, les yeux rouges et gonflés, enfin dans un état d'affaissement qui lui permit de comparer la nature à l'art, le moribond vrai au moribond de théâtre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes précédés d'un huissier avait porté le désespoir au comble chez Lucien. Il est dans l'esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. En voyant cette nature entièrement dénuée du courage moral qui fait hésiter le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l'autre prévenu, monsieur Camusot eut pitié de cette facile victoire, et ce mépris lui permit de porter des coups décisifs, en lui laissant sur le terrain cette affreuse liberté d'esprit qui distingue le tireur quand il s'agit d'abattre des poupées. - Remettez-vous, monsieur de Rubempré, vous êtes en présence d'un magistrat empressé de réparer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation préventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. Voici la preuve de votre innocence. C'est une lettre gardée par votre portière en votre absence, et qu'elle vient d'apporter. Dans le trouble causé par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation à Fontainebleau, cette femme avait oublié cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck... Lisez! Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. Après un quart d'heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine à retrouver de la force, le greffier lui présenta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme à l'original à représenter à première réquisition tant que durera l'instruction du procès, en lui offrant de collationner; mais Lucien s'en rapporta naturellement à la parole de Coquart quant à l'exactitude. - Monsieur, dit le juge d'un air plein de bonhomie, il est néanmoins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions... C'est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. A un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n'est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguà pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu'elle soit; mais le mensonge vous enverrait en Cour d'assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie, tandis qu'en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux "Monsieur de Rubempré, arrêté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi après un très court interrogatoire." Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta "je vous le répète, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous êtes l'héritier; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu'une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s'est permis ce crime à votre profit... - Ne m'interrompez pas, dit Camusot en imposant silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point dhonneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité?" On a dû déjà remarquer l'excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d'instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l'absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel; mais c'est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l'interrogation y trouve un joint. Dès que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entièrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d'un premier naufrage de sa vertu, pourrait s'amender et devenir utile à son pays, il périra dans les traquenards de l'instruction. Le juge rédige un procès-verbal très sec, une analyse fidèle des questions et des réponses; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n'en reste. Les juges de la juridiction supérieure et les jurés voient les résultats sans connaÃtre les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procéder à l'instruction. La France a joui de ce système pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an IV, cette institution s'appelait le jury d'accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procès définitif, si l'on en revenait aux jurys d'accusation, il devrait être attribué aux cours royales, sans concours de jurés. Où tous ceux qui ont fait des fautes trembleront de comparoir devant un tribunal quelconque - Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous? Monsieur Coquart, attention!... dit-il au greffier. - Lucien Chardon, de Rubempré. - Vous êtes né? - A Angoulême... Et Lucien donna le jour, le mois et l'année. - Vous n'avez pas eu de patrimoine? - Aucun. - Vous avez néanmoins fait, pendant un premier séjour à Paris, des dépenses considérables, relativement à votre peu de fortune? - Oui, monsieur; mais à cette époque, j'ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dévouée et que j'ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays. - Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée. Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d'une confession générale. - Vous avez fait des dépenses bien plus considérables encore à votre retour d'Angoulême à Paris, reprit Camusot, vous avez vécu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes. - Oui, monsieur... - Qui vous fournissait cet argent? - Mon protecteur, l'abbé Carlos Herrera. - Ou l'avez-vous connu? - Je l'ai rencontré sur la grande route, au moment où j'allais me débarrasser de la vie par un suicide... - Vous n'aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère?... - Jamais. - Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d'Espagnol? - Jamais. - Pouvez-vous vous rappeler le mois, l'année où vous vous êtes lié avec la demoiselle Esther? - Vers la fin de 1823, à un petit théà tre du boulevard. - Elle a commencé par vous coûter de l'argent? - Oui, monsieur. - Dernièrement, dans le désir d'épouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez acheté les restes du château de Rubempré, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit à la famille Grandlieu que votre soeur et votre beau-frère venaient de faire un héritage considérable et que vous deviez ces sommes à leur libéralité?... Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu? - Oui, monsieur. - Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage? - Entièrement, monsieur. - Eh! bien, la famille de Grandlieu a envoyé chez votre beau-frère un des plus respectables avoués de Paris pour prendre des renseignements. A Angoulême, l'avoué, d'après les aveux mêmes de votre soeur et de votre beau-frère, a su que non seulement ils vous avaient prêté peu de chose, mais encore que leur héritage se composait d'immeubles, assez importants, il est vrai, mais la somme des capitaux s'élevait à peine à deux cent mille francs... Vous ne devez pas trouver étrange qu'une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l'origine ne se justifie pas... Voilà , monsieur, où vous a conduit un mensonge... Lucien fut glacé par cette révélation, et le peu de force d'esprit qu'il conservait l'abandonna. - La Police et la Justice savent tout ce qu'elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de père que s'était donnée Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera? - Oui, monsieur, mais je l'ai su trop tard... - Comment trop tard? Expliquez-vous! - Ce n'est pas un prêtre, ce n'est pas un Espagnol, c'est... - Un forçat évadé, dit vivement le juge. - Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j'étais son obligé, j'avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique... - Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. - Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c'est son nom. - Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d'être reconnu tout à l'heure par une personne, et s'il nie encore son identité, c'est, je crois, dans votre intérêt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin. Lucien eut aussitôt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation. - Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu'il prétend être votre père pour justifier l'extraordinaire affection dont vous êtes l'objet? - Lui! mon père!... oh! monsieur!... il a dit cela! - Soupçonnez-vous d'où provenaient les sommes qu'il vous remettait; car, s'il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mêmes services que la demoiselle Coralie; mais vous êtes resté, comme vous venez de le dire, pendant quelques années à vivre, et très splendidement, sans rien recevoir d'elle. - C'est à vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s'écria Lucien, où les forçats puisent de l'argent!... Un Jacques Collin mon père!... Oh! ma pauvre mère... Et il fondit en larmes. - Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l'interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s'est dit le père de Lucien de Rubempré. Le poète écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir. - Je suis perdu! s'écria-t-il. - On ne se perd pas dans la voie de l'honneur et de la vérité, dit le juge. - Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d'assises? dernanda Lucien. - Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée. Les deux morales Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poète et l'homme d'action l'un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu'après; tandis que l'autre sent et juge à la fois. Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l'avait fait rouler le juge d'instruction à la bonhomie de qui, lui poète, il s'était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d'une pièce. Là où Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l'homme d'esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infâme et qui l'indignait servait de paravent à une plus infâme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu'il lui avait portés en se servant des fautes d'une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l'animal que le billot de l'abattoir a manqué. Libre et innocent, à son entrée dans ce cabinet, en un instant, il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, dernière raillerie sérieuse, le juge, calme et froid, faisait observer à Lucien que ses révélations étaient le fruit d'une méprise. Camusot pensait à la qualité de père prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier à la crainte de voir son alliance avec un forçat évadé devenir publique, avait imité la célèbre inadvertance des meurtriers d'Ibicus. L'une des gloires de Royer-Collard est d'avoir proclamé le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposés, d'avoir soutenu la cause de l'antériorité des serments en prétendant que la loi de l'hospitalité, par exemple, devait lier au point d'annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessé cette théorie à la face du monde, à la tribune française; il a courageusement vanté les conspirateurs, il a montré qu'il était humain d'obéir à l'amitié plutôt qu'à des lois tyranniques tirées de l'arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n'ont jamais été promulgées et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgées par la société. Lucien venait de méconnaÃtre, et à son détriment, la loi de solidarité qui l'obligeait à se taire et à laisser Jacques Collin se défendre; bien plus, il l'avait chargé! Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera. Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l'un des favoris de la mode, et trouvé l'introuvable Jacques Collin. Il allait être proclamé l'un des plus habiles juges d'instruction. Aussi laissait-il son prévenu tranquille; mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s'accroÃtre sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mêlées à deux ruisseaux de larmes. Le coup de massue - Pourquoi pleurer, monsieur de Rubempré? vous êtes, comme je vous l'ai dit, l'héritier de mademoiselle Esther, qui n'a pas d'héritiers ni collatéraux ni directs, et sa succession se monte à près de huit millions, si l'on retrouve les sept cent cinquante mille francs égarés. Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses désirs! il s'acquittait avec Jacques Collin, il s'en séparait, il devenait riche, il épousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne démontre plus éloquemment que cette scène la puissance dont sont armés les juges d'instruction par l'isolement ou par la séparation des prévenus, et le prix d'une communication comme celle qu'Asie avait faite à Jacques Collin. - Ah! monsieur, répondit Lucien avec l'amertume et l'ironie de l'homme qui se fait un piédestal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage subir un interrogatoire!... Entre la torture physique d'autrefois et la torture morale d'aujourd'hui, je n'hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu'infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi? reprit-il avec fierté. - Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour répondre à l'orgueil du poète, moi seul ai le droit de poser des questions. - J'avais le droit de ne pas répondre, dit en murmurant le pauvre Lucien à qui son intelligence était revenue dans toute sa netteté. - Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire... - Je redeviens un prévenu! se dit Lucien. Pendant que le commis lisait, Lucien prit une résolution qui l'obligeait à caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la voix de Coquart cessa, le poète eut le tressaillement d'un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumés et qu'alors le silence surprend. - Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. - Et me mettez-vous en liberté? demanda Lucien devenant ironique à son tour. - Pas encore, répondit Camusot; mais demain, après votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La justice doit savoir maintenant si vous êtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son évasion, qui date de 1820. Néanmoins, vous n'êtes plus au secret. Je vais écrire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole. - Y trouverais-je ce qu'il faut pour écrire... - On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j'en ferai donner l'ordre par l'huissier qui va vous reconduire. Lucien signa machinalement le procès-verbal, et il en parapha les renvois en obéissant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime résignée. Un seul détail en dira plus sur l'état où il se trouvait que la peinture la plus minutieuse. L'annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait séché sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d'un éclat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l'éclair, ce qu'était Jacques Collin, un homme de bronze. Chez les gens dont le caractère ressemble à celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysé, ces passages subits d'un état de démoralisation complète à un état quasiment métallique tant les forces humaines se tendent, sont les plus éclatants phénomènes de la vie des idées. La volonté revient, comme l'eau disparue d'une source; elle s'infuse dans l'appareil préparé pour le jeu de sa substance constitutive inconnue; et, alors, le cadavre se fait homme, et l'homme s'élance plein de force à des luttes suprêmes. Lucien mit la lettre d'Esther sur son coeur avec le portrait qu'elle lui avait renvoyé. puis il salua dédaigneusement monsieur Camusot, et marcha d'un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes. - C'est un profond scélérat! dit le juge à son greffier pour se venger du mépris écrasant que le poète venait de lui témoigner. Il a cru se sauver en livrant son complice. - Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé... Le juge à la torture - Je vous rends votre liberté pour aujourd'hui, Coquart, dit le juge. En voilà bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Ah! vous irez sur-le-champ chez monsieur le Procureur-general savoir s'il est encore dans son cabinet; s'il y est,demandez un moment d'audience pour moi. Oh! il y sera, reprit-il après avoir regardé l'heure à une méchante horloge de bois peint en vert et à filets dorés. il est trois heures un quart. Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, étant entièrement écrites, les demandes aussi bien que les réponses prennent un temps énorme. C'est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durée des détentions préventives. Pour les petits, c'est la ruine, pour les riches, c'est la honte; car pour eux un élargissement immédiat répare, autant qu'il peut être réparé, le malheur d'une arrestation. Voilà pourquoi les deux scènes qui viennent d'être fidèlement reproduites avaient employé tout le temps consumé par Asie à déchiffrer les ordres du maÃtre, à faire sortir une duchesse de son boudoir et à donner de l'énergie à madame de Sérisy. En ce moment, Camusot, qui songeait à tirer parti de son habileté, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au Procureur-général en lui demandant son avis. Pendant la délibération à laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de Sérisy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vêtu comme un maÃtre, entra, regarda l'huissier et le magistrat alternativement, et dit "C'est bien à monsieur Camusot que j'ai l'honneur..." - Oui, répondirent le juge et l'huissier. Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit "Dans bien des intérêts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n'interrogez pas monsieur de Rubempré; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu'il soit immédiatement élargi. "D. DE MAUFRIGNEUSE, L. DE SERISY. "P. S. Brûlez cette lettre." Camusot comprit qu'il avait fait une énorme faute en tendant des pièges à Lucien, et il commença par obéir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement. - Madame de Sérisy va donc venir? demanda-t-il. - On attelait, répondit le valet de chambre. En ce moment, Coquart vint apprendre à monsieur Camusot que le Procureur-général l'attendait. Sous le poids de la faute qu'il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d'exercice avaient développé la finesse dont est pourvu tout homme qui s'est mesuré avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie à laquelle il avait brûlé la lettre étant encore allumée, il s'en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse à Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de Sérisy. Puis il se rendit chez le Procureur-général. Monsieur le Procureur-général Le Palais-de-Justice est un amas confus de constructions superposées les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un défaut d'ensemble. La salle des Pas-Perdus est la plus grande des salles connues; mais sa nudité fait horreur et décourage les yeux. Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour Royale. Enfin, la galerie Marchande mène à deux cloaques. Dans cette galerie ou remarque un escalier à double rampe, un peu plus grand que celui de la Police correctionnelle, et sous lequel s'ouvre une grande porte à deux battants. L'escalier conduit à la Cour d'assises, et la porte inférieure à une seconde Cour d'assises. Il se rencontre des années où les crimes commis dans le département de la Seine exigent deux sessions. C'est par là que se trouvent le parquet du Procureur-général, la chambre des avocats, leur bibliothèque, les cabinets des avocats-généraux, ceux des substituts du Procureur-général. Tous ces locaux, car il faut se servir d'un terme générique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l'architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intérieurs, la première de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu'elles ont de hideux. Le peintre de moeurs reculerait devant la nécessité de décrire l'ignoble couloir d'un mètre de largeur où se tiennent les témoins à la cour d'assises supérieure. Quant au poêle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse. Le cabinet du Procureur-général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l'âge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais-de-Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux. Monsieur de Granville, ce digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n'avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l'affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rêverie involontaire que l'attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l'embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s'était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi. La dignité de ses fonctions lui défendait d'attenter à l'indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s'agissait dans ce procès de l'honneur, de la considération de son meilleur ami, de l'un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérisy, ministre d'Etat, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d'Etat, le futur chancelier de France, au cas où le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérisy avait le malheur d'adorer sa femme quand même, il la couvrait toujours de sa protection. Or, le Procureur-général devinait bien l'affreux tapage que ferait, dans le monde et à la Cour, la culpabilité d'un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse. - Ah! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir royal avait la ressource des évocations... Notre manie d'égalité tuera ce temps-ci... Ce digne magistrat connaissait l'entraÃnement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l'a vu, l'appartement où le comte de Granville avait vécu maritalement et secrètement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d'où elle s'était enfuie un jour, enlevée par un misérable Voir Un Double Ménage, SCENES DE LA VIE PRIVEE. Au moment où le Procureur-général se disait "Camusot nous aura fait quelque sottise!" le juge d'instruction frappa deux coups à la porte du cabinet. - Eh! bien, mon cher Camusot, comment va l'affaire dont je vous parlais ce matin? - Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même? Il tendit les deux procès-verbaux des interrogatoires à monsieur de Granville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l'embrasure de la croisée. Ce fut une lecture rapide. - Vous avez fait votre devoir, dit le Procureur-général d'une voix émue. Tout est dit, la justice aura son cours... Vous avez fait preuve de trop d'habileté pour qu'on se prive jamais d'un juge d'instruction tel que vous... Monsieur de Granville aurait dit à Camusot "Vous resterez pendant toute votre vie juge d'instruction!..." il n'aurait pas été plus explicite que dans cette phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles. - Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m'avait prié... - Ah! la duchesse de Maufrigneuse, dit Granville en interrompant le juge, c'est vrai, c'est l'amie de madame de Sérisy. Vous n'avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait; monsieur, vous serez un grand magistrat. Est-il trop tard? En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Granville "Mon cher, je t'amène une jolie femme qui ne savait où donner de la tête, elle allait se perdre dans notre labyrinthe.." Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy qui, depuis un quart d'heure, errait dans le Palais. - Vous ici, madame, s'écria le Procureur-général en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment!... Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s'adressant à cet illustre orateur ministériel de la Restauration, attends-moi chez le premier président, il est encore chez lui, je t'y rejoins. Le comte Octave de Bauvan comprit que non seulement il était de trop, mais encore que le Procureur-général voulait avoir une raison de quitter son cabinet. Madame de Sérisy n'avait pas commis la faute de venir au Palais dans son magnifique coupé à manteau bleu armorié, avec son cocher galonné et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait fait comprendre aux deux grandes dames la nécessité de prendre le fiacre dans lequel elle était venue avec la duchesse; enfin elle avait également imposé à la maÃtresse de Lucien cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu'était autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux châle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachées avaient été remplacées par un voile de dentelle noire très épais. - Vous avez reçu notre lettre... dit-elle à Camusot dont l'hébétement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif. - Trop tard, hélas, madame la comtesse, répondit le juge qui n'avait de tact et d'esprit que dans son cabinet contre ses prévenus. - Comment, trop tard?... Elle regarda monsieur de Granville et vit la consternation peinte sur sa figure. - Il ne peut pas, il ne doit pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. Tout ce que font les femmes à Paris Les femmes, les jolies femmes posées, comme l'est madame de Sérisy, sont les enfants gâtés de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu'est à Paris une femme à la mode, riche et titrée, elles penseraient toutes à venir jouir de cette royauté magnifique. Les femmes vouées aux seuls liens de leur bienséance, à cette collection de petites lois déjà nommée assez souvent dans La Comédie Humaine, le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise; car elles ont toutes admirablement compris qu'elles ne sont responsables de rien dans la vie, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes énormités. A propos de tout, elles répètent ce mot dit par la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage à son mari qu'elle était venue chercher au Palais "Dépêche-toi de juger, et viens!" - Madame, dit le Procureur-général, monsieur Lucien de Rubempré n'est coupable ni de vol, ni d'empoisonnement; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-là !... - Quoi? demanda-t-elle. - Il s'est reconnu, lui dit le Procureur-général à l'oreille, l'ami, l'élève d'un forçat évadé. L'abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui, serait notre fameux Jacques Collin.. Madame de Sérisy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles; mais ce nom célèbre fut le coup de grâce. - Et la morale de ceci?... dit-elle d'une voix qui fut un souffle. - Est, reprit monsieur de Granville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant à voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n'y comparaÃt pas à ses côtés comme ayant profité sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme témoin gravement compromis... - Ah! ça, jamais!... s'écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Quant à moi je n'hésiterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardé comme mon meilleur ami, déclaré judiciairement le camarade d'un forçat... Le Roi aime beaucoup mon mari. - Madame, dit en souriant et à haute voix le Procureur-général, le Roi n'a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d'instruction de son royaume ni sur les débats d'une Cour d'assises. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté... - De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiétaient bien moins que sa liaison avec Esther. - Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prévenus, vous verriez que tout dépend de lui... Après cette phrase, la seule que le Procureur-général pouvait se permettre, et après un regard d'une finesse féminine ou, si vous voulez, judiciaire, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis il ajouta sur le seuil en se retournant "Pardonnez-moi! madame, j'ai deux mots à dire à Bauvan..." Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse "Je ne peux pas être témoin de ce qui va se passer entre vous et Camusot." Tout ce que peuvent les femmes à Paris - Qu'est-ce que c'est que ces interrogatoires? dit alors Léontine avec douceur à Camusot resté tout penaud devant la femme d'un des plus grands personnages de l'Etat. - Madame, répondit Camusot, un greffier met par écrit les demandes du juge et les réponses des prévenus, le procès-verbal est signé par le greffier, par les prévenus. Ces procès-verbaux sont les éléments de la procédure, ils déterminent l'accusation et le renvoi des accusés devant la Cour d'assises. - Eh! bien, reprit-elle, si l'on supprimait ces interrogatoires?... - Ah! madame, ce serait un crime qu'aucun magistrat ne peut commettre, un crime sociale! - C'est un crime bien plus grand contre Moi de les avoir écrits; mais, en ce moment, c'est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s'il nous reste quelque moyen de nous sauver tous. Mon Dieu, il ne s'agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s'agit aussi du bonheur de monsieur de Sérisy. - Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j'ai oublié les égards que je vous devais. Si monsieur Popinot, par exemple, avait été chargé de cette instruction, vous eussiez été plus malheureuse que vous ne l'êtes avec moi; car il ne serait pas venu consulter le Procureur-général. On ne saurait rien. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres... - Oh! mes lettres! - Les voici, cachetées?... dit le magistrat. La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eût été chez elle, et le garçon de bureau du Procureur-général entra. - De la lumière, dit-elle. Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminée pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. Bientôt la comtesse mit le feu à ce tas de papier en se servant de la dernière lettre tortillée comme d'une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant à la main ses deux procès-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupée d'anéantir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l'oeil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilité de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu; mais Camusot les y reprit, la comtesse s'élança sur le juge et ressaisit les papiers enflammés. Il s'ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait "Madame! madame! vous attentez à ... Madame..." Un homme s'élança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de Sérisy, suivi de messieurs de Granville et de Bauvan. Néanmoins Léontine, qui voulait sauver à tout prix Lucien, ne lâchait point les terribles papiers timbrés qu'elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eût déjà produit sur sa peau délicate l'effet de moxas. Enfin Camusot, dont les doigts étaient également atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers; il n'en restait plus que la portion serrée par les mains des deux lutteurs, et que le feu n'avait pu mordre. Cette scène s'était passée en un laps de temps moins considérable que le moment d'en lire le récit. Histoire de rire - De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérisy? demanda le ministre d'Etat à Camusot. Avant que le juge répondÃt, la comtesse alla présenter les papiers à la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n'avait pas entièrement consumés. - J'aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse. - Et qu'a-t-elle fait? demanda le Procureur-général en regardant alternativement la comtesse et le juge. - J'ai brûlé les interrogatoires, répondit en riant la femme à la mode si heureuse de son coup de tête qu'elle ne sentait pas encore ses brûlures. Si c'est un crime, eh! bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages. - C'est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité. - Hé bien, tout est pour le mieux, dit le Procureur-général. Mais, chère comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous êtes. - Monsieur Camusot résistait bravement à une femme à qui rien ne résiste, l'honneur de la robe est sauvé! dit en riant le comte de Bauvan. - Ah! monsieur Camusot résistait?... dit en riant le Procureur-général, il est très fort, je n'oserais pas résister à la comtesse! En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-même. Le Procureur-général aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayé par l'attitude et la physionomie du comte de Sérisy, monsieur de Granville le prit à part. - Mon ami, lui dit-il à l'oreille, ta douleur me décide à transiger pour la première et seule fois de ma vie avec mes devoirs. Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. - Dites à monsieur de Chargeboeuf de venir me parler. Monsieur de Chargeboeuf, jeune avocat stagiaire, était le secrétaire du Procureur-général. - Mon cher maÃtre, reprit le Procureur-général en attirant Camusot dans l'embrasure de la croisée, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l'interrogatoire de l'abbé Carlos Herrera qui, n'ayant pas été signé par lui, peut se recommencer sans inconvénient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaÃtront pas en lui notre Jacques Collin. Sûr de sa mise en liberté, cet homme signera les interrogatoires. Quant à Lucien de Rubempré, mettez-le dès ce soir en liberté, car ce n'est pas lui qui parlera de l'interrogatoire dont le procès-verbal est supprimé, surtout après l'admonestation que je vais lui faire. La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en liberté immédiate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures? Si l'Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procès, car nous allons éclaircir diplomatiquement sa conduite en Espagne; Corentin, le chef de la contre-police, nous le gardera, nous ne le quitterons pas de vue d'ailleurs; aussi traitez-le bien, plus de mise au secret, faites-le placer à la pistole pour cette nuit... Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de Sérisy, Lucien, pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothétique et commis d'ailleurs au préjudice de Lucien? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que de le perdre de réputation?... surtout quand il entraÃne dans sa chute un ministre d'Etat, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse... Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas.. Ceci est l'affaire d'une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est trois heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir un jugement de non-lieu en règle.., ou bien Lucien attendra jusqu'à demain matin. Camusot sortit après avoir salué; mais madame de Sérisy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de Sérisy, qui s'était élancé subitement hors du cabinet pendant que le Procureur-général parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant à l'oreille "Léontine, pourquoi venir ici sans me prévenir?" Pauvre ami! lui répondit-elle à l'oreille, pardonnez-moi, je parais folle; mais il s'agissait de vous autant que de moi. - Aimez ce jeune homme, si la fatalité le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion à tout le monde, répondit le pauvre mari. - Allons, chère comtesse, dit monsieur de Granville après avoir causé pendant quelque temps avec le comte Octave, j'espère que vous emmènerez monsieur de Rubempré dÃner chez vous ce soir. Cette quasi-promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu'elle fondit en larmes. - Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré?... - Je vais tâcher de trouver des huissiers pour nous l'amener, afin d'éviter qu'il soit accompagné de gendarmes, répondit monsieur de Granville. - Vous êtes bon comme Dieu! répondit-elle au Procureur-général avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine. - C'est toujours ces femmes-là , se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles!... Et il eut un accès de mélancolie en pensant à sa femme Voir Honorine, SCENES DE LA VIE PRIVEE. En sortant, monsieur de Granville fut arrêté par le jeune Chargeboeuf, avec lequel il causa pour lui donner des instructions sur ce qu'il devait dire à Massol, l'un des rédacteurs de la Gazette des Tribunaux. Où le dandy et le poète se retrouvent Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici quelle était sa conduite à la Conciergerie. En passant par le guichet, le poète avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d'écrire, et il demanda des plumes, de l'encre et du papier, qu'un surveillant eut aussitôt l'ordre de lui porter sur un mot dit à l'oreille du directeur par l'huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit à chercher et à monter chez Lucien ce qu'il attendait, ce pauvre jeune homme, à qui l'idée de sa confrontation avec Jacques Collin était insupportable, tomba dans une de ces méditations fatales où l'idée du suicide, à laquelle il avait déjà cédé sans avoir pu l'accomplir, arrive à la manie. Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliénation mentale; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idée fixe. La lettre d'Esther, relue plusieurs fois, augmenta l'intensité de son désir de mourir, en lui remettant en mémoire le dénouement de Roméo rejoignant Juliette. Voici ce qu'il écrivit. CECI EST MON TESTAMENT. A la Conciergerie, ce quinze mai 1830. "Je soussigné donne et lègue aux enfants de ma soeur, madame Eve Chardon, femme de David Séchard, ancien imprimeur à Angoulême, et de monsieur David Séchard, la totalité des biens meubles et immeubles qui m'appartiendront au jour de mon décès, déduction faite des paiements et des legs que je prie mon exécuteur testamentaire d'accomplir. Je supplie monsieur de Sérisy d'accepter la charge d'être mon exécuteur testamentaire. Il sera payé I° à monsieur l'abbé Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2° à monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera réduite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent. Je donne et lègue, comme héritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spécialement consacré aux filles publiques qui voudront quitter leur carrière de vice et de perdition. En outre, je lègue aux hospices la somme nécessaire à l'achat d'une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intérêts annuels seront employés, par chaque semestre, à la délivrance des prisonniers pour dettes, dont les créances s'élèveront au maximum à deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes. Je prie monsieur de Sérisy de consacrer une somme de quarante mille francs à un monument à élever au cimetière de l'Est à mademoiselle Esther, et je demande à être inhumé auprès d'elle. Cette tombe devra être faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrée; nos deux statues en marbre blanc seront couchées sur le couvercle, les têtes appuyées sur des coussins, les mains jointes et levées vers le ciel. Cette tombe n'aura pas d'inscription. Je prie monsieur le comte de Sérisy de remettre à monsieur Eugène de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir. Enfin, à ce titre, je prie mon exécuteur testamentaire d'agréer le don que je lui fais de ma bibliothèque. LUCIEN CHARDON DE RUBEMPRE." Ce testament fut enveloppé dans une lettre adressée à monsieur le comte de Granville, procureur-général de la Cour royale de Paris, et ainsi conçue "MONSIEUR LE COMTE, Je vous confie mon testament. Quand vous aurez "déplié cette lettre, je ne serai plus. Dans le désir de recouvrer ma liberté, j'ai répondu si lâchement à des interrogations captieuses de monsieur Camusot, que malgré mon innocence, je puis être mêlé dans un procès infâme. En me supposant acquitté, sans blâme, la vie serait encore impossible pour moi, d'après les susceptibilités du monde. Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse à l'abbé Carlos Herrera sans l'ouvrir, et faites parvenir à monsieur Camusot la rétractation en forme que je joins sur ce pli. Je ne pense pas qu'on ose attenter au cachet d'un paquet qui vous est destiné. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la dernière fois mes respects et vous priant de croire qu'en vous écrivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontés dont vous avez comblé votre défunt serviteur. LUCIEN DE R." "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare; mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortira d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand draine de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais; leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais, quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n'en pas sortir. Tu m'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des noeuds gordiens de ta politique pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire. Vous verrez à tirer parti de cette pièce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d'un rêve; mais, malheureusement, ce n'est plus la rivière de mon pays où j'allais noyer les peccadilles de la jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." "DECLARATION. Je soussigné déclare rétracter entièrement ce que contient l'interrogatoire que m'a fait subir aujourd'hui monsieur Camusot. L'abbé Carlos Herrera se disait ordinairement mon père spirituel, et j'ai dû me tromper à ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur. Je sais que, dans un but politique et pour anéantir des secrets qui concernent les cabinets d'Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essaient de faire passer l'abbé Carlos flerrera pour un forçat nommé Jacques Collin; mais l'abbé Carlos Herrera ne m'a jamais fait d'autres confidences à cet égard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du décès ou de l'existence de Jacques Collin. A la Conciergerie, ce 15 mai 1830. LUCIEN DE RUBEMPRE" Difficultés du suicide en prison La fièvre du suicide communiquait à Lucien une grande lucidité d'idées et cette activité de main que connaissent les auteurs en proie à la fièvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre pièces furent écrites dans l'espace d'une demi-heure. Il en fit un paquet, le ferma par des pains à cacheter, y mit, avec la force que donne le délire, l'empreinte d'un cachet à ses armes qu'il avait au doigt, et il le plaça très visiblement au milieu du plancher, sur le carreau. Certes, il était difficile de porter plus de dignité dans la situation fausse où tant d'infamie avait plongé Lucien il sauvait sa mémoire de tout opprobre, et il réparait le mil fait à son complice, autant que l'esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poète. Si Lucien avait été placé dans un des cabanons des secrets, il se serait heurté contre l'impossibilité d'y accomplir son dessein, car ces boÃtes de pierre de taille n'ont pour mobilier qu'une espèce de lit de camp et un baquet destiné à d'impérieux besoins. Il ne s'y trouve pas un clou, pas une chaise, pas même un escabeau. Le lit de camp est si solidement scellé qu'il est impossible de le déplacer sans un travail dont s'apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prévenu donne des craintes, il est surveillé par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la pistole et dans celle où Lucien avait été mis par suite des égards que le juge voulut témoigner à un jeune homme appartenant à la haute société parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir à l'exécution d'un suicide, sans néanmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate bleue en soie; et, en revenant de l'instruction, il songeait déjà à la manière dont Pichegru s'était, plus ou moins volontairement, donné la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d'appui et un espace assez considérable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenêtre de sa cellule donnant sur le préau n'avait point d'espagnolette, et les barreaux de fer scellés à l'extérieur, étant séparés de Lucien par l'épaisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d'y prendre un point d'appui. Voici le plan que sa faculté d'invention suggéra rapidement à Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquée à la baie ôtait à Lucien la vue du préau, cette hotte empêchait également les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule; or, si dans la partie inférieure de la fenêtre les vitres avaient été remplacées par deux fortes planches, la partie supérieure conservait, dans chaque moitié, de petites vitres séparées et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre à la partie vitrée de sa fenêtre, en détacher deux verres ou les casser, de manière à trouver dans le coin de la première traverse un point d'appui solide. Il se proposait d'y passer sa cravate, de faire sur lui-même une révolution pour la serrer autour de son cou, après l'avoir bien nouée, et de repousser la table loin de lui d'un coup de pied. Donc, il approcha la table de la fenêtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hésitation pour trouer la vitre au-dessus et celle au-dessous du premier bâton. Quand il fat sur la table, il put alors jeter les yeux sur le préau, spectacle magique qu'il entrevit pour la première fois. Le directeur de la Conciergerie, ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d'agir avec les plus grands égards avec Lucien, l'avait fait conduire, comme on l'a vu, par les communications intérieures de la Conciergerie dont l'entrée est dans le souterrain obscur qui fait face à la tour d'Argent, en évitant ainsi de montrer un jeune homme élégant à la foule des accusés qui se promènent dans le préau. On va juger si l'aspect de ce promenoir est de nature à saisir vivement une âme de poète. Une hallucination Le préau de la Conciergerie est borné sur le quai par la tour d'Argent et par la tour Bonbec; or, l'espace qui les sépare indique parfaitement au dehors la largeur du préau. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mène de la galerie Marchande à la Cour de Cassation et à la tour Bonbec où se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du préau, car elle en répète la dimension. Les secrets et les pistoles se trouvent donc sous la galerie Marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les secrets actuels, était-elle conduite au tribunal révolutionnaire, qui tenait ses séances dans le local de l'audience solennelle de la Cour de Cassation, par un escalier formidable pratiqué dans l'épaisseur des murs qui soutiennent la galerie Marchande et aujourd'hui condamné. L'un des côtés du préau, celui dont le premier étage est occupé par la galerie de Saint-Louis, présente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle époque ont pratiqué deux étages de cabanons pour loger le plus d'accusés possible, en empâtant de plâtre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives et les fûts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mène à ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d'un effet hideux. A la hauteur où Lucien se trouvait, son regard prenait en écharpe cette galerie et les détails du corps de logis qui réunit la tour d'Argent à la tour Bonbec, il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. Aujourd'hui les phénomènes de l'hallucination sont si bien admis par la médecine, que ce mirage de nos sens, cette étrange faculté de notre esprit n'est plus contestable. L'homme, sous la pression d'un sentiment arrivé au point d'être une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation où le plongent l'opium, le hashisch et le protoxyde d'azote. Alors apparaissent les spectres, les fantômes, alors les rêves prennent du corps, les choses détruites revivent alors dans leurs conditions premières. Ce qui dans le cerveau n'était qu'une idée devient une créature animée ou une création vivante. La science en est à croire aujourd'hui que, sous l'effort des passions à leur paroxysme, le cerveau s'injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rêve dans l'état de veille, tant on répugne à considérer Voyez Louis Lambert, ETUDES PHILOSOPHIQUES la pensée comme une force vive et génératrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraÃche. La demeure de saint Louis reparut telle qu'elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moven-Age, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprêtant son suicide. Un drame dans la vie d'une femme à la mode Au moment où monsieur de Granville avait fini de donner ses instructions à son jeune secrétaire, le directeur de la Conciergerie se présenta, l'expression de cette physionomie était telle que le Procureur-général eut le pressentiment d'un malheur. - Avez-vous rencontré monsieur Camusot, lui dit-il. - Non, monsieur, répondit le directeur. Son greffier Coquart m'a dit de lever le secret de l'abbé Carlos et d'élargir monsieur de Rubempré, mais il est trop tard... - Mon Dieu! qu'est-il arrivé? - Voici, monsieur, dit le directeur, un paquet de lettres pour vous qui vous expliquera la catastrophe. Le surveillant du préau a entendu un bruit de carreaux cassés, à la pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jeté des cris perçants, car il entendait l'agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pâle du spectacle qui s'est offert à ses yeux, il a vu le prévenu pendu à la croisée au moyen de sa cravate... Quoique le directeur parlât à voix basse, le cri terrible que poussa madame de Sérisy prouva que, dans les circonstances suprêmes, nos organes ont une puissance incalculée. La comtesse entendit ou devina; mais, avant que monsieur de Granville se fût retourné, sans que ni monsieur de Sérisy ni monsieur de Bauvan pussent s'opposer à des mouvements si rapides, elle fila comme un trait, par la porte, et parvint à la galerie Marchande où elle courut jusqu'à l'escalier qui descend à la rue de la Barillerie. Un avocat déposait sa robe à la porte d'une de ces boutiques qui pendant si longtemps encombrèrent cette galerie où l'on vendait des chaussures, où on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie. - Descendez et tournez à gauche, l'entrée est sur le quai de l'Horloge, la première arcade. - Cette femme est folle... dit la marchande, il faudrait la suivre. Personne n'aurait pu suivre Léontine, elle volait. Un médecin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. La comtesse se précipita par l'arcade vers le guichet avec tant de célérité que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s'abattit comme une plume poussée par un vent furieux à la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu'elle arracha celle qu'elle avait saisie. Elle s'enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d'où le sang jaillit, et elle tomba criant "Ouvrez! ouvrez!" d'une voix qui glaça les surveillants. Le porte-clefs accourut. - Ouvrez! je suis envoyée par le Procureur-général, Pour sauver le mort!... Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l'Horloge, monsieur de Granville et monsieur de Sérisy descendaient à la Conciergerie par l'intérieur du Palais en devinant l'intention de la comtesse; mais, malgré leur diligence, ils arrivèrent au moment où elle tombait évanouie à la première grille, et qu'elle était relevée par les gendarmes descendus de leur corps de garde. A l'aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains. - Le voir!... le voir!... Oh! messieurs, je ne ferai pas de mal! mais si vous ne voulez pas me voir mourir là ... laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant... Ah! tu es là , mon ami, choisis entre ma mort ou... Elle s'affaissa. - Tu es bon, reprit-elle. Je t'aimerai!... - Emportons-là ?... dit monsieur de Bauvan. - Non, allons à la cellule où est Lucien! reprit monsieur de Granville en lisant dans les yeux égarés de monsieur de Sérisy ses intentions. Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l'autre. - Monsieur! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. - Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame... - C'est ma femme... - Ah! pardon, monsieur. Eh! bien, elle s'évanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son évanouissement on pourra l'emporter dans une voiture. - C'est ce que j'ai pensé, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire à mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n'y a que ma voiture là ... - Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre à la vie... Et elle entraÃnait les deux magistrats en criant au surveillant "Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes!" Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vêtements eussent été rnis à un porte-manteau, d'abord elle fit un bond vers lui pour l'embrasser et le saisir; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris étouffés par une sorte de râle. Cinq minutes après, elle était emportée par la voiture du comte vers son hôtel, couchée en long sur un coussin, son mari à genoux devant elle. Le comte de Bauvan était allé chercher un médecin pour porter les premiers secours à la comtesse. Comment tout finit Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extérieure du guichet, et disait à son greffier "On n'a rien épargné! les barres de fer sont forgées, elles ont été essayées, on a payé cela très cher, et il y avait une paille dans ce barreau-là ?..." Le Procureur-général, revenu chez lui, fut obligé de donner d'autres instructions à son secrétaire. Heureusement Massol n'était pas encore venu. Quelques moments après le départ de monsieur de Granville qui s'empressa d'aller chez monsieur de Sérisy, Massol vint trouver son confrère Chargeboeuf au parquet du Procureur-général. - Mon cher, lui dit le jeune secrétaire, si vous voulez m'être agréable, vous mettrez ce que je vais vous dicter dans le numéro de demain de votre Gazette, à l'endroit où vous donnez les nouvelles judiciaires; vous ferez la tête de l'article. - Ecrivez? Et il dicta ceci "On a reconnu que la demoiselle Esther s'est donné volontairement la mort. L'alibi bien constaté de monsieur Lucien de Rubempré, son innocence, ont d'autant plus fait déplorer son arrestation, qu'au moment où le juge d'instruction donnait l'ordre de l'élargir, ce jeune homme est mort subitement." - Je n'ai pas besoin, mon cher, dit le jeune stagiaire à Massol, de vous recommander la plus grande discrétion sur le petit service que l'on vous demande. - Puisque vous me faites l'honneur d'avoir confiance en moi, je prendrai la liberté, répondit Massol, de vous présenter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux pour la Justice... - La Justice est assez forte pour les supporter, répliqua le jeune attaché au Parquet, avec l'orgueil d'un futur magistrat élevé par monsieur de Granville. - Permettez, mon cher maÃtre, on peut avec deux phrases éviter ce malheur. Et l'avocat écrivit "Les formes de la justice sont tout à fait étrangères à ce funeste événement. L'autopsie, à laquelle on a procédé sur-le-champ, a démontré que cette mort était due à la rupture d'un anévrisme à sa dernière période. Si monsieur Lucien de Rubempré avait été affecté de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tôt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d'être affligé de son arrestation, ce regrettable jeune homme en riait et disait à ceux qui l'accompagnèrent de Fontainebleau à Paris, qu'aussitôt arrivé devant le magistrat son innocence serait reconnue." - N'est-ce pas sauver tout?... demanda l'avocat-journaliste. - Vous avez raison, mon cher maÃtre. - Le Procureur-général vous en saura gré demain, répliqua finement Massol. Ainsi, comme on le voit, les plus grands événements de la vie sont traduits par de petits Faits-Paris plus ou moins vrais. Il en est ainsi de beaucoup de choses beaucoup plus augustes que celles-ci. Maintenant, pour le plus grand nombre, comme pour les gens d'élite, peut-être cette Etude ne semble-t-elle pas entièrement finie par la mort d'Esther et de Lucien; peut-être Jacques Collin, Asie, Europe et Paccard, malgré l'infamie de leurs existences, intéressent-ils assez pour qu'on veuille savoir quelle a été leur fin. Ce dernier acte du drame peut d'ailleurs compléter la peinture de moeurs que comporte cette Etude et donne la solution des divers intérêts en suspens que la vie de Lucien avait si singulièrement enchevêtrés, en mêlant quelques-unes des ignobles figures du Bagne à celles des plus hauts personnages. Quatrième partie. La dernière incarnation de Vautrin Les deux robes Qu'y a-t-il, Madeleine, dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques. - Madame, répondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais; mais il a la figure si bouleversée, et il se trouve dans un tel état, que madame ferait peut-être mieux de l'aller voir dans son cabinet. - A-t-il dit quelque chose? demanda madame Camusot. - Non, madame; mais nous n'avons jamais vu pareille figure à monsieur, on dirait qu'il va commencer une maladie; il est jaune, il paraÃt être en décomposition, et... Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s'élança hors de sa chambre et courut chez son mari. Elle aperçut le juge d'instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongées, la tête appuyée au dossier, les mains pendante, le visage pâle, les yeux hébétés, absolument comme s'il allait tomber en défaillance. - Qu'as-tu, mon ami? dit la jeune femme effrayée. - Ah! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement... J'en tremble encore. Figure-toi que le Procureur-général... Non, que madame de Sérisy... que... je ne sais par où commencer... - Commence par la fin!... dit madame Camusot. - Eh! bien, au moment où, dans la Chambre du conseil de la Première, monsieur Popinot avait mis la dernière signature nécessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en liberté Lucien de Rubempré. Enfin, tout était fini! le greffier emportait le plumitif; j'allais être quitte de cette affaire... Voilà le président du tribunal qui entre et qui examine le jugement - Vous élargissez un mort, me dit-il d'un air froidement railleur; ce jeune homme est allé, selon l'expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombé à l'apoplexie foudroyante... Je respirais en croyant à un accident. - Si je comprends, monsieur le président, a dit monsieur Popinot, il s'agirait alors de l'apoplexie de Pichegru... - Messieurs, a repris le président de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de Rubempré sera mort de la rupture d'un anévrisme. Nous nous sommes tous entre-regardés. - De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. Dieu veuille, dans votre intérêt, monsieur Camusot, quoique vous n'ayez fait que votre devoir, que madame de Sérisy ne reste pas folle du coup qu'elle a reçu! on l'emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre Procureur-général dans un état de désespoir qui m'a fait mal. Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot! a-t-il ajouté en me parlant à l'oreille. Non, ma chère amie, en sortant, c'est à peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n'ai pas osé me hasarder dans la rue, et je suis allé me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m'a raconté qu'une belle dame avait pris la Conciergerie d'assaut, qu'elle avait voulu sauver la vie à Lucien de qui elle est folle, et qu'elle s'était évanouie en le trouvant pendu par sa cravate à la croisée de la pistole. L'idée que la manière dont j'ai interrogé ce malheureux jeune homme, qui, d'ailleurs, entre nous, était parfaitement coupable, a pu causer son suicide, m'a poursuivi depuis que j'ai quitté le Palais, et je suis toujours près de m'évanouir... - Eh! bien, ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu'un prévenu se pend dans sa prison au moment où tu l'allais élargir?... s'écria madame Camusot. Mais un juge d'instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui!... Voilà tout. - Ces comparaisons, ma chère, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là . Lucien emporte nos espérances dans son cercueil. - Vraiment?... dit madame Camusot d'un air profondément ironique. - Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Granville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l'instruction; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Granville sera procureur-général, je n'avancerai jamais! Avancer! voilà le mot terrible, l'idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois le magistrat était sur-le-champ tout ce qu'il devait être. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà , voulait une grande fortune pour être bien portée. A Paris, en dehors du Parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu'à trois existences supérieures le contrôle général, les sceaux ou la simarre de chancelier. Au-dessous des parlements, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu'il fût heureux de rester toute sa vie sur son siège. Comparez la position d'un conseiller à la cour royale de Paris, qui n'a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d'un conseiller au parlement en 1729. Grande est la différence! Aujourd'hui, où l'on fait de l'argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l'importance à des positions autres que celle d'où devrait venir tout leur éclat. Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l'armée ou dans l'administration. Cette pensée, si elle n'altère pas l'indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d'effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l'opinion publique. Le traitement payé par l'Etat fait du prêtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l'ambition; l'ambition engendre une complaisance envers le pouvoir; puis l'égalité moderne met le justiciable et le juge sur la même feuille du parquet social. Ainsi les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au XIXe siècle, où l'on se prétend en progrès sur toute chose. - Et pourquoi n'avancerais-tu pas? dit Amélie Camusot. Elle regarda son mari d'un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l'énergie à l'homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d'un instrument. - Pourquoi désespérer? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d'Espard et sa cousine, la comtesse Châtelet. Madame d'Espard est au mieux avec le Garde-des-sceaux; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, où tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu'as-tu donc à craindre de ton président et du Procureur-général? - Mais monsieur et madame de Sérisy!... s'écria le pauvre juge. Madame de Sérisy, je te le répète, est folle! et folle par ma faute, dit-on! - Eh! si elle est folle, juge sans jugement, s'écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire! Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journée. - Mon Dieu, répondit Camusot, au moment où j'avais confessé ce malheureux jeune homme et où il venait de déclarer que ce soi-disant prêtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de Sérisy m'ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot où elles me priaient de ne pas l'interroger. Tout était consommé... - Mais, tu as donc perdu la tête! dit Amélie; car, sûr comme tu l'es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire! - Mais tu es comme madame de Sérisy, tu te moques de la justice! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérisy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu! - En voilà une femme! bravo! s'écria madame Camusot. - Madame de Sérisy m'a dit qu'elle ferait sauter le Palais plutôt que de laisser un jeune homme, qui avait eu les bonnes grâces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la Cour d'assises en compagnie d'un forçat!... - Mais, Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe... - Ah! oui, superbe! - Tu as fait ton devoir... - Mais malheureusement, et malgré l'avis jésuitique de monsieur de Granville, qui m'a rencontré sur le quai Malaquais... - Ce matin? - Ce matin! - A quelle heure? - A neuf heures. - Oh! Camusot! dit Amélie en joignant les mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout... Mon Dieu, ce n'est pas un homme, c'est une charrette de moellons que je traÃne!.. Mais, Camusot, ton procureur-général t'attendait au passage, il a dû te faire des recommandations. - Mais oui... - Et tu ne l'as pas compris! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d'instruction sans aucune espèce d'instruction. Aie donc l'esprit de m'écouter! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l'affaire finie? dit Amélie. Camusot regarda sa femme de l'air qu'ont les paysans devant un charlatan. Projets d'Amélie - Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérisy sont compromises, tu dois les avoir toutes les deux pour protectrices, reprit Amélie. Voyons? madame d'Espard obtiendra pour toi du Garde-des-sceaux une audience où tu lui donneras le secret de l'affaire, et il en amusera le Roi; car tous les souverains aiment à connaÃtre l'envers des tapisseries, et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde passer bouche béante. Dès lors, ni le Procureur-général, ni monsieur de Sérisy ne seront plus à craindre... - Quel trésor qu'une femme comme toi! s'écria le juge en reprenant courage. Après tout, j'ai débusqué Jacques Collin, je vais l'envoyer rendre ses comptes en Cour d'assises, je dévoilerai ses crimes. C'est une victoire dans la carrière d'un juge d'instruction qu'un pareil procès... - Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique où l'avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t'a dit tout à l'heure que tu avais donné à gauche; mais ici tu donnes trop à droite... Tu te fourvoies encore, mon ami! Le juge d'instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction. - Le Roi, le Garde-des-sceaux pourront être très contents d'apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois très fâchés de voir des avocats de l'opinion libérale traÃnant à la barre de l'opinion et de la Cour d'assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les Sérisy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tout ceux qui sont mêlés directement ou indirectement à ce procès. - ils y sont fourrés tous!.. Je les tiens? s'écria Camusot. Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théâtre quand il cherche à sortir d'un mauvais pas. - Ecoute, Amélie! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l'esprit une circonstance, en apparence, minime, et qui, dans la situation où je suis, est d'un intérêt capital. Figure-toi, ma chère amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie... un homme d'une profondeur... Oh! c'est... quoi?... le Cromwell du bagne!... Je n'ai jamais rencontré pareil scélérat, il m'a presque attrapé!... Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promène dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m'a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drôle y a jeté le coup d'oeil d'un homme qui voulait voir si quelque autre paquet ne s'y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit "J'ai mes armes", m'ont fait comprendre un monde de choses. Il n'y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une oeillade échangée, des scènes entières où se révèlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde! C'est effrayant, c'est la vie ou la mort, dans un clin d'oeil. Le gaillard a d'autres lettres entre les mains! ai-je pensé. Puis les mille autres détails de l'affaire m'ont préoccupé. J'ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l'instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l'habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de... - Et tu trembles, Camusot! Tu seras président de chambre à la Cour royale, bien plus tôt que je ne le croyais!... s'écria madame Camusot, dont la figure rayonna. Voyons! il faut te conduire de manière à contenter tout le monde, car l'affaire devient si grave qu'elle pourrait bien nous être VOLEE!... N'a-t-on pas ôté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure, dans le procès en interdiction intenté par madame et monsieur d'Espard! dit-elle pour répondre à un geste d'étonnement que fit Camusot. Eh! bien, le Procureur-général qui prend un intérêt si vif à l'honneur de monsieur et de madame de Sérisy, ne peut-il pas évoquer l'affaire à la Cour royale et faire commettre un conseiller à lui pour l'instruire à nouveau?... - Ah çà ! ma chère, où donc as-tu fait ton droit criminel? s'écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maÃtre... - Comment! tu crois que demain matin monsieur de Granville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d'un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver; car on viendra lui proposer de l'argent pour être son défenseur!... Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais; elles en instruiront le Procureur-général, qui, déjà , voit ces familles traÃnées bien près du banc des accusés, par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d'Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérisy. Tu dois donc manoeuvrer de manière à te concilier l'affection de ton procureur-général, la reconnaissance de monsieur de Sérisy, celle de la marquise d'Espard, de la comtesse Châtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des compliments par ton président. Moi, je me charge de mesdames d'Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieut. Toi, tu dois aller demain matin chez le Procureur-général. Monsieur de Granville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maÃtresse, pendant une dizaine d'années, une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n'est-ce pas? Eh bien, ce magistrat-là n'est pas un saint, c'est un homme tout comme un autre; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelque endroit, il faut découvrir son faible, le flatter; dernande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l'affaire; enfin, tâchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras... - Non; je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son coeur. Amélie! tu me sauves! - C'est moi qui t'ai remorqué d'Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh! bien, sois tranquille!... je veux qu'on m'appelle madame la présidente dans cinq ans d'ici; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n'est pas celui d'un sapeur-pompier, le feu n'est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables... - La force de ma position est tout entière dans l'identité du faux prêtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge après une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand même la Cour s'attribuerait la connaissance de ce procès, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J'aurai imité les enfants qui attachent une ferraille à la queue d'un chat; la procédure, n'importe où elle s'instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin. - Bravo! dit Amélie. - Et le Procureur-général aimera mieux s'entendre avec moi, qui pourrais seul enlever cette épée de Damoclès suspendue sur le coeur du faubourg Saint-Germain, qu'avec tout autre!...Mais tu ne sais pas combien il est difficile d'obtenir ce magnifique résultat?... Le Procureur-général et moi, tout à l'heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d'accepter Jacques Collin pour ce qu'il se donne, pour un chanoine du chapitre de Tolède, pour Carlos Herrera; nous sommes convenus d'admettre sa qualité d'envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l'ambassade d'Espagne. C'est par suite de ce plan que j'ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j'ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent être confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, ils ne reconnaÃtront pas en lui Jacques Collin, dont l'arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, où ils l'ont connu sous le nom de Vautrin. Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait. - Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin, demanda-t-elle. - Sûr, répondit le juge, et le Procureur-général aussi. - Eh! bien, tâche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice! Si ton homme est encore au secret, va voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d'imiter les enfants, imite les ministres de la police dans les pays absolus, qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le mérite de les avoir déjouées et se rendre nécessaires; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauvera. - Ah! quel bonheur! s'écria Camusot. J'ai la tête si troublée que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L'ordre de mettre Jacques Collin à la pistole a été porté par Coquart à monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l'ennemi de Jacques Collin, on a transféré de la Force à la Conciergerie trois criminels qui le connaissent; et, s'il descend demain matin au préau, l'on s'attend à des scènes terribles... - Et pourquoi? - Jacques Collin, ma chère, est le dépositaire des fortunes que possèdent les bagnes et qui se montent à des sommes considérables; or, il les a, dit-on, dissipées pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m'a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nécessitera l'intervention des surveillants, et le secret sera découvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procès-verbal de l'identité. - Ah! si ses commettants te débarrassaient de lui! tu serais regardé comme un homme bien capable! Ne va pas chez monsieur de Granville, attends-le à son parquet avec cette arme formidable! C'est un canon chargé sur les trois plus considérables familles de la Cour et de la Pairie. Sois hardi, propose à monsieur de Granville de vous débarrasser de Jacques Collin en le tranférant à la Force, où les forçats savent se débarrasser de leurs dénonciateurs. J'irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérisy. Fie-toi à moi pour sonner l'alarme partout. Ecris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prêtre espagnol est judiciairement reconnu pour être Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais à deux heures, je t'aurai fait obtenir une audience particulière du Garde-des-sceaux peut-être sera-t-il chez la marquise d'Espard. Camusot restait planté sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine Arnélie. - Allons, viens dÃner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois! nous ne sommes à Paris que depuis deux ans, et te voilà en passe de devenir conseiller avant la fin de l'année... De là , mon chat, à la présidence d'une chambre à la cour, il n'y aura pas d'autre distance qu'un service rendu dans quelque affaire politique. Cette délibération secrète montre à quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette étude, intéressaient l'honneur des familles au sein desquelles il avait placé son défunt protégé. Observation magnétique La mort de Lucien et l'invasion à la Conciergerie de la comtesse de Sérisy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oublié de lever le secret du prétendu prêtre espagnol. Quoiqu'il y en ait plus d'un exemple dans les annales judiciaires, la mort d'un prévenu pendant le cours de l'instruction d'un procès, est un événement assez rare pour que les surveillants, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent. Néanmoins, pour eux, le grand événement n'était pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgé de la première grille du guichet par les délicates mains d'une femme du monde. Aussi, directeur, greffier et surveillants, dès que le Procureur-général, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de Sérisy, en emmenant sa femme évanouie, se groupèrent-ils au guichet en reconduisant monsieur Lebrun, le médecin de la prison, appelé pour constater la mort de Lucien et s'en entendre avec le médecin des morts de l'arrondissement où demeurait cet infortuné jeune homme. On nomme à Paris médecin des morts le docteur chargé, dans chaque mairie, d'aller vérifier le décès et d'en examiner les causes. Avec ce coup d'oeil rapide qui le distinguait, monsieur de Granville avait jugé nécessaire, pour l'honneur des familles compromises, de faire dresser l'acte de décès de Lucien, à la mairie dont dépend le quai Malaquais, où demeurait le défunt, et de le conduite de son domicile à l'église Saint-Germain-des-Prés, où le service funèbre allait avoir lieu. Monsieur de Chargeboeuf, secrétaire de monsieur de Granville, mandé par lui, reçut des ordres à cet égard. La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. Le jeune secrétaire était chargé de s'entendre immédiatement avec la mairie, avec la paroisse et l'administration des pompes funèbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoqués chez lui pour la cérémonie. Donc, au moment où Camusot, l'esprit en repos, se mettait à table avec son ambitieuse moitié, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, médecin des prisons, étaient en dehors du guichet, déplorant la fragilité des barres de fer et la force des femmes amoureuses. - On ne sait pas, disait le docteur à monsieur Gault en le quittant, tout ce qu'il y a de puissance nerveuse dans l'homme surexcité par la passion! La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là . Tenez, hier, j'ai été témoin d'une expérience qui m'a fait frémir et qui rend compte du terrible pouvoir physique déployé tout à l'heure par cette petite dame. - Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j'ai la faiblesse de m'intéresser au magnétisme, sans y croire, mais il m'intrigue. - Un médecin magnétiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnétisme, reprit le docteur Lebrun, m'a proposé d'expérimenter sur moi-même un phénomène qu'il me décrivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-même une des étranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l'existence du magnétisme, je consentis! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre Académie de médecine si l'on soumettait, l'un après l'autre, ses membres à cette action qui ne laisse aucune échappatoire à l'incrédulité. Mon vieil ami... Ce médecin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthèse, est un vieillard persécuté pour ses opinions par la Faculté, depuis Mesmer; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C'est aujourd'hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Donc le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnétiseur était non pas infinie, car l'homme est soumis à des lois déterminées, mais qu'elle procédait comme les forces de la nature dont les principes absolus échappent à nos calculs. - Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d'une somnambule qui dans l'état de veille ne te le presserait pas au-delà d'une certaine force appréciable, tu reconnaÃtras que, dans l'état si sottement nommé somnambulique, ses doigts auront la faculté d'agir comme des cisailles manoeuvrées par un serrurier! Eh! bien, monsieur, lorsque j'ai eu livré mon poignet à celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard réprouve cette expression, mais isolée, et que le vieillard eut ordonné à cette femme de me presser indéfiniment et de toute sa force le poignet, j'ai prié d'arrêter au moment où le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez! voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois? - Diable! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait à celle qu'eût produite une brûlure. - Mon cher Gault, reprit le médecin, j'aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu'un serrurier aurait vissé par un écrou, je n'aurais pas senti ce collier de métal aussi durement que les doigts de cette femme; son poignet était de l'acier inflexible, et j'ai la conviction qu'elle aurait pu me briser les os et me séparer la main du poignet. Cette pression, commencée d'abord d'une manière insensible, a continué sans relâche en ajoutant toujours une force nouvelle à la force de pression antérieure; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comporté que cette main changée en un appareil de torture. Il me paraÃt donc prouvé que, sous l'empire de la passion qui est la volonté ramassée sur un point et arrivée à des quantités de force animale incalculables, comme le sont toutes les différentes espèces de puissances électriques, l'homme peut apporter sa vitalité tout entière, soit pour l'attaque, soit pour la résistance, dans tel ou tel de ses organes... Cette petite dame avait, sous la pression de son désespoir, envoyé sa puissance vitale dans ses poignets. - Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé... dit le chef des surveillants en hochant la tête. - Il y avait une paille! fit observer monsieur Gault. - Moi, reprit le médecin, je n'ose plus assigner de limites à la force nerveuse. C'est d'ailleurs ainsi que les mères, pour sauver leurs enfants, magnétisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches où les chats se tiendraient à peine, et supportent les tortures de certains accouchements. Là est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la liberté... On ne connaÃt pas encore la portée des forces vitales, elles tiennent à la puissance même de la nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus! - Monsieur, vint dire tout bas un surveillant à l'oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun à la grille extérieure de la Conciergerie, le Secret numéro deux se dit malade et réclame le médecin; il se prétend à la mort, ajouta le surveillant. - Vraiment? dit le directeur. - Mais il râle! répliqua le surveillant. - Il est cinq heures, répondit le docteur, je n'ai pas dÃné... Mais après tout, me voilà tout porté, voyons, allons... L'homme au secret - Le Secret numéro deux est précisément le prêtre espagnol soupçonné d'être Jacques Collin, dit monsieur Gault au médecin, et l'un des prévenus dans le procès où ce pauvre jeune homme était impliqué... - Je l'ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Monsieur Camusot m'a mandé pour constater l'état sanitaire de ce gaillard-là , qui, soit dit entre nous, se porte à merveille et qui de plus ferait fortune à poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques. - Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux secrets tous deux, car je dois être là , ne fût-ce que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme... Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d'autre nom que le sien, se trouvait depuis le moment de sa réintégration au secret, d'après l'ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu'il n'avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne et par deux condamnations en Cour d'assises. Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l'esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n'est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévouement absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette étude, déjà si considérable, paraÃtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n'accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra! Dans la vie réelle, dans la société, les faits s'enchaÃnent si fatalement à d'autres faits, qu'ils ne vont pas les uns sans les autres. L'eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide; il n'est pas un flot, si mutiné qu'il soit, à quelque hauteur qu'il s'élève, dont la puissante gerbe ne s'efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu'on regarde l'eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin? voir à quelle distance ira s'abÃmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l'amour à l'humanité? tant ce principe céleste périt difficilement dans les coeurs les plus gangrenés! L'ignoble forçat en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraÃchir d'une rosée dérobée au paradis, Jacques Collin, si l'on a bien pénétré dans ce coeur de bronze, avait renoncé à lui-même depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien; il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible. Trompe-la-Mort dÃnait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin, beau, jeune, noble, arrivant au poste d'ambassadeur. Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande DU DOUBLE par un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l'homme aimé, qui ont vécu de sa vie, noble ou infâme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont éprouvé, malgré les distances, du mal à leur jambe, s'il s'y faisait une blessure, qui ont senti qu'il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n'ont pas eu besoin d'apprendre une infidélité pour la savoir. Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait "On interroge le petit!" Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit. - A-t-il pu voir ses maÃtresses? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l'interrogatoire?... Lucien a-t-il reçu mes instructions?... Et si la fatalité veut qu'on l'interroge, comment se tiendra-t-il? Pauvre petit, c'est moi qui l'ai conduit là ! C'est ce brigand de Paccard et cette fouine d'Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l'inscription donnée par Nucingen à Esther. Ces deux drôles nous ont fait trébucher au dernier pas; mais ils paieront cher cette farce-là ! Un jour de plus, et Lucien était riche! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n'avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu'il n'eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde... Ah! le petit aurait alors été tout à moi! Et dire que notre sort dépend d'un regard, d'une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges! car nous avons échangé, lorsqu'il m'a montré les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondés mutuellement, et il a deviné que je puis faire chanter les maÃtresses de Lucien!... Ce monologue dura trois heures. L'angoisse fut telle qu'elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendié par la folie, ressentit une soif si dévorante, qu'il épuisa, sans s'en apercevoir, toute la provision d'eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d'un secret. - S'il perd la tête, que deviendra-t-il? car ce cher enfant n'a pas la force de Théodore... se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d'un corps de garde. Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprême. Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l'âge de dix-huit ans, grâce à certaines protections achetées à prix d'or, avait été le compagnon de chaÃne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat, mené chez le commissaire, cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l'on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Evadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite. Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. Après avoir gagné l'Espagne et s'y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu'il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l'italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d'ailleurs belle et magnifique comme le soleil d'une journée d'été; tandis qu'avec Théodore, Jacques Collin n'apercevait plus d'autre dénouement que l'échafaud, après une série de crimes indispensables. L'idée d'un malheur causé par la faiblesse de Lucien, à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l'esprit de Jacques Collin; et, en supposant la possibilité d'une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui, depuis son enfance, ne s'était pas produit une seule fois en lui. - Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable me mettrait-il en rapport avec Lucien. En ce moment le surveillant apporta le dÃner au prévenu. - C'est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m'envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma dernière heure arrivée. En entendant les sons gutturaux du râle par lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tête et partit. Jacques Collin s'accrocha furieusement à cette espérance; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l'effet de la visite, en tendant son pouls au médecin. - Monsieur a la fièvre, dit le docteur à monsieur Gault; mais c'est la fièvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l'oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d'une criminalité quelconque. En ce moment, le directeur, à qui le Procureur-général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre. - Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte, et ne s'expliquant pas l'absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré. - Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui... - Personne? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi? - Mais il s'est pendu... Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n'a frappé les jungles de l'Inde d'un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant, comme l'éclair de la foudre quand elle tombe; puis il s'affaissa sur son lit de camp en disant "Oh! mon fils!" - Pauvre homme! s'écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature. En effet, cette explosion fut suivie d'une si complète faiblesse, que ces mots "Oh! mon fils!" furent comme un murmure. - Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant. - Non, ce n'est pas possible! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scène d'un oeil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n'est pas lui! Vous n'avez pas bien vu. L'on ne peut pas se pendre au secret! Voyez comment pourrais-je me pendre ici? Paris tout entier me répond de cette vie-là ! Dieu me la doit! Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. A l'aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer. - Voici une lettre que monsieur le Procureur-; général m'a chargé de vous donner, en permettant que vous l'eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault. - C'est de Lucien... dit Jacques Collin. - Oui, monsieur. - N'est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme?... - Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard... Ce jeune homme est mort, là ..., dans une des pistoles... - Puis-je le voir de mes yeux? demanda timidement Jacques Collin; laisserez-vous un père libre d'aller pleurer son fils? - Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j'ai l'ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur. Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piège, et il hésitait à sortir. - Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n'avez pas de temps à perdre, on doit l'enlever cette nuit... - Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j'y vois à peine clair... Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis... Vous n'êtes père, si vous l'êtes, que d'une manière;... je suis mère, aussi!... Je... je suis fou... je le sens. Les adieux En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s'ouvrent que devant le directeur, il est possible d'aller en peu de temps des secrets aux pistoles. Ces deux rangées d'habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu'on avait mis sur le lit. A cet aspect, il tomba sur ce corps et s'y colla par une étreinte désespérée, dont la force et le mouvement passionné firent frémir les trois spectateurs de cette scène. - Voilà , dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez!... cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu'est un cadavre, c'est de la pierre... - Laissez-moi là !... dit Jacques Collin d'une voix éteinte, je n'ai pas longtemps à le voir, on va me l'enlever pour... Il s'arrêta devant le mot enterrer. - Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant!... Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas... - C'est bien son fils! dit le médecin. - Vous croyez? répondit le directeur d'un air profond, qui jeta le médecin dans une courte rêverie. Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu'on vÃnt enlever le corps. A cinq heures et demie, au mois de mai, l'on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien. On ne connait pas d'homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace, en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l'effet de ce froid terrible, et agissant comme un poison, est à peine comparable à celui que produit sur l'âme la main raide et glacée d'un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments; car, en fait de sentiment, changer, n'est-ce pas mourir? En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraÃtra ce qu'il fut pour cet homme, une coupe de poison. "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortir d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais, leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascinent les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n'en pas sortir. Tu rn'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des noeuds gordiens de ta politique, pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire; vous verrez à tirer parti de cette pièce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximénès, plus que Richelieu; vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d'un rêve; mais, malheureusement, ce n'est plus la rivière de mon pays où j'allais noyer les peccadilles de ma jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." Avant une heure du matin, lorsqu'on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l'a tué; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu. En voyant cet homme, les porteurs s'arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l'éternité sur les tombeaux du Moyen-Age, par le génie des tailleurs d'images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa tellement à ces gens, qu'ils lui dirent avec douceur de se lever. - Pourquoi? demanda-t-il timidement. Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant. Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargeboeuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Granville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu'il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l'attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit. - Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s'écria d'une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu'il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... N'oubliez pas cette phrase; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah! monsieur, il se fait d'étranges changements dans le coeur d'un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci... Je ne le verrai donc plus!... Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l'on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s'affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs. Le secrétaire du Procureur-général et le directeur de la prison s'étaient déjà soustraits à ce spectacle. Qu'était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d'oeil en rapidité, chez laquelle la pensée et l'action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois sejours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage? Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée; ses impénétrables molécules, purifiées par l'homme et rendues homogènes, se désagrègent; et, sans être en fusion, le métal n'a plus la même vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l'état par un mot de leur technologie "Le fer est roui!" disent-ils en s'appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s'obtient par le rouissage. Eh bien, l'âme humaine, ou, si vous voulez la triple énergie du corps, du coeur et de l'esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer ils sont rouis. La science et la justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer, par la rupture d'une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue; mais personne n'a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui ont tous dit le même mot "Le fer était roui!" Ce danger est imprévisible. Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence. C'est dans cet état que les confesseurs et les juges d'instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la Cour d'assises et celles de la toilette déterminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l'appareil nerveux. Les aveux s'échappent alors des bouches les plus violemment serrées; les coeurs les plus durs se brisent alors; et, chose étrange! au moment où les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprême arrache à l'homme le masque d'innocence sous lequel il inquiétait la justice, toujours inquiète lorsque le condamné meurt sans avouer son crime. Napoléon a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo! Le préau de la conciergerie A huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre où se trouvait Jacques Collin, il le vit pâle et calme, comme un homme redevenu fort par un violent parti pris. - Voici l'heure d'aller au préau, dit le porte-clefs, vous êtes enfermé depuis trois jours, si vous voulez prendre l'air et marcher, vous le pouvez! Jacques Collin, tout à ses pensées absorbantes, ne prenant aucun intérêt à lui-même, se regardant comme un vêtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piège que lui tendait Bibi-Lupin, ni l'importance de son entrée au préau. Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiqués dans les corniches des magnifiques arcades du Palais des rois de France, et sur lesquelles s'appuie la galerie dite de Saint-Louis, par où l'on va maintenant aux différentes dépendances de la Cour de Cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles; et, circonstance digne de remarque, la chambre où fut détenu Louvel, l'un des plus fameux régicides, est celle située à l'angle droit formé par le coude des deux corridors. Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par où les détenus logés, dans les pistoles ou dans les cabanons, vont et viennent pour se rendre au préau. Tous les détenus, les accusés qui doivent comparaÃtre en Cour d'assises et ceux qui y ont comparu, les prévenus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promènent dans cet étroit espace entièrement pavé, pendant quelques heures de la journée, et surtout le matin de bonne heure en été. Ce préau, l'antichambre de l'échafaud ou du bagne, y aboutit d'un bout, et de l'autre il tient à la société par le gendarme, par le cabinet du juge d'instruction ou par la Cour d'assises. Aussi est-ce plus glacial à voir que l'échafaud. L'échafaud peut devenir un piédestal pour aller au ciel; mais le préau, c'est toutes les infamies de la terre réunies et sans issue! Que ce soit le préau de la Force ou celui de Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-Pélagie, un préau est un préau. Les mêmes faits s'y reproduisent identiquement, à la couleur près des murailles, à la hauteur ou à l'espace. Aussi les ETUDES DE MOEURS mentiraient-elles à leur titre, si la description la plus exacte de ce pandémonium parisien ne se trouvait ici. Sous les puissantes voûtes qui soutiennent la salle des audiences de la Cour de Cassation, il existe à la quatrième arcade une pierre qui servait, dit-on, à saint Louis pour distribuer ses aumônes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux détenus. Aussi, dès que le préau s'ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre à friandises de détenus, l'eau-de-vie, le rhum, etc. Les deux premières arcades de ce côté du préau, qui fait face à la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l'élégance du Palais de saint Louis, sont prises par un parloir où confèrent les avocats et les accusés, et où les prisonniers parviennent au moyen d'un guichet formidable, composé d'une double voie tracée par des barreaux énormes, et comprise dans l'espace de la troisième arcade. Ce double chemin ressemble à ces rues momentanément créées à la porte des théâtres par des barrières pour contenir la queue, lors des grands succès. Ce parloir, situé au bout de l'immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, éclairé sur le préau par des hottes, vient d'être mis à jour par des châssis vitrés du côté du guichet, en sorte qu'on y surveille les avocats en conférence avec leurs clients. Cette innovation a été nécessitée par les trop fortes séductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs défenseurs. On ne sait plus où s'arrêtera la morale?... Ces précautions ressemblent à ces examens de conscience tout faits, où les imaginations pures se dépravent en réfléchissant à des monstruosités ignorées. Dans ce parloir ont également lieu les entrevues des parents et des amis à qui la Police permet de voir des prisonniers, accusés ou détenus. On doit maintenant comprendre ce qu'est le préau pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie; c'est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un préau enfin! Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisés, constituent l'unique communication possible avec le monde extérieur. Les moments passés au préau sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve à l'air et en compagnie; néanmoins, dans les autres prisons, les détenus sont réunis lans les ateliers du travail; mais, à la Conciergerie, on ne peut se livrer à aucune occupation, à moins d'être à la pistole. Là , le drame de la Cour d'assises préoccupe d'ailleurs tous es esprits, puisqu'on ne vient là que pour subir ou l'instruction ou le jugement. Cette cour présente un affreux spectacle; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l'avoir vu. D'abord, la réunion, sur un espace de quarante mètres le long sur trente de large, d'une centaine d'accusés ou le prévenus, ne constitue pas l'élite de la société. Ces misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vêtus; leurs physionomies sont ignobles ou horribles; car un criminel venu des sphères sociales supéieures est une exception heureusement assez rare. La conclusion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener là des gens comme il faut, ont d'ailleurs le privilège de la pistole, et l'accusé ne quitte alors presque jamais sa cellule. Ce lieu de promenade, encadré par de beaux et formidables murs noirâtres, par une colonnade partagée en cabanons, par une fortification du côté du quai, par les cellules grillagées de la pistole au nord, gardé par des surveillants attentifs, occupés par un troupeau de criminels ignobles et se défiant tous les uns des autres, attriste déjà par les dispositions locales; mais il effraie bientôt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiosité, de désespoir, en face de ces êtres déshonorés. Aucune joie! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est péril pour ces malheureux; ils n'osent, à moins d'une amitié sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La Police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l'atmosphère et corrompt tout, jusqu'au serrement de main de deux coupables intimes. Un criminel qui rencontre là son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s'est pas repenti, s'il n'a pas fait des aveux dans l'intérêt de sa vie. Ce défaut de sécurité, cette crainte du mouton gâte la liberté déjà si mensongère du préau. En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraÃt être sous le poids d'une méchante affaire, et dont l'habileté proverbiale consiste à se faire prendre pour un ami. Le mot ami signifie, en argot, un voleur émérite un voleur consommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec la société, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidèle quand même aux lois de la haute pègre. Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au préau, ou voir des fous dans le jardin d'une maison de santé, c'est une même chose. Les uns et les autres se promènent en s'évitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces, selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux; car ils se connaissent ou ils se craignent. L'attente d'une condamnation, les remords, les anxiétés donnent aux promeneurs du préau l'air inquiet et hagard des fous. Les criminels consommés ont seuls une assurance qui ressemble à la tranquillité d'une vie honnête, à la sincérité d'une conscience pure. L'homme des classes moyennes étant là l'exception, et la honte retenant dans leurs cellules ceux que le crime y envoie, les habitués du préau sont généralement mis comme les gens de la classe ouvrière. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les manières brutales, un peu domptées néanmoins par les pensées tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu'au silence du lieu, contribue à frapper de terreur ou de dégoût le rare visiteur, à qui de hautes protections ont valu le privilège peu prodigué d'étudier la Conciergerie. De même que la vue d'un cabinet d'anatomie, où les maladies infâmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu'on y mène; de même la vue de la Conciergerie et l'aspect du préau, meublé de ces hôtes dévoués au bagne, à l'échafaud, à une peine infamante quelconque, donnent la crainte de la justice humaine à ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience; et ils en sortent honnêtes gens pour longtemps. Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l'argot, les filles et les voleurs Les promeneurs qui se trouvaient au préau quand Jacques Collin y descendit devant être les acteurs d'une scène capitale dans, la vie de Trompe-la-Mort, il n'est pas indifférent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblée. Là , comme partout où les hommes sont rassemblés; là , comme au collège, règnent la force physique et la force morale. Là donc, comme dans les bagnes, l'aristocratie est la criminalité. Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. Le préau, comme on le pense, est une école de Droit criminel; on l'y professe infiniment mieux qu'à la place du Panthéon. La plaisanterie périodique consiste à répéter le drame de la Cour d'assises, à constituer un président, un jury, un ministère public, un avocat, et à juger le procès. Cette horrible farce se joue presque toujours à l'occasion des crimes célèbres. A cette époque, une grande cause criminelle était à l'ordre du jour des assises, l'affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, père et mère du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l'a prouvé, huit cent mille francs en or. L'un des auteurs de ce double assassinat était le célèbre Dannepont, dit La Pouraille, forçat libéré, qui, depuis cinq ans, avait échappé aux recherches les plus actives de la Police à la faveur de sept ou huit noms différents. Les déguisements de ce scélérat étaient si parfaits, qu'il avait subi deux ans de prison sous le nom de Delsouq un de ses élèves, voleur célèbre qui ne dépassait jamais, dans les affaires, la compétence du tribunal correctionnel. La Pouraille en était, depuis sa sortie du bagne, à son troisième assassinat. La certitude d'une condamnation à mort rendait cet accusé, non moins que sa fortune présumée, l'objet de la terreur et de l'admiration des prisonniers; car pas un liard des fonds volés ne se retrouvait. On peut encore, malgré les événements de juillet 1830, se rappeler l'effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des médailles de la Bibliothèque pour son importance; car la malheureuse tendance de notre temps à tout chiffrer rend un assassinat d'autant plus frappant que la somme volée est plus considérable. La Pouraille, petit homme sec et maigre, à visaue de fouine âgé de quarante-cinq ans, l'une des célébrités des trois bagnes qu'il avait habités, successivement dès l'âge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l'on va savoir comment et pourquoi. Transférés de la Force à la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ, et fait reconnaÃtre au préau cette royauté sinistre de l'ami promis à l'échafaud. L'un de ces forçats, un libéré nommé Sélérier, surnommé l'Auvergnat, le père Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la société que le bagne appelle la haute pègre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dû à l'adresse avec laquelle il échappait aux périls du métier, était un des anciens affidés de Trompe-la-Mort. Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rôle, d'être à la fois dans les conseils de la haute pègre, et l'un des entretenus de la Police, qu'il lui avait Voyez le Père Goriot attribué son arrestation dans la maison Vauquer, en 1819. Sélérier, qu'il faut appeler Fil-de-Soie, de même que Dannepont se nommera La Pouraille, déjà sous le coup d'une rupture de ban, était impliqué dans des vols qualifiés, mais sans une goutte de sang répandu, qui devaient le faire réintégrer au moins pour vingt ans au bagne. L'autre forçat, nommé Riganson, formait avec sa concubine, appelée la Biffe, un des plus redoutables ménages de la haute pègre. Riganson, en délicatesse avec la Justice dès l'âge le plus tendre, avait pour surnom le Biffon. Le Biffon était le mâle de la Biffe, car il n'y a rien de sacré pour la haute pègre. Ces sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas même l'histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiée par eux. Une digression est ici nécessaire; car l'entrée de Jacques Collin au préau, son apparition au milieu de ses ennemis, si bien ménagée par Bibi-Lupin et par le juge d'instruction, les scènes curieuses qui devaient s'ensuivre, tout en serait inadmissible et incompréhensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses moeurs, et surtout sur son langage, dont l'affreuse poésie est indispensable dans cette partie du récit. Donc, avant tout un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommée l'argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succès, que plus d'un mot de cet étrange vocabulaire a passé sur les lèvres roses des jeunes femmes, a retenti sous les lambris dorés, a réjoui les princes, dont plus d'un a pu s'avouer floué! Disons-le, peut-être à l'étonnement de beaucoup de gens, il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires à capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l'art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n'est-il pas un théâtre? Le Troisième-Dessous est la dernière cave pratiquée sous les planches de l'Opéra, pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l'enfer, etc. Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible. Une culotte est une montante; n'expliquons pas ceci. En argot on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier. la bête traquée, fatiguée, défiante, appelée Voleur, et qui, dès qu'elle est en sûreté, tombe et roule dans les abÃmes d'un sommeil profond et nécessaire sous les puissantes ailes du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l'animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles veillent doublées de prudence! Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent, les mots sont âpres et étonnent singulièrement. Une femme est une largue. Et quelle poésie! la paille est la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette périphrase douze plombes crossent! Ça ne donne-t-il pas le frisson? Rincer une cabriole, veut dire dévaliser une chambre. Qu'est-ce que l'expression se coucher, comparée à se piausser, revêtir une autre peau. Quelle vivacité d'images! Jouer des dominos, signifie manger; comment mangent les gens poursuivis? L'argot va toujours, d'ailleurs! il suit la civilisation, il la talonne, il s'enrichit d'expressions nouvelles à chaque nouvelle invention. La pomme de terre, créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier, est aussitôt saluée par l'argot d'orange à cochons. On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot! n'entendez-vous pas le bruissement du papier de soie? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cents francs de quelque nom bizarre. En 1790, Guillotin trouve, dans l'intérêt de l'humanité, la mécanique expéditive qui résout tous les problèmes soulevés par le supplice de la peine de mort. Aussitôt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique placée sur les confins monarchiques de l'ancien système, et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l'appellent tout à coup l'Abbaye de Monte-à -Regret! Ils étudient l'angle décrit par le couperet d'acier, et trouvent pour en peindre l'action, le verbe faucher! Quand on songe que le bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s'occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier. Reconnaissons d'ailleurs la haute antiquité de l'argot! il contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais. Effondrer enfoncer, otolondrer ennuyer, cambrioler tout ce qui se fait dans une chambre, auber argent, gironde belle, le nom d'un fleuve en langue d'Oc, fouillousse poche appartiennent à la langue du quatorzième et du quinzième siècle. L'affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l'affe a fait les affres, d'où vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc. Cent mots au moins de l'argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l'oeuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire Celui quifait tout. La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l'argot l'a déjà nommé le roulant vif- Le nom de la tête, quand elle est encore sur leurs épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l'Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l'escroc. La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l'état naturel contre l'état social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s'en douter, à ces deux conclusions la prostitution et le vol. Le voleur ne met pas en question dans les livres sophistiques, la propriété, l'hérédité, les garanties sociales; il les supprime net. Pour lui, voler, c'est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l'accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser; il s'accouple avec une violence dont les chaÃnons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques; mais le voleur pratique! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style!... Autre observation! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d'environ soixante à quatre-vingt mille individus mâles et femelles. Ce monde ne saurait être dédaigné dans la peinture de nos moeurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d'employés presque correspondant, n'est-ce pas étrange? Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s'évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette étude. Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théâtre, de la police, de la prêtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l'individu prend un caractère indélébile. Il ne peut plus être que ce qu'il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation. Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis, rendent la fille publique et le voleur, l'assassin et le libéré, si faciles à reconnaÃtre, qu'ils sont pour leurs ennemis, l'espion et le gendarme, ce qu'est le gibier pour le chasseur ils ont des allures, des façons, un teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là , cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne. Les grands fanandels Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l'abolition de la marque, l'adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitants étant le seul point de la France où ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu'est la forêt vierge pour les animaux féroces. La haute pègre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s'était résumée, en 1816, à la suite d'une paix qui mettait tant d'existences en question, dans une association dite des Grands Fanandels, où se réunirent les plus célèbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d'existence. Ce mot de fanandels veut dire à la fois frères, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels. Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pègre, furent pendant vingt et quelques années la cour de cassation, l'institut, la chambre des pairs de ce peuple. Les Grands Fanandels eurent tous leur fortune particulière, des capitaux en commun et des moeurs à part. Ils se devaient aide et secours dans l'embarras, ils se connaissaient. Tous d'ailleurs au-dessus des ruses et des séductions de la police, ils eurent leur charte particulière, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formé, de 1815 à 1819 la fameuse société des Dix-Mille Voyez le Père Goriot ainsi nommée de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire où il se trouvait moins de dix mille francs à prendre. En ce moment même, en 1820 et 1830, il se publiait des mémoires où l'état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par une des célébrités de la police judiciaire. On y voyait avec épouvante une armée de capacités, en hommes et en femmes; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les Lévy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, âgés de cinquante et de soixante ans, y sont signalés comme étant en révolte contre la société depuis leur enfance!... Quel aveu d'impuissance pour la Justice que l'existence de voleurs si vieux! Jacques Collin était le caissier, non seulement de la société des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les héros du bagne. De l'aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. Les condamnés, ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcés d'avoir recours à la confiance, à la capacité, de confier leurs fonds, comme dans la société l'on se confie à une maison de banque. Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sûreté depuis dix ans, avait fait partie de l'aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d'une blessure d'amour-propre; il s'était vu constamment préférer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De là l'acharnement constant de ce fameux chef de la police de sûreté contre Jacques Collin. De là provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient à se préoccuper les magistrats. Donc, dans son désir de vengeance, auquel le juge d'instruction avait donné pleine carrière par la nécessité d'établir l'identité de Jacques Collin, le chef de la police de sûreté avait très habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol, La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et le Biffon était un Grand Fanandel. La Biffe, cette redoutable largue du Biffon, qui se dérobe encore à toutes les recherches de la Police, à la faveur de ses déguisements en femme comme il faut, était libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espèce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable à cette Asie, le bras droit de Jacques Collin. Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d'une femme dévouée. Les fastes judiciaires, la chronique secrète du Palais vous le diront aucune passion d'honnête femme, pas même celle d'une dévote pour son directeur, rien ne surpasse l'attachement de la maÃtresse qui partage les périls des grands criminels. La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L'amour excessif qui les entraÃne, constitutionnellement, disent les médecins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes énergiques. De là , l'oisiveté qui dévore les journées; car les excès en amour exigent et du repos et des repas réparateurs. De là , cette haine de tout travail, qui force ces gens à recourir à des moyens rapides pour se procurer de l'argent. Néanmoins, la nécessité de vivre, et de bien vivre, déjà si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalités inspirées par la fille à qui ces généreux Médor veulent donner des bijoux, des robes, et qui, toujours gourmande, aime la bonne chère. La fille désire un châle, l'amant le vole, et la femme y voit une preuve d'amour! C'est ainsi qu'on marche au vol, qui, si l'on veut examiner le coeur humain à la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l'homme. Le vol mène à l'assassinat, et l'assassinat conduit de degrés en degrés l'amant à l'échafaud. L'amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l'on en croit la Faculté de médecine, l'origine des sept dixièmes des crimes. La preuve s'en trouve toujours, d'ailleurs, frappante, palpable, à l'autopsie de l'homme exécuté. Aussi l'adoration de leurs maÃtresses est-elle acquise à ces monstrueux amants, épouvantails de la société. C'est ce dévouement femelle accroupi fidèlement à la porte des prisons, toujours occupé à déjouer les ruses de l'instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procès obscurs, impénétrables. Là gÃt la force et aussi la faiblesse du criminel. Dans le langage des filles, avoir de la probité, c'est ne manquer à aucune des lois de cet attachement, c'est donner tout son argent à l'homme enflacqué emprisonné, c'est veiller à son bien-être, lui garder toute espèce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu'une fille puisse jeter au front déshonoré d'une autre fille, c'est de l'accuser d'infidélité envers un amant serré mis en prison. Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans coeur!... La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir. Fil-de-Soie, philosophe égoïste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup à Paccard, le séide de Jacques Collin, qui s'était enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n'avait aucun attachement, il méprisait les femmes et n'aimait que Fil-de-Soie. Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement à la Biffe. Or, ces trois illustrations de la haute pègre avaient des comptes à demander à Jacques Collin, comptes assez difficiles à établir. Le caissier savait seul combien d'associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. La mortalité particulière à ses mandataires était entrée dans les calculs de Trompe la-Mort, au moment où il résolut de manger la grenouille au profit de Lucien. En se dérobant à l'attention de ses camarades et de la Police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d'hériter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, des deux tiers de ses commettants. Ne pouvait-il pas d'ailleurs alléguer des paiements faits aux fanandels fauchés? Aucun contrôle n'atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument à lui par nécessité, car la vie de bête fauve que mènent les forçats, impliquait entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du délit, Jacques Collin pouvait peut-être alors se libérer avec une centaine de mille francs. En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n'avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d'une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d'ailleurs être assez accommodant. Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la Police et ses aides, et même les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c'est-à -dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes espèce de haricots destinés à la nourriture des forçats de l'Etat, est leur habitude de la prison; les récidivistes en connaissent naturellement les usages; ils sont chez eux, ils ne s'étonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-même, avait-il jusqu'alors admirablement bien joué son rôle d'innocent et d'étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort, car dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n'avoir pas à dire à ce prêtre espagnol par où l'on allait au préau. Cet acteur si parfait oublia son rôle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie. - Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-même le surveillant, c'est un cheval de retour, c'est Jacques Collin. L'entrée du sanglier Au moment où Trompe-la-Mort se montra dans l'espèce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois, avec d'autant plus de rapidité que rien n'égale la précision du coup d'oeil des prisonniers, qui sont tous dans un préau comme l'araignée au centre de sa toile. Cette comparaison est d'une exactitude mathématique, car l'oeil étant borné de tous côtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, même sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenêtres du parloir et de l'escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau. Dans le profond isolement où il est, tout est accident pour l'accusé, tout l'occupe; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, décuple sa puissance d'attention. Il n'est pas indifférent de faire observer que Jacques Collin, vêtu comme un ecclésiastique qui ne s'astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers à boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncé, dont la coupe trahit le prêtre quoi qu'il fasse, surtout quand ces indices sont complétés par la taille caractéristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d'un naturel exquis. - Tiens! tiens! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe! un sanglier comment s'en trouve-t-il un ici? - C'est un de leurs trucs, un cuisinier espion d'un nouveau genre, répondit Fil-de-Soie. C'est quelque marchand de lacets la maréchaussée d'autrefois déguisé qui vient faire son commerce. Le gendarme a différents noms en argot quand il poursuit le voleur, c'est un marchand de lacets; quand il l'escorte, c'est une hirondelle de la grève; quand il le mène à l'échafaud, c'est le hussard de la guillotine. Pour achever la peinture du préau, peut-être est-il nécessaire de peindre en peu de mots les deux autres fanandels, Sélérier, dit l'Auvergnat, dit le père Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus désigné que par ce sobriquet, le seul qu'on lui donnât dans la haute pègre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prêtre, était un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singulières. Il faisait flamboyer, sous une tête énorme, de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d'une paupière grise, mate et dure. Au premier aspect, il ressemblait à un loup par la largeur de ses mâchoires vigoureusement tracées et prononcées; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruauté, de férocité même, était contrebalancé par la ruse, par la vivacité de ses traits, quoique sillonnés de marques de petite vérole. Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges. des ponts et des rues, les orgies de liqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis. A trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier; mais il égalait Jacques Collin dans l'art de se grimer et de se costumer. En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs qui ne soignent leur mise qu'au théâtre portait une espèce de veste de chasse où manquaient les boutons, et dont les boutonnières dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisâtre, et sur la tète une casquette sans visière par où passaient les coins d'un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures et lavé. A côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célèbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l'oeil noir et enfoncé, vêtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes très arquées, effrayait par une physionomie où prédominaient tous les symptômes de l'organisation particulière aux animaux carnassiers. Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à La Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu'il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi Fil-de-Soie et le Biffon, amis de La Pouraille, ne l'appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c'est-à -dire chanoine de l'Abbaye de Monte-à -Regret. On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d'or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d'acte d'accusation. Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient être condamnés pour des vols qualifiés c'est-à -dire réunissant des circonstances aggravantes à quinze ans qui ne se confondraient point avec dix années d'une condamnation précédente qu'ils avaient pris la liberté d'interrompre. Ainsi, quoiqu'ils eussent l'un vingt-deux et l'autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s'évader et venir chercher le tas d'or de La Pouraille. Mais le Dix Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu'il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n'avait rien révélé sur ses complices. Son caractère était connu; monsieur Popinot, l'instructeur de cette épouvantable affaire, n'avait rien pu obtenir de lui. Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c'est-à -dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l'instruction d'un jeune homme qui n'en était qu'à son premier coup, et qui, sûr d'une condamnation à dix années de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés. - Eh bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu'il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici. - Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité d'un novice. Cet accusé, fils de famille sous le poids d'une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien. - Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet; à Toulon, vous n'en avez qu'à la cinquième; et à Rochefort, on n'en attrape jamais, à moins d'être un ancien. Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abÃmé de douleur, le remontait. Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d'un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l'objet de l'attention générale, et il allait lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s'était pendu. Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu'on va bientôt connaÃtre, n'en avait rien dit. Les trois fanandels s'arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre. - Ce n'est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c'est un cheval de retour. Vois comme il tire la droite! Il est nécessaire d'expliquer ici, car tous les lecteurs n'ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre toujours un vieux et un jeune ensemble par une chaÃne. Le poids de cette chaÃne, rivée à un anneau au-dessus de la cheville, est tel, qu'il donne, au bout d'une année, un vice de marche éternel au forçat. Obligé d'envoyer dans une jambe plus de force que dans l'autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l'habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaÃne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées, dont l'amputé souffre toujours; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite. Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l'est des agents de police, s'il n'aide pas à la reconnaissance d'un camarade, du moins la complète. Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s'était bien affaibli; mais, par l'effet de son absorbante méditation, il allait d'un pas si lent et si solennel que, quelque faible que fût ce vice de démarche, il devait frapper un oeil exercé comme celui de La Pouraille. On comprend très bien d'ailleurs que les rorçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n'ayant qu'eux-mêmes à observer, aient étudié tellement leurs physionomies, qu'ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques les mouchards, les gendarmes et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la Police n'osait croire à l'identité du comte Pontis de Sainte-Hélène et de Coignard. Sa majesté le Dab - C'est notre dab! notre maÃtre, dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l'homme abÃmé dans le désespoir sur tout ce qui l'entoure. - Ma foi oui, c'est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh! c'est sa taille, sa carrure; mais qu'a-t-il fait? il ne se ressemble plus à lui-même. - Oh! j'y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan! il veut revoir sa tante qu'on doit exécuter bientôt. Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d'une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris. Ce lord, curieux d'observer tous les détails de la justice française, fit même dresser par feu Sanson, l'exécuteur des hautes oeuvres, la mécanique, et demanda l'exécution d'un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée. Le directeur, après avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût. - Je ne mène pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c'est le quartier des tantes... - Hao! fit lord Durham, et qu'est-ce? - C'est le troisième sexe, milord. - On va terrer guillotiner Théodore! dit La Pouraille, un gentil garçon! quelle main! quel toupet! quelle perte pour la société! - Oui, Théodore Calvi morfile mange sa dernière bouchée, dit Biffon. Ah! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il était aimé, le petit gueux! - Te voilà , mon vieux? dit La Pouraille à Jacques Collin. Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il était bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau venu. - Oh! dab, tu t'es donc fait sanglier? ajouta La Pouraille. - On dit que tu as poissé nos philippes filouté nos pièces d'or, reprit le Biffon d'un air menaçant. - Tu vas nous abouler du carle? tu vas nous donner de l'argent demanda Fil-de-Soie. Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet. - Ne plaisantez pas un pauvre prêtre mis ici par erreur, répondit machinalement Jacques Collin, qui reconnut aussitôt ses trois camarades. - C'est bien le son du grelot, si ce n'est pas la frimousse figure, dit La Pouraille en mettant sa main sur l'épaule de Jacques Collin. Ce geste, l'aspect de ses trois camarades, tirèrent violemment le dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie réelle; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulé dans les mondes spirituels et infinis des sentiments en y cherchant une voie nouvelle. - Ne fais pas de ragoût sur ton dab! n'éveille pas les soupçons sur ton maÃtre dit tout bas Jacques Collin d'une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d'un lion. La raille la police est là , laisse-la couper dans le pont donner dans le panneau. Je joue la mislocq la comédie pour un fanandel en fine pegrène un camarade à toute extrémité. Ceci fut dit avec l'onction d'un prêtre essayant de convertir des malheureux, et accompagné d'un regard par lequel Jacques Collin embrassa le préau, vit les surveillants sognonsus les arcades, et les montra railleusement à ses trois compagnons. - N'y a-t-il pas ici des cuisiniers? Allumez vos clairs, et remouchez! voyez et observez! Ne me conobrez pas, épargnons le poitou et engantez-moi en sanglier ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prêtre, ou je vous effondre, vous, vos langues et votre aubert je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune. - T'as donc tafe de nozigues? tu te méfies donc de nous? dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante sauver ton ami. - Madeleine est paré pour la placarde de vergne est prêt pour la place de Grève, dit La Pouraille. - Théodore! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri. Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit. - On va le buter, répéta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbé à la passe condamné à mort. Jacques Collin, saisi par une défaillance, les genoux, presque coupés, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la présence d'esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilège Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction à la porte du guichet qui mène au parloir. - Ce vénérable prêtre voudrait s'asseoir, donnez une chaise pour lui. Ainsi, le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de même que Napoléon reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats. Deux mots avaient suffi. Ces deux mots étaient vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le résumé de toutes les affections vraies de l'homme. Cette menace fut pour les trois forçats l'indice du suprême pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours tout-puissant au dehors, leur dab n'avait pas trahi, comme de faux frères le disaient. La colossale renommée d'adresse et d'habileté de leur chef stimula, d'ailleurs, la curiosité des trois forçats; car, en prison, la curiosité devient le seul aiguillon de ces âmes flétries. La hardiesse du déguisement de Jacques Collin, conservé jusque sous les verrous de la Conciergerie, étourdissait d'ailleurs les trois criminels. - Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas Théodore si près de l'abbaye... dit Jacques Collin. J'étais venu pour sauver un pauvre petit qui s'est pendu là , hier, à quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n'ai plus d'as dans mon jeu!... - Pauvre dab! dit Fil-de-Soie. - Ah! le boulanger le diable m'abandonne! s'écria Jacques Collin ens'arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d'un air formidable. Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres! La Cigogne Le Palais-de-Justice finit par nous gober. Le directeur de la Conciergerie, averti de la défaillance du prêtre espagnol, vint lui-même au préau pour l'espionner, il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacité redoutable qui s'augmente de jour en jour dans l'exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indifférence. - Ah! mon Dieu! dit Jacques Collin, être confondu parmi ces gens, le rebut de la société, des criminels, des assassins!... Mais Dieu n'abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charité dont le souvenir restera! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu'ils ont une âme, que la vie éternelle les attend, et que, s'ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel à conquérir, le ciel qui leur appartient au prix d'un vrai, d'un sincère repentir. Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupés en arrière des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu trois pieds de distance entre eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcée avec une onction évangélique. - Celui-là , monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh! bien, nous l'écouterions... - On m'a dit, reprit Jacques Collin, près de qui monsieur Gault se tenait, qu'il y avait dans cette prison un condamné à mort. - On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault. - J'ignore ce que cela signifie, demanda naïvement Jacques Collin en regardant autour de lui. - Dieu! est-il sinve simple, dit le petit jeune homme qui consultait naguère Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes de prés. - Eh! bien, aujourd'hui ou demain on le fauche! dit un détenu. - Faucher? demanda Jacques Collin, dont l'air d'innocence et d'ignorance frappa ses trois fanandels d'admiration. - Dans leur langage, répondit le directeur, cela veut dire l'exécution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l'exécuteur va recevoir l'ordre pour l'exécution. Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion... - Ah! monsieur le directeur, c'est une âme à sauver!... s'écria Jacques Collin. Le sacrilège joignit les mains avec une expression d'amant au désespoir qui parut être l'effet d'une divine ferveur au directeur attentif. - Ah! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire éclore le repentir dans ce coeur endurci! Dieu m'a donné la faculté de dire certaines paroles qui produisent de grands changements. Je brise les coeurs, je les ouvre... Que craignez-vous? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez. - Je verrai si l'aumônier de la maison veut vous permettre de le remplacer, dit monsieur Gault. Et le directeur se retira, frappé de l'air parfaitement indifférent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prêtre, dont la voix évangélique donnait du charme à son baragouin mi-parti de français et d'espagnol. Ruse contre ruse - Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l'abbé? demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie à Jacques Collin. - Oh! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m'a trouvé chez une courtisane qui venait d'être volée après sa mort. On a reconnu qu'elle s'était tuée; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrêtés. - Et c'est à cause de ce vol que ce jeune homme s'est pendu?... - Ce pauvre enfant n'a pas sans doute pu soutenir l'idée d'être flétri par un emprisonnement injuste, répondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel. - Oui, dit le jeune homme, on venait le mettre en liberté quand il s'est suicidé. Quelle chance! - Il n'y a que les innocents qui se frappent ainsi l'imagination, dit JacquesCollin. Remarquez que le vol a été commis à son préjudice. - Et de combien s'agit-il? demanda le profond et fin Fil-de-Soie. - De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin. Les trois forçats se regardèrent entre eux, et ils se retirèrent du groupe que tous les détenus formaient autour du soi-disant ecclésiastique. - C'est lui qui a rincé la profone la cave de la fille! dit Fil-de-Soie à l'oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe faire peur pour nos thunes de balles nos pièces de cent sous. - Ce sera toujours le dab des grands fanandels, repondit La Pouraille. Notre carle n'est pas declaré envolé. La pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérêt à trouver Jacques Collin honnête homme. Or, c'est surtout en prison qu'on croit à ce qu'on espèrel - Je gage qu'il esquinte le dab de la Cigogne! qu'il enfonce le Procureur-général, et qu'il va cromper sa tante sauver son ami, dit Fil-de-Soie. - S'il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg Dieu; mais il aura, comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger fumé une pipe avec le diable. - L'as-tu entendu crier Le boulanger m'abandonne! fit observer Fil-de-Soie. - Ah! s'écria La Pouraille, s'il voulait cromper ma sorbonne sauver ma tête, quel viocque vie je ferais avec mon fade de carle ma part de fortune, et mes rondins jaunes servis et l'or volé que je viens de cacher. - Fais sa balle! suis ses instructions dit Fil-de-Soie. - Planches-tu? ris-tu? reprit La Pouraille en regardant son fanandel. - Es-tu sinve simple, tu seras roide gerbé à la passe condamné à mort. Ainsi, tu n'as pas d'autre lourde à pessigner porte à soulever pour pouvoir rester sur tes paturons pieds, morflier, te dessaler et goupiner encore manger, boire et voler, lui répliqua le Biffon, que de lui prêter le dos! - V'là qu'est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque pas un de nous ne le trahira, ou je me charge de l'emmener où je vais.. - Il le ferait comme il le dit! s'écria Fil-de-Soie. Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde étrange peuvent se figurer la situation d'esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l'idole qu'il avait adorée pendant cinq heures de nuit et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaÃne, le futur cadavre du jeune Corse Théodore. Ne fût-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de déployer une habileté peu commune; mais le sauver, c'était un miracle! Et il y pensait déjà . Pour l'intelligence de ce qu'allait tenter Jacques Collin, il est nécessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu'on le croit. A quelques exceptions très rares, ces gens-là sont tous lâches, sans doute à cause de la peur perpétuelle qui leur comprime le coeur. Leurs facultés étant incessamment tendues à voler, et l'exécution d'un coup exigeant l'emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d'esprit égale à l'aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volonté, par la même raison qu'une cantatrice ou qu'un danseur tombent épuisés après un pas fatigant ou après l'un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes. Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou tellement oppressés par la crainte, qu'ils deviennent absolument enfants. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. Après la réussite d'une affaire, ils sont dans un tel état de prostration, que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, ils s'enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l'oubli de leur crime dans l'oubli de leur raison. En cette situation, ils sont à la merci de la Police. Une fois arrêtés ils sont aveugles, ils perdent la tête, et ils ont tant besoin d'espérance qu'ils croient à tout', aussi n'est-il pas d'absurdité qu'on ne leur fasse admettre. Un exemple expliquera jusqu'où va la bêtise du criminel enflacqué. Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d'un assassin âgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu'on n'exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, après le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir. - Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans?... lui demanda-t-il. - Oui, je n'ai que dix-neuf ans et demi, dit l'assassin parfaitement calme. - Eh! bien, répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n'auras jamais vingt ans... - Et pourquoi? - Eh! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le chef de la sûreté. L'assassin, qui croyait toujours, même après son jugement, qu'on n'exécutait pas les mineurs, s'affaissa comme une omelette soufflée. Ces hommes, si cruels par la nécessité de supprimer des témoignages, car ils n'assassinent que pour se défaire de preuves c'est une des raisons alléguées par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort; ces colosses d'adresse, d'habileté, chez qui l'action de la main, la rapidité du coup d'oeil, les sens sont exercés comme chez les sauvages, ne deviennent des héros de malfaisance que sur le théâtre de leurs exploits. Non seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les produits de leur vol qu'ils étaient oppressés par la misère; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d'accoucher. Energiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réussite. C'est, en un mot, le naturel des bêtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrétion, qui ne cède qu'au dernier moment, alors qu'on les a brisés, roués, par la durée de la détention. On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir; ils l'admirèrent en le soupçonnant d'être le maÃtre des sept cent cinquante mille francs volés, en le voyant calme sous les verrous de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection. La chambre du condamné à mort Lorsque monsieur Gault eut quitté le faux Espagnol, il revint par le parloir à son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin était descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des fenêtres donnant sur le préau, par un judas. - Aucun d'eux ne l'a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n'a rien entendu. Le pauvre prêtre, dans son accablement, cette nuit, n'a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin. - Ça prouve qu'il connaÃt bien les prisons, répondit le 9L x 6 H S’il vous plaît voir la dernière image pour un meilleur ton de couleur du dos en velours violet foncé. Le cadeau parfait pour ce jardinier dans Marivaux Théâtre complet. Tome second L'Ecole des mères Acteurs Comédie en un acte représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. Angélique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'Angélique. Eraste, amant d'Angélique, sous le nom de La Ramée. Damis, père d'Eraste, autre amant d'Angélique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scène est dans l'appartement de Madame Argante. Scène Première Eraste, sous le nom de La Ramée et avec une livrée, Lisette Lisette. - Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraÃtre ici en toute sûreté; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Eraste. - Il n'y a rien à craindre; je n'ai pas même, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez être content du zèle avec lequel je vous sers je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous êtes un honnête homme; vous aimez ma jeune maÃtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mère lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mère s'écartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - Très tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. Scène II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilà , Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maÃtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-à -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - Après? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service à un honnête homme, qui t'en récompenserait bien? Frontin. - Honnête homme ou non, son honneur est de trop, dès qu'il récompense. Lisette. - Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maÃtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est à peu près soixante ans qui en épousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaÃtre un aimable homme qui a touché son coeur. Frontin. - Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela même. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-là , je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumière pour n'être point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais à quoi aboutira-t-il? Angélique est une Agnès élevée dans la plus sévère contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrême. Frontin. - Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle où nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, où me retirerai-je en attendant le moment où je verrai Angélique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous êtes, en cas qu'on vous fÃt quelques questions, au lieu d'être mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à côté de cette salle, et d'où Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout à l'heure; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous êtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mère d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. Scène III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - Où est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-là ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frères; il n'est pas content de son maÃtre, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. Scène IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son âge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraÃt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaÃtre? vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévère que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mère, et dont rien n'a gâté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'être alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maÃtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sûre. A l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme très riche, très raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'âge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guère eu de prodige de cette force-là ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idées, Lisette; les inspirez-vous à ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mêle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal à son âge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses désirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous réponds sincèrement. Madame Argante. - Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. Scène V Angélique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Angélique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mère? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? Angélique, faisant la révérence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mère. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractère sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés? Allons, répondez, ma fille! Angélique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'êtes-vous pas satisfaite de votre sort? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me réponde raisonnablement; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Angélique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mère. Madame Argante. - Je vous dispense des révérences; dites-moi ce que vous pensez. Angélique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! Angélique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mère. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-même. Angélique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie? Angélique. - C'est que ce que je dirais vous fâcherait peut-être. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fâcherai point. Est-ce que vous n'êtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? Angélique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? Angélique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaÃt donc pas? Angélique. - Non. Madame Argante, en colère. - Comment! il vous déplaÃt? Angélique. - Non, ma mère. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence à vous entendre c'est-à -dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté? Angélique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nécessaire; vous faites encore mieux d'être comme vous êtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entièrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en êtes récompensée; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre, pour courir après mille passions libertines; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre. Angélique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grâces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Angélique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Angélique. - Ses volontés? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espèce de loi qu'on nous a imposée; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'être la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Angélique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mère. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là -dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. Scène VI Angélique, Lisette Angélique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, à quoi en êtes-vous? Angélique. - J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit à votre mère? Angélique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous épouserez donc Monsieur Damis? Angélique. - Moi, l'épouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'épouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Angélique. - Eh bien, ma mère n'a qu'à l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mérite bien. Angélique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mère a été prendre je ne sais où, qui ferait bien mieux d'être mon grand-père que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'être belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux être sa femme seulement huit jours, que de l'être toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Angélique. - Eh! comment veut-il que je fasse? Hélas! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'être pas ensemble? Ma mère dit qu'on est obligé d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y être obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-là , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous êtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mère. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-là est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Angélique. - Tu as raison mais quand ma mère me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurément; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'être jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vêtue comme une autre? regardez comme me voilà faite Ma mère appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mère y gagne? que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Lisette. - Votre naïveté me fait rire. Angélique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de même si j'avais joui d'une liberté honnête? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d'être cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maÃtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien à vous. Angélique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'être pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mère mériterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? Angélique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans conséquence avec moi. Angélique. - Oh! sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne résolution de n'être pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Angélique, charmée. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! Où est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir à la lire! donne-moi-la donc! Où est ce domestique? Lisette. - Doucement! modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Angélique. - Oh! dame, c'est encore ma mère qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. Scène VII Lisette, Angélique, Frontin, Eraste Lisette, à Angélique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amène. Angélique. - Frontin ne dira-t-il rien à ma mère? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intérêts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Angélique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sérieuse? Lisette. - Fort bien. Angélique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achève de lire. Adieu; j'attends votre réponse, et je me meurs. Après qu'elle a lu. Cette lettre-là me pénètre; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant à ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique! Angélique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous déterminez-vous donc? Angélique. - Je ne sais; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon désespoir vous touchera-t-il? Angélique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Angélique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là . Eraste. - Est-ce que vous seriez fâchée de ce qui vous est échappé? Angélique. - Moi, fâchée? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. Angélique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - Hélas! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Angélique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientôt; mais retirez-vous. Scène VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre là ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'où le connaissez-vous? c'est le valet de mon père, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous déconcertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maÃtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmé d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée? Champagne. - La Ramée? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le début de ce butor-là m'ennuie. Scène IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir à qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-là ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-là ne lui appartient point; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-être une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Lisette, riant. - Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guère; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous êtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-là ! laisse ce minois-là en repos; ton éloge le déshonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du même goût. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une révérence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait là une belle fortune? Scène X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilà ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vôtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par là ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et Angélique. Scène XI Madame Argante, Angélique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vôtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviât mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils même ne sait rien de mon dessein et c'est à cause de cela que je vous ai prié de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous êtes le maÃtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point à une mère de vanter sa fille; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnête homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est à moi à vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dû espérer que cette belle personne fÃt grâce au peu que je vaux. Angélique, à part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trésors du monde ne sont rien au prix de la beauté et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espèce de petit bal tantôt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, à la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec Angélique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique; je vous le permets, entendez-vous? Angélique. - J'entends, ma mère. Scène XII Angélique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante Angélique, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle il est vrai que mon âge ne répond pas au vôtre. Angélique. - Oui, il y a bien de la différence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance. Angélique. - Ma mère le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-même. Angélique. - Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l'aveu que je demande? Angélique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous là ! C'est donc par dégoût?... Vous ne me répondez rien? Angélique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable à me répondre? Angélique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? Angélique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haïssez? Angélique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. Angélique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'à la haine, Angélique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. Angélique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnête d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! Angélique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une répétition dont je ne suis point curieux; et ce n'était pas là ce que votre mère m'avait fait entendre. Angélique. - Oh! vous pouvez vous en fier à moi; je sais mieux cela que ma mère, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? Angélique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui êtes, à ce qu'on dit, un si honnête homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurément, n'est pas qu'on vous contraigne. Angélique. - Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis même fâché de ne l'avoir pas su plus tôt. Angélique. - Hélas! si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. Angélique. - Que vous êtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire à ma mère que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colère contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mère, qui est fort fière, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, Angélique, non, vous êtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prétextes-là ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? Angélique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous épouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avoué; mais seulement que je m'en doute. Angélique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait être de mauvaise foi; et, malgré toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. Angélique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? Angélique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos véritables intérêts en vue. Angélique. - Quel bon caractère! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? Angélique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaÃt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et à Angélique où avez-vous connu celui qui vous plaÃt? Angélique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là -haut. Scène XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la céder à personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarqué que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours où je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidélité; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut être discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - Arrêtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - Voilà ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint séduisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est à toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'Angélique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observée comme elle est par sa mère, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-être mêlé toi-même, ou tu sais qui s'en mêle, et je voudrais écarter cet homme-là ; quel est-il? où se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraÃne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un détail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procès. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-être employé contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici même où je suis chargé d'éteindre les bougies, et où elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'à toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'à souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en ôter les lumières, et j'écouterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont là -haut, et qui veulent se déguiser après souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à côté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. Scène XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'Angélique aille à un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer à mon âge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous là et ne remuez pas; voilà les lumières éteintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rêve à une chose; quand Lisette et Angélique seront entrées, dis à la mère, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tâtonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... Scène XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est à la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, à qui parles-tu donc là ? Frontin. - A la nuit, qui m'empêchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, à part. - Eraste! Frontin. - Bon! où est-il? Il appelle. La Ramée! Eraste. - Me voilà . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maÃtresse. Scène XVI Eraste, Monsieur Damis, caché. Eraste. - Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime; mais sa timidité m'inquiète, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mère. Monsieur Damis, à part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, écoutons. Eraste. - Tâchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tâtonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient à moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, Angélique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-même. Monsieur Damis, à part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur? Vous m'avez dit tantôt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'être aimé, si je vous perds? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vôtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'être jamais qu'à lui; parlez, Angélique. Monsieur Damis, à part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas là ? Scène XVII Angélique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au désespoir, ta maÃtresse me fuit. Angélique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilà . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? Angélique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Angélique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rêvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le répéter encore. Scène XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, Angélique, Monsieur Damis Angélique. - Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Angélique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait être plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! Angélique. - Mais je vais comme le coeur me mène, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! Angélique. - Si ma mère m'avait donné plus d'expérience; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-être sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mère m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gênée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, à ce que j'entends là , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un père raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-même, et qui, j'espère, entrera volontiers dans nos vues. Angélique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mère qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, éclatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! Angélique. - Ah! je suis perdue! Ils s'écartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu? Ménager des intrigues à mon insu! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entière! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austère que moi, me répondra des égarements de votre coeur. Scène XIX et dernière La lumière arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, démasqué, à Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrée. Et ce fripon-là , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-là , c'est mon fils, à qui, tout bien examiné, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-même. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous être favorable, il ne tiendra pas à moi qu'Angélique ne soit votre épouse. Eraste, se jetant aux genoux de son père. - Que je vous ai d'obligation, mon père! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? Angélique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espérer d'obtenir grâce? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et à votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils. Angélique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse à vos fillettes Tenez de sévères discours bis, Mamans, de l'erreur où vous êtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville Mère qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole Dès qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer à l'école. Couplet La beauté qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer à l'école. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne répondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer à l'école. Claudine un jour dit à Lucas J'irai ce soir à la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benêt! Il faut l'envoyer à l'école. L'autre jour à Nicole il prit Une vapeur auprès de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'évanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitôt, Le nigaud! Il faut l'envoyer à l'école. L'amant de la jeune Philis Etant près de s'éloigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie à son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer à l'école. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'époux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer à l'école. L'Heureux stratagème Acteurs Comédie en trois actes représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scène se passe chez la Comtesse. Acte premier Scène première Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaÃtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en êtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - Morgué! velà bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmé de t'être utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait à vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous étiez mince; mais, morgué! ça s'est bian amendé. Vous velà bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire; entre en matière sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - Morgué! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achève. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport à noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va être la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou êtes consentant, à cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - Après? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d'une grâce. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dégât pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégât, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprès de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaÃtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi à la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma prière. Tu crois que je vais l'épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplanté. Adresse-toi à lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morgué, ce que j'entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maÃtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est défunte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaÃtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaÃt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morgué! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! Velà ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sangué! j'ons barcé cette enfant-là , entendez-vous? ça me baille un grand parvilége. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il à m'apprendre? Scène II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maÃtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fâche? Arlequin. - Il faut se préparer à l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considérable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler après. Blaise. - Morgué! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - Hélas! je n'ai rien à dire; c'est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'être oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'étais tout à l'heure dans la salle, où j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliée, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - Après? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvé dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté. Blaise. - Ça est naturel. Dorante. - Eh! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y était; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser là , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilà donc vide; je l'ai mise à terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardé à travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir à travers? Blaise. - Morgué! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas être sûr que ce fût la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'était pas là sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'être ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - Hélas! je n'ai retenu que les pensées, j'ai oublié les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensées! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velà tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-là a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maÃtre, et voilà justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit à la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. Scène III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillité m'étonne; et si vous n'y prenez garde, ma maÃtresse vous échappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empêcher ce que tu me dis là ? Blaise. - Mais, morgué! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit à la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est déjà ; et cela m'inquiète, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilà un garçon qui doit m'épouser, et si vous ne devenez pas le maÃtre de la maison, cela nous dérange. Arlequin. - Il serait désagréable de faire deux ménages. Dorante. - Ce qui me désespère, c'est que je n'y vois point de remède; car la Comtesse m'évite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnête envars li, toujours rudânière hoche la tête quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne; baille cette confusion-là à la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gâte tout; avisons plutôt à queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez après. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudânière, hoche la tête quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. Scène IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'être content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fâchée quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilà je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous être infidèle? car on dira que vous l'êtes. La Comtesse. - Eh bien! infidèle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? Infidèle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Comme vous êtes aguerrie là -dessus! Je ne vous croyais pas si désespérée un coeur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mènent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la manière dont vous tournez cette affaire-là , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutée! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine à présent, pour savoir si je ne serai pas moi-même obligée d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vérité plaisant; n'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prétend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-là , voilà comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayés, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pâtisse; la sotte fidélité lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils là -dessus des privilèges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me déplaÃt pas je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en débarrasser. Scène V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrêtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grâce, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant à la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - Hélas! Madame, de l'air dont vous m'écoutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prélude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'êtes-vous devenue pour moi? Vous me désespérez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, après d'aussi cruelles réponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles réponses! Avec quel goût prononcez-vous cela! Que vous auriez été un excellent héros de roman! Votre coeur a manqué sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous êtes! La Comtesse rit. - Ce style-là ne me corrigera guère. Arlequin, derrière, gémissant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagné jusqu'à votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touché du malheur de mon maÃtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colère. La Comtesse. - Eh! d'où vous vient de la colère, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaÃt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraÃtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous êtes le maÃtre, je n'ai pas droit de vous en empêcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m'obligent point à les accompagner des miens, pas même à m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; réglez-vous là -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rêve. Elle sort. Scène VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrête Lisette. - La perfide!... Arrête, Lisette. Arlequin. - En vérité, voilà un petit coeur de Comtesse bien édifiant! Dorante, à Lisette. - Tu lui as parlé de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-être besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle répond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allègue-t-elle? Lisette. - Oh! de très fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidélité n'est bonne à rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrée, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant être vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel étrange discours me tiens-tu là ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous étiez fort aimable aussi m'entendez-vous à cette heure? Dorante. - Ah! je suis outré! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon âme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambrière du diable! Scène VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire à de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligé, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'étouffe, Madame, on m'égorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-même, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais même envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites à votre valet de se tenir à l'écart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde à tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilà tous trois sur le pavé car vous y êtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. Scène VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien à tenter on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tâchez de m'aimer. Dorante. - Hélas! je voudrais pouvoir y réussir. La Marquise. - La réponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'état où vous êtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'égare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas à l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous êtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regretté cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'à vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-là de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une manière de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait à moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coûte la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est à condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadée que vous l'aimiez de même? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sûre. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittée et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'être aimé de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous néglige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons à concerter ce que j'imagine. Scène IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guère de coeur. Arlequin. - Voilà tout ce que j'en ai mais il y a là -bas un coquin qui demande à parler à Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflé ma maÃtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai à lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez là , Madame! Il s'en va. Scène X La Marquise, Dorante La Marquise, à Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprès de son maÃtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'être extrêmement sûr qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'écouter d'un air différent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outré mais ne craignez rien. Scène XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maÃtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma réponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. Scène XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sûreté. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra même occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - Dès que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maÃtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - Abrège le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrège. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous êtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle égratignure! C'est traiter un incendie d'étincelle. Son coeur est brûlant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle répond à son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y répond plus toutes ses réponses sont faites, ou plutôt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse, on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse égale on ne sait à qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, à part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ? Frontin. - J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilà son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - Achève. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maÃtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrèrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allée, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et même à les voir à travers le feuillage... La bellé chose! la bellé chose! s'écriait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellé chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zèle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, à part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maÃtre, autant qu'il sé peut, à millé charmés près qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélèvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil étincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou qué la pesté m'étouffe! Jé vous dégrade moi-même, en parlant dé vos charmés sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'êtes fidélément rendue qué dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? répliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'écriait-il; eh! cadédis, où sé rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dé coeurs, si jé les avais; mon amour ne sait où sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée; il sé répand partout, mon âme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantôt il baisait la main qu'il tenait, et tantôt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui était tout à fait plaisant à voir. Dorante. - Quel récit, Marquise! La Marquise fait signe à Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis à Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. Là -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, Madamé, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé... Oh! pour cela, non... Oh! pour céla, si. - Le Chevalier tombe à genoux Madame, au nom dé vos grâcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne; accordez cé rafraÃchissement à mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, Madamé, j'endurérai bien dé les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dé mais; ma vie est à vous, lé portrait à moi; qué chacun gardé sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jé m'en fais responsable, c'est moi qui lé prends; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre... Quel abus de ma bonté! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! félicité dé mon âme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisième. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, à la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilà assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-là , si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai plus qu'une révérence à faire. Il sort. Scène XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrète intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses récits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. Scène XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilà votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maÃtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. Scène XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digérer notre idée; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraÃtre indifférent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rôle. Scène XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - Jé té rencontre à propos; jé voulais té parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet à faire partir. Le Chevalier. - Jé finis dans un clin d'oeil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; délivre-moi d'uné chicané qué mé fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé; moi, jé n'en crois rien, et c'est entré lé oui et lé non qué gÃt lé petit cas dé conscience qué jé t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma délicatessé sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle j'aime cetté dame. Dorante. - Est-elle prévenue en ta faveur? Le Chevalier. - Dé faveur, jé m'en passe; ellé mé rend justicé. Dorante. - C'est-à -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - Dès qué jé l'aime, tout est dit; épargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, té dis-je, ses yeux ont déjà là -dessus entamé la matière; ils mé sollicitent lé coeur, ils démandent réponsé mettrai-je bon au bas dé la réquête? C'est ton agrément qué j'attends. Dorante. - Je te le donne à charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la révanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux qué la Marquisé porte? Dorante. - Elle-même. Le Chevalier. - Et l'intérêt qué tu mé soupçonnes d'y prendre té gêne, té rétient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jé t'émancipé. Dorante. - Je t'avertis que je l'épouserai, au moins. Le Chevalier. - Jé t'informe qué nous férons assaut dé noces. Dorante. - Tu épouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espérance dé ma postérité s'y fonde. Dorante. - Et bientôt? Le Chevalier. - Démain, peut-être, notre célibat expire. Dorante, embarrassé. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche là ; té suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mé l'es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siècle; céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu démain? Moi, jé suis ton serviteur du temps passé, du présent et dé l'avénir; toi dé même apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. Scène XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fût sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - Qué démandes-tu? j'ai hâte dé réjoindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sérieux; j'ai parlé à la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confié qué j'aimé la Comtesse, et qu'ellé m'aime; qu'en dit-ellé? achève vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait à vous. Le Chevalier. - Jé continuerai dé bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous êtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - Qué mé fait cé néant? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mémoire dé la Comtesse où jé révis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette dernière, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de même, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c'est moi qui l'expédie, j'en ai bien expédié d'autres, Frontin né t'inquiète pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellé m'y garde. Frontin. - Ce coeur-là , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dé ma façon, sandis! il né finira qu'avec elle; espère mieux dé la fortune dé ton maÃtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dé défiance. Frontin. - J'ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maÃtresse auprès d'elle. Scène XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie; tu mé l'as privé dé cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilà aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilà plus savant que vous n'étiez. Je vais dire à ma maÃtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. Scène XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous êtes Gascon, moi Manceau, voilà de grands titres de fortune. Le Chevalier. - Jé té garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'être la mienne. Acte II Scène première Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai à te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois à tout moment chercher Lisette, et courir après elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure après, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi préfères-tu mon service à celui d'un autre? Arlequin. - Assurément; il n'y a que le mien qui ait la préférence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilà comme cela est arrangé dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me préfères à un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-là ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te défends d'en parler jamais à Lisette, je veux même que tu l'évites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez là des volontés qui ne ressemblent guère aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changé; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'être curieux de ses démarches, et de me servir de toi auprès de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te récompenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les récompenses viennent. Dorante. - Oh! point de réplique Marton, qui est à la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marché, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congé, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congé, tu le connaÃtras dès aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est même qu'en les suivant que tu serais regretté de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obéis, à condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la défense que je te fais de voir Lisette comme c'était de mon consentement que tu l'épousais, ce serait avoir un procédé trop choquant pour la Comtesse, que de paraÃtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura là -dedans que la Marquise et moi de malhonnêtes c'est elle qui me fait présent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. Scène II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'être pas inutile; ce petit article-là touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence à croire que nous réussirons; je la vois déjà très étonnée de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend à des reproches, je l'ai vue prête à me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes êtes-vous contente? La Marquise. - Je ne réponds de rien, si vous n'allez jusque-là . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tâchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargé un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre réponse. A un laquais qui paraÃt. Eh bien! parlerai-je à ta maÃtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilà qui arrive. La Marquise, à Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraÃtrait affecté. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittée. La Marquise. - N'allez rien gâter. Dorante. - Fiez-vous à moi. Il s'en va. Scène III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-même, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous êtes naturellement vraie, que vous êtes la franchise, la sincérité même, nous aurons bientôt terminé. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincère; mais votre éloge m'exhorte à l'être, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela près, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer à l'être, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haïriez si je vous disais la vérité. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-même il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haïrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prétendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prétendre. La Comtesse. - Nous y voilà ; et peut-être l'avez-vous pensé vous-même? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et après cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-là , vous n'avez donc qu'à rendre grâce au ciel; vos souhaits ne sauraient être plus exaucés qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmée. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous êtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-être vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'était beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'êtes encore plus que moi, et vous savez l'être plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'êtes point si charmée, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaÃt. La Marquise. - Je ne songeais pas à vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rêve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'êtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empêchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout à fait les mêmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on réussit; le manque de succès met bien des coquetteries à couvert on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je réussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-être pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dédain-là mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - Espérez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquête, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là , afin que vous n'ayez rien à me dire. La Marquise. - Rien à vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais à plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ôté; je pourrais donc vous l'enlever de même. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux à faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. Scène IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-là perd la tête; sa jalousie l'égare; elle est à plaindre! Scène V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout à l'heure la Marquise ici, et dans ma préoccupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine à me ressouvenir moi-même. C'est, je pense, qu'elle avait la curiosité de savoir comment j'étais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrétion de ne le lui avoir pas dit, peut-être? Dorante. - Je n'ai pas le défaut d'être vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'être vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - Curiosité pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiosité parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-là , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystère là -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne réussirais pas à vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiosité, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sûr que ses amis ne les lui épargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitié. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore à cette bagatelle-là ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminué, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de céder à celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante à cette sortie-là . Scène VI La Comtesse, rêvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué ma Comtesse rêve, qu'ellé tombé dans lé récueillément. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantôt de mariage, il faut absolument différer le nôtre. Le Chevalier. - Différer lé nôtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - Cadédis, vous mé parlez dé la fin du siècle! En vertu dé quoi la rémise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarqué leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jé bésoin dé rémarque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-là sont outrés; voulez-vous les pousser à bout? Nous ne sommes pas si pressés. Le Chevalier. - Si pressé qué j'en meurs, sandis! Si lé cas réquiert uné victime, pourquoi mé donner la préférence? La Comtesse. - Je ne saurais me résoudre à les désespérer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidélité, au moins. Ces gens-là ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les ménager; je n'aime à faire de mal à personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins à se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut qué jé vive; et jé vous défie dé mé garder vivant, vous né mé conduirez pas au terme. Tâchons dé les accoutumer à moins dé frais la modé dé mourir pour la consolation dé ses amis n'est pas venue, et dé plus, qué nous importe qué ces deux affligés nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On né parle pas tout à fait d'amour, mais d'uné pétite douceur à sé voir. La Comtesse. - D'une douceur à se voir! Quelle chimère! Où a-t-on pris cette idée-là ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-là s'aiment, qu'ils sentent de la douceur à se voir; si vous me le prouvez, je vous épouse demain, je vous épouse ce soir. Voyez l'intérêt que je vous donne à la preuve. Le Chevalier. - Dé leur amour jé né m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cé cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'étais sûre qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - Jé vous tiens, et jé vous informe qué la Marquise a donné charge à Frontin dé nous examiner, dé lui apporter un état dé nos coeurs; et j'avais oublié dé vous lé dire. La Comtesse. - Voilà d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guère de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-être déjà parlé; jé né l'ai pas vu dépuis. Qué son rapport nous règle. La Comtesse. - Je le veux bien. Scène VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et même avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'âme, Madame a peur dé les désespérer moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux? Rien qué cette bonté né l'arrête, té dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté de désespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - Jé vous gagne dé marché fait cé soir vous êtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sûr Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dérobent, on peut s'y tromper; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantôt rencontré Dorante, jé lui ai dit J'aime la Comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous êtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'âme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-être à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour être instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payé de la Marquise, elle est en arrière. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a révoqué, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas à Frontin. - Mitigé ton récit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantôt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrêmement, Madame, extrêmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bâille en m'écoutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatière, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mêmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mêmes! Eh! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sé montre, j'en conviens. La Comtesse. - Grossièrement même. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne régnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatière, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grâce; le reste du visage n'en était pas, il allait à part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté Madamé dans uné compassion qui sera funeste à mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-même. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. Scène VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intéressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par ménagement pour moi. Je vous suis obligée de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutôt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en réjouisse. La Marquise. - Réjouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vérité? La Marquise. - Oui, Comtesse; hâtez-vous de finir. Adieu. Elle sort. Scène IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanité fait jouer de plaisants rôles à de certaines femmes! car celle-ci meurt de dépit. Le Chevalier. - Elle en a lé coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantôt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requête que je vous présente, et qui tend à vous prier qu'il vous plaise d'ôter Lisette à Arlequin, et d'en faire un transport à mon profit. Le Chevalier. - Voilà cé qué c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout à fait de son goût. La Comtesse. - Ce qu'il me dit là me fait venir une idée les petites finesses de la Marquise méritent d'être punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible à ce que je vais faire. Il doit l'être, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'à dire à Lisette d'épouser Frontin; elle était destinée au valet de Dorante, nous en étions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus à mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son père, que je leur parle à tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. Scène X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maÃtre Blaise. Votre fille devait épouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer à mon gré, vous la donnerez à Frontin; entendez-vous, maÃtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morgué! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'où vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon père vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous déplaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volonté d'Arlequin, à celle fin qu'il ne voulÃt pus d'elle; maugré qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-être bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutÃt pas empêchement. La Comtesse. - Et quel empêchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre à Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'épousient à Paris, a mijaurée et li, dans l'intention de porter dommage à noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommée et la vôtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tâcher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-là , que je ménageais tant, qui m'attaque là -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-être me reste-t-il encore plus de crédit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indifférence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mêle! Blaise. - Empêcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remédiera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remède ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous écoute, l'oreille vous entend, l'esprit né vous saisit point; jé né vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cetté bizarre aventure au clair. N'êtes-vous pas éprise dé Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompée, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - Qué répondre à cé coeur dé femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mérite pas votre réflexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agréable, elle en est touchée je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vôtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charché querelle à Monsieur Dorante et à sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout à l'heure. Scène XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous êtes un opiniâtre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colère, une Marton qu'elle jette à la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-même prêter les mains à un projet de cette espèce! Vous-même, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous y intéressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là ; et la Marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle; il l'a acceptée, l'en a remerciée voilà tout ce que c'est. Le Chevalier. - La réponse mé persuade, jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là , je vous prie; car elle me déplaÃt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-être là ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nécessaire que vous la consultiez là -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est à vous à qui je parle, à vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnête que d'obliger mon valet à refuser une grâce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hésitez entre elle et moi! Songez-vous à ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrête. Le Chevalier. - Eh! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes. La Comtesse, outrée. - C'est à moi, sur ce pied-là , à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - Prénez et né rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'étais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientôt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-là , vous l'aurez peut-être ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - Doucément, diviné Comtesse, jé tombe en délire! jé perds haleine dé ravissément! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite. La Comtesse, à part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, à part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce là tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. Scène XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous êtes fâchée contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la réparer que je vous amène ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'à appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, à Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite à lui tenir parole je me charge même des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, à Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui êtes cause de tout ce tapage-là ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'étiez pas ici, moi et mon maÃtre, nous aurions bravement tous deux épousé notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scène! Le Chevalier. - C'est démencé d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies à présent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurément, et vous êtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-être ce soir. La Marquise. - En vérité? Le Chevalier. - Cé soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si près d'une si douce aventure, on a bien des choses à se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre côté, songer à ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; à tantôt. Scène XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous êtes fort regretté, à ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - Jé l'en dispense, surtout cé soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - Qué pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantôt. Ne vous inquiétez point, je vais y rêver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est même nécessaire que vous ne me voyiez pas si tôt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - Jé démeure muet jé sens qué jé périclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III Scène première Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dé grâce, Lisette, priez-la dé ma part que jé la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - Ellé répose! Ellé répose donc débout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre méthode à vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué tu mé railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient à propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai même un petit soupçon qué tu né m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-là , mais je l'ai changé contre une grande certitude. Lisette. - Votre pénétration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - Né lé disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! té veux-jé du bien, pendant qué tu mé veux du mal? D'où mé vient ma disposition amicale, et qué ton coeur mé réfuse lé réciproque? D'où vient qué nous différons dé sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variété dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi très variés tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lé vrai tu né mé récommandes pas à ta maÃtresse? Lisette. - Jamais qu'à son indifférence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mé fais donc préjudice auprès d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimât pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dévénons amis. Lisette. - Non; faites plutôt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - Jé veux qué tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadédis! tu m'aimeras; jé l'entréprends, jé mé lé promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mé coûtera lé départ dé la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas à vendre. Le Chevalier lui présente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, té dis-je, et mé dis seulement cé qué ta maÃtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetât, c'est tout ce que je sais. En êtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez déjà dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellé pas quelqué dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-même. Le Chevalier. - Rétirons-nous, Frontin; jé sens qué jé m'indigne. Nous réviendrons tantôt la recommander à sa maÃtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgracié de tous les hommes. Ils s'en vont. Scène II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe à mon maÃtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! Hélas! ma fille, la bonté que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni à l'un ni à l'autre. Il me sera inutile d'avoir oublié tes impertinences; le diable a entrepris de me faire épouser Marton; il n'en démordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne à ton maÃtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps à perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dégourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilà ton maÃtre et la Marquise qui s'approchent tire-le à quartier, lui, pendant que je m'éloigne. Elle sort. Scène III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, à Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystère? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas à propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrétion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. Scène IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitée. La Marquise. - Et vous brûlez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siérait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore équivoques; il n'est pas sûr que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne médite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons résolu; ce moment seul décidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil méprise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mépris; tenez bon jusqu'à cette épreuve, pour l'intérêt de votre amour même. Abrégez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre épreuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-même un personnage qui n'est pas fort agréable, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplée au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. Scène V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment à te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait être suspecte dans la conjoncture où je me trouve. Lisette. - Hélas! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture où vous êtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'épouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'épouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous êtes changé! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fâche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens à Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliée elle-même? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achèves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours après. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placées, que j'en rougis pour ta maÃtresse. Arlequin. - Véritablement l'exclamation est effrontée avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout à l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tôt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodé avec Lisette? Arlequin. - Hélas! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maÃtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant à moi, Lisette, dites à Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le différer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-même. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant à genoux. - Et voici moi qui vous en supplie à deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendée; je suis persuadé qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiéterait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis là d'ailleurs, je suis sûr qu'elle n'a rien de fort pressé à me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgré la petite parenthèse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'après elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-là , serait en vérité trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonné, qu'elle ait cessé de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-même, passe je n'étais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaieté de coeur à m'engager dans une démarche qui me brouillerait peut-être avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maÃtre, tournez à droite, ne prenez pas à gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'à ce qu'il m'entende. Scène VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maÃtresse le mérite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fâcherait la Marquise, qu'il va épouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadé que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis là est inouï, Lisette. Ce n'est point là Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-même; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer à cette idée-là , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous même que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiéter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse là cette Marquise éternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'était pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vérité, cette femme-là n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez à cela votre infidélité, c'en est assez pour guérir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidélité, où est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-même. D'abord vous avez nié que c'en fût une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvé qu'elle était innocente; enfin, vous m'en avez fait l'éloge, et si bien l'éloge, que je me suis mise à vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidélité sans la connaÃtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien épargné de cruel pour vous ôter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pénètres de douleur! Je l'ai maltraité, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mérite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnée. La Comtesse. - Misérable amour-propre de femme! Misérable vanité d'être aimée! Voilà ce que vous me coûtez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite; il manquait cet honneur à mes charmes; les voilà bien glorieux! J'ai fait la conquête du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle différence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-même, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle à présent! Lisette. - Ne perdez point le temps à vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la Marquise? Voulez-vous tâcher de le ravoir? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'être fâché, et que vous êtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce là un procédé? Toi qui dis qu'il a droit d'être fâché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonné de cette lâcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un coeur autant que j'ai compté sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je défiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais à l'inquiéter impunément; c'était là mon idée; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge et cet homme, après cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous êtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haïr autant qu'il est haïssable; c'est à quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va même le chercher. Lisette. - Voici mon père; sachons auparavant ce qu'il veut. Scène VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - Morgué! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promène là -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandé, pour à celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussé pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morgué! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-là de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-là de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. Velà comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fâche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me révolte. Blaise. - Jarnigué! cette Marquise, maugré le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'à dire, mon râtiau est tout prêt, et, jarnigué! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablée! Ils vont s'épouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le déteste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends là m'indigne à mon tour; et à votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haïssez! La Comtesse. - Cela n'empêche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haïr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-même, et tu avais raison; je l'ai abandonné la première il faut que je le cherche et que je le désabuse. Blaise. - Morgué! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chérissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui écrire un mot, Lisette, et que ton père aille lui rendre ma lettre à l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui écrivais tantôt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tâche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. Scène VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma Comtessé, qué devient l'amour? A quoi pensé lé coeur? Est-ce ainsi qué vous m'avertissez dé venir? Quel est lé motif dé l'absence qué vous m'avez ordonnée? Vous né mé mandez pas, vous mé laissez en langueur; jé mé mande moi-même. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - Lé messager m'a paru tardif. Qué déterminez-vous? Nos gens vont sé marier, le contrat sé passe actuellement. N'userons-nous pas de la commodité du notaire? Ils mé délèguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez qué l'amour gémit d'attendre, qué les besoins du coeur sont pressés, qué les instants sont précieux, qué vous m'en dérobez d'irréparables, et qué jé meurs. Expédions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'épouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce à dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous qué j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fâchée de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mé raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle très sérieusement. Le Chevalier. - Ma Comtessé, finissons; point dé badinage avec un coeur qui va périr d'épouvante. La Comtesse. - Vous devez vous être aperçu de mes sentiments. J'ai toujours différé le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - Lé comble dé mon bonheur, vous l'avez rémis à cé soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandé tantôt? Le Chevalier. - Récommandé! Il n'en a pas été question, cadédis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lé Chevalier, qu'ont-ils à démêler ensemble? La Comtesse. - Ils ont à s'aimer tous deux, de même qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti à vous offrir que de retourner à elle, et je me charge de vous réconcilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis éternel. Le Chevalier. - Frontin, où en sommes-nous? Frontin. - Mais, à vue de pays, nous en sommes à rien. Ce chemin-là n'a pas l'air de nous mener au gÃte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-là vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jé, Comtessé? Séra-ce lé résultat? La Comtesse. - J'attends réponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue différez votre départ jusque-là . Scène IX Arlequin, et les acteurs précédents. Arlequin. - Madame, mon maÃtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrêt et le mien; car je n'épouserai point Lisette, puisque mon maÃtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont à la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'êtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jé suis dupe; c'est être au fait. Scène X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est à vous à qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en êtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'épouserez dès aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vôtre. La Comtesse. - Le vôtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait très grand, très flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changé votre économie jé tombé dans lé lot dé Madame la Marquise, et Madame la Comtessé tombé dans lé tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu même vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son coeur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fâchée mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps; ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appât. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre la délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la faire, n'a pas lieu d'être trop satisfaite; mais peut-être le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour j'ai poussé les choses un peu loin; vous avez pu y être trompé; je ne veux point vous juger à la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse; vous irez jusqu'à lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant. Le Chevalier. - Jé démande audience jé perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre; jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité, jé né sais comment, car lé mérite dé Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mé passe! En un mot, jé suis infidèle, jé m'en accuse; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tient qu'à moi d'user dé réprésaille, et dé dire à Madame la Comtesse Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste; vous avez contrefait dé l'amour, dites-vous, Madame; jé n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait jé vous aimais, vous mé lé rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achève jé vous aimais, un peu moins qué Madame. Jé m'explique elle avait dé mon coeur une possession plus complète, jé l'adorais; mais jé vous aimais, sandis! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami; il fâche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirène; qué son chant té trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon coeur jé lé dis à régret, jé disputerais Madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possède-la, Dorante, bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en même temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien à la définition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remède, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tâchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit être plus aisé cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tôt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est à Dorante à qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espérons même que le vôtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - Jé né sais plus écrire. La Marquise, au notaire. - Présentez la plume à Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume après. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant à ses genoux. - Ah! ma chère Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous à présent; vous êtes aimé, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante à mes genoux? Dorante. - Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessé de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle à qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donné! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'à force d'amour; j'espérais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! où est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilà , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'être heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant à vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en défasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grâce; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - Jé né vous démandais qu'un termé; lé reste est mon affaire. Ils s'en vont. Scène XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de même. Blaise. - Et ma volonté se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir à moi. La Méprise Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 16 août 1734 par les comédiens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. Romagnési Frontin, valet d'Ergaste M. Lélio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scène est dans un jardin. Le théâtre représente un jardin. Scène première Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maÃtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrâmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maÃtre en tient pour votre maÃtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maÃtresse me paraÃt bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maÃtre et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maÃtresse, afin qu'on donne la dernière main à cet amour-ci, qui n'a peut-être pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maÃtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fâchés de se connaÃtre un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle réponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions très pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon côté avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'après ses yeux. Ergaste. - Va, tu rêves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maÃtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espère un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber; elle me remercia d'une manière très obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la première fois que je me promène ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramènera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espérance? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-être empêché d'y revenir par raison de fierté; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derrière lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rêve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promène là -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais défié d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gênez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre côté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. Scène II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chère enfant; reconnaissez-moi, me voilà , c'est le véritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le Véritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la révérence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous êtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai déjà dit, et je le répète; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras après, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en être sûr? Une fille comme toi manquerait-elle de goût? Là , voyons, regarde-moi pour vérifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-là . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée. Lisette. - Dès que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilà payé avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent; ce serait trop de dépense à la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dépense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maÃtres. Premièrement, qui êtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné; et en passant, un de nos amis nous a arrêté à Lyon, d'où il nous a mené à cette campagne-ci, où deux paires de beaux yeux nous raccrochèrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - Où sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilà deux ici, ta maÃtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maÃtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-à -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frères que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui êtes-vous à votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une révérence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons vous êtes belles, après? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; êtes-vous de sa façon? Vous êtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées très riches. Frontin. - Voilà de fort bons procédés. Lisette. - Ils ont eu pour héritières deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le même son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la même chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aÃnée, et celle à qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maÃtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maÃtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-là qui se rompent à meilleur marché! Eh! dis-moi, mon maÃtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquée? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hâle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là -bas? Frontin. - C'est lui-même. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maÃtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! Scène III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prévu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maÃtresse lui a parlé de moi? Frontin. - Si elle en a parlé! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-être qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un côté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tourné la tête, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-même? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requête. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous êtes à la veille de l'être; et je vous le prouve, car voilà votre future idolâtre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. Scène IV Ergaste, Hortense, Frontin, éloigné. Hortense, quand elle entre sur le théâtre, tient son masque à la main pour être connue du spectateur, et puis le met sur son visage dès que Frontin tourne la tête et l'aperçoit. Elle est vêtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le théâtre. - N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guère vu de si bien fait. Il me regarde; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaÃt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pénétré jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais coeur, en même temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrêtez, de grâce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraÃtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous écouter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est à vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier à vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grâce du vôtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prêter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grâce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis me haïssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là , elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine? Vous m'êtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher à vous être présenté, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au désespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vérité, Monsieur, après m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais; je vous ai répondu que non; en voilà bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'être aidé pour se produire. Ergaste. - Hélas! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrêta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres après dÃner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, où j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquâtes un instant, et dans cet instant vous devÃntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - Dès que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions. Ergaste. - Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répète encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grâce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là , on est le maÃtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais même obligée de vous y bien recevoir. Ergaste. - Obligée, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espère bien n'agir que par ce motif-là , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien là -dessus, puisqu'ici même j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a réussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus près qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fâchée qu'on nous vÃt ensemble éloignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dès que nous nous sommes parlé et que, grâce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, séparons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espèce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. Scène V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel côté vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun côté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir où vous êtes. Lui dirai-je que vous êtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire où vous voulez être. Hortense. - Quel imbécile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvée comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'écarte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. Scène VI Hortense, Clarice Hortense, à part. - Ne voilà -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tourné mal à propos de ce côté-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassée qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah! vous voilà , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de même le plaisir de rêver m'a insensiblement amené ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, à part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rêveuse. Clarice. - Mais... oui, je rêvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientôt compagnie; Damis vous cherche, et vient par là . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. Scène VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grâce. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'éviter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaÃtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous êtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par là . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promène. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure à peu près. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y étiez pas venue de vous-même, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous êtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idée! Lisette. - Oui-da, peut-être que je me trompe. Clarice. - Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé? Lisette. - Son valet m'en a touché quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au même, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fâchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraÃt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? Scène VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empêche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, à Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maÃtre est-il là ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaÃtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient à sa maÃtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets. Frontin salue à droite et à gauche. Clarice. - Si je l'avais prévu, je me serais retirée. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'êtes pas de cet avis-là ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, à Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilà tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. Scène IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observé celui où vous étiez seule. Clarice, se démasquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là , car nous ne nous connaissons guère. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, à part à sa maÃtresse. - Mon rapport est-il fidèle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guère d'intervalle entre me connaÃtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu être précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, à Clarice. - Qu'il a le débit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y répondre. Ergaste. - Est-ce que votre réponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas. Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. Scène X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, à Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espèce de petit nègre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. Scène XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchanté, Frontin; je suis transporté! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grâces! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire! Frontin. - Bon! espérer! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mènera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journée de tendresse assez complète. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maÃtresse a bien des grâces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien là à quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. Scène XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, à Ergaste. - Vous êtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - Où est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tête. Frontin, le lui ôtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y était quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnête que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnête! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquée de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropié. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maÃtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlé ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi? Arlequin. - Elle-même en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, après la manière dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilà tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus séparés? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, à Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'êtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ? Arlequin. - J'entends que vous êtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la Majesté du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit à cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelé Ergaste. Ergaste, outré. - C'est cela même! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payé. Ergaste. - Je suis au désespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oublié mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisième article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-même. Il donne les tablettes à Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais été le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comédie vous me l'avez donnée tantôt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie même que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilà l'article qui nous manquait plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant à Arlequin. - Arrête, où est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse; il est aisé de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrête. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites à votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnête homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot. Scène XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - Voilà de jolies paroles que tu chantes là . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maÃtre t'a chargé de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-à -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis à l'Opéra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fées? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maÃtresse. Arlequin, brusquement. - Expédions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misérable! Et du crédit? Frontin. - Avec cette mine-là , où veux-tu que j'en trouve? Mets-toi à la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincère; mais il y a remède à tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu réponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu à mes dépens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit. Arlequin. - Eh! que fait-on à Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maÃtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scélérat! Ah! chenapan! Scène XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux être le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai à connaÃtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, à Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-là en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-même chercher cette dame-là , et lui remets mon billet le plus tôt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - Hâte-toi, car je souffre. Frontin part. Scène XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit méprise. Scène XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maÃtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là . Lisette. - Pourquoi vous fâcher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maÃtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'où vient qu'on me parle de cette soeur? D'où vient qu'on m'accuse de m'être entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? Où avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allé porter un billet à ta maÃtresse, où je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet était fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici près. Ergaste. - Qu'elle s'y promène ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fâchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tête. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me désespères! Lisette. - Oh! ma foi, vous êtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maÃtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir à cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant écart! Quoi qu'il en soit, ma maÃtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-même, et j'arrive exprès pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est là qu'il en tient, quel dommage! Scène XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur. Scène XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fâchée; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mêlée, je vous en apporte d'un peu différentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivé? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - Hélas! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? Où est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais état. Il le tire. Tenez, jugez vous-même s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est déchiré! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'être d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrâce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maÃtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien. Frontin. - Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillés, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de réserve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passé! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui êtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre; je parle pour un homme à demi mort, et peut-être actuellement défunt, qu'un petit nègre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-même en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais. Ergaste. - Achève. Que t'a-t-elle répondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa réponse? la voilà mot pour mot; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussière, je l'ai ramassé; ensuite, redoublant de zèle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vôtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma pièce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrêter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'étonnement où tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilà qui arrive, et je me sauve; c'est peut-être le soufflet qui a manqué tantôt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir. Scène XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant où ma soeur, qui se promène là -bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaÃt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel étrange procédé que le vôtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'étonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en être furieux; je n'en ai pas tiré plus de raison tantôt. Frontin. - La bonne âme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main légère, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-être. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ? Clarice. - Expliquez donc cette énigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous énigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos manières, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? Où ai-je vu cette soeur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-là lui tourne la tête. Frontin. - Et ces agréables tablettes où nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse. Clarice, à Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme à part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'état où vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! Où en serait-elle, si elle avait été maladroite? Ergaste. - Méritais-je que ce papier fût déchiré? Frontin. - Ce soufflet était-il à sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sûreté avec eux? Ils ont les yeux bien égarés. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensé; mais tout ce que vous me dites là ne peut être que l'effet d'un rêve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là . Elles s'en vont. Scène XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombées des nues? Ergaste. - Cela est vrai. Scène XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-même qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe. Ergaste, étonné. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais où diable est donc cette soeur? Scène XXII et dernière Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, à Ergaste et à Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole. Hortense, à Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase! Lisette. - Ah! le petit traÃtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois même une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. Et se tournant du côté d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se démasquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le même habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la même tête. Clarice, en se démasquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrètes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-là , tout est éclairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordée, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela même, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile. Ergaste, à Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mêle. Lisette, à Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'être trop sage. Arlequin, à Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaÃtre corrigé Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois le 6 novembre 1734 par les comédiens Français Acteurs Le Comte, père d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. Dorimène. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scène est à la campagne dans la maison du comte. Acte premier Scène première Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rêverie où vous êtes? Vous m'avez appelé, me voilà , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rêver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivé que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressée? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement à votre place; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n'aime pas à attendre. Hortense. - Je différerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expédier! Hortense. - Eh! laisse-là tes idées. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goût? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraÃt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, même, on lui sent un caractère d'honnête homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, à vue de pays, tout son défaut, c'est d'être ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me désespère, car cela gâte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dédaigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'épouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien à votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison même n'exige pas un autre procédé que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'être raisonnable. Hortense. - Peut-être, aussi, ne suis-je pas de son goût. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-là , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais être bien sûre de ce que tu me dis là . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez être que sa femme; mais je soutiens qu'il étouffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maÃtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensée m'est venue comme à toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensée que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est à quoi je voudrais tâcher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se défasse d'une extravagance dont je pourrais être la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l'épouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraÃt assez familier avec son maÃtre. Marton. - C'est à quoi je songeais mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c'est que le maÃtre a gâté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d'en agir cavalièrement, et de soupirer tout bas; car de son côté il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme à une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. Scène II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrête. Frontin. - Mon maÃtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientôt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientôt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillé. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien à ce discours. Hortense. - Il est pourtant très clair; je te dis que je n'en sais rien. Scène III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maÃtresse, elle est d'un goût nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est même fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est très commun, aussi bien que la réponse de ma maÃtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingénuité charmante; écoutez, nos maÃtres vont se marier; vous allez venir à Paris, je suis d'avis de vous épouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maÃtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maÃtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'était un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! très courus; c'est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé même m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maÃtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maÃtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre là -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes. Marton. - Ah! différentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de même; mais la fidélité de Paris n'est point sauvage, c'est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goûte; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folâtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidélité conjugale n'y est point offensée; celle de province n'est pas de même, elle est sotte, revêche et tout d'une pièce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maÃtresse fixera peut-être votre maÃtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir très sérieux; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-là , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légères. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine; à Paris, ma chère enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, là -bas, votre maÃtre et vous, vous n'avez encore donné votre coeur à personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maÃtresse ne prenne cette coutume-là de travers. Frontin. - Oh! que non, les agréments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maÃtre passera, votre maÃtresse de même, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilà la Marquise, la mère de Rosimond qui vient. Scène IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmée de vous trouver là , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous à Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui déplaÃt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-être, s'ils n'étaient pas favorables. Marton. - C'est à peu près de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est très aimable, et ma maÃtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je répondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlé d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-là , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'après qui répétez-vous tant d'extravagances? car vous n'êtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis là , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maÃtre, et sur l'agréable économie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copié; j'ai rapporté la mode, je lui ai donné l'état des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous êtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part à de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaÃtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai à ton maÃtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. Scène V Marton, Frontin Marton, éclatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingénuité te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'était méprise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui présente la main. - Allons, touche-là , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-là , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout à l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes à présent dans un excès de raison, tu vas me réduire à te louer. Frontin. - J'en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. Scène VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, à Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hé! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d'honnêtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme à la cour qui ne s'accommodât de cette figure-là . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-là , sous prétexte qu'on est leur nièce et leur héritière, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maÃtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressée. A propos de ta maÃtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j'allais vous rendre réponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime à te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve très curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - Très curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maÃtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidèlement la réponse. Rosimond. - Tu rêves! il n'y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle répondu? Marton. - Précisément ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose à te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d'ici par un exprès. Rosimond ouvre, et rit à part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose à me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, à part à Frontin. - C'est apparemment là une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, après avoir lu. - Vous êtes une étourdie, comtesse. Que dites-vous là , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maÃtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de régaler Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l'esprit. Scène VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a décoché un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prévues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandé si vous aviez des maÃtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour à moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé. Rosimond. - Le sot avec sa règle et sa sagesse; le plaisant éloge! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaÃtra pas à vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c'est-à -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent après vos bonnes grâces; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien à faire là passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, à moi! c'est un article qu'il fallait épargner à la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maÃtresses est même un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions où il ne faut pas dire la vérité. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vérité, il aurait peut-être fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-là . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matière, et de songer que c'est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de même. Frontin. - Eh! peut-être qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-être? il fallait le soupçonner, c'était le plus sûr; mais passons est-ce là tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandé si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir répondre qu'oui. Rosimond. - Poliment répondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mêles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblé que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrétion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grâces naïves; elle a des traits; elle ne déplaÃt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas à moi à juger qu'elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en décide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode à vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. Scène VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maÃtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute à cause de votre réponse de tantôt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose. Hortense. - Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai à lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-être rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des règles là -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dès qu'il vous l'aura dit lui-même, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérêts en main; empêche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle près, en vérité nous méritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maÃtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. Scène IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu déconcerté, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dépit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-être; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments où je suis toute prête de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intéresse trop; que le coeur s'en mêle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-être pas, et j'ai peur d'en être fâchée. Marton. - Eh! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit vous réduirez le maÃtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vôtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination à Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore été amoureux que de la réputation d'être aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maÃtre eût de la disposition à m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prétendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais négligemment, et à son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquât! Marton. - Voilà toujours votre père à sa place; il a peut-être à vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me déplaÃt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. Scène X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je désespère de voir ici mon frère, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon père, il n'y a pas de nécessité d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les égards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; différons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraÃt si avantageux, que je voudrais qu'il fût déjà conclu. Hortense. - Née ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crédit à la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et à quel âge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. Scène XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais à Hortense que mon frère tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. Scène XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends à vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'êtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - Voilà une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame? Y êtes-vous bien déterminée? Hortense. - D'où vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - Tantôt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-être est-ce encore de même? Hortense. - Vous ne demandiez à me voir qu'une heure après, et c'est une espèce d'avenir dont je ne répondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gâtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous déplaÃt, mais à laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarqué qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beauté, des grâces, avec ce caractère d'esprit-là , et cela dans l'âge où vous êtes? vous me surprenez; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irréparable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitié pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'être que vos amis, avec ces yeux-là ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler. Rosimond. - C'est que sérieusement vous êtes belle avec excès; vous l'êtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez là de la dentelle d'un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l'éloge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet après-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet après-midi le hasard en décidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait être fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le différer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le différer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent être expédiées, on y pense après. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'épouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de même. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficulté ne me regarderait point il est vrai que j'espérais, Madame, j'espérais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prévenue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mêlerai point, je n'aurais garde, on me mène, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur. Scène XIII Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Rosimond, allant à Dorimène. - Eh! vous voilà , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chère enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliés, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. Dorimène. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapidité! Rosimond. - Eh! où avez-vous pris ce garçon-là , Comtesse? Dorimène, à Hortense. - Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je à me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, à Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espèce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. Dorimène, riant. - Sur ce pied-là , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - Trêve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sérieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappé, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirât, et je vous le recommande. Dorimène. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espèce d'infidélité qu'il me ferait; car je l'ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - Assurément j'en trouve l'idée tout à fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. Scène XIV Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. Dorimène. - Nous allons l'en instruire nous-mêmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous êtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilà le vôtre. Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot à dire. Scène XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour écrite à Rosimond, mais d'un amour qui me paraÃt sans conséquence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir écrite; le billet est d'un style qui ressemble à son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous êtes pressée, nous en parlerons tantôt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II Scène première La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour être plus à l'écart, j'aurais un mot à vous dire; vous êtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitié me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'être, et je voudrais bien que vous m'aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances où il se trouve; vous savez qu'il doit épouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'où vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec Dorimène, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous désapprouve pas; mais ce n'est pas à Dorimène à qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-être plus d'impression que les miens; vous êtes venu avec Dorimène, je la connais fort peu; vous êtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrÃt pas que mon fils fût toujours auprès d'elle; en vérité, la bienséance en souffre un peu; elle est alliée de la maison où nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelât; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fâchée, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tâcherai de répondre à l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grâce, Monsieur, et je vous recommande les intérêts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n'en profite auprès d'elle. Scène II Dorante, Dorimène Dorimène. - Où est allé le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d'une dignité; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitié; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grâces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traÃne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraÃt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agréable qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a déclaré des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une délicatesse assaisonnée d'un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? Dorimène. - Oui, c'est un étourdi à qui j'ai à parler tête à tête; et grâce à tous ces originaux qui m'ont obsédée, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quitté. Où est-il? Dorante. - Je pense qu'il écrit à Paris, et je sors d'un entretien avec sa mère. Dorimène. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargé d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. Dorimène. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas douté mais ce n'est pas là tout; je suis encore prié de vous inspirer l'envie de partir. Dorimène. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-là . Dorimène. - Je commençais à m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l'avais résolu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'épousera. Dorante. - Cela serait très plaisant. Dorimène. - Oh! il m'épousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime à déranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dérange d'une manière avantageuse. Adieu; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j'imagine; réglez-vous là -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! Scène III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, à Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est à moi, demande-la à tout le monde; c'est à peu près dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, à Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvé une lettre à terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiète. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De Dorimène; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l'épithète. Dorante. - Peut-être personne ne l'aura-t-il encore ramassé et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! très doucement; je ne m'en désespère pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit être fort indifférent à un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de Dorimène; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empêcher d'épouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. Dès qu'elle a su que ma mère m'avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m'a écrit, par un exprès, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure après sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'étais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprès qui nous a précédé mais enfin c'est une très aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides à lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas étonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnête; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaÃt, elle ne veut pas que je l'achève, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nôtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniâtreté d'amour il n'y a que moi à qui cela arrive. Dorante. - Te voilà donc bien agité? Quoi! tu crains les conséquences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dégagé que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-là ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas à me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passé dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous désabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugé; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus à l'abri de la méchante humeur de ma mère? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, être aux genoux d'Hortense, et lui débiter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette à la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout à l'heure, me reprocher mon indifférence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traité de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t'en fais réparation. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a à craindre, à cause que je l'épouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose à la lettre! Dorante. - Je suis persuadé que tu n'es point fâché que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; très fâché. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au désespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mérite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle était assez gentille, l'air naïf, droit et guindé mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s'il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guère. De bonne foi, l'épouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'épouserons ma mère et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! là -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinée, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaÃt. En sens-tu déjà un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expérience en galanterie; je ne suis là -dessus qu'un écolier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'écolier ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fâcher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es réjouissant! Scène IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! Où est votre maÃtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allée, où elle se promène, Monsieur, elle vous demandait tout à l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot à vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, à part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquée. Scène V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantôt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en étais inquiet. Marton. - La voilà . Rosimond. - Tu ne l'as montrée à personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son père qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-même? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardé l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle était à vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense présente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fâchée. Rosimond. - Cela est désagréable. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maÃtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas à tant de modération; serait-ce que notre mariage lui déplaÃt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s'y intéresse pas extrêmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit à vous-même. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquée? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut être fait à se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sûr d'être aimé quand on vous ressemble, aussi ma maÃtresse vous aurait-elle épousé d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquée. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, à la vérité. Marton. - Eh! Monsieur, à qui le dites-vous? Je suis persuadée qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-même que je ne pourrais pas m'empêcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maÃtresse y trouve à redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraÃt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maÃtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grâce dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comédie qui nous divertisse tant; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-même. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? Dès que Dorante et Dorimène sont arrivés ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimât ma maÃtresse, pendant que vous feriez l'amour à Dorimène, et cela à la veille d'épouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maÃtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les règles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadée; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces manières-là ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benêts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benêt que vous feriez revenir les bonnes dispositions où ma maÃtresse était pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne réussiriez, ni comme benêt ni comme comique. Adieu, Monsieur. Scène VI Rosimond, Dorimène Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guérit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! Voilà une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. Dorimène. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait où vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tâcher d'y mettre ordre; elle est là -bas avec Dorante, y venez-vous? Dorimène. - Arrêtez, arrêtez; il s'agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela? Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vôtre, c'est le mien qui en décideront, s'il vous plaÃt. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallèle avec des raisons de cette force-là , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespère d'en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise. Dorimène. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous êtes parti avec votre mère pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est décidé; votre mariage me déplaÃt. Je le passerais à un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-là , je ne saurais; vous êtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient? Rosimond. - Faites-moi donc la grâce d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mère. Dorimène. - La victime! Vous m'édifiez beaucoup, vous êtes un petit garçon bien obéissant. Rosimond. - Je n'aime pas à la fâcher, j'ai cette faiblesse-là , par exemple. Dorimène. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y suppléerai, je parlerai à votre prétendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? Dorimène. - Que nous nous aimons. Rosimond. - Voilà qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous êtes en province, où il y a des règles, des maximes de décence qu'il ne faut point choquer? Dorimène. - Plaisantes maximes! Est-il défendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrêter. Je vous épouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-être le vrai moyen de me guérir d'un amour que vous ne méritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser à bout? Allons trouver la compagnie. Dorimène. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là . Mais que vous veut Frontin? Scène VII Rosimond, Dorimène, Frontin Frontin, tout essoufflé. - Monsieur, j'ai un mot à vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. Dorimène. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitié de ce que j'ai à vous dire est contre elle. Dorimène. - Marquis, faites parler ce faquin-là . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai à vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur à tous deux. Dorimène. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, à votre belle Hortense! Dorimène. - Votre belle voilà une épithète bien placée! Frontin. - Je défie qu'on la place mieux; si vous entendiez là -bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-là , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appétit qui me désespère; je l'ai laissé comme il en retenait une sur qui il s'était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu'on en eût, ou qu'on n'en eût pas, et j'ai peur qu'à la fin elle ne lui reste. Rosimond et Dorimène, riant. - Hé, hé, hé... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de Dorimène. - Oui, cette main-ci voudra peut-être bien me dédommager du tort qu'on me fait sur l'autre. Dorimène, lui donnant la main. - Il y a de l'équité. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arrière. Dorimène. - Renvoyez cet homme-là , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tourné la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigé, j'étais petit-maÃtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu'il était malhonnête d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n'étais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaÃt, je l'ai remarqué, ce n'est que pour être joli homme, que vous la laissez là , et vous ne serez point joli, Monsieur. Dorimène. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaÃt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il là ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'épouse, et je l'épouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilà tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de négliger un coeur tout neuf! cela est si rare! Dorimène. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout à l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. Dorimène. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi? Rosimond. - C'est du même que j'avais perdu. Dorimène. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti là -dessus, je m'en démêlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-même. Dorimène. - On n'a pas besoin de lui là -dedans, il n'y a qu'à laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacité. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derrière cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. Dorimène. - Oui-da, cela nous divertira. Scène VIII Rosimond, Dorimène, au bout du théâtre, Dorante, Hortense, à l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincère, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien à y répondre jusqu'ici; on me destine à un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre époux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec Dorimène. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimé. Hortense. - Ah! doucement, je n'hésite point à vous dire que non. Dorimène, à Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'éloignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'à tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la dernière importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grâce qu'on sera trop heureux d'obtenir. Voilà à quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'à ces conditions-là , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le coeur de Dorimène. Dorimène, après avoir écouté. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? Dorimène. - Laissez-moi faire, je ne gâterai rien. Hortense. - Quoi! vous êtes là , Madame? Dorimène. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indifférent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point là mes sentiments. Dorimène. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste à garder le silence; imaginez-vous que vous n'y êtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas là ce que je pense. Dorimène. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagés, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? Dorimène. - L'occasion se présente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sérieux. Dorimène. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, très peu de chose! Dorimène. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l'épouser, Hortense, prévenu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là , ni à moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, à quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confié; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous êtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystère! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu'on dit là ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien à vous à qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassé de ma réponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité. Dorimène, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. Dorimène. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, à Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien à savoir. Scène IX Frontin, Rosimond, Dorimène, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilà votre mère avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, à Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. Dorimène. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que Dorimène; vous avez dû démêler son esprit et la trouver singulière. C'est une manière de petit-maÃtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier même, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la différence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. Hâtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous répondre; on approche. Nous nous verrons tantôt. Rosimond, quand elle part. - La voilà , je crois, radoucie. Scène X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-être question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il était à ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est à vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'était; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. Scène XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvée et qu'on croit s'adresser à vous? Dans la conjoncture où vous êtes, il est juste qu'on soit instruit là -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point à vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'à vous qu'on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit même à Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportée? Rosimond. - Oui, elle m'en a montré une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-être la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à Dorimène. Rosimond, à Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signée la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela même, Comtesse et Marquis, voilà l'histoire. Le Comte, riant. - Hé, hé, hé! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu'il fût en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraÃt pas naturel. Rosimond, à Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisé; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une étourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissée à Paris? Frontin. - D'elle-même. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'où te vient-il? Frontin. - De sa grâce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'être à vous pendant votre séjour à Paris, et qu'on appelait familièrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilà l'usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiète, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est réservée, et j'aurais peur qu'elle ne crût pas l'histoire des promotions de Frontin si aisément. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-là ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilà les coutumes de la nôtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empêcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez être au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maÃtres. Mais voilà tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maÃtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat; le maÃtre épouse la maÃtresse, et nous la suivante, c'est encore la règle; et par cette règle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empêcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils préférât Dorimène à Hortense, il faudrait qu'il fût aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas même votre amour pour Dorimène qui m'inquiéterait; je sais ce que c'est que ces amours-là entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guère, et Dorimène notre alliée est un peu sur ce ton-là . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle déjà comme à mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point à redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraÃt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites à ma fille de venir. Marton. - La voilà qui s'avance, Monsieur. Scène XII Hortense, Dorimène, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nécessaire d'attendre mon frère; il me l'écrit lui-même, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant à genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon père, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantôt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du côté de la Marquise. - J'ai prévu ce que je vois là . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnête homme pour le nier sérieusement, mon père; les vues qu'on avait pour nous ont peut-être pu l'engager d'abord à le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu'il ne le désavouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis là , Monsieur? Rosimond. - En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-là était à moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre à Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vérité? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu à Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prétexte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de même mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'étais que pour le bien de la chose, moi, c'était un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle même que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est écrié c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, à Dorimène. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'écriture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. Dorimène. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là , Marquise. Hortense les suit. Dorante, à Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiète pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre. Frontin. - Et cassé. Scène XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guère, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-être. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fâche, c'est que me voilà pourtant obligé d'épouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti à prendre; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est à cause de Dorimène? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outré; allons, tout n'est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramènerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligé; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III Scène première Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrême agitation, il se fâche, il fait l'indifférent, à ce que dit Frontin; il va trouver Dorimène, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le désordre d'esprit où il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touché, et c'est là ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridiculté d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se débat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'épuise; achevez de l'en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donné de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas là un présent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-être que moi qui en fût capable; et j'ai laissé partir cet honnête homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur; je ne méritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'épargnez point désespérez-le pour le vaincre; Frontin là -bas attend votre réponse pour la porter à son maÃtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, à Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maÃtre? Frontin. - Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-même, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande à me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de réglé là -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande à vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mène en dépit qu'il en ait, voilà ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vôtre, Madame; qui voudrait l'avoir à bon marché; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu'il est; c'est ma pensée. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . Scène II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas présent je n'ai pas jugé qu'il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a à me dire; s'il insiste, je ne m'écarte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit Hâtez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. Scène III Marton, Rosimond Rosimond, agité. - Où est donc votre maÃtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? après tout ce qui s'est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'épargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guère, et vous n'avez qu'à me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiéter Dorante qui l'empêche de venir? Marton. - Peut-être bien. Rosimond. - Ah! celui-là me paraÃt neuf. A part. On a de plaisants goûts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la désabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante même, si elle veut, pour plus de sûreté; dites-lui qu'il ne s'agit que de Dorimène, et que c'est une grâce que j'ai à lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amène Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant à moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas parié pour lui; sans cet avis-là j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? Scène IV Dorimène, Rosimond Dorimène. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre; de là à Paris où je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nécessaire depuis l'éclat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mère que par là ; il faut absolument que je vous épouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous épousera mais j'ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. Dorimène. - Donnez-m'en la moindre idée, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mère. Dorimène. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis écoutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. Dorimène. - D'où vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-être que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. Dorimène. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien établi et si croyable! Rosimond. - Eh! de grâce, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'écarter? Dorimène. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'épouser qu'avec l'agrément de votre mère? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passât, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquée. Rosimond. - Restez piquée, soit; ne vous raccommodez point, ne m'épousez pas mais retirez-vous pour un moment. Dorimène. - Que vous êtes entêté! Rosimond, à part. - L'incommode femme! Dorimène. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. Dorimène. - Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. Scène V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, à Hortense. - Madame, n'hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assuré qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a à vous dire ne concerne uniquement que Dorimène; il m'en a donné sa parole. Rosimond, à part. - Le préambule est fort nécessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'à rester, Marton. Rosimond, à part. - Autre précaution. Marton, à part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger Dorimène, Monsieur? Rosimond, à part. - Je me sens ému... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait prié de vous engager à disposer l'esprit de ma mère en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon père y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout? Rosimond. - J'avais à vous parler de son billet qu'on a trouvé, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touché plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - Hélas! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne à l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la méritez pas. Marton, à part. - Vous ne la méritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien à me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si à charge que j'hésite de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, à part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon étonnement j'admire le malentendu qui nous sépare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant à part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrêté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achève pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas être charmé, Monsieur, qu'on vous débarrasse d'un mariage où vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, où se récriera-t-on, si ce n'est ici? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilà comme on les explique. Marton, à part. - Voilà comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de délicatesse. Marton, toujours à part. - Cet homme-là est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'à suivre ma conduite; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y; à peine m'avez-vous regardé là -dessus, je me suis piqué, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indifférent, même le fier, si vous voulez; j'étais fâché cela est-il si désobligeant? Est-ce là de la complaisance? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu'on ne prÃt garde à rien? Qu'on ne sentÃt rien? Qu'on eût été content sans devoir l'être? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espèce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matière de rupture entre nous? Où allez-vous? Presser ma mère de se raccommoder avec Dorimène? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillées, je ne veux point de Dorimène; je n'en veux qu'à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaÃt, d'autre raccommodement à faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressé. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me répondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-être que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y résoudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine à voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une étourdie qui parle mais il faut qu'à mon tour la vérité m'échappe, Monsieur, je n'y saurais résister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulève la raison C'est pourtant dommage. Voici Dorimène qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. Scène VI Dorimène, Hortense, Rosimond Dorimène. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon père et moi n'oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez. Dorimène. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgré moi qu'il vous en a parlé. Hortense. - Malgré vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez prié. Dorimène. - Eh! point du tout, nous avons pensé nous quereller là -dessus à cause de la répugnance que j'y avais il n'a pas même voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout là . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluée d'un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cérémonie si désagréable elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. Dorimène. - Vous êtes un petit emporté. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'où le dépit porte un coeur tendre. Dorimène. - C'est que c'est une démarche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nécessaire; il ne serait pas séant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon père et moi, s'il ne l'a déjà fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie très sérieusement qu'il ne s'en mêle point, ni vous non plus. Dorimène. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mêle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-même. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! Scène VII Le Comte, Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Le Comte, à Dorimène. - Venez, Madame, hâtez-vous de grâce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tâchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraÃtre. Rosimond, à part. - Ceci est trop fort. Dorimène. - Je vous rends mille grâces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, à Rosimond. - Point d'inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. Scène VIII Rosimond, abattu et rêveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rêveur est de mauvais présage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'épouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - Très mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai déplu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prévu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable ce sont vos agréments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y étais-je si étrange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarqué, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vérité, vous ne plaisiez qu'aux Dorimènes, et moi aussi; et nos camarades n'étaient que des étourdis; je le sens bien à présent, et si vous l'aviez senti aussi tôt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m'a défait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? Voilà comme vous m'aviez appris à faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'à présent je suis si à mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. Scène IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, à part à Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, à part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maÃtresse que j'ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m'a chargé de vous prier d'une chose qu'elle a oublié de vous dire tantôt, et dont elle n'aurait peut-être pas le temps de vous avertir assez tôt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractère; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une manière à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse à bout Allez, Marton, dites à votre maÃtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intérêt refusez-vous d'obliger ma maÃtresse, qui vous sert actuellement vous-même, et qui, en revanche, vous demande en grâce de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fâche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rêves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au désespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sût mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilà ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les répéter. Marton. - Voilà qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-là vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fâche à mon tour. Est-ce que ma maÃtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'était pas la peine que votre coeur se développât sérieusement pour ma maÃtresse, ni qu'il se mÃt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grâce d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en étions si pénétrés... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oublié pour vous empêcher de l'être. Souvenez-vous des discours de tantôt j'en étais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisée; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sépare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrêté, convenable, dont je faisais cas voilà de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai même, la plus disposée d'abord à vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me déteste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-être touchera-t-il ma maÃtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clément! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous êtes? Continuerez-vous d'être aussi aimable que vous l'êtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maÃtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir été, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous à ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grâce. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est différent c'est reconnaissance pour lui, c'était inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. Scène X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié. Rosimond, se jetant à ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas même digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris; mais mon coeur vous a manqué de respect; il vous a refusé l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pénétré, et je veux, pour l'en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystère qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela voilà ce que j'étais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d'en être toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. Scène XI Dorimène, Dorante, Hortense, Rosimond Dorimène. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m'épouser; il est vrai qu'il m'en coûte le sacrifice de ma fierté mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grâce, Madame. Dorante. - Votre père consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-même, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, à Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas même, en partant, la triste consolation d'espérer que vous me plaindrez. Dorimène. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bonté de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. Dorimène. - Mais, parlez donc? Répétez-vous une scène de comédie? Rosimond. - Eh! de grâce. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout à l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas Dorimène? Rosimond. - Elle est présente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans être infidèle approuvez que je n'en dise pas davantage. Dorimène. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiétude où je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma présence doit vous être à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'étendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne. Dorimène. - Voilà qui est bien particulier! Hortense. - Arrêtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. Dorimène. - C'est un rêve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, à Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s'est passé; je vous ai refusé ma main, j'ai montré de l'éloignement pour vous; rien de tout cela n'était sincère c'était mon coeur qui éprouvait le vôtre. Vous devez tout à mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits; jugez à présent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tenté pour en obtenir la tendresse entière. Rosimond se jette à genoux. Dorimène, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. Scène XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond à vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon père, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'épouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'égal au bonheur de son sort. Le Comte, à Dorante. - Nous les destinions l'un à l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandé ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet événement me charme! Dorante, à Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procédé est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien à me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La Mère confidente Acteurs Comédie en trois actes et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'Angélique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scène se passe à la campagne, chez Madame Argante. Acte premier Scène première Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans Angélique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientôt, elle est avec sa mère, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hâtée que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous êtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l'insu de tout le monde; la mère, à qui vous êtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; Angélique est riche, vous êtes tous deux d'une égale condition, à ce que vous dites; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage; il n'y a pas même de temps à perdre. Dorante. - C'est ici où gÃt la difficulté. Lisette. - Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, étonnée. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une très petite légitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait à votre air? Quand on n'a rien, faut-il être de si bonne mine? Vous m'avez trompée, Monsieur. Dorante. - Ce n'était pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers, mais nous avons une mère qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'épouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'Angélique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrée ici, j'allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve très riche et peut-être plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime Angélique; et si jamais tes soins m'unissaient à elle, je me charge de ton établissement. Lisette, rêvant un peu. - Vous êtes séduisant; voilà une façon d'aimer qui commence à m'intéresser, je me persuade qu'Angélique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'à moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'héritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinés? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de très grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'où vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire? Un oncle riche, voilà qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-là ont coutume de l'être. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - Miséricorde! trente-cinq ans! Cet homme-là n'est bon qu'à être le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte à merveille, il est, grâce au ciel, de la meilleure santé du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sérieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu'il n'a pas il n'a qu'à nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'écriant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vérité, vous êtes insupportable, tout est désolant avec vous, de quelque côté qu'on se tourne. Dorante. - Te voilà donc dégoûtée de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaÃtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai à lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargée de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. Scène II Angélique, Lisette Lisette. - Je désespérais que vous vinssiez, Madame. Angélique. - C'est qu'il est arrivé du monde à qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose à me dire de Dorante? as-tu parlé de lui à la concierge du château où il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informée. Dorante est un homme charmant, un homme aimé, estimé de tout le monde, en un mot, le plus honnête homme qu'on puisse connaÃtre. Angélique. - Hélas! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais deviné. Lisette. - Oui; il n'y a qu'à le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. Angélique. - Le quitter! Quoi! après cet éloge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. Angélique. - Ou vous plaisantez, ou la tête vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un défaut terrible. Angélique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. Angélique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un défaut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mère, allez la consulter sur cette bagatelle-là , pour voir un peu ce qu'elle vous répondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. Angélique. - Et quel est le tien là -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanité, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'épouser Dorante. Angélique. - Va, va, ne ménage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaÃt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse là . Angélique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. Angélique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous êtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, à cause de vous, une veuve très riche, à ce qu'on dit. Angélique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualités que je lui découvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous épousiez cet homme-là , le ciel vous destine l'un à l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allées de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'à celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marqué? Angélique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, même promenade, mêmes allées, même rencontre, même inclination des deux côtés, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! Angélique. - Ajoute que j'ai voulu m'empêcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir à bout. Lisette. - Je vous en défierais. Angélique. - Il n'y a plus que ma mère qui m'inquiète, cette mère qui m'idolâtre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaÃt. Angélique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaÃt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontés? Lisette. - Est-ce que vous tremblez déjà ? Angélique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misérable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fâchée d'être si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'êtes-vous pas pour vous deux? Angélique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. Angélique. - Comment! est-ce que tu lui as donné rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. Angélique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. Angélique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec bienséance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. Angélique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilà tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fâchons pas, le voici. Scène III Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Angélique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est à Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. Angélique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout à l'heure. Lisette. - Pas tant tout à l'heure. Angélique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous à regret, Madame? Angélique. - Non, Dorante, si j'étais fâchée de vous voir, je fuirais les lieux où je vous trouve, et où je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice à Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. Angélique. - Mais, en vérité, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - Où est l'inconvénient de répéter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous êtes charmée que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal à lui dire le plaisir que vous vous proposez à le venger de la fortune, à lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point à rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'éloge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante Angélique, mon bonheur irait-il jusque-là ? Oserais-je ajouter foi à ce qu'elle me dit? Angélique. - Je vous avoue qu'elle est bien étourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur à vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pénétré ni de plus tendre. Lubin paraÃt dans l'éloignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benêt-là , que fait-il ici? Angélique. - C'est lui-même. Ah! que je suis inquiète! Il dira tout à ma mère. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrêtant. - Non, Monsieur, arrêtez, il me vient une idée il faut tâcher de le mettre dans nos intérêts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. Scène IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, à Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilà , Lubin? à quoi t'amuses-tu là ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, à présent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volée, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velà un qui est bian joli itou, et jarnigué! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-à -dire que tu nous as vu, Angélique et moi, parler à Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu à mon aise, j'ons mêmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilà la première fois que nous le voyons. Lubin. - Morgué! qu'alle a bonne meine cette première fois-là , alle ressemble à la vingtième! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute révérence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intérêts? Lubin. - Peut-être qu'oui, peut-être que non, ce sera suivant les magnières du monde; il gnia que ça qui règle, car j'aime les magnières, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnêteté à rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la révérence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles répondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velà qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la réponse, tout ça est payé! il n'y a pus qu'à nous accommoder pour le courant. Dorante. - Voilà pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prétends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morgué! parsonne de si agriable à rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis à présent. Lubin. - Tatigué! oui, ne m'épargnez pas, toute mon amiquié est à voute sarvice au même prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue à la ronde. Il sort. Scène V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses réussissent; mais comment réussiront-elles? Angélique est une héritière, et je sais les intentions de la mère, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas à vous à qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez être bien convaincu; or, cela supposé, que vous passe-t-il dans l'esprit là -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songé qu'au plaisir d'aimer Angélique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en même temps songer à faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rêverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rêverez! Il n'y a qu'un petit inconvénient à craindre, c'est qu'on ne marie votre maÃtresse pendant que vous rêverez à la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liée avec la mère, il y a déjà un époux d'arrêté, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me désespères, il faut absolument éviter ce malheur-là . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. Scène VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velà l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - Morgué! le plus méchant, c'est la mère d'Angélique. Lisette, à Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'être sans malice. Scène VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maÃtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, à celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - Pargué! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens; c'est d'observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent à la même heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu près. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maÃtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-même. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle Angélique parle en cachette à son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sérieux; mais vous êtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse Velà Madame qui viant, la velà qui ne viant pas? Ca empêche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, à condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens même que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidèlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'éloignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitôt pris, aussitôt rendu. Madame Argante. - Je te défends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informé de celui qu'ils t'ont donné; garde-moi le secret. Lubin. - Drès qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandé, j'aurions fait de même, ils n'aviont qu'à dire. Madame Argante. - N'y manque pas à mon égard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achève de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - Premièrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-à -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine à moi, ce sera la vôtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux à contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre débiter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui répond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientôt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mère s'en souciera? Et pis là -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-là ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - Morgué! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trésor pour des amoureux que cette fille-là . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidélité, je te récompenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. Scène VIII Madame Argante, Angélique Madame Argante. - Je vous demandais à Lubin, ma fille. Angélique. - Avez-vous à me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, Angélique, vous l'avez vu souvent à Paris, il vous demande en mariage. Angélique. - Lui, ma mère, Ergaste, cet homme si sombre si sérieux, il n'est pas fait pour être un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien à redire à sa figure. Angélique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est à quoi je ne regarde guère. Madame Argante. - Il est froid. Angélique. - Dites glacé, taciturne, mélancolique, rêveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientôt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'épouserez pas malgré vous, ma chère enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. Angélique. - Ah! ma mère, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas là ce qui m'inquiète. Madame Argante. - Es-tu bien persuadée que je t'aime? Angélique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? Angélique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurément. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sûre, il faut que tu m'accordes une grâce. Angélique. - Une grâce, ma mère! Voilà un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obéirai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-là , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre à vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous êtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien à vous dire. Angélique. - Allons, ma mère, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grâce que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un âge raisonnable, mais où tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience; te rappelles-tu l'entretien que nous eûmes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fûmes interrompues, mais cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la, parle-moi à coeur ouvert; fais-moi ta confidente. Angélique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mère qui veut être ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. Angélique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout à ma mère, l'un est inséparable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sépare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là , c'est comme si ta mère ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait même de la mauvaise foi à faire autrement. Angélique. - Il est difficile d'espérer ce que vous dites là . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mérite pas ta résistance. Angélique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grâce, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mère, donne-moi un autre nom. Angélique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-là m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chère Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien à me confier dès à présent? Angélique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaqué jusqu'ici? Angélique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas à moi, j'ai peur que ce ne soit encore à ta mère à qui tu réponds. Angélique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient à ton âge. Angélique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? Angélique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivé? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. Angélique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rêves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mère. Angélique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'être, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? Angélique. - Vous m'avez demandé si on avait attaqué mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sérieux. - Vous aimez? Angélique, riant. - Eh bien! ne voilà -t-il pas cette mère qui est absente? C'est pourtant elle qui me répond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vérité, et il n'y a rien là qui me surprenne; de mon côté, je n'ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de même; ainsi point d'inquiétude, tu me confies donc que tu aimes. Angélique. - Je suis presque tentée de m'en dédire. Madame Argante. - Ah! ma chère Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. Angélique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmée; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la première, cela peut arriver à tout le monde et quel homme est-ce? est-il à Paris? Angélique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chère? Conte-moi donc cette histoire-là , je la trouve plus plaisante que sérieuse, ce ne peut être qu'une aventure de campagne, une rencontre? Angélique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a salué, et qui a su adroitement engager une conversation? Angélique. - C'est cela même. Madame Argante. - Sa hardiesse m'étonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manqué de respect? Angélique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chère enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-là , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-même au premier jour. Angélique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vérité. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a là dedans un air de roman qui te gagne. Angélique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? Angélique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? Angélique. - Franchement, j'aurais bien de la peine à m'en empêcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mère pour te le défendre. Angélique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit être un secret pour vous en cette qualité-là , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sérieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger où je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. Angélique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - Hélas! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mère, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t'exposer à tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer à l'indécence de tant d'entrevues secrètes, ménagées par une misérable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guère des conséquences, pourvu qu'elle y trouve son intérêt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'égarerais jusque-là , l'aurais-tu cru? Angélique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilà des réflexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chère enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur à te séduire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur même est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas être contente, et qu'une véritable amie comme moi, dont tu te défies que ne risques-tu pas? Angélique. - Ah! ma chère mère, ma chère amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligée de vos conseils! Lubin, à Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande à vous parler. Madame Argante, à Angélique. - En qualité de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-être ici. Angélique. - Permettez-moi de rêver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraÃtre, je le congédierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe à ce que je t'ai dit. Elle sort. Scène IX Angélique, un moment seule, Lubin survient. Angélique. - Voilà qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrêter, lui remet une lettre dans la main. Arrêtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. Angélique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. Angélique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morgué! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, à celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et à vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantôt, à l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargé d'apporter l'heure à Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la réponse tout bas. Angélique. - Ramasse-la toi-même, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morgué! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. Angélique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'écriture. Acte II Scène première Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsangué! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis à l'affût de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'Angélique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce là tout? Lubin. - C'est tout par rapport à vous, mais il y a un restant par rapport à moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protège, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rêves, et où est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnête homme? Lubin. - Morgué! moi itou, et tellement honnête, qu'il n'y aura pas moyen d'être un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport à ce que j'ons toujours maille à partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; à chaque pas que je fais, j'ai le défaut de m'arrêter, à moins qu'on ne me pousse, et c'est à vous à pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - Ça me ravigote. Dorante. - Dis-moi, Angélique viendra-t-elle bientôt? Lubin. - Peut-être biantôt, peut-être bian tard, peut-être point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprès d'elle? Pargué! je serons donc l'espion à tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mère, qui m'a bian enchargé de n'en rian dire. Dorante. - Misérable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velà tout, faut pas mêmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-à -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - Velà cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilà , et j'attrape. Dorante. - Achève, que t'a dit Angélique quand tu lui as porté ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li écrivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fâchée? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tâter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue à tarre, car je l'ons ramassée; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'où cela peut-il provenir? Lubin. - Velà Lisette, intarrogez-la, je retorne à ma place pour vous garder. Il sort. Scène II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? Angélique a rebuté ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle à cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvée toute changée; je viens pourtant de l'apercevoir là -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rêverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-être; il faut respecter ses dégoûts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. Scène III Angélique, Dorante, Lisette Angélique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas à l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mépris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. Angélique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte à moins; pour indifférent, passe, et très indifférent; quant à votre lettre, je l'ai reçue comme elle le méritait, et je ne croyais pas qu'on eût droit d'écrire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvé cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'écrire, à moi, Monsieur, d'où vous est venue cette idée, je n'ai pas donné lieu à votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. Angélique. - Voilà des expressions aussi déplacées qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les écoute point. Dorante. - Eh! de grâce, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, méprisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagère point ce que je souffre. Angélique. - Vous m'empêchez de parler à Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans être trop curieuse, vous demander à qui vous en avez? Angélique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilà ce qui m'amène. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? Angélique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! Angélique. - Attendez pourtant; puisque vous êtes là , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai à vous dire vous m'avez écrit, vous avez lié conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmée que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractère me faites-vous là ? Je ne réponds rien pour ma défense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a déplu, je vous en demande pardon, n'en présumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant à ne vous plus revoir, puisque je vous déplais. Angélique. - Je vous ai déjà dit que je m'en tenais à l'indifférence. Revenons à Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour être grondée; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai écrit ni rencontré, quel est mon crime? Angélique. - Dites-moi, il n'a pas tenu à vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues où vous m'avez amenée sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les conséquences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-là . Angélique. - Si Monsieur, comme je l'ai déjà dit, et à l'exemple de presque tous les jeunes gens, était homme à faire trophée d'une aventure dont je suis tout à fait innocente, où en serais-je? Lisette, à Dorante. - Remerciez, Monsieur. Dorante. - Je ne saurais parler. Angélique. - Si, de votre côté, vous êtes de ces filles intéressées qui ne se soucient pas de faire tort à leurs maÃtresses pourvu qu'elles y trouvent leur avantage, que ne risquerais-je pas? Lisette. - Oh! je répondrai, moi, je n'ai pas perdu la parole si Monsieur est un homme d'honneur à qui vous faites injure, si je suis une fille généreuse, qui ne gagne à tout cela que le joli compliment dont vous m'honorez, où en est avec moi votre reconnaissance, hem? Angélique. - D'où vient donc que vous avez si bien servi Dorante, quel peut avoir été le motif d'un zèle si vif, quels moyens a-t-il employés pour vous faire agir? Lisette. - Je crois vous entendre vous gageriez, j'en suis sûre, que j'ai été séduite par des présents? Gagez, Madame, faites-moi cette galanterie-là , vous perdrez, et ce sera une manière de donner tout à fait noble. Dorante. - Des présents, Madame! Que pourrais-je lui donner qui fût digne de ce que je lui dois? Lisette. - Attendez, Monsieur, disons pourtant la vérité. Dans vos transports, vous m'avez promis d'être extrêmement reconnaissant, si jamais vous aviez le bonheur d'être à Madame, il faut convenir de cela. Angélique. - Eh! je serais la première à vous donner moi-même. Dorante. - Que je suis à plaindre d'avoir livré mon coeur à tant d'amour! Lisette. - J'entre dans votre douleur, Monsieur, mais faites comme moi, je n'avais que de bonnes intentions j'aime ma maÃtresse, tout injuste qu'elle est, je voulais unir son sort à celui d'un homme qui lui aurait rendu la vie heureuse et tranquille, mes motifs lui sont suspects, et j'y renonce; imitez-moi, privez-vous de votre côté du plaisir de voir Angélique, sacrifiez votre amour à ses inquiétudes, vous êtes capable de cet effort-là . Angélique. - Soit. Lisette, à Dorante, à part. - Retirez-vous pour un moment. Dorante. - Adieu, Madame; je vous quitte, puisque vous le voulez; dans l'état où vous me jetez, la vie m'est à charge, je pars pénétré d'une affliction mortelle, et je n'y résisterai point, jamais on n'eut tant d'amour, tant de respect que j'en ai pour vous, jamais on n'osa espérer moins de retour; ce n'est pas votre indifférence qui m'accable, elle me rend justice, j'en aurais soupiré toute ma vie sans m'en plaindre, et ce n'était point à moi, ce n'est peut-être à personne à prétendre à votre coeur; mais je pouvais espérer votre estime, je me croyais à l'abri du mépris, et ni ma passion ni mon caractère n'ont mérité les outrages que vous leur faites. Il sort. Scène IV Angélique, Lisette, Lubin survient. Angélique. - Il est parti? Lisette. - Oui, Madame. Angélique, un moment sans parler, et à part. - J'ai été trop vite, ma mère, avec toute son expérience, en a mal jugé; Dorante est un honnête homme. Lisette, à part. - Elle rêve, elle est triste cette querelle-ci ne nous fera point de tort. Lubin, à Angélique. - J'aperçois par là -bas un passant qui viant envars nous, voulez-vous qu'il vous regarde? Angélique. - Eh! que m'importe? Lisette. - Qu'il passe, qu'est-ce que cela nous fait? Lubin, à part. - Il y a du brit dans le ménage, je m'en retorne donc, je vas me mettre pus près par rapport à ce que je m'ennuie d'être si loin, j'aime à voir le monde, vous me sarvirez de récriation, n'est-ce pas? Lisette. - Comme tu voudras, reste à dix pas. Lubin. - Je les compterai en conscience. A part. Je sis pus fin qu'eux, j'allons faire ma forniture de nouvelles pour la bonne mère. Il s'éloigne. Scène V Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Lisette. - Vous avez furieusement maltraité Dorante! Angélique. - Oui, vous avez raison, j'en suis fâchée, mais laissez-moi, car je suis outrée contre vous. Lisette. - Vous savez si je le mérite. Angélique. - C'est vous qui êtes cause que je me suis accoutumée à le voir. Lisette. - Je n'avais pas dessein de vous rendre un mauvais service, et cette aventure-ci n'est triste que pour lui; avez-vous pris garde à l'état où il est? C'est un homme au désespoir. Angélique. - Je n'y saurais que faire, pourquoi s'en va-t-il? Lisette. - Cela est aisé à dire à qui ne se soucie pas de lui, mais vous savez avec quelle tendresse il vous aime. Angélique. - Et vous prétendez que je ne m'en soucie pas, moi? Que vous êtes méchante! Lisette. - Que voulez-vous que j'en croie? Je vous vois tranquille, et il versait des larmes en s'en allant. Lubin. - Comme alle l'enjole! Angélique. - Lui? Lisette. - Eh! sans doute! Angélique. - Et malgré cela, il part! Lisette. - Eh! vous l'avez congédié. Quelle perte vous faites! Angélique, après avoir rêvé. - Qu'il revienne donc, s'il y est encore, qu'on lui parle, puisqu'il est si affligé. Lisette. - Il ne peut être qu'à l'écart dans ce bois il n'a pu aller loin, accablé comme il l'était. Monsieur Dorante, Monsieur Dorante! Scène VI Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Dorante. - Est-ce Angélique qui m'appelle? Lisette. - Oui, c'est moi qui parle, mais c'est elle qui vous demande. Angélique. - Voilà de ces faiblesses que je voudrais bien qu'on m'épargnât. Dorante. - A quoi dois-je m'attendre, Angélique? Que souhaitez-vous d'un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue? Angélique. - Il y a une grande apparence que vous vous trompez. Dorante. - Hélas! vous ne m'estimez plus. Angélique. - Plaignez-vous, je vous laisse dire, car je suis un peu dans mon tort. Dorante. - Angélique a pu douter de mon amour! Angélique. - Elle en a douté pour en être plus sûre, cela est-il si désobligeant? Dorante. - Quoi! j'aurais le bonheur de n'être point haï? Angélique. - J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire. Dorante. - Vous me rendez la vie. Angélique. - Où est cette lettre que j'ai refusé de recevoir? S'il ne tient qu'à la lire, on le veut bien. Dorante. - J'aime mieux vous entendre. Angélique. - Vous n'y perdez pas. Dorante. - Ne vous défiez donc jamais d'un coeur qui vous adore. Angélique. - Oui, Dorante, je vous le promets, voilà qui est fini; excusez tous deux l'embarras où se trouve une fille de mon âge, timide et vertueuse; il y a tant de pièges dans la vie! j'ai si peu d'expérience! serait-il difficile de me tromper si on voulait? Je n'ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n'a que cela, on peut avoir peur; mais me voilà bien rassurée. Il ne me reste plus qu'un chagrin Que deviendra cet amour? Je n'y vois que des sujets d'affliction! Savez-vous bien que ma mère me propose un époux que je verrai peut-être dans un quart d'heure? Je ne vous disais pas tout ce qui m'agitait, il m'était bien permis d'être fâcheuse, comme vous voyez. Dorante. - Angélique, vous êtes toute mon espérance. Lisette. - Mais si vous avouiez votre amour à cette mère qui vous aime tant, serait-elle inexorable? Il n'y a qu'à supposer que vous avez connu Monsieur à Paris, et qu'il y est. Angélique. - Cela ne mènerait à rien, Lisette, à rien du tout, je sais bien ce que je dis. Dorante. - Vous consentirez donc d'être à un autre? Angélique. - Vous me faites trembler. Dorante. - Je m'égare à la seule idée de vous perdre, et il n'est point d'extrémité pardonnable que je ne sois tenté de vous proposer. Angélique. - D'extrémité pardonnable! Lisette. - J'entrevois ce qu'il veut dire. Angélique. - Quoi! me jeter à ses genoux? C'est bien mon dessein de lui résister, j'aurai bien de la peine, surtout avec une mère aussi tendre. Lisette. - Bon! tendre, si elle l'était tant, vous gênerait-elle là -dessus? Avec le bien que vous avez, vous n'avez besoin que d'un honnête homme, encore une fois. Angélique. - Tu as raison, c'est une tendresse fort mal entendue, j'en conviens. Dorante. - Ah! belle Angélique, si vous avez tout l'amour que j'ai, vous auriez bientôt pris votre parti, ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais où je suis. Angélique, à Lisette. - Que de peines! Tâche donc de lui remettre l'esprit; que veut-il dire? Lisette. - Eh bien! Monsieur, parlez, quelle est votre idée? Dorante, se jetant à ses genoux. - Angélique, voulez-vous que je meure? Angélique. - Non, levez-vous et parlez, je vous l'ordonne. Dorante. - J'obéis; votre mère sera inflexible, et dans le cas où nous sommes... Angélique. - Que faire? Dorante. - Si j'avais des trésors à vous offrir, je vous le dirais plus hardiment. Angélique. - Votre coeur en est un, achevez, je le veux. Dorante. - A notre place, on se fait son sort à soi-même. Angélique. - Et comment? Dorante. - On s'échappe... Lubin, de loin. - Au voleur! Angélique. - Après? Dorante. - Une mère s'emporte, à la fin elle consent, on se réconcilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu'on aime. Angélique. - Mais ou j'entends mal, ou cela ressemble à un enlèvement; en est-ce un, Dorante? Dorante. - Je n'ai plus rien à dire. Angélique, le regardant. - Je vous ai forcé de parler, et je n'ai que ce que je mérite; Lisette. - Pardonnez quelque chose au trouble où il est le moyen est dur, et il est fâcheux qu'il n'y en ait point d'autre. Angélique. - Est-ce là un moyen, est-ce un remède qu'une extravagance! Ah! je ne vous reconnais pas à cela, Dorante, je me passerai mieux de bonheur que de vertus, me proposer d'être insensée, d'être méprisable? Je ne vous aime plus. Dorante. - Vous ne m'aimez plus! Ce mot m'accable, il m'arrache le coeur. Lisette. - En vérité, son état me touche. Dorante. - Adieu, belle Angélique, je ne survivrai pas à la menace que vous m'avez faite. Angélique. - Mais, Dorante, êtes-vous raisonnable? Lisette. - Ce qu'il vous propose est hardi, mais ce n'est pas un crime. Angélique. - Un enlèvement, Lisette! Dorante. - Ma chère Angélique, je vous perds. Concevez-vous ce que c'est que vous perdre? et si vous m'aimez un peu, n'êtes-vous pas effrayée vous-même de l'idée de n'être jamais à moi? Et parce que vous êtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d'éviter un malheur? Nous aurions le secours d'une dame qui n'est heureusement qu'à un quart de lieue d'ici, et chez qui je vous mènerais. Lubin, de loin. - Haye! Haye! Angélique. - Non, Dorante, laissons là votre dame, je parlerai à ma mère; elle est bonne, je la toucherai peut-être, je la toucherai, je l'espère. Ah! Scène VII Lubin, Lisette, Angélique, Dorante Lubin. - Et vite, et vite, qu'on s'éparpille; velà ce grand monsieur que j'ons vu une fois à Paris, cheux vous, et qui ne parle point. Il s'écarte. Angélique. - C'est peut-être celui à qui ma mère me destine, fuyez, Dorante, nous nous reverrons tantôt, ne vous inquiétez point. Dorante sort. Scène VIII Angélique, Lisette, Ergaste Angélique, en le voyant. - C'est lui-même. Ah! quel homme! Lisette. - Il n'a pas l'air éveillé. Ergaste, marchant lentement. - Je suis votre serviteur, Madame; je devance Madame votre mère, qui est embarrassée, elle m'a dit que vous vous promeniez. Angélique. - Vous le voyez, Monsieur. Ergaste. - Et je me suis hâté de venir vous faire la révérence. Lisette, à part. - Appelle-t-il cela se hâter? Ergaste. - Ne suis-je pas importun? Angélique. - Non, Monsieur. Lisette, à part. - Ah! cela vous plaÃt à dire. Ergaste. - Vous êtes plus belle que jamais. Angélique. - Je ne l'ai jamais été. Ergaste. - Vous êtes bien modeste. Lisette, à part. - Il parle comme il marche. Ergaste. - Ce pays-ci est fort beau. Angélique. - Il est passable. Lisette, à part. - Quand il a dit un mot, il est si fatigué qu'il faut qu'il se repose. Ergaste. - Et solitaire. Angélique. - On n'y voit pas grand monde. Lisette. - Quelque importun par-ci par-là . Ergaste. - Il y en a partout. On est du temps sans parler. Lisette, à part. - Voilà la conversation tombée, ce ne sera pas moi qui la relèverai. Ergaste. - Ah! bonjour, Lisette. Lisette. - Bonsoir, Monsieur; je vous dis bonsoir, parce que je m'endors, ne trouvez-vous pas qu'il fait un temps pesant? Ergaste. - Oui, ce me semble. Lisette. - Vous vous en retournez sans doute? Ergaste. - Rien que demain. Madame Argante m'a retenu. Angélique. - Et Monsieur se promène-t-il? Ergaste. - Je vais d'abord à ce château voisin, pour y porter une lettre qu'on m'a prié de rendre en main propre, et je reviens ensuite. Angélique. - Faites, Monsieur, ne vous gênez pas. Ergaste. - Vous me le permettez donc? Angélique. - Oui, Monsieur. Lisette. - Ne vous pressez point, quand on a des commissions, il faut y mettre tout le temps nécessaire, n'avez-vous que celle-là ? Ergaste. - Non, c'est l'unique. Lisette. - Quoi! pas le moindre petit compliment à faire ailleurs? Ergaste. - Non. Angélique. - Monsieur y soupera peut-être? Lisette. - Et à la campagne, on couche où l'on soupe. Ergaste. - Point du tout, je reviens incessamment, Madame. A part, en s'en allant. Je ne sais que dire aux femmes, même à celles qui me plaisent. Il sort. Scène IX Angélique, Lisette Lisette. - Ce garçon-là a de grands talents pour le silence; quelle abstinence de paroles! Il ne parlera bientôt plus que par signes. Angélique. - Il a dit que ma mère allait venir, et je m'éloigne je ne saurais lui parler dans le désordre d'esprit où je suis; j'ai pourtant dessein de l'attendrir sur le chapitre de Dorante. Lisette. - Et moi, je ne vous conseille pas de lui en parler, vous ne ferez que la révolter davantage, et elle se hâterait de conclure. Angélique. - Oh! doucement! je me révolterais à mon tour. Lisette, riant. - Vous, contre cette mère qui dit qu'elle vous aime tant? Angélique, s'en allant. - Eh bien! qu'elle aime donc mieux, car je ne suis point contente d'elle. Lisette. - Retirez-vous, je crois qu'elle vient. Angélique sort Scène X Madame Argante, Lisette, qui veut s'en aller. Madame Argante, l'arrêtant. - Voici cette fourbe de suivante. Un moment, où est ma fille? J'ai cru la trouver ici avec Monsieur Ergaste. Lisette. - Ils y étaient tous deux tout à l'heure, Madame, mais Monsieur Ergaste est allé à cette maison d'ici près, remettre une lettre à quelqu'un, et Mademoiselle est là -bas, je pense. Madame Argante. - Allez lui dire que je serais bien aise de la voir. Lisette, les premiers mots à part. - Elle me parle bien sèchement. J'y vais, Madame, mais vous me paraissez triste, j'ai eu peur que vous ne fussiez fâchée contre moi. Madame Argante. - Contre vous? Est-ce que vous le méritez, Lisette? Lisette. - Non, Madame. Madame Argante. - Il est vrai que j'ai l'air plus occupé qu'à l'ordinaire. Je veux marier ma fille à Ergaste, vous le savez, et je crains souvent qu'elle n'ait quelque chose dans le coeur; mais vous me le diriez, n'est-il pas vrai? Lisette. - Eh mais! je le saurais. Madame Argante. - Je n'en doute pas; allez, je connais votre fidélité, Lisette, je ne m'y trompe pas, et je compte bien vous en récompenser comme il faut; dites à ma fille que je l'attends. Lisette, à part. - Elle prend bien son temps pour me louer! Elle sort. Madame Argante. - Toute fourbe qu'elle est, je l'ai embarrassée. Scène XI Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! tu viens à propos. As-tu quelque chose à me dire? Lubin. - Jarnigoi! si jons queuque chose! J'avons vu des pardons, j'avons vu des offenses, des allées, des venues, et pis des moyens pour avoir un mari. Madame Argante. - Hâte-toi de m'instruire, parce que j'attends Angélique. Que sais-tu? Lubin. - Pisque vous êtes pressée, je mettrons tout en un tas. Madame Argante. - Parle donc. Lubin. - Je sais une accusation, je sais une innocence, et pis un autre grand stratagème, attendez, comment appelont-ils cela? Madame Argante. - Je ne t'entends pas mais va-t'en, Lubin, j'aperçois ma fille, tu me diras ce que c'est tantôt, il ne faut pas qu'elle nous voie ensemble. Lubin. - Je m'en retorne donc à la provision. Il sort. Scène XII Madame Argante, Angélique Madame Argante, à part. - Voyons de quoi il sera question. Angélique, les premiers mots à part. - Plus de confidence, Lisette a raison, c'est le plus sûr. Lisette m'a dit que vous me demandiez, ma mère. Madame Argante. - Oui, je sais que tu as vu Ergaste, ton éloignement pour lui dure-t-il toujours? Angélique, souriant. - Ergaste n'a pas changé. Madame Argante. - Te souvient-il qu'avant que nous vinssions ici, tu m'en disais du bien? Angélique. - Je vous en dirai volontiers encore, car je l'estime, mais je ne l'aime point, et l'estime et l'indifférence vont fort bien ensemble. Madame Argante. - Parlons d'autre chose, n'as-tu rien à dire à ta confidente? Angélique. - Non, il n'y a plus rien de nouveau. Madame Argante. - Tu n'as pas revu le jeune homme? Angélique. - Oui, je l'ai retrouvé, je lui ai dit ce qu'il fallait, et voilà qui est fini. Madame Argante, souriant. - Quoi! absolument fini? Angélique. - Oui, tout à fait. Madame Argante. - Tu me charmes, je ne saurais t'exprimer la satisfaction que tu me donnes; il n'y a rien de si estimable que toi, Angélique, ni rien aussi d'égal au plaisir que j'ai à te le dire, car je compte que tu me dis vrai, je me livre hardiment à ma joie, tu ne voudrais pas m'y abandonner, si elle était fausse ce serait une cruauté dont tu n'es pas capable. Angélique, d'un ton timide. - Assurément Madame Argante. - Va, tu n'as pas besoin de me rassurer, ma fille, tu me ferais injure, si tu croyais que j'en doute; non, ma chère Angélique, tu ne verras plus Dorante, tu l'as renvoyé, j'en suis sûre, ce n'est pas avec un caractère comme le tien qu'on est exposé à la douleur d'être trop crédule; n'ajoute donc rien à ce que tu m'as dit tu ne le verras plus, tu m'en assures, et cela suffit; parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer. Angélique, d'un air interdit. - Que je suis confuse! Madame Argante. - Grâce au ciel, te voilà donc encore plus respectable, plus digne d'être aimée, plus digne que jamais de faire mes délices; que tu me rends glorieuse, Angélique! Angélique, pleurant. - Ah! ma mère, arrêtez, de grâce. Madame Argante. - Que vois-je? Tu pleures, ma fille, tu viens de triompher de toi-même, tu me vois enchantée, et tu pleures! Angélique, se jetant à ses genoux. - Non, ma mère, je ne triomphe point, votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mérite point. Madame Argante la relève. - Relève-toi, ma chère enfant, d'où te viennent ces mouvements où je te reconnais toujours? Que veulent-ils dire? Angélique. - Hélas! C'est que je vous trompe. Madame Argante. - Toi? Un moment sans rien dire. Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l'avoues. Achève; voyons de quoi il est question. Angélique. - Vous allez frémir on m'a parlé d'enlèvement. Madame Argante. - Je n'en suis point surprise, je te l'ai dit il n'y a rien dont ces étourdis-là ne soient capables; et je suis persuadée que tu en as plus frémi que moi. Angélique. - J'en ai tremblé, il est vrai; j'ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu'il ne m'en parle plus. Madame Argante. - N'importe, je m'en fie à tes réflexions, elles te donneront bien du mépris pour lui. Angélique. - Eh! voilà encore ce qui m'afflige dans l'aveu que je vous fais, c'est que vous allez le mépriser vous-même, il est perdu vous n'étiez déjà que trop prévenue contre lui, et cependant il n'est point si méprisable; permettez que je le justifie je suis peut-être prévenue moi-même; mais vous m'aimez, daignez m'entendre, portez vos bontés jusque-là . Vous croyez que c'est un jeune homme sans caractère, qui a plus de vanité que d'amour, qui ne cherche qu'à me séduire, et ce n'est point cela, je vous assure. Il a tort de m'avoir proposé ce que je vous ai dit; mais il faut regarder que c'est le tort d'un homme au désespoir, que j'ai vu fondre en larmes quand j'ai paru irritée, d'un homme à qui la crainte de me perdre a tourné la tête; il n'a point de bien, il ne s'en est point caché, il me l'a dit, il ne lui restait donc point d'autre ressource que celle dont je vous parle, ressource que je condamne comme vous, mais qu'il ne m'a proposée que dans la seule vue d'être à moi, c'est tout ce qu'il y a compris; car il m'adore, on n'en peut douter. Madame Argante. - Eh! ma fille! il y en aura tant d'autres qui t'aimeront encore plus que lui. Angélique. - Oui, mais je ne les aimerai pas, moi, m'aimassent-ils davantage, et cela n'est pas possible. Madame Argante. - D'ailleurs, il sait que tu es riche. Angélique. - Il l'ignorait quand il m'a vue, et c'est ce qui devrait l'empêcher de m'aimer, il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu'à un homme qui a d'autres richesses, toutes inutiles qu'elles sont; c'est, du moins, l'usage, le mérite n'est compté pour rien. Madame Argante. - Tu le défends d'une manière qui m'alarme. Que penses-tu donc de cet enlèvement, dis-moi? tu es la franchise même, ne serais-tu point en danger d'y consentir? Angélique. - Ah! je ne crois pas, ma mère. Madame Argante. - Ta mère! Ah! le ciel la préserve de savoir seulement qu'on te le propose! ne te sers plus de ce nom, elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir, te sentirais-tu la force de l'affliger jusque-là , de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein? Angélique. - J'aimerais mieux mourir moi-même. Madame Argante. - Survivrait-elle à l'affront que tu te ferais? Souffre à ton tour que mon amitié te parle pour elle; lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mère qui t'a inspiré mille vertus, ou d'un amant qui veut te les ôter toutes? Angélique. - Vous m'accablez. Dites-lui qu'elle ne craigne rien de sa fille, dites-lui que rien ne m'est plus cher qu'elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne à le perdre. Madame Argante. - Eh! que perdras-tu dans un inconnu qui n'a rien? Angélique. - Tout le bonheur de ma vie; ayez la bonté de lui dire aussi que ce n'est point la quantité de biens qui rend heureuse, que j'en ai plus qu'il n'en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre rapportez-lui ce que je vous dis là , et que je me soumets à ce qu'elle en décidera. Madame Argante. - Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir, le veux-tu bien? Tu ne me réponds pas, à quoi songes-tu? Angélique. - Vous le dirai-je? Je me repens d'avoir tout dit; mon amour m'est cher, je viens de m'ôter la liberté d'y céder, et peu s'en faut que je ne la regrette; je suis même fâchée d'être éclairée; je ne voyais rien de tout ce qui m'effraye, et me voilà plus triste que je ne l'étais. Madame Argante. - Dorante me connaÃt-il? Angélique. - Non, à ce qu'il m'a dit. Madame Argante. - Eh bien! laisse-moi le voir, je lui parlerai sous le nom d'une tante à qui tu auras tout confié, et qui veut te servir; viens, ma fille, et laisse à mon coeur le soin de conduire le tien. Angélique. - Je ne sais, mais ce que vous inspire votre tendresse m'est d'un bon augure. Acte III Scène première Madame Argante, Lubin Madame Argante. - Personne ne nous voit-il? Lubin. - On ne peut pas nous voir, drès que nous ne voyons parsonne. Madame Argante. - C'est qu'il me semble avoir aperçu là -bas Monsieur Ergaste qui se promène. Lubin. - Qui, ce nouviau venu? Il n'y a pas de danger avec li, ça ne regarde rin, ça dort en marchant. Madame Argante. - N'importe, il faut l'éviter. Voyons ce que tu avais à me dire tantôt et que tu n'as pas eu le temps de m'achever. Est-ce quelque chose de conséquence? Lubin. - Jarni, si c'est de conséquence! il s'agit tant seulement que cet amoureux veut détourner voute fille. Madame Argante. - Qu'appelles-tu la détourner? Lubin. - La loger ailleurs, la changer de chambre velà cen que c'est. Madame Argante. - Qu'a-t-elle répondu? Lubin. - Il n'y a encore rien de décidé; car voute fille a dit Comment, ventregué! un enlèvement, Monsieur, avec une mère qui m'aime tant! Bon! belle amiquié! a dit Lisette. Voute fille a reparti que c'était une honte, qu'alle vous parlerait, vous émouverait, vous embrasserait les jambes; et pis chacun a tiré de son côté, et moi du mian. Madame Argante. - Je saurai y mettre ordre. Dorante va-t-il se rendre ici? Lubin. - Tatigué, s'il viendra! Je li ons donné l'ordre de la part de noute damoiselle, il ne peut pas manquer d'être obéissant, et la chaise de poste est au bout de l'allée. Madame Argante. - La chaise! Lubin. - Eh voirement oui! avec une dame entre deux âges, qu'il a mêmement descendue dans l'hôtellerie du village. Madame Argante. - Et pourquoi l'a-t-il amenée? Lubin. - Pour à celle fin qu'alle fasse compagnie à noute damoiselle si alle veut faire un tour dans la chaise, et pis de là aller souper en ville, à ce qui m'est avis, selon queuques paroles que j'avons attrapées et qu'ils disiont tout bas. Madame Argante. - Voilà de furieux desseins; adieu, je m'éloigne; et surtout ne dis point à Lisette que je suis ici. Lubin. - Je vas donc courir après elle, mais faut que chacun soit content, je sis leur commissionnaire itou à ces enfants, quand vous arriverez, leur dirai-je que vous venez? Madame Argante. - Tu ne leur diras pas que c'est moi, à cause de Dorante qui ne m'attendrait pas, mais seulement que c'est quelqu'un qui approche. A part. Je ne veux pas le mettre entièrement au fait. Lubin. - Je vous entends, rien que queuqu'un, sans nommer parsonne, je ferai voute affaire, noute maÃtresse enfilez le taillis stanpendant que je reste pour la manigance. Scène II Lubin, Ergaste Lubin. - Morgué! je gaigne bien ma vie avec l'amour de cette jeunesse. Bon! à l'autre, qu'est-ce qu'il viant rôder ici, stila? Ergaste, rêveur. - Interrogeons ce paysan, il est de la maison. Lubin, chantant en se promenant. - La, la, la. Ergaste. - Bonjour, l'ami. Lubin. - Serviteur. La, la. Ergaste. - Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? Lubin. - Il n'y a que l'horloge qui en sait le compte, moi, je n'y regarde pas. Ergaste. - Il est brusque. Lubin. - Les gens de Paris passont-ils leur chemin queuquefois? restez-vous là , Monsieur? Ergaste. - Peut-être. Lubin. - Oh! que nanni! la civilité ne vous le parmet pas. Ergaste. - Et d'où vient? Lubin. - C'est que vous me portez de l'incommodité, j'ons besoin de ce chemin-ci pour une confarence en cachette. Ergaste. - Je te laisserai libre, je n'aime à gêner personne; mais dis-moi, connais-tu un nommé Monsieur Dorante? Lubin. - Dorante? Oui-da. Ergaste. - Il vient quelquefois ici, je pense, et connaÃt Mademoiselle Angélique? Lubin. - Pourquoi non? Je la connais bian, moi. Ergaste. - N'est-ce pas lui que tu attends? Lubin. - C'est à moi à savoir ça tout seul, si je vous disais oui, nous le saurions tous deux. Ergaste. - C'est que j'ai vu de loin un homme qui lui ressemblait. Lubin. - Eh bien! cette ressemblance, ne faut pas que vous l'aperceviez de près, si vous êtes honnête. Ergaste. - Sans doute, mais j'ai compris d'abord qu'il était amoureux d'Angélique, et je ne me suis approché de toi que pour en être mieux instruit. Lubin. - Mieux! Eh! par la sambille, allez donc oublier ce que vous savez déjà , comment instruire un homme qui est aussi savant que moi? Ergaste. - Je ne te demande plus rien. Lubin. - Voyez qu'il a de peine! Gageons que vous savez itou qu'alle est amoureuse de li? Ergaste. - Non, mais je l'apprends. Lubin. - Oui, parce que vous le saviez; mais transportez-vous plus loin, faites-li place, et gardez le secret, Monsieur, ça est de conséquence. Ergaste. - Volontiers, je te laisse. Il sort. Lubin, le voyant partir. - Queu sorcier d'homme! Dame, s'il n'ignore de rin, ce n'est pas ma faute. Scène III Dorante, Lubin Lubin. - Bon, vous êtes homme de parole, mais dites-moi, avez-vous souvenance de connaÃtre un certain Monsieur Ergaste, qui a l'air d'être gelé, et qu'on dirait qu'il ne va ni ne grouille, quand il marche? Dorante. - Un homme sérieux? Lubin. - Oh! si sérieux que j'en sis tout triste. Dorante. - Vraiment oui! je le connais, s'il s'appelle Ergaste; est-ce qu'il est ici? Lubin. - Il y était tout présentement; mais je li avons finement persuadé d'aller être ailleurs. Dorante. - Explique-toi, Lubin, que fait-il ici? Lubin. - Oh! jarniguienne, ne m'amusez pas, je n'ons pas le temps de vous acouter dire, je sis pressé d'aller avartir Angélique, ne démarrez pas. Dorante. - Mais, dis-moi auparavant... Lubin, en colère. - Tantôt je ferai le récit de ça. Pargué, allez, j'ons bian le temps de lantarner de la manière. Il sort. Scène IV Dorante, Ergaste Dorante, un moment seul. - Ergaste, dit-il; connaÃt-il Angélique dans ce pays-ci? Ergaste, rêvant. - C'est Dorante lui-même. Dorante. - Le voici. Me trompé-je, est-ce vous, Monsieur? Ergaste. - Oui, mon neveu. Dorante. - Par quelle aventure vous trouvé-je dans ce pays-ci? Ergaste. - J'y ai quelques amis que j'y suis venu voir; mais qu'y venez-vous faire vous-même? Vous m'avez tout l'air d'y être en bonne fortune; je viens de vous y voir parler à un domestique qui vous apporte quelque réponse, ou qui vous y ménage quelque entrevue. Dorante. - Je ferais scrupule de vous rien déguiser, il y est question d'amour, Monsieur, j'en conviens. Ergaste. - Je m'en doutais, on parle ici d'une très aimable fille, qui s'appelle Angélique; est-ce à elle à qui s'adressent vos voeux? Dorante. - C'est à elle-même. Ergaste. - Vous avez donc accès chez la mère? Dorante. - Point du tout, je ne la connais pas, et c'est par hasard que j'ai vu sa fille. Ergaste. - Cet engagement-là ne vous réussira pas, Dorante, vous y perdez votre temps, car Angélique est extrêmement riche, on ne la donnera pas à un homme sans bien. Dorante. - Aussi la quitterais-je, s'il n'y avait que son bien qui m'arrêtât, mais je l'aime et j'ai le bonheur d'en être aimé. Ergaste. - Vous l'a-t-elle dit positivement? Dorante. - Oui, je suis sûr de son coeur. Ergaste. - C'est beaucoup, mais il vous reste encore un autre inconvénient c'est qu'on dit que sa mère a pour elle actuellement un riche parti en vue. Dorante. - Je ne le sais que trop, Angélique m'en a instruit. Ergaste. - Et dans quelle disposition est-elle là -dessus? Dorante. - Elle est au désespoir; et dit-on quel homme est ce rival? Ergaste. - Je le connais; c'est un honnête homme. Dorante. - Il faut du moins qu'il soit bien peu délicat s'il épouse une fille qui ne pourra le souffrir; et puisque vous le connaissez, Monsieur, ce serait en vérité lui rendre service, aussi bien qu'à moi, que de lui apprendre combien on le hait d'avance. Ergaste. - Mais on prétend qu'il s'en doute un peu. Dorante. - Il s'en doute et ne se retire pas! Ce n'est pas là un homme estimable. Ergaste. - Vous ne savez pas encore le parti qu'il prendra. Dorante. - Si Angélique veut m'en croire, je ne le craindrai plus; mais quoi qu'il arrive, il ne peut l'épouser qu'en m'ôtant la vie. Ergaste. - Du caractère dont je le connais, je ne crois pas qu'il voulût vous ôter la vôtre, ni que vous fussiez d'humeur à attaquer la sienne; et si vous lui disiez poliment vos raisons, je suis persuadé qu'il y aurait égard; voulez-vous le voir? Dorante. - C'est risquer beaucoup, peut-être avez-vous meilleure opinion de lui qu'il ne le mérite. S'il allait me trahir? Et d'ailleurs, où le trouver? Ergaste. - Oh! rien de plus aisé, car le voilà tout porté pour vous entendre. Dorante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Ergaste. - Vous l'avez dit, mon neveu. Dorante. - Je suis confus de ce qui m'est échappé, et vous avez raison, votre vie est bien en sûreté. Ergaste. - La vôtre ne court pas plus de hasard, comme vous voyez. Dorante. - Elle est plus à vous qu'à moi, je vous dois tout, et je ne dispute plus Angélique. Ergaste. - L'attendez-vous ici? Dorante. - Oui, Monsieur, elle doit y venir; mais je ne la verrai que pour lui apprendre l'impossibilité où je suis de la revoir davantage. Ergaste. - Point du tout, allez votre chemin, ma façon d'aimer est plus tranquille que la vôtre, j'en suis plus le maÃtre, et je me sens touché de ce que vous me dites. Dorante. - Quoi! vous me laissez la liberté de poursuivre? Ergaste. - Liberté tout entière, continuez, vous dis-je, faites comme si vous ne m'aviez pas vu, et ne dites ici à personne qui je suis, je vous le défends bien. Voici Angélique, elle ne m'aperçoit pas encore, je vais lui dire un mot en passant, ne vous alarmez point. Scène V Dorante, Ergaste, Angélique, qui s'est approchée, mais qui, apercevant Ergaste, veut se retirer. Ergaste. - Ce n'est pas la peine de vous retirer, Madame; je suis instruit, je sais que Monsieur vous aime, qu'il n'est qu'un cadet, Lubin m'a tout dit, et mon parti est pris. Adieu, Madame. Il sort. Scène VI Dorante, Angélique Dorante. - Voilà notre secret découvert, cet homme-là , pour se venger, va tout dire à votre mère. Angélique. - Et malheureusement il a du crédit sur son esprit. Dorante. - Il y a apparence que nous nous voyons ici pour la dernière fois, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien, pourquoi Ergaste se trouve-t-il ici? A part. Ma mère aurait-elle quelque dessein? Dorante. - Tout est désespéré, le temps nous presse. Je finis par un mot, m'aimez-vous? m'estimez-vous? Angélique. - Si je vous aime! Vous dites que le temps presse, et vous faites des questions inutiles! Dorante. - Achevez de m'en convaincre; j'ai une chaise au bout de la grande allée, la dame dont je vous ai parlé, et dont la maison est à un quart de lieue d'ici, nous attend dans le village, hâtons-nous de l'aller trouver, et vous rendre chez elle. Angélique. - Dorante, ne songez plus à cela, je vous le défends. Dorante. - Vous voulez donc me dire un éternel adieu? Angélique. - Encore une fois je vous le défends; mettez-vous dans l'esprit que, si vous aviez le malheur de me persuader, je serais inconsolable; je dis le malheur, car n'en serait-ce pas un pour vous de me voir dans cet état? Je crois qu'oui. Ainsi, qu'il n'en soit plus question; ne nous effrayons point, nous avons une ressource. Dorante. - Et quelle est-elle? Angélique. - Savez-vous à quoi je me suis engagée? A vous montrer à une dame de mes parentes. Dorante. - De vos parentes? Angélique. - Oui, je suis sa nièce, et elle va venir ici. Dorante. - Et vous lui avez confié notre amour? Angélique. - Oui. Dorante. - Et jusqu'où l'avez-vous instruite? Angélique. - Je lui ai tout conté pour avoir son avis. Dorante. - Quoi! la fuite même que je vous ai proposée? Angélique. - Quand on ouvre son coeur aux gens, leur cache-t-on quelque chose? Tout ce que j'ai mal fait, c'est que je ne lui ai pas paru effrayée de votre proposition autant qu'il le fallait; voilà ce qui m'inquiète. Dorante. - Et vous appelez cela une ressource? Angélique. - Pas trop, cela est équivoque, je ne sais plus que penser. Dorante. - Et vous hésitez encore de me suivre? Angélique. - Non seulement j'hésite, mais je ne le veux point. Dorante. - Non, je n'écoute plus rien. Venez, Angélique, au nom de notre amour; venez, ne nous quittons plus, sauvez-moi ce que j'aime, conservez-vous un homme qui vous adore. Angélique. - De grâce, laissez-moi, Dorante; épargnez-moi cette démarche, c'est abuser de ma tendresse en vérité, respectez ce que je vous dis. Dorante. - Vous nous avez trahis; il ne nous reste qu'un moment à nous voir, et ce moment décide de tout. Angélique, combattue. - Dorante, je ne saurais m'y résoudre. Dorante. - Il faut donc vous quitter pour jamais. Angélique. - Quelle persécution! Je n'ai point Lisette, et je suis sans conseil. Dorante. - Ah! vous ne m'aimez point. Angélique. - Pouvez-vous le dire? Scène VII Dorante, Angélique, Lubin Lubin, passant au milieu d'eux sans s'arrêter. - Prenez garde, reboutez le propos à une autre fois, voici queuqu'un. Dorante. - Et qui? Lubin. - Queuqu'un qui est fait comme une mère. Dorante, fuyant avec Lubin. - Votre mère! Adieu, Angélique, je l'avais prévu, il n'y a plus d'espérance. Angélique, voulant le retenir. - Non, je crois qu'il se trompe, c'est ma parente. Il ne m'écoute point, que ferai-je? Je ne sais où j'en suis. Scène VIII Madame Argante, Angélique Angélique, allant à sa mère. - Ah! ma mère. Madame Argante. - Qu'as-tu donc, ma fille? d'où vient que tu es si troublée? Angélique. - Ne me quittez point, secourez-moi, je ne me reconnais plus. Madame Argante. - Te secourir, et contre qui, ma chère fille? Angélique. - Hélas! contre moi, contre Dorante et contre vous, qui nous séparerez peut-être. Lubin est venu dire que c'était vous. Dorante s'est sauvé, il se meurt, et je vous conjure qu'on le rappelle, puisque vous voulez lui parler. Madame Argante. - Sa franchise me pénètre. Oui, je te l'ai promis, et j'y consens, qu'on le rappelle, je veux devant toi le forcer lui-même à convenir de l'indignité qu'il te proposait. Elle appelle Lubin. Lubin, cherche Dorante, et dis-lui que je l'attends ici avec ma nièce. Lubin. - Voute nièce! Est-ce que vous êtes itou la tante de voute fille? Il sort. Madame Argante. - Va, ne t'embarrasse point. Mais j'aperçois Lisette, c'est un inconvénient; renvoie-la comme tu pourras, avant que Dorante arrive, elle ne me reconnaÃtra pas sous cet habit, et je me cache avec ma coiffe. Scène IX Madame Argante, Angélique, Lisette Lisette, à Angélique. - Apparemment que Dorante attend plus loin. A Madame Argante. Que je ne vous sois point suspecte, Madame; je suis du secret, et vous allez tirer ma maÃtresse d'une dépendance bien dure et bien gênante, sa mère aurait infailliblement forcé son inclination. A Angélique. Pour vous, Madame, ne vous faites pas un monstre de votre fuite. Que peut-on vous reprocher, dès que vous fuyez avec Madame? Madame Argante, se découvrant. - Retirez-vous. Lisette, fuyant. - Oh! Madame Argante. - C'était le plus court pour nous en défaire. Angélique. - Voici Dorante, je frissonne. Ah! ma mère, songez que je me suis ôté tous les moyens de vous déplaire, et que cette pensée vous attendrisse un peu pour nous. Scène X Dorante, Madame Argante, Angélique, Lubin Angélique. - Approchez, Dorante, Madame n'a que de bonnes intentions, je vous ai dit que j'étais sa nièce. Dorante, saluant. - Je vous croyais avec Madame votre mère. Madame Argante. - C'est Lubin qui s'est mal expliqué d'abord. Dorante. - Mais ne viendra-t-elle pas? Madame Argante. - Lubin y prendra garde. Retire-toi, et nous avertis si Madame Argante arrive. Lubin, riant par intervalles. - Madame Argante? allez, allez, n'appréhendez rin pus, je la défie de vous surprendre; alle pourra arriver, si le guiable s'en mêle. Il sort en riant. Scène XI Madame Argante, Angélique, Dorante Madame Argante. - Eh bien! Monsieur, ma nièce m'a tout conté, rassurez-vous il me paraÃt que vous êtes inquiet. Dorante. - J'avoue, Madame, que votre présence m'a d'abord un peu troublé. Angélique, à part. - Comment le trouvez-vous, ma mère? Madame Argante, à part le premier mot. - Doucement. Je ne viens ici que pour écouter vos raisons sur l'enlèvement dont vous parlez à ma nièce. Dorante. - Un enlèvement est effrayant, Madame, mais le désespoir de perdre ce qu'on aime rend bien des choses pardonnables. Angélique. - Il n'a pas trop insisté, je suis obligée de le dire. Dorante. - Il est certain qu'on ne consentira pas à nous unir. Ma naissance est égale à celle d'Angélique, mais la différence de nos fortunes ne me laisse rien à espérer de sa mère. Madame Argante. - Prenez garde, Monsieur; votre désespoir de la perdre pourrait être suspect d'intérêt; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole? Dorante. - Ah! Madame, qu'on retienne tout son bien, qu'on me mette hors d'état de l'avoir jamais; le ciel me punisse si j'y songe! Angélique. - Il m'a toujours parlé de même. Madame Argante. - Ne nous interrompez point, ma nièce. A Dorante. L'amour seul vous fait agir, soit; mais vous êtes, m'a-t-on dit, un honnête homme, et un honnête homme aime autrement qu'un autre; le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner à la honte de sa maÃtresse, vous voyez, reconnaissez-vous ce que je dis là , vous qui voulez engager Angélique à une démarche aussi déshonorante? Angélique, à part. - Ceci commence mal. Madame Argante. - Pouvez-vous être content de votre coeur; et supposons qu'elle vous aime, le méritez-vous? Je ne viens point ici pour me fâcher, et vous avez la liberté de me répondre, mais n'est-elle pas bien à plaindre d'aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touché des intérêts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour égarer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu'elle se doit à elle-même, que pour l'étourdir sur l'affront irréparable qu'elle va se faire? Appelez-vous cela de l'amour, et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous étiez son ennemi mortel? Dorante. - Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon coeur qui ressemble à ce que je viens d'entendre. Un amour infini, un respect qui m'est peut-être encore plus cher et plus précieux que cet amour même, voilà tout ce que je sens pour Angélique; je suis d'ailleurs incapable de manquer d'honneur, mais il y a des réflexions austères qu'on n'est point en état de faire quand on aime, un enlèvement n'est pas un crime, c'est une irrégularité que le mariage efface; nous nous serions donné notre foi mutuelle, et Angélique, en me suivant, n'aurait fui qu'avec son époux. Angélique, à part. - Elle ne se payera pas de ces raisons-là . Madame Argante. - Son époux, Monsieur, suffit-il d'en prendre le nom pour l'être? Et de quel poids, s'il vous plaÃt, serait cette foi mutuelle dont vous parlez? Vous vous croiriez donc mariés, parce que, dans l'étourderie d'un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire Nous le somme? Les passions seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime. Angélique. - Juste ciel! Madame Argante. - Songez-vous que de pareils engagements déshonorent une fille! que sa réputation en demeure ternie, qu'elle en perd l'estime publique, que son époux peut réfléchir un jour qu'elle a manqué de vertu, que la faiblesse honteuse où elle est tombée doit la flétrir à ses yeux mêmes, et la lui rendre méprisable? Angélique, vivement. - Ah! Dorante, que vous étiez coupable! Madame, je me livre à vous, à vos conseils, conduisez-moi, ordonnez, que faut-il que je devienne, vous êtes la maÃtresse, je fais moins cas de la vie que des lumières que vous venez de me donner; et vous, Dorante, tout ce que je puis à présent pour vous, c'est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraÃtre affreuse. Dorante. - N'en doutez pas, chère Angélique; oui, je me rends, je la désavoue; ce n'est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sûr que cela n'est pas possible; c'est l'horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m'effraye; oui, je le comprends, le danger est sûr, Madame vient de m'éclairer à mon tour je vous perdrais, et qu'est-ce que c'est que mon amour et ses intérêts, auprès d'un malheur aussi terrible? Madame Argante. - Et d'un malheur qui aurait entraÃné la mort d'Angélique, parce que sa mère n'aurait pu le supporter. Angélique. - Hélas! jugez combien je dois l'aimer, cette mère, rien ne nous a gênés dans nos entrevues; eh bien! Dorante, apprenez qu'elle les savait toutes, que je l'ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrésolutions. Dorante. - Qu'entends-je? Angélique. - Oui, je l'avais instruite, ses bontés, ses tendresses m'y avaient obligée, elle a été ma confidente, mon amie, elle n'a jamais gardé que le droit de me conseiller, elle ne s'est reposée de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m'a laissée la maÃtresse de tout, il n'a tenu qu'à moi de vous suivre, d'être une ingrate envers elle, de l'affliger impunément, parce qu'elle avait promis que je serais libre. Dorante. - Quel respectable portrait me faites-vous d'elle! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intérêts même, je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j'avais pu détruire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vôtre. Angélique, à part. - Ah! ma mère, lui dirai-je qui vous êtes? Dorante. - Oui, belle Angélique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours à ces mêmes bontés qui m'étonnent, et que j'admire; continuez de les mériter, je vous y exhorte, que mon amour y perde ou non, vous le devez, je serais au désespoir, si je l'avais emporté sur elle. Madame Argante, après avoir rêvé quelque temps. - Ma fille, je vous permets d'aimer Dorante. Dorante. - Vous, Madame, la mère d'Angélique! Angélique. - C'est elle-même; en connaissez-vous qui lui ressemble? Dorante. - Je suis si pénétré de respect... Madame Argante. - Arrêtez, voici Monsieur Ergaste. Scène XII Ergaste, acteurs susdits. Ergaste. - Madame, quelques affaires pressantes me rappellent à Paris. Mon mariage avec Angélique était comme arrêté, mais j'ai fait quelques réflexions, je craindrais qu'elle ne m'épousât par pure obéissance, et je vous remets votre parole. Ce n'est pas tout, j'ai un époux à vous proposer pour Angélique, un jeune homme riche et estimé elle peut avoir le coeur prévenu, mais n'importe. Angélique. - Je vous suis obligée, Monsieur; ma mère n'est pas pressée de me marier. Madame Argante. - Mon parti est pris, Monsieur, j'accorde ma fille à Dorante que vous voyez. Il n'est pas riche, mais il vient de me montrer un caractère qui me charme, et qui fera le bonheur d'Angélique; Dorante, je ne veux que le temps de savoir qui vous êtes. Dorante veut se jeter aux genoux de Madame Argante qui le relève. Ergaste. - Je vais vous le dire, Madame, c'est mon neveu, le jeune homme dont je vous parle, et à qui j'assure tout mon bien. Madame Argante. - Votre neveu! Angélique, à Dorante, à part. - Ah! que nous avons d'excuses à lui faire! Dorante. - Eh! Monsieur, comment payer vos bienfaits? Ergaste. - Point de remerciements. Ne vous avais-je pas promis qu'Angélique n'épouserait pas un homme sans bien? Je n'ai plus qu'une chose à dire j'intercède pour Lisette, et je demande sa grâce. Madame Argante. - Je lui pardonne; que nos jeunes gens la récompensent, mais qu'ils s'en défassent. Lubin. - Et moi, pour bian faire, faut qu'an me récompense, et qu'an me garde. Madame Argante. - Je t'accorde les deux. Le Legs Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois le 11 juin 1736 par les comédiens Français Acteurs La Comtesse. Le Marquis. Le Chevalier Lisette, suivante de la Comtesse. Lépine, valet de chambre du Marquis. La scène est à une maison de campagne de la Comtesse. Scène première Le Chevalier, Hortense Le Chevalier. - La démarche que vous allez faire auprès du Marquis m'alarme. Hortense. - Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. Défunt son parent et le mien lui laisse six cent mille francs, à la charge il est vrai de m'épouser, ou de m'en donner deux cent mille; cela est à son choix; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sûre qu'il a de l'inclination pour la Comtesse; d'ailleurs, il est déjà assez riche par lui-même; voilà encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, à laquelle il ne s'attendait pas; et vous croyez que, plutôt que d'en distraire deux cent mille, il aimera mieux m'épouser, moi qui lui suis indifférente, pendant qu'il a de l'amour pour la Comtesse, qui peut-être ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi? Il n'y a pas d'apparence. Le Chevalier. - Mais à quoi jugez-vous que la Comtesse ne le hait pas? Hortense. - A mille petites remarques que je fais tous les jours; et je n'en suis pas surprise. Du caractère dont elle est, celui du Marquis doit être de son goût. La Comtesse est une femme brusque, qui aime à primer, à gouverner, à être la maÃtresse. Le Marquis est un homme doux, paisible, aisé à conduire; et voilà ce qu'il faut à la Comtesse. Aussi ne parle-t-elle de lui qu'avec éloge. Son air de naïveté lui plaÃt; c'est, dit-elle, le meilleur homme, le plus complaisant, le plus sociable. D'ailleurs, le Marquis est d'un âge qui lui convient; elle n'est plus de cette grande jeunesse il a trente-cinq ou quarante ans, et je vois bien qu'elle serait charmée de vivre avec lui. Le Chevalier. - J'ai peur que l'événement ne vous trompe. Ce n'est pas un petit objet que deux cent mille francs qu'il faudra qu'on vous donne si l'on ne vous épouse pas; et puis, quand le Marquis et la Comtesse s'aimeraient, de l'humeur dont ils sont tous deux, ils auront bien de la peine à se le dire. Hortense. - Oh! moyennant l'embarras où je vais jeter le Marquis, il faudra bien qu'il parle, et je veux savoir à quoi m'en tenir. Depuis le temps que nous sommes à cette campagne chez la Comtesse, il ne me dit rien. Il y a six semaines qu'il se tait; je veux qu'il s'explique. Je ne perdrai pas le legs qui me revient, si je n'épouse pas le Marquis. Le Chevalier. - Mais, s'il accepte votre main? Hortense. - Eh! non, vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu'il espère que ce sera moi qui le refuserai. Peut-être même feindra-t-il de consentir à notre union; mais que cela ne vous épouvante pas. Vous n'êtes point assez riche pour m'épouser avec deux cent mille francs de moins; je suis bien aise de vous les apporter en mariage. Je suis persuadée que la Comtesse et le Marquis ne se haïssent pas. Voyons ce que me diront là -dessus Lépine et Lisette, qui vont venir me parler. L'un est un Gascon froid, mais adroit; Lisette a de l'esprit. Je sais qu'ils ont tous deux la confiance de leurs maÃtres; je les intéresserai à m'instruire, et tout ira bien. Les voilà qui viennent. Retirez-vous. Scène II Lisette, Lépine, Hortense Hortense. - Venez, Lisette; approchez. Lisette. - Que souhaitez-vous de nous, Madame? Hortense. - Rien que vous ne puissiez me dire sans blesser la fidélité que vous devez, vous au Marquis, et vous à la Comtesse. Lisette. - Tant mieux, Madame. Lépine. - Ce début encourage. Nos services vous sont acquis. Hortense tire quelque argent de sa poche. - Tenez, Lisette; tout service mérite récompense. Lisette refusant d'abord. - Du moins, Madame, faudrait-il savoir auparavant de quoi il s'agit. Hortense. - Prenez; je vous le donne, quoi qu'il arrive. Voilà pour vous, Monsieur de Lépine. Lépine. - Madame, je serais volontiers de l'avis de Mademoiselle; mais je prends le respect défend que je raisonne. Hortense. - Je ne prétends vous engager à rien et voici de quoi il est question; le Marquis, votre maÃtre, vous estime, Lépine? Lépine, froidement. - Extrêmement, Madame; il me connaÃt. Hortense. - Je remarque qu'il vous confie aisément ce qu'il pense. Lépine. - Oui, Madame; de toutes ses pensées, incontinent j'en ai copie; il n'en sait pas le compte mieux que moi. Hortense. - Vous, Lisette, vous êtes sur le même ton avec la Comtesse? Lisette. - J'ai cet honneur-là , Madame. Hortense. - Dites-moi, Lépine, je me figure que le Marquis aime la Comtesse; me trompé-je? il n'y a point d'inconvénient à me dire ce qui en est. Lépine. - Je n'affirme rien; mais patience. Nous devons ce soir nous entretenir là -dessus. Hortense. - Et soupçonnez-vous qu'il l'aime? Lépine. - De soupçons, j'en ai de violents. Je m'en éclaircirai tantôt. Hortense. - Et vous, Lisette, quel est votre sentiment sur la Comtesse? Lisette. - Qu'elle ne songe point du tout au Marquis, Madame. Lépine. - Je diffère avec vous de pensée. Hortense. - Je crois aussi qu'ils s'aiment. Et supposons que je ne me trompe pas; du caractère dont ils sont, ils auront de la peine à s'en parler. Vous, Lépine, voudriez-vous exciter le Marquis à le déclarer à la Comtesse? et vous, Lisette, disposer la Comtesse à se l'entendre dire. Ce sera une industrie fort innocente. Lépine. - Et même louable. Lisette, rendant l'argent. - Madame, permettez que je vous rende votre argent. Hortense. - Gardez. D'où vient?... Lisette. - C'est qu'il me semble que voilà précisément le service que vous exigez de moi, et c'est précisément celui que je ne puis vous rendre. Ma maÃtresse est veuve; elle est tranquille; son état est heureux; ce serait dommage de l'en tirer; je prie le Ciel qu'elle y reste. Lépine, froidement. - Quant à moi, je garde mon lot; rien ne m'oblige à restitution. J'ai la volonté de vous être utile. Monsieur le Marquis vit dans le célibat; mais le mariage, il est bon, très bon, il a ses peines, chaque état a les siennes; quelquefois le mien me pèse; le tout est égal. Oui, je vous servirai, Madame, je vous servirai. Je n'y vois point de mal. On s'épouse de tout temps, on s'épousera toujours; on n'a que cette honnête ressource quand on aime. Hortense. - Vous me surprenez, Lisette, d'autant plus que je m'imaginais que vous pouviez vous aimer tous deux. Lisette. - C'est de quoi il n'est pas question de ma part. Lépine. - De la mienne, j'en suis demeuré à l'estime. Néanmoins Mademoiselle est aimable; mais j'ai passé mon chemin sans y prendre garde. Lisette. - J'espère que vous passerez toujours de même. Hortense. - Voilà ce que j'avais à vous dire. Adieu, Lisette; vous ferez ce qu'il vous plaira; je ne vous demande que le secret. J'accepte vos services, Lépine. Scène III Lépine, Lisette Lisette. - Nous n'avons rien à nous dire, Mons de Lépine. J'ai affaire, et je vous laisse. Lépine. - Doucement, Mademoiselle, retardez d'un moment; je trouve à propos de vous informer d'un petit accident qui m'arrive. Lisette. - Voyons. Lépine. - D'homme d'honneur, je n'avais pas envisagé vos grâces; je ne connaissais pas votre mine. Lisette. - Qu'importe? Je vous en offre autant; c'est tout au plus si je connais actuellement la vôtre. Lépine. - Cette dame se figurait que nous nous aimions. Lisette. - Eh bien! elle se figurait mal. Lépine. - Attendez; voici l'accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrêtés dessus vous plus attentivement que de coutume. Lisette. - Vos yeux ont pris bien de la peine. Lépine. - Et vous êtes jolie, sandis, oh! très jolie. Lisette. - Ma foi, Monsieur de Lépine, vous êtes galant, oh! très galant; mais l'ennui me prend dès qu'on me loue. Abrégeons. Est-ce là tout? Lépine. - A mon exemple, envisagez-moi, je vous prie; faites-en l'épreuve. Lisette. - Oui-da. Tenez, je vous regarde. Lépine. - Eh donc! est-ce là ce Lépine, que vous connaissiez? N'y voyez-vous rien de nouveau? Que vous dit le coeur? Lisette. - Pas le mot. Il n'y a rien là pour lui. Lépine. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j'étais un garçon assez revenant; mais nous y retournerons; c'est partie à remettre. Ecoutez le restant. Il est certain que mon maÃtre distingue tendrement votre maÃtresse. Aujourd'hui même il m'a confié qu'il méditait de vous communiquer ses sentiments. Lisette. - Comme il lui plaira. La réponse que j'aurai l'honneur de lui communiquer sera courte. Lépine. - Remarquons d'abondance que la Comtesse se plaÃt avec mon maÃtre, qu'elle a l'âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont étranges personnes, et je vous l'accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n'osera jamais aventurer la déclaration; et des déclarations, la Comtesse les épouvante; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l'aigre et le doux, et dont l'entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l'amour puisse être mis en avant avec cette femme. Il ne sera jamais à propos de lui dire "Je vous aime", à moins qu'on ne le lui dise à propos de rien. Cette matière, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu'elle traite l'amour de bagatelle d'enfant; moi, je prétends qu'elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j'opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu'en sera-t-il? qu'ils s'aimeront bonnement, en toute simplesse, et qu'ils s'épouseront de même. Qu'en sera-t-il? Qu'en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc! parlez, êtes-vous d'accord? Lisette. - Non. Lépine. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaÃt? Lisette. - Oui. Lépine. - En peu de mots vous dites beaucoup; mais considérez l'occurrence. Je vous prédis que nos maÃtres se marieront; que la commodité vous tente. Lisette. - Je vous prédis qu'ils ne se marieront point. Je ne veux pas, moi. Ma maÃtresse, comme vous dites fort habilement, tient l'amour au-dessous d'elle; et j'aurai soin de l'entretenir dans cette humeur, attendu qu'il n'est pas de mon petit intérêt qu'elle se marie. Ma condition n'en serait pas si bonne, entendez-vous? Il n'y a point d'apparence que la Comtesse y gagne, et moi j'y perdrais beaucoup. J'ai fait un petit calcul là -dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n'en rien voir; laissez là la découverte que vous avez faite de mes grâces, et passez toujours sans y prendre garde. Lépine, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle; j'en suis frappé et n'ai de remède que votre coeur. Lisette. - Tenez-vous donc pour incurable. Lépine. - Me donnez-vous votre dernier mot? Lisette. - Je n'y changerai pas une syllabe. Elle veut s'en aller. Lépine, l'arrêtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez; moi de même. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient; il faut qu'ils s'épousent, selon moi, je le prétends. Lisette. - Mauvaise gasconnade! Lépine. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque. Je calcule qu'il me fait besoin, et je l'aurai, sandis! je le prétends. Lisette. - Vous ne l'aurez pas, sandis! Lépine. - J'ai tout dit. Laissez parler mon maÃtre qui nous arrive. Scène IV Le Marquis, Lépine, Lisette Le Marquis. - Ah! vous voici, Lisette! je suis bien aise de vous trouver. Lisette. - Je vous suis obligée, Monsieur; mais je m'en allais. Le Marquis. - Vous vous en alliez? J'avais pourtant quelque chose à vous dire. Etes-vous un peu de nos amis? Lépine. - Petitement. Lisette. - J'ai beaucoup d'estime et de respect pour Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Tout de bon? Vous me faites plaisir, Lisette; je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une très bonne fille, et vous êtes à une maÃtresse qui a bien du mérite. Lisette. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur. Le Marquis. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi? Que vous en dit-elle? Lisette. - Oh! rien. Le Marquis. - C'est que, entre nous, il n'y a point de femme que j'aime tant qu'elle. Lisette. - Qu'appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis? Est-ce de l'amour que vous entendez? Le Marquis. - Eh! mais oui, de l'amour, de l'inclination, comme tu voudras; le nom n'y fait rien. Je l'aime mieux qu'un autre. Voilà tout. Lisette. - Cela se peut. Le Marquis. - Mais elle n'en sait rien; je n'ai pas osé le lui apprendre. Je n'ai pas trop le talent de parler d'amour. Lisette. - C'est ce qui me semble. Le Marquis. - Oui, cela m'embarrasse, et, comme ta maÃtresse est une femme fort raisonnable, j'ai peur qu'elle ne se moque de moi, et je ne saurais plus que lui dire; de sorte que j'ai rêvé qu'il serait bon que tu la prévinsses en ma faveur. Lisette. - Je vous demande pardon, Monsieur, mais il fallait rêver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vérité. Le Marquis. - Eh! d'où vient? Je t'aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines; et si ce garçon-là montrant Lépine te convenait, je vous ferais un fort bon parti à tous les deux. Lépine, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous là -dessus, Mademoiselle. Lisette. - Il n'y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments à ma maÃtresse, vous avez beau dire que le nom n'y fait rien, je me brouillerais avec elle, je vous y brouillerais vous-même. Ne la connaissez-vous pas? Le Marquis. - Tu crois donc qu'il n'y a rien à faire? Lisette. - Absolument rien. Le Marquis. - Tant pis, cela me chagrine. Elle me fait tant d'amitié, cette femme! Allons, il ne faut donc plus y penser. Lépine, froidement. - Monsieur, ne vous déconfortez pas. Du récit de Mademoiselle, n'en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous; venez me consulter à l'écart, je serai plus consolant. Partons. Le Marquis. - Viens; voyons ce que tu as à me dire. Adieu, Lisette; ne me nuis pas, voilà tout ce que j'exige. Scène V Lépine, Lisette Lépine. - N'exigez rien; ne gênons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis déclarés; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chéris ni plus ni moins; gardez-moi votre coeur, c'est un dépôt que je vous laisse. Lisette. - Adieu, mon pauvre Lépine; vous êtes peut-être de tous les fous de la Garonne le plus effronté, mais aussi le plus divertissant. Scène VI La Comtesse, Lisette Lisette. - Voici ma maÃtresse. De l'humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guère. Gare que le Marquis ne soit bientôt congédié! La Comtesse, tenant une lettre. - Tenez, Lisette, dites qu'on porte cette lettre à la poste; en voilà dix que j'écris depuis trois semaines. La sotte chose qu'un procès! Que j'en suis lasse! Je ne m'étonne pas s'il y a tant de femmes qui se remarient. Lisette, riant. - Bon, votre procès, une affaire de mille francs, voilà quelque chose de bien considérable pour vous! Avez-vous envie de vous remarier? J'ai votre affaire. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est qu'envie de me remarier? Pourquoi me dites-vous cela? Lisette. - Ne vous fâchez pas; je ne veux que vous divertir. La Comtesse. - Ce pourrait être quelqu'un de Paris qui vous aurait fait une confidence; en tout cas, ne me le nommez pas. Lisette. - Oh! il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle. La Comtesse. - Brisons là -dessus. Je rêve à une chose; le Marquis n'a ici qu'un valet de chambre dont il a peut-être besoin; et je voulais lui demander s'il n'a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. Où est-il, le Marquis? L'as-tu vu ce matin? Lisette. - Oh! oui; malepeste, il a ses raisons pour être éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j'ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion... La Comtesse. - Qui est ce benêt-là ? Lisette. - Vous le devinez. La Comtesse. - Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris. Lisette. - Ce n'est point de Paris; votre conquête est dans le château. Vous l'appelez benêt; moi je vais le flatter; c'est un soupirant qui a l'air fort simple, un air de bon homme. Y êtes-vous? La Comtesse. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble à cela ici? Lisette. - Eh! le Marquis. La Comtesse. - Celui qui est avec nous? Lisette. - Lui-même. La Comtesse. - Je n'avais garde d'y être. Où as-tu pris son air simple et de bon homme? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure; il sera reconnaissable. Lisette. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois. La Comtesse. - Tu le vois très mal, on ne peut pas plus mal; en mille ans on ne le devinerait pas à ce portrait-là . Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour? Lisette. - De lui qui me l'a dit; rien que cela. N'en riez-vous pas? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n'y a qu'à vous en défaire tout doucement. La Comtesse. - Hélas! je ne lui en veux point de mal. C'est un fort honnête homme, un homme dont je fais cas, qui a d'excellentes qualités; et j'aime encore mieux que ce soit lui qu'un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi? Il ne t'aura peut-être parlé que d'estime; il en a beaucoup pour moi, beaucoup; il me l'a marquée en mille occasions d'une manière fort obligeante. Lisette. - Non, Madame, c'est de l'amour qui regarde vos appas; il en a prononcé le mot sans bredouiller comme à l'ordinaire. C'est de la flamme; il languit, il soupire. La Comtesse. - Est-il possible? Sur ce pied-là , je le plains; car ce n'est pas un étourdi; il faut qu'il le sente puisqu'il le dit, et ce n'est pas de ces gens-là qu'on se moque; jamais leur amour n'est ridicule. Mais il n'osera m'en parler, n'est-ce pas? Lisette. - Oh! ne craignez rien, j'y ai mis bon ordre; il ne s'y jouera pas. Je lui ai ôté toute espérance; n'ai-je pas bien fait? La Comtesse. - Mais... oui, sans doute, oui...; pourvu que vous ne l'ayez pas brusqué, pourtant; il fallait y prendre garde; c'est un ami que je veux conserver, et vous avez quelquefois le ton dur et revêche, Lisette; il valait mieux le laisser dire. Lisette. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur. La Comtesse. - Ce pauvre homme! Lisette. - Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m'en mêler, que je me brouillerais avec vous si je vous en parlais, que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien. La Comtesse. - Le sien? Quelle grossièreté?! Ah! que c'est mal parler! Son congé? Et même est-ce que je vous aurais donné le vôtre? Vous savez bien que non. D'où vient mentir, Lisette? c'est un ennemi que vous m'allez faire d'un des hommes du monde que je considère le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique! Eh! il était si simple de vous en tenir à lui dire "Monsieur, je ne saurais; ce ne sont pas là mes affaires; parlez-en vous-même." Je voudrais qu'il osât m'en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnêteté. Son congé! son congé! Il va se croire insulté. Lisette. - Eh! non, Madame; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l'aimiez, de peur de le fâcher? Voulez-vous être sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense? Je ne lui ai rien dit de trop, et vous en voilà quitte. Mais je l'aperçois qui vient en rêvant; évitez-le, vous avez le temps. La Comtesse. - L'éviter? lui qui me voit? Ah! je m'en garderai bien. Après les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre. Lisette, à part. - Hum! il y a ici quelque chose. Haut. Madame, je suis d'avis de rester auprès de vous; cela m'arrive souvent, et vous en serez plus à abri d'une déclaration. La Comtesse. - Belle finesse! quand je lui échapperais aujourd'hui, ne me retrouvera-t-il pas demain? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes côtés? Non, non, partez. S'il me parle, je sais répondre. Lisette. - Je suis à vous dans l'instant; je n'ai qu'à donner cette lettre à un laquais. La Comtesse. - Non, Lisette; c'est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-même, parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez, et je l'enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets, ils ne sont point exacts. Lisette. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame. La Comtesse. - Eh! allez, vous dis-je. Que sait-on? Lisette, à part. - Quel prétexte! Cette femme-là ne va pas droit avec moi. Scène VII La Comtesse, seule. Elle avait la fureur de rester. Les domestiques sont haïssables; il n'y a pas jusqu'à leur zèle qui ne vous désoblige. C'est toujours de travers qu'ils vous servent. Scène VIII La Comtesse, Lépine Lépine. - Madame, Monsieur le Marquis vous a vue de loin avec Lisette. Il demande s'il n'y a point de mal qu'il approche; il a le désir de vous consulter, mais il se fait le scrupule de vous êtes importun. La Comtesse. - Lui importun! Il ne saurait l'être. Dites-lui que je l'attends, Lépine; qu'il vienne. Lépine. - Je vais le réjouir de la nouvelle. Vous l'allez voir dans la minute. Scène IX La Comtesse, Lépine, Le Marquis Lépine, appelant le Marquis. - Monsieur, venez prendre audience; Madame l'accorde. Quand le Marquis est venu, il lui dit à part Courage, Monsieur; l'accueil est gracieux, presque tendre; c'est un coeur qui demande qu'on le prenne. Scène X La Comtesse, Le Marquis La Comtesse. - Eh! d'où vient donc la cérémonie que vous faites, Marquis? Vous n'y songez pas. Le Marquis. - Madame, vous avez bien de la bonté; c'est que j'ai bien des choses à vous dire. La Comtesse. - Effectivement, vous me paraissez rêveur, inquiet. Le Marquis. - Oui, j'ai l'esprit en peine. J'ai besoin de conseil, j'ai besoin de grâces, et le tout de votre part. La Comtesse. - Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela, que je n'ai d'envie de vous être bonne à quelque chose. Le Marquis. - Oh! bonne? Il ne tient qu'à vous de m'être excellente, si vous voulez. La Comtesse. - Comment! si je veux? Manquez-vous de confiance? Ah! je vous prie, ne me ménagez point; vous pouvez tout sur moi, marquis; je suis bien aise de vous le dire. Le Marquis. - Cette assurance m'est bien agréable, et je serais tenté d'en abuser. La Comtesse. - J'ai grande peur que vous ne résistiez à la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis; car vous êtes si réservé, si retenu! Le Marquis. - Oui, j'ai beaucoup de timidité. La Comtesse. - Je fais de mon mieux pour vous l'ôter, comme vous voyez. Le Marquis. - Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense, que je dois l'épouser ou lui donner deux cent mille francs. La Comtesse. - Oui, et je me suis aperçue que vous n'aviez pas grand goût pour elle. Le Marquis. - Oh! on ne peut pas moins; je ne l'aime point du tout. La Comtesse. - Je n'en suis pas surprise. Son caractère est si différent du vôtre! elle a quelque chose de trop arrangé pour vous. Le Marquis. - Vous y êtes; elle songe trop à ses grâces. Il faudrait toujours l'entretenir de compliments, et moi, ce n'est pas là mon fort. La coquetterie me gêne; elle me rend muet. La Comtesse. - Ah! Ah! je conviens qu'elle en a un peu; mais presque toutes les femmes sont de même. Vous ne trouverez que cela partout, Marquis. Le Marquis. - Hors chez vous. Quelle différence, par exemple! vous plaisez sans y penser, ce n'est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous êtes aimable; mais d'autres le savent pour vous. La Comtesse. - Moi, Marquis? Je pense qu'à cet égard-là les autres songent aussi peu à moi que j'y songe moi-même. Le Marquis. - Oh! j'en connais qui ne vous disent pas tout ce qu'ils songent. La Comtesse. - Eh! qui sont-ils, Marquis? Quelques amis comme vous, sans doute? Le Marquis. - Bon, des amis! voilà bien de quoi; vous n'en aurez encore de longtemps. La Comtesse. - Je vous suis obligée du petit compliment que vous me faites en passant. Le Marquis. - Point du tout. Je ne passe jamais, moi; je dis toujours exprès. La Comtesse, riant. - Comment? vous qui ne voulez pas que j'aie encore des amis! est-ce que vous n'êtes pas le mien? Le Marquis. - Vous m'excuserez; mais quand je serais autre chose, il n'y aurait rien de surprenant. La Comtesse. - Eh bien! je ne laisserais pas d'en être surprise. Le Marquis. - Et encore plus fâchée? La Comtesse. - En vérité, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites. Le Marquis. - Oh! charmante, et je serais bien heureux si Hortense vous ressemblait; je l'épouserais d'un grand coeur; et j'ai bien de la peine à m'y résoudre. La Comtesse. - Je le crois; et ce serait encore pis si vous aviez de l'inclination pour une autre. Le Marquis. - Eh bien! c'est que justement le pis s'y trouve. La Comtesse, par exclamation. - Oui! vous aimez ailleurs? Le Marquis. - De toute mon âme. La Comtesse, en souriant. - Je m'en suis doutée, Marquis. Le Marquis. - Et vous êtes-vous doutée de la personne? La Comtesse. - Non; mais vous me la direz. Le Marquis. - Vous me feriez grand plaisir de la deviner. La Comtesse. - Pourquoi m'en donneriez-vous la peine, puisque vous voilà ? Le Marquis. - C'est que vous ne connaissez qu'elle; c'est la plus aimable femme, la plus franche... Vous parlez de gens sans façon? il n'y a personne comme elle; plus je la vois, plus je l'admire. La Comtesse. - Epousez-la, Marquis, épousez-la, et laissez là Hortense; il n'y a point à hésiter, vous n'avez point d'autre parti à prendre. Le Marquis. - Oui; mais je songe à une chose; n'y aurait-il pas moyen de me sauver le deux cent mille francs? Je vous parle à coeur ouvert. La Comtesse. - Regardez-moi dans cette occasion-ci comme une autre vous-même. Le Marquis. - Ah! que c'est bien dit, une autre moi-même! La Comtesse. - Ce qui me plaÃt en vous, c'est votre franchise, qui est une qualité admirable. Revenons. Comment vous sauver ces deux cent mille francs? Le Marquis. - C'est qu'Hortense aime le Chevalier. Mais, à propos, c'est votre parent? La Comtesse. - Oh! parent, ...de loin. Le Marquis. - Or, de cet amour qu'elle a pour lui, je conclus qu'elle ne se soucie pas de moi. Je n'ai donc qu'à faire semblant de vouloir l'épouser; elle me refusera, et je ne lui devrai plus rien; son refus me servira de quittance. La Comtesse. - Oui-da, vous pouvez le tenter. Ce n'est pas qu'il n'y ait du risque; elle a du discernement, Marquis. Vous supposez qu'elle vous refusera? Je n'en sais rien; vous n'êtes pas un homme à dédaigner. Le Marquis. - Est-il vrai? La Comtesse. - C'est mon sentiment. Le Marquis. - Vous me flattez, vous encouragez ma franchise. La Comtesse. - Je vous encourage! eh! mais en êtes-vous encore là ? Mettez-vous donc dans l'esprit que je ne demande qu'à vous obliger, qu'il n'y a que l'impossible qui m'arrêtera, et que vous devez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Ne perdez point cela de vue, étrange homme que vous êtes, et achevez hardiment. Vous voulez des conseils, je vous en donne. Quand nous en serons à l'article des grâces, il n'y aura qu'à parler; elles ne feront pas plus de difficulté que le reste, entendez-vous? et que cela soit dit pour toujours. Le Marquis. - Vous me ravissez d'espérance. La Comtesse. - Allons par ordre. Si Hortense allait vous prendre au mot? Le Marquis. - J'espère que non. En tout cas, je lui payerais sa somme, pourvu qu'auparavant la personne qui a pris mon coeur ait la bonté de me dire qu'elle veut bien de moi. La Comtesse. - Hélas! elle serait donc bien difficile? Mais, Marquis, est-ce qu'elle ne sait pas que vous l'aimez? Le Marquis. - Non vraiment; je n'ai pas osé le lui dire. La Comtesse. - Et le tout par timidité. Oh! en vérité, c'est la pousser trop loin, et, toute amie des bienséances que je suis, je ne vous approuve pas; ce n'est pas se rendre justice. Le Marquis. - Elle est si sensée, que j'ai peur d'elle. Vous me conseillez donc de lui en parler? La Comtesse. - Eh! cela devrait être fait. Peut-être vous attend-elle. Vous dites qu'elle est sensée; que craignez-vous? Il est louable de penser modestement de soi; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, Marquis; parlez, tout ira bien. Le Marquis. - Hélas! si vous saviez qui c'est, vous ne m'exhorteriez pas tant. Que vous êtes heureuse de n'aimer rien, et de mépriser l'amour! La Comtesse. - Moi, mépriser ce qu'il y a au monde de plus naturel! cela ne serait pas raisonnable. Ce n'est pas l'amour, ce sont les amants, tels qu'ils sont la plupart, que je méprise, et non pas le sentiment qui fait qu'on aime, qui n'a rien en soi que de fort honnête, de fort permis, et de fort involontaire. C'est le plus doux sentiment de la vie; comment le haïrais-je? Non, certes, et il y a tel homme à qui je pardonnerais de m'aimer s'il me l'avouait avec cette simplicité de caractère que je louais tout à l'heure en vous. Le Marquis. - En effet, quand on le dit naïvement, comme on le sent... La Comtesse. - Il n'y a point de mal alors. On a toujours bonne grâce; voilà ce que pense. Je ne suis pas une âme sauvage. Le Marquis. - Ce serait bien dommage... Vous avez la plus belle santé! La Comtesse, à part. - Il est bien question de ma santé! Haut. C'est l'air de la campagne. Le Marquis. - L'air de la ville vous fait de même l'oeil le plus vif, le teint le plus frais! La Comtesse. - Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs sans y penser? Le Marquis. - Pourquoi sans y penser? Moi, j'y pense. La Comtesse. - Gardez-les pour la personne que vous aimez. Le Marquis. - Eh! si c'était vous, il n'y aurait que faire de les garder. La Comtesse. - Comment, si c'était moi! Est-ce de moi dont il s'agit? Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce une déclaration d'amour que vous me faites? Le Marquis. - Oh! Point du tout. La Comtesse. - Eh! de quoi vous avisez-vous donc de m'entretenir de ma santé? Qui est-ce qui ne s'y tromperait pas? Le Marquis. - Ce n'est que façon de parler je dis seulement qu'il est fâcheux que vous ne vouliez ni aimer, ni vous remarier, et que j'en suis mortifié, parce que je ne vois pas de femme qui peut convenir autant que vous. Mais je ne vous en dis mot, de peur de vous déplaire. La Comtesse. - Mais encore une fois, vous me parlez d'amour. Je ne me trompe pas c'est moi que vous aimez, vous me le dites en termes exprès. Le Marquis. - Hé bien, oui, quand ce serait vous, il n'est pas nécessaire de se fâcher. Ne dirait-on pas que tout est perdu? Calmez-vous; prenez que je n'aie rien dit. La Comtesse. - La belle chute! vous êtes bien singulier. Le Marquis. - Et vous de bien mauvaise humeur. Eh! tout à l'heure, à votre avis, on avait si bonne grâce à dire naïvement qu'on aime! Voyez comme cela réussit. Me voilà bien avancé! La Comtesse, à part. - Ne le voilà -t-il pas bien reculé? Haut. A qui en avez-vous? Je vous demande à qui vous parlez? Le Marquis. - A personne, Madame, à personne. Je ne dirai plus mot; êtes-vous contente? Si vous vous mettez en colère contre tous ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d'autres. La Comtesse, à part. - Quel original! Haut. Et qui est-ce qui vous querelle? Le Marquis. - Ah! la manière dont vous me refusez n'est pas douce. La Comtesse. - Allez, vous rêvez. Le Marquis. - Courage! Avec la qualité d'original dont vous venez de m'honorer tout bas, il ne me manquait plus que celle de rêveur; au surplus, je ne m'en plains pas. Je ne vous conviens point; qu'y faire? il n'y a plus qu'à me taire, et je me tairai. Adieu, Comtesse; n'en soyons pas moins bons amis, et du moins ayez la bonté de m'aider à me tirer d'affaire avec Hortense. La Comtesse, seule un moment comme il s'en va. - Quel homme! Celui-ci ne m'ennuiera pas du récit de mes rigueurs. J'aime les gens simples et unis; mais en vérité celui-là l'est trop. Scène XI Hortense, La Comtesse, Le Marquis Hortense, arrêtant le Marquis. - Monsieur le Marquis, je vous prie, ne vous en allez pas; nous avons à nous parler, et Madame peut être présente. Le Marquis. - Comme vous voudrez, Madame. Hortense. - Vous savez ce dont il s'agit? Le Marquis. - Non, je ne sais pas ce que c'est; je ne m'en souviens plus. Hortense. - Vous me surprenez! Je me flattais que vous seriez le premier à rompre le silence. Il est humiliant pour moi d'être obligée de vous prévenir. Avez-vous oublié qu'il y a un testament qui nous regarde? Le Marquis. - Oh! oui, je me souviens du testament. Hortense. - Et qui dispose de ma main en votre faveur? Le Marquis. - Oui, Madame, oui; il faut que je vous épouse, cela est vrai. Hortense. - Eh bien, Monsieur, à quoi vous déterminez-vous? Il est temps de fixer mon état. Je ne vous cache point que vous avez un rival; c'est le Chevalier, qui est parent de Madame, que je ne vous préfère pas, mais que je préfère à tout autre, et que j'estime assez pour en faire mon époux si vous ne devenez pas le mien; c'est ce que je lui ai dit jusqu'ici; et comme il m'assure avoir des raisons pressantes de savoir aujourd'hui même à quoi s'en tenir, je n'ai pu lui refuser de vous parler. Monsieur, le congédierai-je, ou non? Que voulez-vous que je lui dise? Ma main est à vous, si vous la demandez. Le Marquis. - Vous me faites bien de la grâce; je la prends, Mademoiselle. Hortense. - Est-ce votre coeur qui me choisit, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - N'êtes-vous pas assez aimable pour cela? Hortense. - Et vous m'aimez? Le Marquis. - Qui est-ce qui vous dit le contraire? Tout à l'heure j'en parlais à Madame. La Comtesse. - Il est vrai, c'était de vous dont il m'entretenait; il songeait à vous proposer ce mariage. Hortense. - Et vous disait-il aussi qu'il m'aimait? La Comtesse. - Il me semble que oui; du moins me parlait-il de penchant. Hortense. - D'où vient donc, Monsieur le Marquis, me l'avez-vous laissé ignorer depuis six semaines? Quand on aime, on en donne quelques marques, et dans le cas où nous sommes, vous aviez droit de vous déclarer. Le Marquis. - J'en conviens; mais le temps se passe; on est distrait; on ne sait pas si les gens sont de votre avis. Hortense. - Vous êtes bien modeste. Voilà qui est donc arrêté, et je vais l'annoncer au Chevalier qui entre. Scène XII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Hortense, allant au-devant du Chevalier pour lui dire un mot à part. - Il accepte ma main, mais de mauvaise grâce; ce n'est qu'une ruse, ne vous effrayez pas. Le Chevalier, à part. - Vous m'inquiétez. Haut. Eh bien! Madame, il ne me reste plus d'espérance, sans doute? Je n'ai pas dû m'attendre que Monsieur le Marquis pût consentir à vous perdre. Hortense. - Oui, Chevalier, je l'épouse; la chose est conclue, et le ciel vous destine à une autre qu'à moi. Le Marquis m'aimait en secret, et c'était, dit-il, par distraction qu'il ne me le déclarait pas. Par distraction! Le Chevalier. - J'entends; il avait oublié de vous le dire. Hortense. - Oui, c'est cela même; mais il vient de me l'avouer, et il l'avait confié à Madame. Le Chevalier. - Eh! que ne m'avertissiez-vous, Comtesse? J'ai cru quelquefois qu'il vous aimait vous-même. La Comtesse. - Quelle imagination! A propos de quoi me citer ici? Hortense. - Il y a eu des instants où je le soupçonnais aussi. La Comtesse. - Encore! Où est donc la plaisanterie, Hortense? Le Marquis. - Pour moi, je ne dis mot. Le Chevalier. - Vous me désespérez, Marquis. Le Marquis. - J'en suis fâché, mais mettez-vous à ma place; il y a un testament, vous le savez bien; je ne peux pas faire autrement. Le Chevalier. - Sans le testament, vous n'aimeriez peut-être pas autant que moi. Le Marquis. - Oh! vous me pardonnerez, je n'aime que trop. Hortense. - Je tâcherai de le mériter, Monsieur. A part, au Chevalier. Demandez qu'on presse notre mariage. Le Chevalier, à part, à Hortense. - N'est-ce pas trop risquer? Haut. Dans l'état où je suis, Marquis, achevez de me prouver que mon malheur est sans remède. Le Marquis. - La preuve s'en verra quand je l'épouserai. Je ne peux pas l'épouser tout à l'heure. Le Chevalier, d'un air inquiet. - Vous avez raison. A part, à Hortense. Il vous épousera. Hortense, à part, au Chevalier. - Vous gâtez tout. Au Marquis. J'entends bien ce que le Chevalier veut dire; c'est qu'il espère toujours que nous ne nous marierons pas, Monsieur le Marquis; n'est-ce pas, Chevalier? Le Chevalier. - Non, Madame, je n'espère plus rien. Hortense. - Vous m'excuserez; vous n'êtes pas convaincu, vous ne l'êtes pas; et comme il faut, m'avez-vous dit, que vous alliez demain à Paris pour y prendre des mesures nécessaires en cette occasion-ci, vous voudriez, avant que de partir, savoir bien précisément s'il ne vous reste plus d'espoir? Voilà ce que c'est; vous avez besoin d'une entière certitude? A part, au Chevalier. Dites qu'oui. Le Chevalier. - Mais oui. Hortense. - Monsieur le Marquis, nous ne sommes qu'à une lieue de Paris; il est de bonne heure; envoyez Lépine chercher un notaire, et passons notre contrat aujourd'hui, pour donner au Chevalier la triste conviction qu'il demande. La Comtesse. - Mais il me paraÃt que vous lui faites accroire qu'il la demande; je suis persuadée qu'il ne s'en soucie pas. Hortense, à part, au Chevalier. - Soutenez donc. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, un notaire me ferait plaisir. La Comtesse. - Voilà un sentiment bien bizarre! Hortense. - Point du tout. Ses affaires exigent qu'il sache à quoi s'en tenir; il n'y a rien de si simple, et il a raison; il n'osait le dire, et je le dis pour lui. Allez-vous envoyer Lépine, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - Comme il vous plaira. Mais qui est-ce qui songeait à avoir un notaire aujourd'hui? Hortense, au Chevalier. - Insistez. Le Chevalier. - Je vous en prie, Marquis. La Comtesse. - Oh! vous aurez la bonté d'attendre à demain, Monsieur le Chevalier; vous n'êtes pas si pressé; votre fantaisie n'est pas d'une espèce à mériter qu'on se gêne tant pour elle; ce serait ce soir ici un embarras qui nous dérangerait. J'ai quelques affaires; demain, il sera temps. Hortense, à part, au Chevalier. - Pressez. Le Chevalier. - Eh! Comtesse, de grâce. La Comtesse. - De grâce! L'hétéroclite prière! Il est donc bien ragoûtant de voir sa maÃtresse mariée à son rival? Comme Monsieur voudra, au reste! Le Marquis. - Il serait impoli de gêner Madame; au surplus, je m'en rapporte à elle; demain serait bon. Hortense. - Dès qu'elle y consent, il n'y a qu'à envoyer Lépine. Scène XIII La Comtesse, Hortense, Le Chevalier, Le Marquis, Lisette Hortense. - Voici Lisette qui entre; je vais lui dire de nous l'aller chercher. Lisette, on doit passer ce soir un contrat de mariage entre Monsieur le Marquis et moi; il veut tout à l'heure faire partir Lépine pour amener son notaire de Paris; ayez la bonté de lui dire qu'il vienne recevoir ses ordres. Lisette. - J'y cours, Madame. La Comtesse, l'arrêtant. - Où allez-vous? En fait de mariage, je ne veux ni m'en mêler, ni que mes gens s'en mêlent. Lisette. - Moi, ce n'est que pour rendre service. Tenez, je n'ai que faire de sortir; je le vois sur la terrasse. Elle appelle. Monsieur de Lépine! La Comtesse, à part. - Cette sotte! Scène XIV Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier, Hortense, Lépine, Lisette Lépine. - Qui est-ce qui m'appelle? Lisette. - Vite, vite, à cheval. Il s'agit d'un contrat de mariage entre Madame et votre maÃtre, et il faut aller à Paris chercher le notaire de Monsieur le Marquis. Lépine, au Marquis. - Le notaire! Ce qu'elle conte est-il vrai, Monsieur? nous avons la partie de chasse pour tantôt; je me suis arrangé pour courir le lièvre, et non pas le notaire. Le Marquis. - C'est pourtant le dernier qu'on veut. Lépine. - Ce n'est pas la peine que je voyage pour avoir le vôtre; je le compte pour mort. Ne le savez-vous pas? La fièvre le travaillait quand nous partÃmes, avec le médecin par-dessus; il en avait le transport au cerveau. Le Marquis. - Vraiment, oui; à propos, il était très malade. Lépine. - Il agonisait, sandis!... Lisette, d'un air indifférent. - Il n'y a qu'à prendre celui de Madame. La Comtesse. - Il n'y a qu'à vous taire; car si celui de Monsieur est mort, le mien l'est aussi. Il y a quelque temps qu'il me dit qu'il était le sien. Lisette, indifféremment, d'un air modeste. - Il me semble qu'il n'y a pas longtemps que vous lui avez écrit, Madame. La Comtesse. - La belle conséquence! Ma lettre a-t-elle empêché qu'il ne mourût? Il est certain que je lui ai écrit; mais aussi ne m'a-t-il point fait de réponse. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je commence à me rassurer. Hortense, lui souriant, à part. - Il y a plus d'un notaire à Paris. Lépine verra s'il se porte mieux. Depuis six semaines que nous sommes ici, il a eu le temps de revenir en bonne santé. Allez lui écrire un mot, Monsieur le Marquis, et priez-le, s'il ne peut venir, d'en indiquer un autre. Lépine ira se préparer pendant que vous écrirez. Lépine. - Non, Madame; si je monte à cheval, c'est autant de resté par les chemins. Je parlais de la partie de chasse; mais voici que je me sens mal, extrêmement mal; d'aujourd'hui je ne prendrai ni gibier, ni notaire. Lisette, en souriant négligemment. - Est-ce que vous êtes mort aussi? Lépine, en feignant la douleur. - Non, Mademoiselle; mais je vis souffrant et je ne pourrais fournir la course. Ahi! sans le respect de la compagnie, je ferais des cris perçants. Je me brisai hier d'une chute sur l'escalier; je roulai tout un étage, et je commençais d'en entamer un autre quand on me retint sur le penchant. Jugez de la douleur; je la sens qui m'enveloppe. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à prendre ma chaise. Dites-lui qu'il parte, Marquis. Le Marquis. - Ce garçon qui est tout froissé, qui a roulé un étage, je m'étonne qu'il ne soit pas au lit. Pars si tu peux, au reste. Hortense. - Allez, partez, Lépine; on n'est point fatigué dans une chaise. Lépine. - Vous dirai-je le vrai, Mademoiselle? obligez-moi de me dispenser de la commission. Monsieur traite avec vous de sa ruine; vous ne l'aimez point, Madame; j'en ai connaissance, et ce mariage ne peut être que fatal; je me ferais un reproche d'y avoir part. Je parle en conscience. Si mon scrupule déplaÃt, qu'on me dise Va-t'en; qu'on me casse, je m'y soumets; ma probité me console. La Comtesse. - Voilà ce qu'on appelle un excellent domestique! ils sont bien rares! Le Marquis, à Hortense. - Vous l'entendez. Comment voulez-vous que je m'y prenne avec cet opiniâtre? Quand je me fâcherais, il n'en sera ni plus ni moins. Il faut donc le chasser. A Lépine. Retire-toi. Hortense. - On se passera de lui. Allez toujours écrire; un de mes gens portera la lettre, ou quelqu'un du village. Scène XV Hortense, Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier Hortense. - Ah! çà , vous allez faire votre billet; j'en vais écrire un qu'on laissera chez moi en passant. Le Marquis. - Oui-da; mais consultez-vous; si par hasard vous ne m'aimiez pas, tant pis; car j'y vais de bon eu. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Vous le poussez trop. Hortense, à part. - Paix! Haut. Tout est consulté, Monsieur; adieu. Chevalier, vous voyez bien qu'il ne m'est plus permis de vous écouter. Le Chevalier. - Adieu, Mademoiselle; je vais me livrer à la douleur où vous me laissez. Scène XVI Le Marquis, consterné, La Comtesse Le Marquis. - Je n'en reviens point! C'est le diable qui m'en veut. Vous voulez que cette fille-là m'aime? La Comtesse. - Non; mais elle est assez mutine pour vous épouser. Croyez-moi, terminez avec elle. Le Marquis. - Si je lui offrais cent mille francs? Mais ils ne sont pas prêts; je ne les ai point. La Comtesse. - Que cela ne vous retienne pas; je vous les prêterai, moi; je les ai à Paris. Rappelez-les; votre situation me fait de la peine. Courez, je les vois encore tous deux. Le Marquis. - Je vous rends mille grâces. Il appelle. Madame! Monsieur le Chevalier! Scène XVII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Voulez-vous bien revenir? J'ai un petit mot à vous communiquer. Hortense. - De quoi s'agit-il donc? Le Chevalier. - Vous me rappelez aussi; dois-je en tirer un bon augure? Hortense. - Je croyais que vous alliez écrire. Le Marquis. - Rien n'empêche. Mais c'est que j'ai une proposition à vous faire, et qui est tout à fait raisonnable. Hortense. - Une proposition, Monsieur le Marquis? Vous m'avez donc trompée? Votre amour n'est pas aussi vrai que vous me l'avez dit. Le Marquis. - Que diantre voulez-vous? On prétend aussi que vous ne m'aimez point; cela me chicane. Hortense. - Je ne vous aime pas encore, mais je vous aimerai. Et puis, Monsieur, avec de la vertu, on se passe d'amour pour un mari. Le Marquis. - Oh! je serais un mari qui ne s'en passerait pas, moi. Nous ne gagnerions, à nous marier, que le loisir de nous quereller à notre aise, et ce n'est pas là une partie de plaisir bien touchante; ainsi, tenez, accommodons-nous plutôt. Partageons le différend en deux; il y a deux cent mille francs sur le testament; prenez-en la moitié, quoique vous ne m'aimiez pas, et laissons là tous les notaires, tant vivants que morts. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je ne crains plus rien. Hortense. - Vous n'y pensez pas, Monsieur; cent mille francs ne peuvent entrer en comparaison avec l'avantage de vous épouser, et vous ne vous évaluez pas ce que vous valez. Le Marquis. - Ma foi, je ne les vaux pas quand je suis de mauvaise humeur, et je vous annonce que j'y serai toujours. Hortense. - Ma douceur naturelle me rassure. Le Marquis. - Vous ne voulez donc pas? Allons notre chemin; vous serez mariée. Hortense. - C'est le plus court et je m'en retourne. Le Marquis. - Ne suis-je pas bien malheureux d'être obligé de donner la moitié d'une pareille somme à une personne qui ne se soucie pas de moi? Il n'y a qu'à plaider, Madame; nous verrons un peu si on me condamnera à épouser une fille qui ne m'aime pas. Hortense. - Et moi je dirai que je vous aime; qui est-ce qui me prouvera le contraire dès que je vous accepte? Je soutiendrai que c'est vous qui ne m'aimez pas, et qui même, dit-on, en aime une autre. Le Marquis. - Du moins, en tout cas, ne la connaÃt-on point comme on connaÃt le Chevalier? Hortense. - Tout de même, Monsieur; je la connais, moi. La Comtesse. - Eh! finissez, Monsieur, finissez. Ah! l'odieuse contestation! Hortense. - Oui, finissons. Je vous épouserai, Monsieur; il n'y a que cela à dire. Le Marquis. - Eh bien! et moi aussi, Madame, et moi aussi. Hortense. - Epousez donc. Le Marquis. - Oui, parbleu! j'en aurai le plaisir; il faudra bien que l'amour vous vienne; et, pour début de mariage, je prétends, s'il vous plaÃt, que Monsieur le Chevalier ait la bonté d'être notre ami de loin. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Ceci ne vaut rien; il se pique. Hortense, au Chevalier. - Taisez-vous. Au Marquis. Monsieur le Chevalier me connaÃt assez pour être persuadé qu'il ne me verra plus. Adieu, Monsieur; je vais écrire mon billet; tenez le vôtre prêt; ne perdons point de temps. La Comtesse. - Oh! pour votre contrat, je vous certifie que vous irez le signer où il vous plaira, mais que ce ne sera pas chez moi. C'est s'égorger que se marier comme vous faites, et je ne prêterai jamais ma maison pour une si funeste cérémonie; vos fureurs iront se passer ailleurs, si vous le trouvez bon. Hortense. - Eh bien! Comtesse, la Marquise est votre voisine; nous irons chez elle. Le Marquis. - Oui, si j'en suis d'avis; car, enfin, cela dépend de moi. Je ne connais point votre Marquise. Hortense, en s'en allant. - N'importe, vous y consentirez, Monsieur. Je vous quitte. Le Chevalier, en s'en allant. - A tout ce que je vois, mon espérance renaÃt un peu. Scène XVIII La Comtesse, Le Marquis, Le Chevalier La Comtesse, arrêtant le Chevalier. - Restez, Chevalier; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime? Le mariage ne vous fait-il pas trembler? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraie. Le Chevalier, avec un effroi hypocrite. - C'est une chose affreuse! il n'y a point d'exemple de cela. Le Marquis. - Je ne m'en soucie guère; elle sera ma femme, mais en revanche je serai son mari; c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinée dans son appartement; pas plus de façon. Je suis piqué, je ne donnerais pas cela de plus. La Comtesse. - Pour moi, je serais d'avis qu'on les empêchât absolument de s'engager; et un notaire honnête homme, s'il était instruit, leur refuserait tout net son ministère. Je les enfermerais si j'étais la maÃtresse. Hortense peut-elle se sacrifier à un aussi vil intérêt? Vous qui êtes né généreux, Chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la; faites-lui, par pitié, entendre raison, si ce n'est par amour. Je suis sûre qu'elle ne marchande si vilainement qu'à cause de vous. Le Chevalier, à part. - Il n'y a plus de risque à tenir bon. Haut. Que voulez-vous que j'y fasse, Comtesse? Je n'y vois point de remède. La Comtesse. - Comment? que dites-vous? Il faut que j'aie mal entendu; car je vous estime. Le Chevalier. - Je dis que je ne puis rien là -dedans, et que c'est ma tendresse qui me défend de la résoudre à ce que vous souhaitez. La Comtesse. - Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-là ? Le Chevalier. - Oui, Madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'épouse, elle ne le serait pas assez avec la fortune que j'ai; la douceur de notre union s'altérerait; je la verrais se repentir de m'avoir épousé, de n'avoir pas épousé Monsieur, et c'est à quoi je ne m'exposerai point. La Comtesse. - On ne peut vous répondre qu'en haussant les épaules. Est-ce vous qui me parlez, Chevalier? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Comtesse. - Vous avez donc l'âme mercenaire aussi, mon petit cousin? je ne m'étonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Oui, vous êtes digne d'elle; vos coeurs sont bien assortis. Ah! l'horrible façon d'aimer! Le Chevalier. - Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne. La Comtesse. - Ah! Monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse; vous le profanez. Le Chevalier. - Mais... La Comtesse. - Vous me scandalisez, vous dis-je. Vous êtes mon parent malheureusement, mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte? Vous parlez de votre fortune, je la connais; elle vous met fort en état de supporter le retranchement d'une aussi misérable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais être que mal acquise. Ah ciel! moi qui vous estimais! Quelle avarice sordide! Quel coeur sans sentiment! Et de pareils gens disent qu'ils aiment! Ah! le vilain amour! Vous pouvez vous retirer; je n'ai plus rien à vous dire. Le Marquis, brusquement. - Ni moi non plus rien à entendre. Le billet va partir; vous avez encore trois heures à entretenir Hortense, après quoi j'espère qu'on ne vous verra plus. Le Chevalier. - Monsieur, le contrat signé, je pars. Pour vous, Comtesse, quand vous y penserez bien sérieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice. La Comtesse. - Ah! non; voilà qui est fini, je ne saurais le mépriser davantage. Scène XIX Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Eh bien! suis-je assez à plaindre? La Comtesse. - Eh! Monsieur, délivrez-vous d'elle et donnez-lui les deux cent mille francs. Le Marquis. - Deux cent mille francs plutôt que de l'épouser! Non, parbleu! je n'irai pas m'incommoder jusque-là ; je ne pourrais pas les trouver sans me déranger. La Comtesse, négligemment. - Ne vous ai-je pas dit que j'ai justement la moitié de cette somme-là toute prête? A l'égard du reste, on tâchera de vous la faire. Le Marquis. - Eh! quand on emprunte, ne faut-il pas rendre? Si vous aviez voulu de moi, à la bonne heure; mais dès qu'il n'y a rien à faire, je retiens la demoiselle; elle serait trop chère à renvoyer. La Comtesse. - Trop chère! Prenez donc garde, vous parlez comme eux. Seriez-vous capable de sentiments si mesquins? Il vaudrait mieux qu'il vous en coûtât tout votre bien que de la retenir, puisque vous ne l'aimez pas, Monsieur. Le Marquis. - Eh! en aimerais-je une autre davantage? A l'exception de vous, toute femme m'est égale; brune, blonde, petite ou grande, tout cela revient au même, puisque je ne vous ai pas, que je ne puis vous avoir, et qu'il n'y a que vous que j'aimais. La Comtesse. - Voyez donc comment vous ferez; car enfin, est-ce une nécessité que je vous épouse à cause de la situation désagréable où vous êtes? En vérité, cela me paraÃt bien fort, Marquis. Le Marquis. - Oh! je ne dis pas que ce soit une nécessité; vous me faites plus ridicule que je ne le suis. Je sais bien que vous n'êtes obligée à rien. Ce n'est pas votre faute si je vous aime, et je ne prétends pas que vous m'aimiez; je ne vous en parle point non plus. La Comtesse, impatiente et d'un ton sérieux. - Vous faites fort bien, Monsieur; votre discrétion est tout à fait raisonnable; je m'y attendais, et vous avez tort de croire que je vous fais plus ridicule que vous ne l'êtes. Le Marquis. - Tout le mal qu'il y a, c'est que j'épouserai cette fille-ci avec un peu plus de peine que je n'en aurais eu sans vous. Voilà toute l'obligation que je vous ai. Adieu, Comtesse. La Comtesse. - Adieu, Marquis; vous vous en allez donc gaillardement comme cela, sans imaginer d'autre expédient que ce contrat extravagant! Le Marquis. - Eh! quel expédient? Je n'en savais qu'un qui n'a pas réussi, et je n'en sais plus. Je suis votre très humble serviteur. Il se retire en faisant plusieurs révérences. La Comtesse. - Bonsoir, Monsieur. Ne perdez point de temps en révérences, la chose presse. Scène XX La Comtesse La Comtesse, quand il est parti. - Qu'on me dise en vertu de quoi cet homme-là s'est mis dans la tête que je ne l'aime point! Je suis quelquefois, par impatience, tentée de lui dire que je l'aime, pour lui montrer qu'il n'est qu'un idiot. Il faut que je me satisfasse. Scène XXI Lépine, La Comtesse Lépine. - Puis-je prendre la licence de m'approcher de Madame la Comtesse? La Comtesse. - Qu'as-tu à me dire? Lépine. - De nous rendre réconciliés, Monsieur le Marquis et moi. La Comtesse. - Il est vrai qu'avec l'esprit tourné comme il l'a, il est homme à te punir de l'avoir bien servi. Lépine. - J'ai le contentement que vous avez approuvé mon refus de partir. Il vous a semblé que j'étais un serviteur excellent; Madame, ce sont les termes de la louange dont votre justice m'a gratifié. La Comtesse. - Oui, excellent, je le dis encore. Lépine. - C'est cependant mon excellence qui fait aujourd'hui que je chancelle dans mon poste. Tout estimé que je suis de la plus aimable Comtesse, elle verra qu'on me supprime. La Comtesse. - Non, non, il n'y a pas d'apparence. Je parlerai pour toi. Lépine. - Madame, enseignez à Monsieur le Marquis le mérite de mon procédé. Ce notaire me consternait dans l'excès de mon zèle, je l'ai fait malade, je l'ai fait mort; je l'aurais enterré, sandis, le tout par affection, et néanmoins on me gronde! S'approchant de la Comtesse d'un air mystérieux. Je sais au demeurant que Monsieur le Marquis vous aime; Lisette le sait; nous l'avions même priée de vous en toucher deux mots pour exciter votre compassion, mais elle a craint la diminution de ses petits profits. La Comtesse. - Je n'entends pas ce que cela veut dire. Lépine. - Le voici au net. Elle prétend que votre état de veuve lui rapporte davantage que ne ferait votre état de femme en puissance d'époux, que vous lui êtes plus profitable, autrement dit, plus lucrative. La Comtesse. - Plus lucrative! c'était donc là le motif de ses refus? Lisette est une jolie petite personne! Lépine. - Cette prudence ne vous rit pas, elle vous répugne; votre belle âme de comtesse s'en scandalise; mais tout le monde n'est pas comtesse; c'est une pensée de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude. Se fâche-t-on qu'une fourmi rampe? La médiocrité de l'état fait que les pensées sont médiocres. Lisette n'a point de bien, et c'est avec de petits sentiments qu'on en amasse. La Comtesse. - L'impertinente! La voici. Va, laisse-nous; je te raccommoderai avec ton maÃtre; dis-lui que je le prie de me venir parler. Scène XXII Lisette, La Comtesse, Lépine Lépine, à Lisette, en sortant. - Mademoiselle, vous allez trouver le temps orageux; mais ce n'est qu'une gentillesse de ma façon pour obtenir votre coeur. Lénine part. Scène XXIII Lisette, La Comtesse Lisette, en s'approchant. - Que veut-il dire? La Comtesse. - Ah! c'est donc vous? Lisette. - Oui, Madame; et la poste n'était point partie. Eh bien! que vous a dit le Marquis? La Comtesse. - Vous méritez bien que je l'épouse! Lisette. - Je ne sais pas en quoi je le mérite; mais ce qui est de certain, c'est que, toute réflexion faite, je venais pour vous le conseiller. A part. Il faut céder au torrent. La Comtesse. - Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils? Lisette. - Qu'est-ce que c'est que mes profits? La Comtesse. - Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avais un mari, avez-vous dit à Lépine. Penserait-on que je serai peut-être obligée de me remarier, pour échapper à la fourberie et aux services intéressés de mes domestiques? Lisette. - Ah! le coquin! il m'a donc tenu parole. Vous ne savez pas qu'il m'aime, Madame; que par là il a intérêt que vous épousiez son maÃtre; et, comme j'ai refusé de vous parler en faveur du Marquis, Lépine a cru que je le desservais auprès de vous; il m'a dit que je m'en repentirais; et voilà comme il s'y prend! Mais, en bonne foi, me reconnaissez-vous au discours qu'il me fait tenir? Y a-t-il même du bon sens? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariée? En serez-vous moins bonne, moins généreuse? La Comtesse. - Je ne pense pas. Lisette. - Surtout avec le Marquis, qui, de son côté, est le meilleur homme du monde? Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrais? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore espérer les siens. La Comtesse. - Sans difficulté. Lisette. - Et enfin, je pense si différemment, que je venais actuellement, comme je vous l'ai dit, tâcher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge nécessaire. La Comtesse. - Voilà qui est bien, je vous crois. Je ne savais pas que Lépine vous aimait; et cela change tout, c'est un article qui vous justifie. Lisette. - Oui; mais on vous prévient bien aisément contre moi, Madame; vous ne rendez guère justice à mon attachement pour vous. La Comtesse. - Tu te trompes; je sais ce que tu vaux, et je n'étais pas si persuadée que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu voulais me dire? Lisette. - Que je songeais que le Marquis est un homme estimable. La Comtesse. - Sans contredit, je n'ai jamais pensé autrement. Lisette. - Un homme avec qui vous aurez l'agrément d'avoir un ami sûr, sans avoir de maÃtre. La Comtesse. - Cela est encore vrai; ce n'est pas là ce que je dispute. Lisette. - Vos affaires vous fatiguent. La Comtesse. - Plus que je ne puis dire; je les entends mal, et je suis une paresseuse. Lisette. - Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent à votre santé. La Comtesse. - Je n'ai connu mes migraines que depuis mon veuvage. Lisette. - Procureurs, avocats, fermiers, le Marquis vous délivrerait de tous ces gens-là . La Comtesse. - Je t'avoue que tu as réfléchi là -dessus plus sûrement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes. Lisette. - Savez-vous bien que c'est peut-être le seul homme qui vous convienne? La Comtesse. - Il faut donc que j'y rêve. Lisette. - Vous ne vous sentez point de l'éloignement pour lui? La Comtesse. - Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion; mais je n'ai rien dans le coeur qui lui soit contraire. Lisette. - Eh! n'est-ce pas assez, vraiment! De la passion! Si, pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve; et à proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'épouser, c'est son caractère. La Comtesse. - Qui est admirable, j'en conviens. Lisette. - Et puis, voyez le service que vous lui rendrez chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par désespoir que par intérêt! La Comtesse. - Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut. Lisette. - Surtout quand il n'en coûte rien au coeur. La Comtesse. - D'accord. On peut dire assurément que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant. Lisette. - D'où vient donc? Ne vous a-t-il pas parlé de son amour? La Comtesse. - Oui, il m'a dit qu'il m'aimait, et mon premier mouvement a été d'en paraÃtre étonnée; c'était bien le moins. Sais-tu ce qui est arrivé? Qu'il a pris mon étonnement pour de la colère. Il a commencé par établir que je ne pouvais pas le souffrir. En un mot, je le déteste, je suis furieuse contre son amour; voilà d'où il part; moyennant quoi je ne saurais le désabuser sans lui dire Monsieur, vous ne savez ce que vous dites. Ce serait me jeter à sa tête; aussi n'en ferai-je rien. Lisette. - Oh! c'est une autre affaire vous avez raison; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'à le laisser là . La Comtesse. - Bon! tu veux que je l'épouse, tu veux que je le laisse là ; tu me promènes d'une extrémité à l'autre. Eh! peut-être n'a-t-il pas tant de tort, et que c'est ma faute. Je lui réponds quelquefois avec aigreur. Lisette. - J'y pensais c'est ce que j'allais vous dire. Voulez-vous que j'en parle à Lépine, et que je lui insinue de l'encourager? La Comtesse. - Non, je te le défends, Lisette, à moins que je n'y sois pour rien. Lisette. - Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez, c'est moi. La Comtesse. - En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'épouse, c'est à toi à qui il en aura l'obligation; et je prétends qu'il le sache, afin qu'il t'en récompense. Lisette. - Comme il vous plaira, Madame. La Comtesse. - A propos, cette robe brune qui me déplaÃt, l'as-tu prise? J'ai oublié de te dire que je te la donne. Lisette. - Voyez comme votre mariage diminuera mes profits. Je vous quitte pour chercher Lépine, mais ce n'est pas la peine; je vois le Marquis, et je vous laisse. Scène XXIV Le Marquis, La Comtesse Le Marquis, à part, sans voir la Comtesse. - Voici cette lettre que je viens de faire pour le notaire, mais je ne sais pas si elle partira; je ne suis pas d'accord avec moi-même. A la Comtesse. On dit que vous souhaitez me parler, Comtesse? La Comtesse. - Oui, c'est en faveur de Lépine. Il n'a voulu que vous rendre service; il craint que vous ne le congédiiez, et vous m'obligerez de le garder; c'est une grâce que vous ne me refuserez pas, puisque vous dites que vous m'aimez. Le Marquis. - Vraiment oui, je vous aime, et ne vous aimerai encore que trop longtemps. La Comtesse. - Je ne vous en empêche pas. Le Marquis. - Parbleu! je vous en défierais, puisque je ne saurais m'en empêcher moi-même. La Comtesse, riant. - Ah! ah! ah! Ce ton brusque me fait rire. Le Marquis. - Oh! oui, la chose est fort plaisante! La Comtesse. - Plus que vous ne pensez. Le Marquis. - Ma foi, je pense que je voudrais ne vous avoir jamais vue. La Comtesse. - Votre inclination s'explique avec des grâces infinies. Le Marquis. - Bon! des grâces! A quoi me serviraient-elles? N'a-t-il pas plu à votre coeur de me trouver haïssable? La Comtesse. - Que vous êtes impatientant avec votre haine! Eh! quelles preuves avez-vous de la mienne? Vous n'en avez que de ma patience à écouter la bizarrerie des discours que vous me tenez toujours. Vous ai-je jamais dit un mot de ce que vous m'avez fait dire, ni que vous me fâchiez, ni que je vous hais, ni que je vous raille? Toutes visions que vous prenez, je ne sais comment, dans votre tête, et que vous vous figurez venir de moi; visions que vous grossissez, que vous multipliez à chaque fois que vous me répondez ou que vous croyez me répondre; car vous êtes d'une maladresse! Ce n'est non plus à moi que vous répondez, qu'à qui ne vous parla jamais; et cependant Monsieur se plaint! Le Marquis. - C'est que Monsieur est un extravagant. La Comtesse. - C'est du moins le plus insupportable homme que je connaisse. Oui, vous pouvez être persuadé qu'il n'y a rien de si original que vos conversations avec moi, de si incroyable! Le Marquis. - Comme votre aversion m'accommode! La Comtesse. - Vous allez voir. Tenez; vous dites que vous m'aimez, n'est-ce pas? Et je vous crois. Mais voyons, que souhaiteriez-vous que je vous répondisse? Le Marquis. - Ce que je souhaiterais? Voilà qui est bien difficile à deviner. Parbleu, vous le savez de reste. La Comtesse. - Eh bien! ne l'ai-je pas dit? Est-ce là me répondre? Allez, Monsieur, je ne vous aimerai jamais, non, jamais. Le Marquis. - Tant pis, Madame, tant pis; je vous prie de trouver bon que j'en sois fâché. La Comtesse. - Apprenez donc, lorsqu'on dit aux gens qu'on les aime, qu'il faut du moins leur demander ce qu'ils en pensent. Le Marquis. - Quelle chicane vous me faites! La Comtesse. - Je n'y saurais tenir; adieu. Elle veut s'en aller. Le Marquis, la retenant. - Eh bien! Madame, je vous aime; qu'en pensez-vous? et encore une fois, qu'en pensez-vous? La Comtesse. - Ah! ce que j'en pense? Que je le veux bien, Monsieur; et encore une fois, que je le veux bien; car, si je ne m'y prenais pas de cette façon, nous ne finirions jamais. Le Marquis, charmé. - Ah! Vous le voulez bien? Ah! je respire, Comtesse, donnez-moi votre main, que je la baise. Il baise avec transport la main de la Comtesse. Scène XXV et dernière La Comtesse, Le Marquis, Hortense, Le Chevalier, Lisette, Lépine Hortense. - Votre billet est-il prêt, Marquis? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble? Le Marquis. - Oui; c'est pour la remercier du peu de regret que j'ai aux deux cent mille francs que je vous donne. Hortense. - Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre. Le Chevalier. - Nous voilà donc contents. Que je vous embrasse, Marquis. A la Comtesse. Comtesse, voilà le dénouement que nous attendions. La Comtesse, en s'en allant. - Eh bien! vous n'attendrez plus. Lisette, à Lépine. - Maraud! je crois en effet qu'il faudra que je t'épouse. Lépine. - Je l'avais entrepris. Fin Les Fausses confidences Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 16 mars 1737 Acteurs Araminte, fille de Madame Argante. Dorante, neveu de Monsieur Remy. Monsieur Remy, procureur. Madame Argante. Arlequin, valet d'Araminte. Dubois, ancien valet de Dorante. Marton, suivante d'Araminte. Le Comte. Un domestique parlant. Un garçon joaillier. La scène est chez Madame Argante. Acte premier Scène première Dorante, Arlequin Arlequin, introduisant Dorante. - Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre. Dorante. - Je vous suis obligé. Arlequin. - Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne; nous discourrons en attendant. Dorante. - Je vous remercie; ce n'est pas la peine, ne vous détournez point. Arlequin. - Voyez, Monsieur, n'en faites pas de façon nous avons ordre de Madame d'être honnête, et vous êtes témoin que je le suis. Dorante. - Non, vous dis-je, je serai bien aise d'être un moment seul. Arlequin. - Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie. Scène II Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystère. Dorante. - Ah! te voilà ? Dubois. - Oui, je vous guettais. Dorante. - J'ai cru que je ne pourrais me débarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas encore venu? Dubois. - Non mais voici l'heure à peu près qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et regarde. N'y a-t-il là personne qui nous voie ensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. Dorante. - Je ne vois personne. Dubois. - Vous n'avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent? Dorante. - Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d'intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adressé à lui il la prévint hier; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me présenterait à elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n'aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu'à personne, il me paraÃt extravagant, à moi qui m'y prête. Je n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu même te bien récompenser de ton zèle; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune! en vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive. Dubois. - Laissons cela, Monsieur; tenez, en un mot, je suis content de vous; vous m'avez toujours plu; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore à votre service. Dorante. - Quand pourrai-je reconnaÃtre tes sentiments pour moi? Ma fortune serait la tienne; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'être renvoyé demain. Dubois. - Eh bien, vous vous en retournerez. Dorante. - Cette femme-ci a un rang dans le monde; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien? Dubois. - Point de bien! votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame. Dorante. - Quelle chimère! Dubois. - Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. Dorante. - Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. Dubois. - Ah! vous en avez bien soixante pour le moins. Dorante. - Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable? Dubois. - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez? Dorante. - Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble! Dubois. - Oh! vous m'impatientez avec vos terreurs eh que diantre! un peu de confiance; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions; toutes nos mesures sont prises; je connais l'humeur de ma maÃtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maÃtre, et il parlera adieu; je vous quitte; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Remy; nous voilà embarqués poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. A propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste. Scène III Monsieur Remy, Dorante Monsieur Remy. - Bonjour, mon neveu; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir, on est allé l'avertir. La connaissez-vous? Dorante. - Non, monsieur, pourquoi me le demandez-vous? Monsieur Remy. - C'est qu'en venant ici, j'ai rêvé à une chose... Elle est jolie, au moins. Dorante. - Je le crois. Monsieur Remy. - Et de fort bonne famille c'est moi qui ai succédé à son père; il était fort ami du vôtre; homme un peu dérangé; sa fille est restée sans bien; la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise; vous allez être tous deux dans la même maison; je suis d'avis que vous l'épousiez qu'en dites-vous? Dorante. - Eh!... mais je ne pensais pas à elle. Monsieur Remy. - Eh bien, je vous avertis d'y penser; tâchez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espérance. Vous êtes mon héritier; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier je n'en ai point d'envie; mais cette envie-là vient tout d'un coup il y a tant de minois qui vous la donnent; avec une femme on a des enfants, c'est la coutume; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous ôterai demain peut-être. Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, et c'est aussi à quoi je vais travailler. Monsieur Remy. - Je vous y exhorte. Voici Mademoiselle Marton éloignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve. Dorante s'écarte un peu. Scène IV Monsieur Remy, Marton, Dorante Marton. - Je suis fâchée, Monsieur, de vous avoir fait attendre; mais j'avais affaire chez Madame. Monsieur Remy. - Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ? Montrant Dorante. Marton, riant. - Eh! par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise? Monsieur Remy. - C'est qu'il est mon neveu. Marton. - Eh bien! ce neveu-là est bon à montrer; il ne dépare point la famille. Monsieur Remy. - Tout de bon? C'est de lui dont j'ai parlé à Madame pour intendant, et je suis charmé qu'il vous revienne il vous a déjà vue plus d'une fois chez moi quand vous y êtes venue; vous en souvenez-vous? Marton. - Non, je n'en ai point d'idée. Monsieur Remy. - On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu'il me dit la première fois qu'il vous vit? Quelle est cette jolie fille-là ? Marton sourit. Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aimeraient-ils pas? En voilà un qui ne demande pas mieux; c'est un coeur qui se présente bien. Dorante, embarrassé. - Il n'y a rien là de difficile à croire. Monsieur Remy. - Voyez comme il vous regarde; vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette. Marton. - J'en suis persuadée; Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir. Monsieur Remy. - Bon, bon! il faudra! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu. Marton, riant. - Je craindrais d'aller trop vite. Dorante. - Vous importunez Mademoiselle, Monsieur. Marton, riant. - Je n'ai pourtant pas l'air si indocile. Monsieur Remy, joyeux. - Ah! je suis content, vous voilà d'accord. Oh! ça, mes enfants il leur prend les mains à tous deux, je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma nièce. Il sort. Marton, riant. - Adieu donc, mon oncle. Scène V Marton, Dorante Marton. - En vérité, tout ceci a l'air d'un songe. Comme Monsieur Remy expédie! Votre amour me paraÃt bien prompt, sera-t-il aussi durable? Dorante. - Autant l'un que l'autre, Mademoiselle. Marton. - Il s'est trop hâté de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens, ayez la bonté d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne. Dorante. - Volontiers, Mademoiselle. Marton, en le voyant sortir. - J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre. Scène VI Araminte, Marton Araminte. - Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce à vous à qui il en veut? Marton. - Non, Madame, c'est à vous-même. Araminte, d'un air assez vif. - Eh bien, qu'on le fasse venir; pourquoi s'en va-t-il? Marton. - C'est qu'il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de Monsieur Remy, celui qu'il vous a proposé pour homme d'affaires. Araminte. - Ah! c'est là lui! Il a vraiment très bonne façon. Marton. - Il est généralement estimé, je le sais. Araminte. - Je n'ai pas de peine à le croire il a tout l'air de le mériter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre; n'en dira-t-on rien? Marton. - Et que voulez-vous qu'on dise? Est-on obligé de n'avoir que des intendants mal faits? Araminte. - Tu as raison. Dis-lui qu'il revienne. Il n'était pas nécessaire de me préparer à le recevoir dès que c'est Monsieur Remy qui me le donne, c'en est assez; je le prends. Marton, comme s'en allant. - Vous ne sauriez mieux choisir. Et puis revenant. Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m'a chargée de vous en parler. Araminte. - Cela est inutile. Il n'y aura point de dispute là -dessus. Dès que c'est un honnête homme, il aura lieu d'être content. Appelez-le. Marton, hésitant à partir. - On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n'est-ce pas? Araminte. - Oui, comme il voudra; qu'il vienne. Marton va dans la coulisse. Scène VII Dorante, Araminte, Marton Marton. - Monsieur Dorante, Madame vous attend. Araminte. - Venez, Monsieur; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui; mais je m'en tiens à vous. Dorante. - J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre. Marton. - Madame n'a pas deux paroles. Araminte. - Non, Monsieur; c'est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous êtes au fait des affaires apparemment; vous y avez travaillé? Dorante. - Oui, Madame; mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même. Araminte. - C'est-à -dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et même au-dessus du parti que vous prenez? Dorante. - Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne. Araminte. - Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez; et si, dans les suites, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point. Marton. - Voilà Madame je la reconnais. Araminte. - Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes gens sans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge; car vous n'avez que trente ans tout au plus? Dorante. - Pas tout à fait encore, Madame. Araminte. - Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. Dorante. - Je commence à l'être aujourd'hui, Madame. Araminte. - On vous montrera l'appartement que je vous destine; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton? Marton. - Il n'y a qu'à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l'entrée de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez à Madame. Scène VIII Araminte, Dorante, Marton, Arlequin, un domestique Arlequin. - Me voilà , Madame. Araminte. - Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur; vous le servirez; je vous donne à lui. Arlequin. - Comment, Madame, vous me donnez à lui! Est-ce que je ne serai plus à moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus? Marton. - Quel benêt! Araminte. - J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras. Arlequin, comme pleurant. - Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congé je n'ai pas mérité ce traitement; je l'ai toujours servie à faire plaisir. Araminte. - Je ne te donne point ton congé, je te payerai pour être à Monsieur. Arlequin. - Je représente à Madame que cela ne serait pas juste je ne donnerai pas ma peine d'un côté, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages; autrement je friponnerais, Madame. Araminte. - Je désespère de lui faire entendre raison. Marton. - Tu es bien sot! quand je t'envoie quelque part ou que je te dis fais telle ou telle chose, n'obéis-tu pas? Arlequin. - Toujours. Marton. - Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de Madame et par son ordre. Arlequin. - Ah! c'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame. Marton. - Voilà ce que c'est. Arlequin. - Vous voyez bien que cela méritait explication. Un domestique. - Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, Madame. Araminte. - Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j'ai à vous parler d'une affaire; ne vous éloignez pas. Scène IX Dorante, Marton, Arlequin Arlequin. - Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l'un à l'autre, et vous avez le pas sur moi? Je sera le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre. Marton. - Ce faquin avec ses comparaisons! Va-t'en. Arlequin. - Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous a-t-on donné ordre d'être servi gratis? Dorante rit. Marton. - Allons, laisse-nous. Madame te payera; n'est-ce pas assez? Arlequin. - Pardi, Monsieur, je ne vous coûterai donc guère? On ne saurait avoir un valet à meilleur marché. Dorante. - Arlequin a raison. Tiens, voilà d'avance ce que je te donne. Arlequin. - Ah! voilà une action de maÃtre. A votre aise le reste. Dorante. - Va boire à ma santé. Arlequin, s'en allant. - Oh! s'il ne faut que boire afin qu'elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente. A part. Le gracieux camarade qui m'est venu là par hasard! Scène X Dorante, Marton, Madame Argante, qui arrive un instant après. Marton. - Vous avez lieu d'être satisfait de l'accueil de Madame; elle paraÃt faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdons point. Mais voici Madame Argante; je vous avertis que c'est sa mère, et je devine à peu près ce qui l'amène. Madame Argante, femme brusque et vaine. - Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m'a-t-elle dit j'en suis fâchée; cela n'est point obligeant pour Monsieur le Comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre, et les voir tous deux. D'où vient préférer celui-ci? Quelle espèce d'homme est-ce? Marton. - C'est Monsieur, Madame. Madame Argante. - Hé! c'est Monsieur! Je ne m'en serais pas doutée; il est bien jeune. Marton. - A trente ans, on est en âge d'être intendant de maison, Madame. Madame Argante. - C'est selon. Etes-vous arrêté, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Madame Argante. - Et de chez qui sortez-vous? Dorante. - De chez moi, Madame je n'ai encore été chez personne. Madame Argante. - De chez vous! Vous allez donc faire ici votre apprentissage? Marton. - Point du tout. Monsieur entend les affaires; il est fils d'un père extrêmement habile. Madame Argante, à Marton, à part. - Je n'ai pas grande opinion de cet homme-là . Est-ce là la figure d'un intendant? Il n'en a non plus l'air... Marton, à part aussi. - L'air n'y fait rien. Je vous réponds de lui; c'est l'homme qu'il nous faut. Madame Argante. - Pourvu que Monsieur ne s'écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre. Dorante. - Peut-on savoir ces intentions, Madame? Madame Argante. - Connaissez-vous Monsieur le comte Dorimont? C'est un homme d'un beau nom; ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d'une terre considérable, il ne s'agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait, et on a songé à les marier, pour empêcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l'a laissée fort riche. Mais Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu; et, je l'avoue, je serai charmée moi-même d'être la mère de Madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être; car Monsieur le comte Dorimont est en passe d'aller à tout. Dorante. - Les paroles sont-elles données de part et d'autre? Madame Argante. - Pas tout à fait encore, mais à peu près; ma fille n'en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d'être bien instruite de l'état de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l'épouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n'a qu'un défaut; c'est que je ne lui trouve pas assez d'élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet état, malgré le bien qu'elle a. Dorante, doucement. - Peut-être n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort. Madame Argante, vivement. - Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis. Marton. - C'est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire. Madame Argante. - Morale subalterne qui me déplaÃt. Dorante. - De quoi est-il question, Madame? Madame Argante. - De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon; que si elle plaidait, elle perdrait. Dorante. - Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, Madame. Madame Argante, à part, à Marton. - Hum! quel esprit borné! A Dorante. Vous n'y êtes point; ce n'est pas là ce qu'on vous dit; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé. Dorante. - Mais, Madame, il n'y aurait point de probité à la tromper. Madame Argante. - De probité! J'en manque donc, moi? Quel raisonnement! C'est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous? c'est moi, moi. Dorante. - Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part. Madame Argante, à part, à Marton. - C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne. Elle sort. Scène XI Dorante, Marton Dorante. - Cette mère-là ne ressemble guère à sa fille. Marton. - Oui, il y a quelque différence; et je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrêmement entêtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant? Vous n'aurez rien à vous reprocher, ce me semble; ce ne sera pas là une tromperie. Dorante. - Eh! vous m'excuserez ce sera toujours l'engager à prendre un parti qu'elle ne prendrait peut-être pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide à l'y déterminer, elle y résiste donc? Marton. - C'est par indolence. Dorante. - Croyez-moi, disons la vérité. Marton. - Oh ça, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre; c'est que Monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat; et cet argent-là , suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez. Dorante. - Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille du monde; mais ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent. Marton. - Au contraire, c'est par réflexion qu'ils me tentent plus j'y rêve, et plus je les trouve bons. Dorante. - Mais vous aimez votre maÃtresse et si elle n'était pas heureuse avec cet homme-là , ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribué pour une si misérable somme? Marton. - Ma foi, vous avez beau dire d'ailleurs, le Comte est un honnête homme, et je n'y entends point de finesse. Voilà Madame qui revient, elle a à vous parler. Je me retire; méditez sur cette somme, vous la goûterez aussi bien que moi. Elle sort. Dorante. - Je ne suis plus si fâché de la tromper. Scène XII Araminte, Dorante Araminte. - Vous avez donc vu ma mère? Dorante. - Oui, Madame, il n'y a qu'un moment. Araminte. - Elle me l'a dit, et voudrait bien que j'en eusse pris un autre que vous. Dorante. - Il me l'a paru. Araminte. - Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez. Dorante. - Je n'ai point d'autre ambition. Araminte. - Parlons de ce que j'ai à vous dire; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie. Dorante. - Je me trahirais plutôt moi-même. Araminte. - Je n'hésite point non plus à vous donner ma confiance. Voici ce que c'est on veut me marier avec Monsieur le comte Dorimont pour éviter un grand procès que nous aurions ensemble au sujet d'une terre que je possède. Dorante. - Je le sais, Madame, et j'ai le malheur d'avoir déplu tout à l'heure là -dessus à Madame Argante. Araminte. - Eh! d'où vient? Dorante. - C'est que si, dans votre procès, vous avez le bon droit de votre côté, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite à ce mariage; et j'ai prié qu'on m'en dispensât. Araminte. - Que ma mère est frivole! Votre fidélité ne me surprend point; j'y comptais. Faites toujours de même, et ne vous choquez point de ce que ma mère vous a dit; je la désapprouve a-t-elle tenu quelque discours désagréable? Dorante. - Il n'importe, Madame, mon zèle et mon attachement en augmentent voilà tout. Araminte. - Et voilà pourquoi aussi je ne veux pas qu'on vous chagrine, et j'y mettrai bon ordre. Qu'est-ce que cela signifie? Je me fâcherai, si cela continue. Comment donc? vous ne seriez pas en repos! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d'estimables; cela serait plaisant! Dorante. - Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n'y prenez point garde je suis confus de vos bontés, et je suis trop heureux d'avoir été querellé. Araminte. - Je loue vos sentiments. Revenons à ce procès dont il est question si je n'épouse point Monsieur le Comte... Scène XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois. - Madame la Marquise se porte mieux, Madame il feint de voir Dorante avec surprise, et vous est fort obligée... fort obligée de votre attention. Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois. Araminte. - Voilà qui est bien. Dubois, regardant toujours Dorante. - Madame, on m'a chargé aussi de vous dire un mot qui presse. Araminte. - De quoi s'agit-il? Dubois. - Il m'est recommandé de ne vous parler qu'en particulier. Araminte, à Dorante. - Je n'ai point achevé ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. Scène XIV Araminte, Dubois Araminte. - Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante? D'où vient cette attention à le regarder? Dubois. - Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congé. Araminte, surprise. - Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici? Dubois. - Savez-vous à qui vous avez affaire? Araminte. - Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur. Dubois. - Eh! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame? comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici? Araminte. - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant. Dubois. - Lui, votre intendant! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie hélas! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne; c'est un démon que ce garçon-là . Araminte. - Mais que signifient tes exclamations? Explique-toi est-ce que tu le connais? Dubois. - Si je le connais, Madame! si je le connais! Ah vraiment oui; et il me connaÃt bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse? Araminte. - Il est vrai; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme? Dubois. - Lui! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre; il a, peut-être, plus d'honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh! c'est une probité merveilleuse; il n'a peut-être pas son pareil. Araminte. - Eh! de quoi peut-il donc être question? D'où vient que tu m'alarmes? En vérité, j'en suis toute émue. Dubois. - Son défaut, c'est là . Il se touche le front. C'est à la tête que le mal le tient. Araminte. - A la tête? Dubois. - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent. Araminte. - Dorante! il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie? Dubois. - Quelle preuve? Il y a six mois qu'il est tombé fou; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu; je dois bien le savoir, car j'étais à lui, je le servais; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore, ôtez cela, c'est un homme incomparable. Araminte, un peu boudant. - Oh bien! il fera ce qu'il voudra; mais je ne le garderai pas on a bien affaire d'un esprit renversé; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine; car les hommes ont des fantaisies... Dubois. - Ah! vous m'excuserez; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste! sa folie est de bon goût. Araminte. - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne? Dubois. - J'ai l'honneur de la voir tous les jours; c'est vous, Madame. Araminte. - Moi, dis-tu? Dubois. - Il vous adore; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu'il a l'air enchanté, quand il vous parle. Araminte. - Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh! juste ciel! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il? Dubois. - Vous ne croiriez pas jusqu'où va sa démence; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien élevé et de bonne famille; mais il n'est pas riche; et vous saurez qu'il n'a tenu qu'à lui d'épouser des femmes qui l'étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu'on la leur fÃt à elles-mêmes il y en a une qui n'en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontrée. Araminte, avec négligence. - Actuellement? Dubois. - Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il; je ne puis les aimer, mon coeur est parti. Ce qu'il disait quelquefois la larme à l'oeil; car il sent bien son tort. Araminte. - Cela est fâcheux; mais où m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois? Dubois. - Hélas! Madame, ce fut un jour que vous sortÃtes de l'Opéra, qu'il perdit la raison; c'était un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi; il vous vit descendre l'escalier, à ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'à votre carrosse; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié; il ne remuait plus. Araminte. - Quelle aventure! Dubois. - J'eus beau lui crier Monsieur! Point de nouvelles, il n'y avait personne au logis. A la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J'espérais que cela se passerait, car je l'aimais c'est le meilleur maÃtre! Point du tout, il n'y avait plus de ressource ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié; et dès le lendemain nous ne fÃmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer; moi, d'épier depuis le matin jusqu'au soir où vous alliez. Araminte. - Tu m'étonnes à un point!... Dubois. - Je me fis même ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garçon fort exact, et qui m'instruisait, et à qui je payais bouteille. C'est à la Comédie qu'on va, me disait-il; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C'est chez Madame celle-ci, c'est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés; car c'était dans l'hiver; lui, ne s'en souciant guère; moi, jurant par-ci par-là pour me soulager. Araminte. - Est-il possible? Dubois. - Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma santé s'altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j'eus quelque repos. Mais n'alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s'attrister de votre absence. Au retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur. Araminte. - Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probité; ce n'est pas que je sois fâchée, car je suis bien au-dessus de cela. Dubois. - Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achève. Araminte. - Vraiment, je le renverrais bien; mais ce n'est pas là ce qui le guérira. D'ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l'a recommandé, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en défaire, honnêtement. Dubois. - Oui; mais vous ferez un incurable, Madame. Araminte, vivement. - Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d'un intendant; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois au contraire, s'il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait même un service à lui rendre. Dubois. - Oui; c'est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot; jamais vous n'entendrez parler de son amour. Araminte. - En es-tu bien sûr? Dubois. - Oh! il ne faut pas en avoir peur; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé? Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mérite; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille; et puis c'est tout il me l'a dit mille fois. Araminte, haussant les épaules. - Voilà qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois. Dubois. - Madame, je vous suis dévoué pour la vie. Araminte. - J'aurai soin de toi; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite; garde un profond secret; et que tout le monde, jusqu'à Marton, ignore ce que tu m'as dit; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. Dubois. - Je n'en ai jamais parlé qu'à Madame. Araminte. - Le voici qui revient; va-t'en. Scène XV Dorante, Araminte Araminte, un moment seule. - La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même. Dorante. - Madame, je me rends à vos ordres. Araminte. - Oui, Monsieur; de quoi vous parlais-je? Je l'ai oublié. Dorante. - D'un procès avec Monsieur le comte Dorimont. Araminte. - Je me remets; je vous disais qu'on veut nous marier. Dorante. - Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'étiez pas portée à ce mariage. Araminte. - Il est vrai. J'avais envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder. Dorante. - Ah! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là -dessus. Araminte. - Oui; mais je ne faisais pas réflexion que j'ai promis à Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne serait pas honnête de lui manquer de parole; et du moins faut-il que je parle à celui qu'il m'amènera. Dorante. - Je ne suis pas heureux; rien ne me réussit, et j'aurai la douleur d'être renvoyé. Araminte, par faiblesse. - Je ne dis pas cela; il n'y a rien de résolu là -dessus. Dorante. - Ne me laissez point dans l'incertitude où je suis, Madame. Araminte. - Eh! mais, oui, je tâcherai que vous restiez; je tâcherai. Dorante. - Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question? Araminte. - Attendons; si j'allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile. Dorante. - Je croyais avoir entendu dire à Madame qu'elle n'avait point de penchant pour lui. Araminte. - Pas encore. Dorante. - Et d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce. Araminte, à part. - Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da; examinez toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. En s'en allant. Je n'oserais presque le regarder. Scène XVI Dorante, Dubois, venant d'un air mystérieux et comme passant. Dubois. - Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine. Arlequin est allé boire. J'ai dit que j'allais vous avertir. Comment vous traite-t-on? Dorante. - Qu'elle est aimable! Je suis enchanté! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit? Dubois, comme en fuyant. - Elle opine tout doucement à vous garder par compassion elle espère vous guérir par l'habitude de la voir. Dorante, charmé. - Sincèrement? Dubois. - Elle n'en réchappera point; c'est autant de pris. Je m'en retourne. Dorante. - Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver dès que je les aurai. Dubois. - Partez; aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin. Scène XVII Dubois, Marton Marton. - Où est donc Dorante? il me semble l'avoir vu avec toi. Dubois, brusquement. - Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu'est-il nécessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en voulait pas, il serait bien délicat pardi, je lui conseillerais... Marton. - Ce ne sont pas là tes affaires je suis les ordres de Madame. Dubois. - Madame est bonne et sage; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux? Marton. - Il les fait comme il les a. Dubois. - Je me trompe fort, si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considérer, je ne sais où, celle de Madame. Marton. - Eh bien, est-ce qu'on te fâche quand on la trouve belle? Dubois. - Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir de plus près. Marton, riant. - Ah! ah! quelle idée! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connais mal. Dubois, riant. - Ah! ah! je suis donc bien sot. Marton, riant en s'en allant. - Ah! ah! l'original avec ses observations! Dubois, seul. - Allez, allez, prenez toujours. J'aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. Acte II Scène première Araminte, Dorante Dorante. - Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute sûreté. J'ai même consulté plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et si vous n'avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige à ce mariage. Araminte. - Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine à m'y résoudre. Dorante. - Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l'affliger. Araminte. - Mais avez-vous bien examiné? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur le Comte? Dorante. - Madame, j'aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde. Araminte. - Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l'épouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici à votre place, vous n'y perdrez point; je vous promets de vous en trouver une meilleure. Dorante, tristement. - Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne; et apparemment que je la perdrai; je m'y attends. Araminte. - Je crois pourtant que je plaiderai nous verrons. Dorante. - J'avais encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'une de vos terres est mort on pourrait y mettre un de vos gens; et j'ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je réponds. Araminte. - Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moi Dubois c'est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. A propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avait été à vous quelque temps? Dorante, feignant un peu d'embarras. - Il est vrai, Madame; il est fidèle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit? Araminte, négligemment. - Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que me veut Monsieur Remy? Scène II Araminte, Dorante, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Madame, je suis votre très humble serviteur. Je viens vous remercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à ma recommandation. Araminte. - Je n'ai pas hésité, comme vous l'avez vu. Monsieur Remy. - Je vous rends mille grâces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offrait un autre? Araminte. - Oui, Monsieur. Monsieur Remy. - Tant mieux; car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d'importance. Dorante, d'un air de refus. - Et d'où vient, Monsieur? Monsieur Remy. - Patience! Araminte. - Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre temps, et j'ai refusé l'autre personne. Dorante. - Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu'elle ne me congédie. Monsieur Remy, brusquement. - Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-même; voici de quoi il est question c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction; qui ne déclare pas son nom; qui dit que j'ai été son procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui sait qu'il n'a pas de bien, et qui offre de l'épouser sans délai. Et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantôt pour savoir la réponse, et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il à consulter là -dessus? Dans deux heures il faut être au logis. Ai-je tort, Madame? Araminte, froidement. - C'est à lui à répondre. Monsieur Remy. - Eh bien! à quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous? Dorante. - Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là . Monsieur Remy. - Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres de rente? entendez-vous? Dorante. - Oui, Monsieur; mais en eût-elle vingt fois davantage, je ne l'épouserais pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre j'ai le coeur pris; j'aime ailleurs. Monsieur Remy, d'un ton railleur, et traÃnant ses mots. - J'ai le coeur pris voilà qui est fâcheux! Ah, ah, le coeur est admirable! Je n'aurais jamais deviné la beauté des scrupules de ce coeur-là , qui veut qu'on reste intendant de la maison d'autrui pendant qu'on peut l'être de la sienne! Est-ce là votre dernier mot, berger fidèle? Dorante. - Je ne saurais changer de sentiment; Monsieur. Monsieur Remy. - Oh! le sot coeur, mon neveu; vous êtes un imbécile, un insensé; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon, si elle n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame, et ne le trouvez-vous pas extravagant? Araminte, doucement. - Ne le querellez point. Il paraÃt avoir tort; j'en conviens. Monsieur Remy, vivement. - Comment, Madame! il pourrait... Araminte. - Dans sa façon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tâchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile. Dorante. - Il n'y a pas moyen, Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie. Monsieur Remy, d'un air étonné. - Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent être contents; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame? Araminte. - Je vous laisse, parlez-lui vous-même. A part. Il me touche tant, qu'il faut que je m'en aille. Elle sort. Dorante, à part. - Il ne croit pas si bien me servir. Scène III Dorante, Monsieur Remy, Marton Monsieur Remy, regardant son neveu. - Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force? Marton arrive. Venez, Mademoiselle Marton. Marton. - Je viens d'apprendre que vous étiez ici. Monsieur Remy. - Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'épouser une honnête et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants? Marton. - Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu'un rêve. Monsieur Remy, montrant Dorante. - Voilà le rêveur; et pour excuse, il allègue son coeur que vous avez pris; mais comme apparemment il n'a pas encore emporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connaissez, je vous prie de m'aider à le rendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point à un pareil établissement; il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là . Marton. - Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante que vous parlez? C'est pour se garder à moi qu'il refuse d'être riche? Monsieur Remy. - Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir. Marton, avec un air de passion. - Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-même pour l'en empêcher, et je suis enchantée oh! Dorante, que je vous estime! Je n'aurais pas cru que vous m'aimassiez tant. Monsieur Remy. - Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà coiffée! Pardi, le coeur d'une femme est bien étonnant! le feu y prend bien vite. Marton, comme chagrine. - Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour être heureux? Madame, qui a de la bonté pour moi, suppléera en partie par sa générosité à ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante! Dorante. - Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de gré à me savoir de ce que je fais; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là -dedans. Vous ne me devez rien; je ne pense pas à votre reconnaissance. Marton. - Vous me charmez que de délicatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites. Monsieur Remy. - Par ma foi, je ne m'y connais donc guère; car je le trouve bien plat. A Marton. Adieu, la belle enfant; je ne vous aurais, ma foi, pas évaluée ce qu'il vous achète. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession. Il sort. Marton. - Il est en colère, mais nous l'apaiserons. Dorante. - Je l'espère. Quelqu'un vient. Marton. - C'est le Comte, celui dont je vous ai parlé, et qui doit épouser Madame. Dorante. - Je vous laisse donc; il pourrait me parler de son procès vous savez ce que je vous ai dit là -dessus, et il est inutile que je le voie. Scène IV Le Comte, Marton Le Comte. - Bonjour, Marton. Marton. - Vous voilà donc revenu, Monsieur? Le Comte. - Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenait dans le jardin, et je viens d'apprendre de sa mère une chose qui me chagrine je lui avais retenu un intendant, qui devait aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre, qui ne plaÃt point à la mère, et dont nous n'avons rien à espérer. Marton. - Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquiétez point, c'est un galant homme; et si la mère n'en est pas contente, c'est un peu de sa faute; elle a débuté tantôt par le brusquer d'une manière si outrée, l'a traité si mal, qu'il n'est pas étonnant qu'elle ne l'ait point gagné. Imaginez-vous qu'elle l'a querellé de ce qu'il est bien fait. Le Comte. - Ne serait-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec vous? Marton. - Lui-même. Le Comte. - Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est. Marton. - Pardonnez-moi, Monsieur; car il est honnête homme. Le Comte. - N'y aurait-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente à se déterminer; et pour achever de la résoudre, il ne s'agirait plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras d'un procès. Parlons à cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l'épargnerai pas. Marton. - Oh! non, ce n'est point un homme à mener par là ; c'est le garçon de France le plus désintéressé. Le Comte. - Tant pis! ces gens-là ne sont bons à rien. Marton. - Laissez-moi faire. Scène V Le Comte, Arlequin, Marton Arlequin. - Mademoiselle, voilà un homme qui en demande un autre; savez-vous qui c'est? Marton, brusquement. - Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il? Arlequin. - Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe à vous. Marton. - Fais-le entrer. Arlequin, le faisant sortir des coulisses. - Hé! le garçon venez ici dire votre affaire. Scène VI Le Comte, Marton, Le Garçon Marton. - Qui cherchez-vous? Le Garçon. - Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur à qui j'ai à rendre un portrait avec une boÃte qu'il nous a fait faire. Il nous a dit qu'on ne la remÃt qu'à lui-même, et qu'il viendrait la prendre; mais comme mon père est obligé de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoyé pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom. Marton. - N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte? Le Comte. - Non, sûrement. Le Garçon. - Je n'ai point affaire à Monsieur, Mademoiselle; c'est une autre personne. Marton. - Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez? Le Garçon. - Chez un procureur qui s'appelle Monsieur Remy. Le Comte. - Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? montrez-nous la boÃte. Le Garçon. - Monsieur, cela m'est défendu; je n'ai ordre de la donner qu'à celui à qui elle est le portrait de la dame est dedans. Le Comte. - Le portrait d'une dame? Qu'est-ce que cela signifie? Serait-ce celui d'Araminte? Je vais tout à l'heure savoir ce qu'il en est. Scène VII Marton, Le Garçon Marton. - Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez; c'est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez. Le Garçon. - Je le crois aussi, Mademoiselle. Marton. - Un grand homme qui s'appelle Monsieur Dorante. Le Garçon. - Il me semble que c'est son nom. Marton. - Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait? Le Garçon. - Non, je n'ai pas pris garde à qui il ressemble. Marton. - Eh bien, c'est de moi dont il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitôt. Vous n'avez qu'à me remettre la boÃte; vous le pouvez en toute sûreté; vous lui ferez même plaisir. Vous voyez que je suis au fait. Le Garçon. - C'est ce qui me paraÃt. La voilà , Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu. Marton. - Oh! je n'y manquerai pas. Le Garçon. - Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus, mais je tâcherai de repasser tantôt, et s'il n'y était pas, vous auriez la bonté d'achever de payer. Marton. - Sans difficulté. Allez. A part. Voici Dorante. Au Garçon. Retirez-vous vite. Scène VIII Marton, Dorante Marton, un moment seule et joyeuse. - Ce ne peut être que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy avait raison de dire qu'il y avait quelque temps qu'il me connaissait. Dorante. - Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande. Marton, le regardant avec tendresse. - Que vous êtes aimable, Dorante! je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parlé, j'ai la boÃte, je la tiens. Dorante. - J'ignore... Marton. - Point de mystère; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fâche pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mère et le Comte; c'est peut-être de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-moi les calmer là -dessus, et ne les attendez pas. Dorante, en s'en allant, et riant. - Tout a réussi, elle prend le change à merveille! Scène IX Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Araminte. - Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont Monsieur le Comte me parle, qu'on vient d'apporter ici à quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupçonne être le mien? Instruisez-moi de cette histoire-là . Marton, d'un air rêveur. - Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est je l'ai démêlé après que Monsieur le Comte est parti; il n'a que faire de s'alarmer. Il n'y a rien là qui vous intéresse. Le Comte. - Comment le savez-vous, Mademoiselle? vous n'avez point vu le portrait. Marton. - N'importe, c'est tout comme si je l'avais vu. Je sais qui il regarde; n'en soyez point en peine. Le Comte. - Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme, et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, à qui on doit le rendre, et ce n'est pas moi. Marton. - D'accord. Mais quand je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous non plus. Araminte. - Eh bien! si vous êtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question; car je veux le savoir. On a des idées qui ne me plaisent point. Parlez. Madame Argante. - Oui; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il ne faut pourtant pas vous fâcher, ma fille. Monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, même injuste, ne messied pas à un amant. Le Comte. - Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de Madame. Araminte, vivement. - Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d'esprit-là . Eh bien, Marton? Marton. - Eh bien, Madame, voilà bien du bruit! c'est mon portrait. Le Comte. - Votre portrait? Marton. - Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plaÃt? il ne faut pas tant se récrier. Madame Argante. - Je suis assez comme Monsieur le Comte; la chose me paraÃt singulière. Marton. - Ma foi, Madame, sans vanité, on en peint tous les jours, et des plus huppées, qui ne me valent pas. Araminte. - Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous? Marton. - Un très aimable homme qui m'aime, qui a de la délicatesse et des sentiments, et qui me recherche; et puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante. Araminte. - Mon intendant? Marton. - Lui-même. Madame Argante. - Le fat, avec ses sentiments! Araminte, brusquement. - Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre? Marton. - Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaÃt. Araminte, vivement. - Donnez donc. Marton. - Je n'ai pas encore ouvert la boÃte, mais c'est moi que vous y allez voir. Araminte l'ouvre, tous regardent. Le Comte. - Eh! je m'en doutais bien; c'est Madame. Marton. - Madame!... Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte! A part. Dubois avait raison tantôt. Araminte, à part. - Et moi, je vois clair. A Marton. Par quel hasard avez-vous cru que c'était vous? Marton. - Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y serait trompée. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est présent, et ne dit point non; il refuse devant moi un très riche parti; l'oncle s'en prend à moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient; je l'interroge à tout ce qu'il répond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'étendue de ma méprise, et je me tais. Araminte. - Ah! ce n'est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fâché, l'étonné, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point; c'est à vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous. Marton, d'un air sérieux. - Je ne crois pas. Madame Argante. - Oui, oui, c'est Monsieur à quoi bon vous en défendre? Dans les termes où vous en êtes avec ma fille, ce n'est pas là un si grand crime; allons, convenez-en. Le Comte, froidement. - Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici? Cela ne se peut pas. Madame Argante, d'un air pensif. - Je ne faisais pas attention à cette circonstance. Araminte. - Bon! qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton. Scène X Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, en entrant. - Tu es un plaisant magot! Marton. - A qui en avez-vous donc? vous autres? Dubois. - Si je disais un mot, ton maÃtre sortirait bien vite. Arlequin. - Toi? nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela. Dubois. - Comme je te bâtonnerais, sans le respect de Madame! Arlequin. - Arrive, arrive la voilà , Madame. Araminte. - Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il? Madame Argante. - Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante; il serait bon de savoir ce que c'est. Arlequin. - Prononce donc ce mot. Araminte. - Tais-toi, laisse-le parler. Dubois. - Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame. Arlequin. - Je soutiens les intérêts de mon maÃtre, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu'un ostrogoth menace mon maÃtre d'un mot; j'en demande justice à Madame. Madame Argante. - Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot c'est le plus pressé. Arlequin. - Je le défie d'en dire seulement une lettre. Dubois. - C'est par pure colère que j'ai fait cette menace, Madame; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de Monsieur Dorante, j'ai vu par hasard un tableau où Madame est peinte, et j'ai cru qu'il fallait l'ôter, qu'il n'avait que faire là , qu'il n'était point décent qu'il y restât; de sorte que j'ai été pour le détacher; ce butor est venu pour m'en empêcher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. Arlequin. - Sans doute, de quoi t'avises-tu d'ôter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maÃtre considérait il n'y avait qu'un moment avec toute la satisfaction possible? Car je l'avais vu qui l'avait contemplé de tout son coeur, et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d'une peinture qui réjouit cet honnête homme. Voyez la malice! Ote-lui quelque autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette pièce, animal. Dubois. - Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la détacherai moi-même, que tu en auras le démenti, et que Madame le voudra ainsi. Araminte. - Eh! que m'importe? Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là pour un vieux tableau qu'on a mis là par hasard, et qui y est resté. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu'on en parle? Madame Argante, d'un ton aigre. - Vous m'excuserez, ma fille; ce n'est point là sa place, et il n'y a qu'à l'ôter; votre intendant se passera bien de ses contemplations. Araminte, souriant d'un air railleur. - Oh! vous avez raison. Je ne pense pas qu'il les regrette. A Arlequin et à Dubois. Retirez-vous tous deux. Scène XI Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Le Comte, d'un ton railleur. - Ce qui est de sûr, c'est que cet homme d'affaires-là est de bon goût. Araminte, ironiquement. - Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu'il ait jeté les yeux sur ce tableau. Madame Argante. - Cet homme-là ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime point. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens encore, il faut qu'il ait quelque chose à en dire. Interrogez-le; sachons ce que c'est. Je suis persuadée que ce petit monsieur-là ne vous convient point; nous le voyons tous; il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde. Marton, négligemment. - Pour moi je n'en suis pas contente. Araminte, riant ironiquement. - Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de pénétration j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet de me défaire d'un homme qui m'est donné de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-être; voilà ce qui n'échappe pas à ma pénétration, par exemple. Madame Argante. - Que vous êtes aveugle! Araminte, d'un air souriant. - Pas tant; chacun a ses lumières. Je consens, au reste, d'écouter Dubois, le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler. S'il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bonté de trouver bon que je le garde, en attendant qu'il me déplaise à moi. Madame Argante, vivement. - Eh bien! il vous déplaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves. Le Comte. - Quant à moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servÃt mal auprès de vous, qu'il ne vous inspirât l'envie de plaider, et j'ai souhaité par pure tendresse qu'il vous en détournât. Il aura pourtant beau faire, je déclare que je renonce à tout procès avec vous; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer. Madame Argante, d'un ton décisif. - Mais où serait la dispute? Le mariage terminerait tout, et le vôtre est comme arrêté. Le Comte. - Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu'à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps. Madame Argante. - Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m'accuseriez de vision, et votre entêtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons. Scène XII Dubois, Araminte Dubois. - On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame? Araminte. - Viens ici tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guère d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l'avais promis pour quoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu'on eût? Dubois. - Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans conséquence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle. Araminte, d'un air vif. - Eh! laisse là ton zèle, ce n'est pas là celui que je veux, ni celui qu'il me faut; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras où je suis, et où tu m'as jetée toi-même; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si près. Dubois. - J'ai bien senti que j'avais tort. Araminte. - Passe encore pour la dispute; mais pourquoi s'écrier si je disais un mot? Y a-t-il rien de plus mal à toi? Dubois. - C'est encore une suite de zèle mal entendu. Araminte. - Eh bien! tais-toi donc, tais-toi; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit. Dubois. - Oh! je suis bien corrigé. Araminte. - C'est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mère et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses étonnantes; quel rapport leur ferai-je à présent? Dubois. - Ah! il n'y a rien de plus facile à raccommoder ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'était un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous; quoiqu'il soit fort habile, au moins ce n'est pas cela qui lui manque. Araminte. - A la bonne heure; mais il y aura un inconvénient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps; j'y ai pensé depuis; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui éclaterait peut-être dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage. Elle radoucit le ton. A moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu'il l'avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent; je le voudrais. Dubois. - Bagatelle! Dorante n'a vu Marton ni de près ni de loin; c'est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osé l'en dédire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maÃtresse, et qui a cru ensuite que c'était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait. Araminte, négligemment. - Il t'a donc tout conté? Dubois. - Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortÃt; ce qui l'a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde. Araminte. - Eh! tant pis; ne le tourmente point; tu vois bien que j'ai raison de dire qu'il faut aller doucement avec cet esprit-là , tu le vois bien. J'augurais beaucoup de ce mariage avec Marton; je croyais qu'il m'oublierait, et point du tout, il n'est question de rien. Dubois, comme s'en allant. - Pure fable! Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire? Araminte. - Attends comment faire? Si lorsqu'il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui; mais il ne lui échappe rien; je ne sais de son amour que ce que tu m'en dis; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer; il est vrai qu'il me fâcherait s'il parlait; mais il serait à propos qu'il me fâchât. Dubois. - Vraiment oui; Monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il était dans une plus grande fortune, comme il n'y a rien à dire à ce qu'il est né, ce serait une autre affaire, mais il n'est riche qu'en mérite, et ce n'est pas assez. Araminte, d'un ton comme triste. - Vraiment non, voilà les usages; je ne sais pas comment je le traiterai; je n'en sais rien, je verrai. Dubois. - Eh bien! Madame a un si beau prétexte... Ce portrait que Marton a cru être le sien à ce qu'elle m'a dit... Araminte. - Eh! non, je ne saurais l'en accuser; c'est le Comte qui l'a fait faire. Dubois. - Point du tout, c'est de Dorante, je le sais de lui-même, et il y travaillait encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai. Araminte. - Va-t'en; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie de lui tendre un piège. Dubois. - Oui, Madame, il se déclarera peut-être, et tout de suite je lui dirais Sortez. Araminte. - Laisse-nous. Scène XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. - Il m'est impossible de l'instruire; mais qu'il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien. Dorante. - Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l'inquiétude j'ai tout quitté pour avoir l'honneur d'être à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J'en suis consterné; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j'en serais dans la dernière affliction. Araminte, d'un ton doux. - Tranquillisez-vous; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n'aboutiront à rien; je suis la maÃtresse. Dorante, d'un air bien inquiet. - Je n'ai que votre appui, Madame. Araminte. - Il ne vous manquera pas; mais je vous conseille une chose ne leur paraissez pas si alarmé, vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m'auriez beaucoup d'obligation de ce que je vous garde. Dorante. - Ils ne se tromperaient pas, Madame; c'est une bonté qui me pénètre de reconnaissance. Araminte. - A la bonne heure; mais il n'est pas nécessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-être ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m'en faire accroire sur le chapitre du procès; conformez-vous à ce qu'ils exigent; regagnez-les par là , je vous le permets l'événement leur persuadera que vous les avez bien servis; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte. Dorante, d'un ton ému. - Déterminée, Madame! Araminte. - Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué; je le lui dirai même, et je vous garantis que vous resterez ici; je vous le promets. A part. Il change de couleur. Dorante. - Quelle différence pour moi, Madame! Araminte, d'un air délibéré. - Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter; il y a tout ce qu'il faut sur cette table. Dorante. - Et pour qui, Madame? Araminte. - Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table. Eh! vous n'allez pas à la table? A quoi rêvez-vous? Dorante, toujours distrait. - Oui, Madame. Araminte, à part, pendant qu'il se place. - Il ne sait ce qu'il fait; voyons si cela continuera. Dorante, à part, cherchant du papier. - Ah! Dubois m'a trompé! Araminte, poursuivant. - Etes-vous prêt à écrire? Dorante. - Madame, je ne trouve point de papier. Araminte, allant elle-même. - Vous n'en trouvez point! En voilà devant vous. Dorante. - Il est vrai. Araminte. - Ecrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit? Dorante. - Comment, Madame? Araminte. - Vous ne m'écoutez donc pas? Votre mariage est sûr; Madame veut que je vous l'écrive, et vous attend pour vous le dire. A part. Il souffre, mais il ne dit mot; est-ce qu'il ne parlera pas? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un procès douteux. Dorante. - Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame douteux, il ne l'est point. Araminte. - N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu'elle rend à votre mérite la détermine. Dorante, à part. - Ciel! je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui. Araminte. - Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous tremble! vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie? Vous trouvez-vous mal? Dorante. - Je ne me trouve pas bien, Madame. Araminte. - Quoi! si subitement! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez A Monsieur le comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. A part. Le coeur me bat! A Dorante. Voilà qui est écrit tout de travers! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. A part. Il n'y a pas encore là de quoi le convaincre. Dorante, à part. - Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver? Dubois ne m'a averti de rien. Scène XIV Araminte, Dorante, Marton Marton. - Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici; il vous confirmera tout de suite ce que j'ai à vous dire. Vous avez offert en différentes occasions de me marier, Madame; et jusqu'ici je ne me suis point trouvée disposée à profiter de vos bontés. Aujourd'hui Monsieur me recherche; il vient même de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi; du moins me l'a-t-il laissé croire, et il est à propos qu'il s'explique; mais comme je ne veux dépendre que de vous, c'est de vous aussi, Madame, qu'il faut qu'il m'obtienne ainsi, Monsieur, vous n'avez qu'à parler à Madame. Si elle m'accorde à vous, vous n'aurez point de peine à m'obtenir de moi-même. Scène XV Dorante, Araminte Araminte, à part, émue. - Cette folle! Haut. Je suis charmée de ce qu'elle vient de m'apprendre. Vous avez fait là un très bon choix c'est une fille aimable et d'un excellent caractère. Dorante, d'un air abattu. - Hélas! Madame, je ne songe point à elle. Araminte. - Vous ne songez point à elle! Elle dit que vous l'aimez, que vous l'aviez vue avant de venir ici. Dorante, tristement. - C'est une erreur où Monsieur Remy l'a jetée sans me consulter; et je n'ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu'elle croit que je refuse à cause d'elle; et je n'ai nulle part à tout cela. Je suis hors d'état de donner mon coeur à personne je l'ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. Araminte. - Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton. Dorante. - Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez. Araminte. - Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d'entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre? Dorante. - Je trouve plus de douceur à être chez vous, Madame. Araminte. - Il y a quelque chose d'incompréhensible en tout ceci! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez? Dorante, toujours abattu. - Pas souvent à mon gré, Madame; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. Araminte, à part. - Il a des expressions d'une tendresse! Haut. Est-elle fille? A-t-elle été mariée? Dorante. - Madame, elle est veuve. Araminte. - Et ne devez-vous pas l'épouser? Elle vous aime, sans doute? Dorante. - Hélas! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d'elle qu'avec transport! Araminte. - Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l'aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune? Voilà de l'incroyable. Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire? On essaie de se faire aimer, ce me semble cela est naturel et pardonnable. Dorante. - Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance! Etre aimé, moi! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. Araminte. - Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison? Dorante. - Dispensez-moi de la louer, Madame je m'égarerais en la peignant. On ne connaÃt rien de si beau ni de si aimable qu'elle! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. Araminte baisse les yeux et continue. - Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous? Dorante. - Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle, est tout ce que je me propose. Araminte. - Avec elle! Oubliez-vous que vous êtes ici? Dorante. - Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. Araminte. - Son portrait! Est-ce que vous l'avez fait faire? Dorante. - Non, Madame; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. Araminte, à part. - Il faut le pousser à bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. Dorante. - Daignez m'en dispenser, Madame; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé. Araminte. - Il m'en est tombé un par hasard entre les mains on l'a trouvé ici. Montrant la boÃte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. Dorante. - Cela ne se peut pas. Araminte, ouvrant la boÃte. - Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire examinez. Dorante. - Ah! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier?... Il se jette à ses genoux. Araminte. - Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. Marton paraÃt et s'enfuit. - Ah! Dorante se lève vite. Araminte. - Ah ciel! c'est Marton! Elle vous a vu. Dorante, feignant d'être déconcerté. - Non, Madame, non je ne crois pas. Elle n'est point entrée. Araminte. - Elle vous a vu, vous dis-je laissez-moi, allez-vous-en vous m'êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé! Scène XVI Araminte, Dubois Dubois. - Dorante s'est-il déclaré, Madame? et est-il nécessaire que je lui parle? Araminte. - Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant à ce que tu m'as conté; et qu'il n'en soit plus question ne t'en mêle plus. Elle sort. Dubois. - Voici l'affaire dans sa crise. Scène XVII Dubois, Dorante Dorante. - Ah! Dubois. Dubois. - Retirez-vous. Dorante. - Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. Dubois. - A quoi songez-vous? Elle n'est qu'à deux pas voulez-vous tout perdre? Dorante. - Il faut que tu m'éclaircisses... Dubois. - Allez dans le jardin. Dorante. - D'un doute... Dubois. - Dans le jardin, vous dis-je; je vais m'y rendre. Dorante. - Mais... Dubois. - Je ne vous écoute plus. Dorante. - Je crains plus que jamais. Acte III Scène première Dorante, Dubois Dubois. - Non, vous dis-je; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prête? Dorante, la lui montrant. - Oui, la voilà , et j'ai mis dessus rue du Figuier. Dubois. - Vous êtes bien assuré qu'Arlequin ne connaÃt pas ce quartier-là ? Dorante. - Il m'a dit que non. Dubois. - Lui avez-vous bien recommandé de s'adresser à Marton ou à moi pour savoir ce que c'est? Dorante. - Sans doute, et je lui recommanderai encore. Dubois. - Allez donc la lui donner je me charge du reste auprès de Marton que je vais trouver. Dorante. - Je t'avoue que j'hésite un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte? Dans l'agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donner l'embarras de voir subitement éclater l'aventure? Dubois. - Oh! oui point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. Dorante. - Que j'ai souffert dans ce dernier entretien! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes? Dubois. - Cela aurait été joli, ma foi! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit? Monsieur a souffert! Parbleu! il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d'inquiétude. Dorante. - Sais-tu bien ce qui arrivera? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. Dubois. - Je lui en défie. Il est trop tard. L'heure du courage est passée. Il faut qu'elle nous épouse. Dorante. - Prends-y garde tu vois que sa mère la fatigue. Dubois. - Je serais bien fâché qu'elle la laissât en repos. Dorante. - Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux. Dubois. - Ah! vraiment, des confusions! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. Dorante. - Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable. Dubois. - Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dépit d'elle? Cela est-il agréable? Vous vous emparez de son bien, de son coeur; et cette femme ne criera pas! Allez vite, plus de raisonnements laissez-vous conduire. Dorante. - Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères. Dubois. - Ah! oui, je sais bien que vous l'aimez c'est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Etes-vous en état de juger de rien? Allons, allons, vous vous moquez; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. Scène II Dubois, Marton Marton, d'un air triste. - Je te cherchais. Dubois. - Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle? Marton. - Tu me l'avais bien dit, Dubois. Dubois. - Quoi donc? Je ne me souviens plus de ce que c'est. Marton. - Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. Dubois. - Ah! oui; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh! jamais je ne l'ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'était pas dans l'ordre. Marton. - Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. Dubois. - Pardi! tant qu'on voudra; je ne m'y épargne pas. J'ai déjà dit à Madame qu'on m'avait assuré qu'il n'entendait pas les affaires. Marton. - Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit à Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous déguise rien, tu n'en seras pas fâché. Dubois. - Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. Marton. - Ne dissimule point. Dubois. - Moi! un dissimulé! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvé votre homme! En fait de discrétion, je mériterais d'être femme. Je vous demande pardon de la comparaison mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. Marton. - Il est certain qu'il aime Madame. Dubois. - Il n'en faut point douter je lui en ai même dit ma pensée à elle. Marton. - Et qu'a-t-elle répondu? Dubois. - Que j'étais un sot. Elle est si prévenue... Marton. - Prévenue à un point que je n'oserais le dire, Dubois. Dubois. - Oh! le diable n'y perd rien, ni moi non plus; car je vous entends. Marton. - Tu as la mine d'en savoir plus que moi là -dessus. Dubois. - Oh! point du tout, je vous jure. Mais, à propos, il vient tout à l'heure d'appeler Arlequin pour lui donner une lettre si nous pouvions la saisir, peut-être en saurions-nous davantage. Marton. - Une lettre, oui-da; ne négligeons rien. Je vais de ce pas parler à Arlequin, s'il n'est pas encore parti. Dubois. - Vous n'irez pas loin. Je crois qu'il vient. Scène III Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, voyant Dubois. - Ah! te voilà donc, mal bâti. Dubois. - Tenez n'est-ce pas là une belle figure pour se moquer de la mienne? Marton. - Que veux-tu, Arlequin? Arlequin. - Ne sauriez-vous pas où demeure la rue du Figuier, Mademoiselle? Marton. - Oui. Arlequin. - C'est que mon camarade, que je sers, m'a dit de porter cette lettre à quelqu'un qui est dans cette rue, et comme je ne la sais pas, il m'a dit que je m'en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas que je lui en parle, sinon pour l'injurier. J'aimerais mieux que le diable eût emporté toutes les rues, que d'en savoir une par le moyen d'un malotru comme lui. Dubois, à Marton, à part. - Prenez la lettre. Haut. Non, non, Mademoiselle, ne lui enseignez rien qu'il galope. Arlequin. - Veux-tu te taire? Marton, négligemment. - Ne l'interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tu me donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-là , et on la rendra à son adresse. Arlequin. - Ah! voilà qui est bien agréable! Vous êtes une fille de bonne amitié, Mademoiselle. Dubois, s'en allant. - Vous êtes bien bonne d'épargner de la peine à ce fainéant-là . Arlequin. - Ce malhonnête! Va, va trouver le tableau pour voir comme il se moque de toi. Marton, seule avec Arlequin. - Ne lui réponds rien donne ta lettre. Arlequin. - Tenez, Mademoiselle; vous me rendez un service qui me fait grand bien. Quand il y aura à trotter pour votre serviable personne, n'ayez point d'autre postillon que moi. Marton. - Elle sera rendue exactement. Arlequin. - Oui, je vous recommande l'exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités. Marton, à part. - L'indigne! Arlequin, s'en allant. - Je suis votre serviteur éternel. Marton. - Adieu. Arlequin, revenant. - Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope à ma place. Scène IV Madame Argante, Le Comte, Marton. Marton, un moment seule. - Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. Madame Argante. - Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois? Marton. - Rien que ce que vous saviez déjà , Madame, et ce n'est pas assez. Madame Argante. - Dubois est un coquin qui nous trompe. Le Comte. - Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. Madame Argante. - Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyé chercher; et s'il ne nous défait pas de cet homme-là , ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu'elle le chasse. D'un autre côté, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ. Marton. - Je doute que vous réussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'éclaircir. Elle veut sortir. Scène V Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton Monsieur Remy, à Marton qui se retire. - Bonjour, ma nièce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici? Marton, brusquement. - Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. Monsieur Remy. - Voilà une petite fille bien incivile. A Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame de quoi est-il donc question? Madame Argante, d'un ton revêche. - Ah! c'est donc vous, Monsieur le Procureur? Monsieur Remy. - Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-même. Madame Argante. - Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon? Monsieur Remy. - Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire? Madame Argante. - C'est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait. Monsieur Remy. - Ma foi! Madame, s'il n'est pas à votre goût, vous êtes bien difficile. Madame Argante. - C'est votre neveu, dit-on? Monsieur Remy. - Oui, Madame. Madame Argante. - Eh bien! tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. Monsieur Remy. - Ce n'est pas à vous que je l'ai donné. Madame Argante. - Non; mais c'est à nous qu'il déplaÃt, à moi et à Monsieur le Comte que voilà , et qui doit épouser ma fille. Monsieur Remy, élevant la voix. - Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dès qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie? Madame Argante. - Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. Monsieur Ma foi! vos compliments ne sont pas propres à l'adoucir, Madame Argante. Le Comte. - Doucement, Monsieur le Procureur, doucement il me paraÃt que vous avez tort. Monsieur Remy. - Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaÃtre, et nous n'avons que faire ensemble, pas la moindre chose. Le Comte. - Que vous me connaissiez ou non, il n'est pas si peu essentiel que vous le dites que notre neveu plaise à Madame. Elle n'est pas une étrangère dans la maison. Monsieur Remy. - Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur; on ne peut pas plus étrangère au surplus, Dorante est un homme d'honneur, connu pour tel, dont j'ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle ici d'une manière choquante. Madame Argante. - Votre Dorante est un impertinent. Monsieur Remy. - Bagatelle! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche. Madame Argante. - Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence? Monsieur Remy. - Comment donc! m'imposer silence! à moi, Procureur! Savez-vous bien qu'il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante? Madame Argante. - Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites. Scène VI Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, le Comte Araminte. - Qu'y a-t-il donc? On dirait que vous vous querellez. Monsieur Remy. - Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez très à propos, Madame il s'agit de Dorante; avez-vous sujet de vous plaindre de lui? Araminte. - Non, que je sache. Monsieur Remy. - Vous êtes-vous aperçue qu'il ait manqué de probité? Araminte. - Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme très estimable. Monsieur Remy. - Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant être un fripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que je vous ai fait, et c'est un impertinent qui déplaÃt à Monsieur qui parle en qualité d'époux futur; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote. Araminte, froidement. - On se jette là dans de grands excès. Je n'y ai point de part, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. A l'égard de Dorante, la meilleure justification qu'il y ait pour lui, c'est que je le garde. Mais je venais pour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là -bas, m'a-t-on dit, un homme d'affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment. Le Comte. - Madame, il est vrai qu'il est venu avec moi; mais c'est Madame Argante... Madame Argante. - Attendez, je vais répondre. Oui, ma fille, c'est moi qui ai prié Monsieur de le faire venir pour remplacer celui que vous avez et que vous allez mettre dehors je suis sûre de mon fait. J'ai laissé dire votre procureur, au reste, mais il amplifie. Monsieur Remy. - Courage! Madame Argante, vivement. - Paix; vous avez assez parlé. A Araminte. Je n'ai point dit que son neveu fût un fripon. Il ne serait pas impossible qu'il le fût, je n'en serais pas étonnée. Monsieur Remy. - Mauvaise parenthèse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout à fait hors d'oeuvre. Madame Argante. - Honnête homme, soit du moins n'a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu'il l'est. Pour un impertinent et très impertinent, j'ai dit qu'il en était un, et j'ai raison. Vous dites que vous le garderez vous n'en ferez rien. Araminte, froidement. - Il restera, je vous assure. Madame Argante. - Point du tout; vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur à garder un intendant qui vous aime? Monsieur Remy. - Eh! à qui voulez-vous donc qu'il s'attache? A vous, à qui il n'a pas affaire? Araminte. - Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse? Madame Argante. - Eh! non, point d'équivoque. Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est amoureux de vous, en bon français; qu'il est ce qu'on appelle amoureux; qu'il soupire pour vous; que vous êtes l'objet secret de sa tendresse. Monsieur Remy, étonné. - Dorante? Araminte, riant. - L'objet secret de sa tendresse! Oh! oui, très secret, je pense. Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? Peut-être qu'ils m'aiment aussi que sait-on? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j'ai envie de deviner que vous m'aimez aussi. Monsieur Remy. - Ma foi, Madame, à l'âge de mon neveu, je ne m'en tirerais pas mieux qu'on dit qu'il s'en tire. Madame Argante. - Ceci n'est pas matière à plaisanterie, ma fille. Il n'est pas question de votre Monsieur Remy; laissons là ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sérieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point à contempler vos portraits, vos gens n'ont point l'air galant, la mine doucereuse. Monsieur Remy, à Araminte. - J'ai laissé passer le bonhomme à cause de vous, au moins; mais le bonhomme est quelquefois brutal. Araminte. - En vérité, ma mère, vous seriez la première à vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression; ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu'on ne peut me voir sans m'aimer? Je n'y saurais que faire il faut bien m'y accoutumer et prendre mon parti là -dessus. Vous lui trouvez l'air galant, dites-vous? Je n'y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie à se fâcher de ce qu'il est bien fait. Je suis d'ailleurs comme tout le monde j'aime assez les gens de bonne mine. Scène VII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante Dorante. - Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort. Madame Argante, ironiquement. - Son sort! Le sort d'un intendant que cela est beau! Monsieur Remy. - Et pourquoi n'aurait-il pas un sort? Araminte, d'un air vif à sa mère. - Voilà des emportements qui m'appartiennent. A Dorante. Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiétude? Dorante. - Vous le savez, Madame. Il y a quelqu'un ici que vous avez envoyé chercher pour occuper ma place. Araminte. - Ce quelqu'un-là est fort mal conseillé. Désabusez-vous ce n'est point moi qui l'ai fait venir. Dorante. - Tout a contribué à me tromper, d'autant plus que Mademoiselle Marton vient de m'assurer que dans une heure je ne serais plus ici. Araminte. - Marton vous a tenu un fort sot discours. Madame Argante. - Le terme est encore trop long il devrait en sortir tout à l'heure. Monsieur Remy, comme à part. - Voyons par où cela finira. Araminte. - Allez, Dorante, tenez-vous en repos; fussiez-vous l'homme du monde qui me convÃnt le moins, vous resteriez dans cette occasion-ci, c'est à moi-même que je dois cela; je me sens offensée du procédé qu'on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d'affaires qu'il se retire; que ceux qui l'ont amené sas me consulter le remmènent, et qu'il n'en soit plus parlé. Scène VIII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante, Marton Marton, froidement. - Ne vous pressez pas de le renvoyer, Madame; voilà une lettre de recommandation pour lui, et c'est Monsieur Dorante qui l'a écrite. Araminte. - Comment! Marton, donnant la lettre au Comte. - Un instant, Madame, cela mérite d'être écouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je. Le Comte lit haut. - Je vous conjure, mon cher ami, d'être demain sur les neuf heures du matin chez vous; j'ai bien des choses à vous dire; je crois que je vais sortir de chez la dame que vous savez; elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j'ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. Madame Argante. - De la passion, entendez-vous, ma fille? Le Comte lit. - Un misérable ouvrier que je n'attendais pas est venu ici pour m'apporter la boÃte de ce portrait que j'ai fait d'elle. Madame Argante. - C'est-à -dire que le personnage sait peindre. Le Comte lit. - J'étais absent, il l'a laissée à une fille de la maison. Madame Argante, à Marton. - Fille de la maison, cela vous regarde. Le Comte lit. - On a soupçonné que ce portrait m'appartenait; ainsi, je pense qu'on va tout découvrir, et qu'avec le chagrin d'être renvoyé et de perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j'adore... Madame Argante. - Que j'adore! ah! que j'adore! Le Comte lit. - J'aurai encore celui d'être méprisé d'elle. Madame Argante. - Je crois qu'il n'a pas mal deviné celui-là , ma fille. Le Comte lit. - Non pas à cause de la médiocrité de ma fortune, sorte de mépris dont je n'oserais la croire capable... Madame Argante. - Eh! pourquoi non? Le Comte lit. - Mais seulement du peu que je vaux auprès d'elle, tout honoré que je suis de l'estime de tant d'honnêtes gens. Madame Argante. - Et en vertu de quoi l'estiment-ils tant? Le Comte lit. - Auquel cas je n'ai plus que faire à Paris. Vous êtes à la veille de vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre. Madame Argante. - Bon voyage au galant. Monsieur Remy. - Le beau motif d'embarquement! Madame Argante. - Eh bien! en avez-vous le coeur net, ma fille? Le Comte. - L'éclaircissement m'en paraÃt complet. Araminte, à Dorante. - Quoi! cette lettre n'est pas d'une écriture contrefaite? vous ne la niez point? Dorante. - Madame... Araminte. - Retirez-vous. Dorante sort. Monsieur Remy. - Eh bien! quoi? c'est de l'amour qu'il a; ce n'est pas d'aujourd'hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n'en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-là lui coûte quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu'il veut courir; voilà le mal; car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre; il pourrait bien dire qu'il adore. Contrefaisant Madame Argante. Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste; je suis votre serviteur, Madame. Il sort. Marton. - Fera-t-on monter l'intendant que Monsieur le Comte a amené, Madame? Araminte. - N'entendrai-je parler que d'intendant! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions. Marton sort. Madame Argante. - Mais, ma fille, elle a raison; c'est Monsieur le Comte qui vous en répond, il n'y a qu'à le prendre. Araminte. - Et moi, je n'en veux point. Le Comte. - Est-ce à cause qu'il vient de ma part, Madame? Araminte. - Vous êtes le maÃtre d'interpréter, Monsieur; mais je n'en veux point. Le Comte. - Vous vous expliquez là -dessus d'un air de vivacité qui m'étonne. Madame Argante. - Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu'est-ce qui vous fâche? Araminte. - Tout; on s'y est mal pris; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants, que tout m'en choque. Madame Argante, étonnée. - On ne vous entend point. Le Comte. - Quoique je n'aie aucune part à ce qui vient de se passer, je ne m'aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fâché d'y contribuer davantage par ma présence. Madame Argante. - Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n'y songez pas, Araminte; on ne sait que penser. Scène IX Araminte, Dubois Dubois. - Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n'avez plus rien à craindre de sa douleur; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer; il m'a pourtant fait pitié je l'ai vu si défait, si pâle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal. Araminte, qui ne l'a pas regardé jusque-là , et qui a toujours rêvé, dit d'un ton haut. - Mais qu'on aille donc voir quelqu'un l'a-t-il suivi? que ne le secouriez-vous? faut-il le tuer, cet homme? Dubois. - J'y ai pourvu, Madame; j'ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose; c'est que je pense qu'il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage; ce n'est pas la peine. Araminte, sèchement. - Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires. Dubois. - En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d'Arlequin par mon avis; je me suis douté qu'elle pourrait vous être utile, et c'est une excellente idée que j'ai eue là , n'est-ce pas, Madame? Araminte, froidement. - Quoi! c'est à vous que j'ai l'obligation de la scène qui vient de se passer? Dubois, librement. - Oui, Madame. Araminte. - Méchant valet! ne vous présentez plus devant moi. Dubois, comme étonné. - Hélas! Madame, j'ai cru bien faire. Araminte. - Allez, malheureux! il fallait m'obéir; je vous avais dit de ne plus vous en mêler; vous m'avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C'est vous qui avez répandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait; ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en être instruite, c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maÃtre, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique. Dubois s'en va en riant. - Allons, voilà qui est parfait. Scène X Araminte, Marton Marton, triste. - La manière dont vous m'avez renvoyée, il n'y a qu'un moment, me montre que je vous suis désagréable, Madame, et je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congé. Araminte, froidement. - Je vous le donne. Marton. - Votre intention est-elle que je sorte dès aujourd'hui, Madame? Araminte. - Comme vous voudrez. Marton. - Cette aventure-ci est bien triste pour moi! Araminte. - Oh! point d'explication, s'il vous plaÃt. Marton. - Je suis au désespoir. Araminte, avec impatience. - Est-ce que vous êtes fâchée de vous en aller? Eh bien, restez, Mademoiselle, restez j'y consens; mais finissons. Marton. - Après les bienfaits dont vous m'avez comblée, que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j'ai perdu toute votre confiance? Araminte. - Mais que voulez-vous que je vous confie? Inventerai-je des secrets pour vous les dire? Marton. - Il est pourtant vrai que vous me renvoyez, Madame, d'où vient ma disgrâce? Araminte. - Elle est dans votre imagination. Vous me demandez votre congé, je vous le donne. Marton. - Ah! Madame, pourquoi m'avez-vous exposée au malheur de vous déplaire? J'ai persécuté par ignorance l'homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu'on n'a jamais aimé. Araminte, à part. - Hélas! Marton. - Et à qui je n'ai rien à reprocher; car il vient de me parler. J'étais son ennemie, et je ne la suis plus. Il m'a tout dit. Il ne m'avait jamais vue c'est Monsieur Remy qui m'a trompée, et j'excuse Dorante. Araminte. - A la bonne heure. Marton. - Pourquoi avez-vous eu la cruauté de m'abandonner au hasard d'aimer un homme qui n'est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j'ai jeté dans une douleur dont je suis pénétrée? Araminte, d'un ton doux. - Tu l'aimais donc, Marton? Marton. - Laissons là mes sentiments. Rendez-moi votre amitié comme je l'avais, et je serai contente. Araminte. - Ah! je te la rends tout entière. Marton, lui baisant la main. - Me voilà consolée. Araminte. - Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris. Marton. - N'y prenez point garde. Rien ne m'est si cher que vous. Araminte. - Va, je prétends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin. Scène XI Araminte, Marton, Arlequin Araminte. - Que veux-tu? Arlequin, pleurant et sanglotant. - J'aurais bien de la peine à vous le dire; car je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole, à cause de la trahison que Mademoiselle Marton m'a faite. Ah! quelle ingrate perfidie! Marton. - Laisse là ta perfidie et nous dis ce que tu veux. Arlequin. - Ah! cette pauvre lettre. Quelle escroquerie! Araminte. - Dis donc. Arlequin. - Monsieur Dorante vous demande à genoux qu'il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu'il a eues dans les mains depuis qu'il est ici. Il m'attend à la porte où il pleure. Marton. - Dis-lui qu'il vienne. Arlequin. - Le voulez-vous, Madame? car je ne me fie pas à elle. Quand on m'a une fois affronté, je n'en reviens point. Marton, d'un air triste et attendri. - Parlez-lui, Madame, je vous laisse. Arlequin, quand Marton est partie. - Vous ne me répondez point, Madame? Araminte. - Il peut venir. Scène XII Dorante, Araminte Araminte. - Approchez, Dorante. Dorante. - Je n'ose presque paraÃtre devant vous. Araminte, à part. - Ah! je n'ai guère plus d'assurance que lui. Haut. Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers? Je m'en fie bien à vous. Ce n'est pas là -dessus que j'aurai à me plaindre. Dorante. - Madame... j'ai autre chose à dire... je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler. Araminte, à part, avec émotion. - Ah! que je crains la fin de tout ceci! Dorante, ému. - Un de vos fermiers est venu tantôt, Madame. Araminte, ému. - Un de mes fermiers!... cela se peut bien. Dorante. - Oui, Madame... il est venu. Araminte, toujours émue. - Je n'en doute pas. Dorante, ému. - Et j'ai de l'argent à vous remettre. Araminte. - Ah! de l'argent... nous verrons. Dorante. - Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir. Araminte. - Oui... je le recevrai... vous me le donnerez. A part. Je ne sais ce que je lui réponds. Dorante. - Ne serait-il pas temps de vous l'apporter ce soir ou demain, Madame? Araminte. - Demain, dites-vous! Comment vous garder jusque-là , après ce qui est arrivé? Dorante, plaintivement. - De tout le temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait précieux. Araminte. - Il n'y a pas moyen, Dorante; il faut se quitter. On sait que vous m'aimez, et l'on croirait que je n'en suis pas fâchée. Dorante. - Hélas! Madame, que je vais être à plaindre! Araminte. - Ah! allez, Dorante, chacun a ses chagrins. Dorante. - J'ai tout perdu! J'avais un portrait, et je ne l'ai plus. Araminte. - A quoi vous sert de l'avoir? vous savez peindre. Dorante. - Je ne pourrai de longtemps m'en dédommager. D'ailleurs, celui-ci m'aurait été bien cher! Il a été entre vos mains, Madame. Araminte. - Mais vous n'êtes pas raisonnable. Dorante. - Ah! Madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez vengée. N'ajoutez rien à ma douleur. Araminte. - Vous donner mon portrait! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime? Dorante. - Que vous m'aimez, Madame! Quelle idée! qui pourrait se l'imaginer? Araminte, d'un ton vif et naïf. - Et voilà pourtant ce qui m'arrive. Dorante, se jetant à ses genoux. - Je me meurs! Araminte. - Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie levez-vous, Dorante. Dorante se lève et dit tendrement. - Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l'ôter, mais n'importe, il faut que vous soyez instruite. Araminte, étonnée. - Comment! que voulez-vous dire? Dorante. - Dans tout ce qui s'est passé chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour, qui m'en plaint, qui par le charme de l'espérance, du plaisir de vous voir, m'a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà , Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher. J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise; j'aime mieux votre haine que le remords d'avoir trompé ce que j'adore. Araminte, le regardant quelque temps sans parler. - Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais sans doute; mais l'aveu que vous m'en faites vous-même dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraÃt incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blâmable il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi. Dorante. - Quoi! la charmante Araminte daigne me justifier! Araminte. - Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler. Scène XIII Dorante, Araminte, Le Comte, Madame Argante, Dubois, Arlequin Madame Argante, voyant Dorante. - Quoi! le voilà encore! Araminte, froidement. - Oui, ma mère. Au Comte. Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser vous méritez qu'on vous aime; mon coeur n'est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne. Madame Argante. - Quoi donc! que signifie ce discours? Le Comte. - Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit à Madame montrant Madame Argante je songeais à me retirer; j'ai deviné tout; Dorante n'est venu chez vous qu'à cause qu'il vous aimait; il vous a plu; vous voulez lui faire sa fortune voilà tout ce que vous alliez dire. Araminte. - Je n'ai rien à ajouter. Madame Argante, outrée. - La fortune à cet homme-là ! Le Comte, tristement. - Il n'y a plus que notre discussion, que nous réglerons à l'amiable; j'ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole. Araminte. - Vous êtes bien généreux; envoyez-moi quelqu'un qui en décide, et ce sera assez. Madame Argante. - Ah! la belle chute! ah! ce maudit intendant! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira; mais il ne sera jamais mon gendre. Araminte. Laissons passer sa colère, et finissons. Ils sortent. Dubois. - Ouf! ma gloire m'accable; je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru. Arlequin. - Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent; l'original nous en fournira bien d'autres copies. La Joie imprévue Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 7 juillet 1738 Acteurs Monsieur Orgon. Madame Dorville. Constance, fille de Madame Dorville, maÃtresse de Damon. Damon, fils de Monsieur Orgon, amant de Constance. Le Chevalier. Lisette, suivante de Constance. Pasquin, valet de Damon. La scène est à Paris dans un jardin qui communique à un hôtel garni. Scène Première Damon, Pasquin Damon paraÃt triste. Pasquin, suivant son maÃtre, et d'un ton douloureux, un moment après qu'ils sont sur le théâtre. - Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne à mener une vie plus raisonnable! Damon. - Tais-toi, laisse-moi seul. Pasquin. - Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de conséquence. Damon. - De quoi s'agit-il donc? Pasquin. - Il y a quinze jours que vous êtes à Paris... Damon. - Abrège. Pasquin. - Patience, Monsieur votre père vous a envoyé pour acheter une charge l'argent de cette charge était en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez déjà reçu la moitié, que vous avez jouée et perdue; ce qui fait, par conséquent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitié de votre charge; et voilà ce qui est terrible. Damon. - Est-ce là tout ce que tu as à me dire? Pasquin. - Doucement, Monsieur; c'est qu'actuellement j'ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre père la veille de notre départ, je connais ton zèle, ton jugement et ta prudence; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tête, regarde-le comme un dépôt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole je me fondais sur votre docilité, et je me suis trompé. Votre conduite, vous la voyez, elle est détestable; mes conseils, vous les avez méprisés, vos fonds sont entamés, la moitié de votre argent est partie, et voilà mon dépôt dans le plus déplorable état du monde il faut pourtant que j'en rende compte, et c'est ce qui fait ma douleur. Damon. - Tu conviendras qu'il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant à Paris, je me mets dans cet hôtel garni j'y vois un jardin qui est commun à une autre maison, je m'y promène, j'y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation; il loge au même hôtel, nous mangeons à la même table, je vois que tout le monde joue après dÃner, il me propose d'en faire autant, je joue, je gagne d'abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu; voilà d'où cela vient; mais ne t'inquiète point, je ne veux plus jouer qu'une fois pour regagner mon argent; et j'ai un pressentiment que je serai heureux. Pasquin. - Ah! Monsieur, quel pressentiment! Soyez sûr que c'est le diable qui vous parle à l'oreille. Damon. - Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en état d'acheter la charge en question, afin que mon père ne sache rien de ce qui s'est passé au surplus, c'est dans ce jardin que j'ai connu l'aimable Constance; c'est ici où je la vois quelquefois, où je crois m'apercevoir qu'elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes. Pasquin. - Oh! quant à votre amour pour elle, j'y consens, j'y donne mon approbation; je vous dirai même que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrêmement adouci les afflictions que vous m'avez données, je n'aurais pu les supporter sans elle; il n'y a qu'une chose qui m'intrigue c'est que la mère de Constance, quand elle se promène ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraÃt pas fort touchée de votre compagnie, sa mine s'allonge, j'ai peur qu'elle ne vous trouve un étourdi; vous êtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tête légère... vous entendez bien? Et ces têtes-là ne sont pas du goût des mères. Damon, riant. - Que veut dire cet impertinent?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allée du jardin? Pasquin. - C'est peut-être ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent. Damon. - Prends garde à ce que tu dis, et avance pour voir qui c'est. Scène II Le Chevalier, Damon, Pasquin On voit paraÃtre le Chevalier. Le Chevalier. - Où est ton maÃtre, Pasquin? Pasquin. - Il est sorti, Monsieur. Le Chevalier. - Sorti! Eh! je le vois qui se promène. D'où vient est-ce que tu me le caches? Pasquin, brusquement. - Je fais tout pour le mieux. Le Chevalier. - Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire? Damon. - Non, c'est qu'il me rendait quelque compte qui ne presse pas. Pasquin. - C'est que je n'aime pas ceux qui gagnent l'argent de mon maÃtre. Le Chevalier. - Il le gagnera peut-être une autre fois. Pasquin. - Tarare! Damon, à Pasquin. - Tais-toi. Le Chevalier. - Laissez-le dire; je lui sais bon gré de sa méchante humeur, puisqu'elle vient de son zèle. Pasquin. - Ajoutez de ma prudence. Damon, à Pasquin. - Finiras-tu? Le Chevalier. - Je n'y prends pas garde. Je vais dÃner en ville, et je n'ai pas voulu partir sans vous voir. Damon. - Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour être au bal? Le Chevalier. - Je ne crois pas il y a toute apparence qu'on m'engagera à souper où je vais. Damon. - Comment donc? Mais j'ai compté que ce soir vous me donneriez ma revanche. Le Chevalier. - Cela me sera difficile, j'ai même, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m'obligera à aller demain en campagne pour quelques jours. Damon. - En campagne? Pasquin. - Eh oui! Monsieur, il fait si beau Partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence; il y a tant de châteaux dans les champs, amusez-vous à en ruiner quelqu'un. Damon, à Pasquin. - Encore? Le Chevalier. - Il commence à m'ennuyer. Damon. - Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir. Le Chevalier. - Vous parlerai-je franchement? Je ne joue jamais qu'argent comptant, et vous me dites hier que vous n'en aviez plus. Damon. - Que cela ne vous arrête point, je n'ai qu'un pas à faire pour en avoir. Le Chevalier. - En ce cas-là , nous nous reverrons tantôt. Pasquin, d'un ton dolent. - Hélas! nous n'étions que blessés, nous voilà morts. A son maÃtre. Monsieur, cet argent qui est à deux pas d'ici, n'est pas à vous, il est à Monsieur votre père, et vous savez bien que son intention n'est pas que Monsieur le Chevalier y ait part; il ne lui en destine pas une obole. Damon. - Oh! je me fâcherai à la fin retire-toi. Pasquin, en colère. - Monsieur, je suis sûr que vous perdrez. Le Chevalier, en riant. - Puisse-t-il dire vrai, au reste. Pasquin, au Chevalier. - Ah! vous savez bien que je ne me trompe pas. Le Chevalier, comme ému. - Hem? Pasquin. - Je dis qu'il perdra, vous êtes un si habile homme, que vous jouez à coup sûr. Damon. - Je crois que l'esprit lui tourne. Pasquin. - Il n'y a pas de mal à dire que vous perdrez, quand c'est la vérité. Le Chevalier. - Voilà un insolent valet. Pasquin, sans regarder. - Cela n'empêchera pas qu'il ne perde. Le Chevalier. - Adieu, jusqu'au revoir. Damon. - Ne me manquez donc pas. Pasquin. - Oh que non! il vise trop juste pour cela. Scène III Pasquin, Damon Damon. - Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu'à la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage? Pasquin. - C'est que vous avez du coeur, et lui de l'adresse. Damon. - Mais pourquoi t'obstines-tu à soutenir qu'il gagnera? Pasquin. - C'est qu'il voudra gagner. Damon. - T'a-t-on dit quelque chose de lui? T'a-t-on donné quelque avis? Pasquin. - Non, je n'en ai point reçu d'autre que de sa mine; c'est elle qui m'a dit tout le mal que j'en sais. Damon. - Tu extravagues. Pasquin. - Monsieur, je m'y ferais hacher, il n'y a point d'honnête homme qui puisse avoir ce visage-là Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi. Damon. - Lisette? Belle autorité! Pasquin. - Belle autorité! C'est pourtant une fille qui, du premier coup d'oeil, a senti tout ce que je valais. Damon, riant et partant. - Ah! ah! ah! Tu me donnes une grande idée de sa pénétration; je vais chez mon banquier, c'est aujourd'hui jour de poste, ne t'éloigne pas. Pasquin. - Arrêtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette légèreté d'esprit dont je vous ai parlé, que je tiendrai la main à ce que vous exécutiez tout ce que Monsieur votre père vous a dit de faire, et voici un petit agenda où j'ai tout écrit. Il lit. Liste des articles et commissions recommandés par Monsieur Orgon à Monsieur Damon son fils aÃné, sur les déportements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint à moi Pasquin, son serviteur, d'apporter mon inspection et contrôle. Damon, riant. - Inspection et contrôle! Pasquin. - Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions; c'est, comme qui dirait, gouverneur. Damon. - Achève. Pasquin. - Premièrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le coeur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c'était! Nous n'en avons plus que les débris; vous ne vous êtes que trop ressouvenu d'elle, et voilà l'article de mon mémoire le plus maltraité. Damon. - Finis, ou je te laisse. Pasquin. - Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers. Damon. - Passe, cela est fait. Pasquin. - Troisièmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon... Damon. - Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon. Pasquin. - Style de précepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre à l'adresse de Madame... Attendez... ma foi, c'est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue où nous sommes. Damon. - Madame Dorville Est-ce là le nom de l'adresse? je ne l'avais pas seulement lue. Eh! parbleu! ce serait donc la mère de Constance, Pasquin? Pasquin. - C'est elle-même, sans doute, qui loge dans cette maison, d'où elle passe dans le jardin de votre hôtel. Voyez ce que c'est, faute d'exactitude, nous négligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accès dans la maison. Damon. - J'étais bien éloigné de penser que j'avais en main quelque chose d'aussi favorable; je ne l'ai pas même sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu'à loisir. Mais par où mon père connaÃt-il Madame Dorville? Pasquin. - Oh! pardi, depuis le temps qu'il vit, il a eu le temps de faire des connaissances. Damon. - Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre; voilà de quoi m'introduire chez Madame Dorville, et j'irai la lui remettre au retour de chez mon banquier je pars, ne t'écarte pas. Pasquin, d'un ton triste. - Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grâce que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu. Damon, en s'en allant. - Je me moque de ton pronostic. Scène IV Damon, Lisette, Pasquin Damon, s'en allant, rencontre Lisette qui arrive. - Ah! te voilà , Lisette? ta maÃtresse viendra-t-elle tantôt se promener ici avec sa mère? Lisette. - Je crois qu'oui, Monsieur. Damon. - Lui parles-tu quelquefois de moi? Lisette. - Le plus souvent c'est elle qui me prévient. Damon. - Que tu me charmes! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d'être dans mes intérêts. Scène V Lisette, Pasquin Pasquin, s'approchant de Lisette. - Bonjour, ma fille, bonjour, mon coeur; serviteur à mes amours. Lisette, le repoussant un peu. - Tout doucement. Pasquin. - Qu'est-ce donc, beauté de mon âme? D'où te vient cet air grave et rembruni? Lisette. - C'est que j'ai à te parler, et que je rêve tu dis que tu m'aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre. Pasquin. - Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule; n'êtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable? Eh donc! Lisette. - Parlons sérieusement; je n'aime point les amours qui n'aboutissent à rien. Pasquin. - Qui n'aboutissent à rien! Pour qui me prends-tu donc? Veux-tu des sûretés? Lisette. - J'entends qu'il me faut un mari, et non pas un amant. Pasquin. - Pour ce qui est d'un amant, avec un mari comme moi, tu n'en auras que faire. Lisette. - Oui mais si notre mariage ne se fait jamais? si Madame Dorville, qui ne connaÃt point ton maÃtre, marie sa fille à un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu'il lui échappa qu'elle avait des vues, et c'est sur quoi nous raisonnions tantôt, Constance et moi, de façon qu'elle est fort inquiète, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentées de vous laisser là . Pasquin. - Malepeste! gardez-vous en bien; je suis d'avis même que nous vous donnions, mon maÃtre et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter. Lisette. - Ne badine point j'ai charge de ma maÃtresse de t'interroger adroitement sur de certaines choses. Il s'agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s'attacher imprudemment à des inconnus qu'il faut quitter, et qu'on regrette souvent plus qu'ils ne valent. Pasquin. - M'amour, un peu de politesse dans vos réflexions. Lisette. - Tu sens bien qu'il serait désagréable d'être obligée de donner sa main d'un côté, pendant qu'on laisserait son coeur d'un autre ainsi voyons tu dis que ton maÃtre a du bien et de la naissance que ne se propose-t-il donc? Que ne nous fait-il donc demander en mariage? Que n'écrit-il à son père qu'il nous aime, et que nous lui convenons? Pasquin. - Eh! morbleu! laisse-nous donc arriver à Paris; à peine y sommes-nous. Il n'y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous? Nous nous sommes rencontrés, et voilà tout. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie, rencontrés? Pasquin. - Oui, vraiment ce fut le Chevalier, avec qui nous étions, qui aborda la mère dans le jardin; ce qui continue de notre part de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s'abordent, en attendant qu'ils se fréquentent il est vrai que c'en est assez pour s'aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mères qui ne voudraient pas d'un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivée, écrit que deux petites lettres, où il n'a pu être question de vous, ma fille à la première, nous ne savions pas seulement que vos beautés étaient au monde; nous ne l'avons su qu'une heure avant la seconde; mais à la troisième, on mandera qu'on les a vues, et à la quatrième, qu'on les adore. Je défie qu'on aille plus vite. Lisette. - Je crains que la mère, qui a ses desseins, n'aille plus vite encore. Pasquin, d'un ton adroit. - En ce cas-là , si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu'elle. Lisette, froidement. - Oui, mais les expédients ne sont pas de notre goût; et en mon particulier, je congédierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer. Pasquin. - S'il n'y avait que le soufflet à essuyer, je serais volontiers ce coquin-là , mais je ne veux pas du congé. Lisette. - Achevons dis-moi, cette charge que doit avoir ton maÃtre est-elle achetée? Pasquin. - Pas encore, mais nous la marchandons. Lisette, d'un air incrédule et tout riant. - Vous la marchandez? Pasquin. - Sans doute; t'imagines-tu qu'on achète une charge considérable comme on achète un ruban? Toi qui parles, quand tu fais l'emplette d'une étoffe, prends-tu le marchand au mot? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et à la fin on lâche la main de part et d'autre, et nous la lâcherons, quand il en sera temps. Lisette, d'un air incrédule. - Pasquin, est-il réellement question d'une charge? Ne me trompes-tu pas? Pasquin. - Allons, allons, tu te moques; je n'ai point d'autre réponse à cela que de te montrer ce minois. Il montre son visage. Cette face d'honnête homme que tu as trouvée si belle et si pleine de candeur... Lisette. - Que sait-on? ta physionomie vaut peut-être mieux que toi? Pasquin. - Non, ma mie, non, on n'y voit qu'un échantillon de mes bonnes qualités, tout le monde en convient; informez-vous. Lisette. - Quoi qu'il en soit, je conseille à ton maÃtre de faire ses diligences. Mais voilà quelqu'un qui paraÃt avoir envie de te parler; adieu, nous nous reverrons tantôt. Scène VI Monsieur Orgon, Pasquin Pasquin, considérant Monsieur Orgon, qui de loin l'observe. - J'ôterais mon chapeau à cet homme-là , si je ne m'en empêchais pas, tant il ressemble au père de mon maÃtre. Orgon se rapproche. Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-même. Allant après Orgon. Monsieur, Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Tu as donc bien de la peine à me reconnaÃtre, faquin? Pasquin, les premiers mots à part. - Ce début-là m'inquiète... Monsieur... comme vous êtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-même... tandis que l'original était en province. Monsieur Orgon. - Eh! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie. Pasquin. - Monsieur, j'ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'à votre ordinaire. Monsieur Orgon. - Il est vrai que j'ai fort sujet d'être content de ce qui se passe. Pasquin. - Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous; mais vous savez donc nos aventures? Monsieur Orgon. - Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous êtes ici, et il y en a autant que j'y suis; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y êtes; c'est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu'une partie de l'argent destiné à l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste; on m'a appris qu'il a joué, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissé mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j'ai dit qu'on l'amusât pour me donner le temps de venir te parler. Pasquin. - Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute. Monsieur Orgon. - Ne devais-tu pas parler à Damon, et tâcher de le détourner de son extravagance? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l'emploi! Pasquin. - Ah! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites! Ce jardin-ci m'en est témoin, il m'a vu pleurer, Monsieur mes larmes apparemment ne sont pas touchantes; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n'est pas digne de vos bontés. Monsieur Orgon. - Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas à toi à les lui donner. Pasquin. - Hélas! Monsieur, il ne les mérite pas non plus; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colère et pour ma justification mais la vérité est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a joué que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur. Monsieur Orgon. - Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie; il y bâille, même en y gagnant vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh! cet enfant-là a pour vous un amour qui n'est pas croyable. Monsieur Orgon. - Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui; je voulais achever de le connaÃtre il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente; c'est ce qui décidera de son caractère ce sera un peu d'argent qu'il m'en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige. Pasquin. - Oh! voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m'a juré qu'il ne jouerait plus qu'une fois. Monsieur Orgon. - Comment donc! il veut jouer encore? Pasquin. - Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu; il n'y a rien de si tendre; et ce que je vous dis là est exactement vrai. Monsieur Orgon. - Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer? Pasquin. - Ce soir même, pendant le bal qu'on doit donner ici, et où se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste. Monsieur Orgon. - C'est donc pour ce beau projet qu'il est allé chez le banquier? Pasquin. - Oui, Monsieur. Monsieur Orgon. - Le Chevalier et lui seront-ils masqués? Pasquin. - Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal où ils l'étaient tous deux; mon maÃtre a même encore son domino vert qu'il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au même hôtel, a aussi gardé le sien qui est jaune. Monsieur Orgon. - Tâche de savoir cela bien précisément, et viens m'en informer tantôt à ce café attenant l'hôtel, où tu me trouveras; j'y serai sur les six heures du soir. Pasquin. - Et moi, vous m'y verrez à six heures frappantes. Monsieur Orgon, tirant une lettre de sa poche. - Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste; mais ce n'est pas là tout on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mère; est-ce qu'il l'aime? Pasquin. - Ma foi, Monsieur, vous êtes bien servi; sans doute qu'on vous aura parlé aussi de ma tendresse... n'est-il pas vrai? Monsieur Orgon. - Passons, il n'est pas question de toi. Pasquin. - C'est que nos déesses sont camarades. Monsieur Orgon. - N'est-ce pas la fille de Madame Dorville? Pasquin. - Oui, celle de mon maÃtre. Monsieur Orgon. - Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu'il ne la voit pas chez elle. Pasquin. - Il l'avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies? Monsieur Orgon. - Beaucoup. Pasquin, enchanté et caressant Monsieur Orgon. - Ah, que vous êtes charmant! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause; il ne tiendra qu'à vous de faire notre fortune. Monsieur Orgon. - C'est à quoi je pense. Constance et Damon doivent être mariés ensemble. Pasquin, enchanté. - Cela est adorable! Monsieur Orgon. - Sois discret, au moins. Pasquin. - Autant qu'amoureux. Monsieur Orgon. - Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive. Pasquin, quand Orgon s'en va. - C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine! Monsieur Orgon, se retournant. - Tais-toi. Scène VII Pasquin, Lisette Pasquin, à part. - Allons, modérons-nous. Lisette, d'un air sérieux et triste. - Je te cherchais. Pasquin, d'un air souriant. - Et moi j'avais envie de te voir. Lisette. - Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j'ai ordre de ne te plus voir. Pasquin, d'un air badin. - Ordre! Lisette. - Oui, ordre, oui, il n'y a point à plaisanter. Pasquin, toujours riant. - Et dis-moi, auras-tu de la peine à obéir? Lisette. - Et dis-moi, à ton tour, un animal qui me répond sur ce ton-là mérite-t-il qu'il m'en coûte? Pasquin, toujours riant. - Tu es donc fâchée de ce que je ris? Lisette, le regardant. - La cervelle t'aurait-elle subitement tourné, par hasard? Pasquin. - Point du tout, je n'eus jamais tant de bon sens, ma tête est dans toute sa force. Lisette. - C'est donc la tête d'un grand maraud ah, l'indigne! Pasquin. - Ah, quelles délices! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Lisette, le considérant. - La maudite race que les hommes! J'aurais juré qu'il m'aimait. Pasquin, riant. - Bon, t'aimer! je t'adore. Lisette. - Ecoute-moi, monstre, et ne réplique plus. Tu diras à ton maÃtre, de la part de Madame Dorville, qu'elle le prie de ne plus parler à Constance, que c'est une liberté qui lui déplaÃt, et qu'il s'en abstiendra, s'il est galant homme; ce dont l'impudence du valet fait que je doute. Adieu. Pasquin. - Oh! j'avoue que je ne me sens pas d'aise, et cependant tu t'abuses je suis plein d'amour, là , ce qu'on appelle plein, mon coeur en a pour quatre, en vérité, tu le verras. Lisette, s'arrêtant. - Je le verrai? Que veux-tu dire? Pasquin. - Je dis... que tu verras; oui, ce qu'on appelle voir... Prends patience. Lisette, comme à part. - Tout bien examiné, je lui crois pourtant l'esprit en mauvais état. Scène VIII Lisette, Pasquin, Damon Damon. - Ah! Lisette, je te trouve à propos. Lisette. - Un peu moins que vous ne pensez; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester votre homme sait les nouvelles, qu'il vous les dise. Pasquin, riant. - Ha, ha, ha. Ce n'est rien, c'est qu'elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s'emporte, et prétend que nous supprimions tout commerce avec elle; notre fréquentation dans le jardin n'est pas de son goût, dit-elle; elle s'imagine que nous lui déplaisons, cette bonne femme! Damon. - Comment? Lisette. - Oui, Monsieur voilà ce qui le réjouit, il n'est plus permis à Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous êtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et même, en vous parlant, je fais actuellement un crime. Damon, à Pasquin. - Misérable! et tu ris de ce qui m'arrive. Pasquin. - Oui, Monsieur, c'est une bagatelle; Madame Dorville ne sait ce qu'elle dit, ni de qui elle parle; je vous retiens ce soir à souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette? Damon. - Tais-toi, faquin, tu m'indignes. Lisette, à part, à Damon. - Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d'égaré? Pasquin, à Damon, en riant. - Elle me croit timbré, n'est-ce pas? Lisette. - Voici Madame que je vois de loin se promener; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre. Elle s'en va. Pasquin bat du pied sans répondre. Scène IX Damon, Pasquin Damon, parlant à lui-même. - Que je suis à plaindre! Pasquin, froidement. - Point du tout, c'est une erreur. Damon. - Va-t'en, va-t'en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou. Pasquin, sérieusement. - Erreur sur erreur. Où est votre lettre pour cette Madame Dorville? Damon. - Ne t'en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dès que j'aurai porté mon argent chez moi. Viens, suis-moi. Pasquin, froidement. - Non, je vous attends ici; allez vite, nous nous amuserions l'un et l'autre, et il n'y a point de temps à perdre; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre père. Damon prend la lettre, et s'en va en regardant Pasquin. Scène X Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin Pasquin, seul. - Nos gens s'approchent, ne bougeons. Il chante. La, la, rela. Madame Dorville, à Lisette. - Avez-vous parlé à ce garçon de ce que je vous ai dit? Lisette. - Oui, Madame. Pasquin, saluant Madame Dorville. - Par ce garçon, n'est-ce pas moi que vous entendez, Madame? Oui, je sais ce dont il est question, et j'en ai instruit mon maÃtre; mais ce n'est pas là votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment; je prends la liberté de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit. Madame Dorville. - Vous êtes bien hardi, mon ami; allez, passez votre chemin. Pasquin, doucement. - Madame, je vous demande pardon; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin. Madame Dorville. - Qu'est-ce que c'est que cet impertinent-là ? Lisette, dites-lui qu'il se retire. Lisette, en priant Pasquin. - Eh! va-t'en, mon pauvre Pasquin, je t'en prie. A part. Voilà une démence bien étonnante! Et à sa maÃtresse. Madame, c'est qu'il est un peu imbécile. Pasquin, souriant froidement. - Point du tout, c'est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne séparera sa fille et mon maÃtre. Ils sont faits pour s'aimer; c'est l'avis des astres et le vôtre. Madame Dorville. - Va-t'en. Et puis regardant Constance. Ils sont nés pour s'aimer! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idée? Je me persuade que non, vous êtes trop bien née pour cela. Constance, timidement et tristement. - Assurément, ma mère. Madame Dorville. - C'est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries? Constance. - Mais, oui. Lisette. - C'est un jeune homme fort estimable. Madame Dorville. - Peut-être même vous a-t-il parlé d'amour? Constance, tendrement. - Quelques mots approchants. Lisette. - Je ne plains pas celle qui l'épousera. Madame Dorville, à Lisette. - Taisez-vous. A Constance. Et vous en avez badiné? Constance. - Comme il s'expliquait d'une façon très respectueuse, et de l'air de la meilleure foi; que, d'ailleurs, j'étais le plus souvent avec vous, et que je ne prévoyais pas que vous me défendriez de le voir, je n'ai pas cru devoir me fâcher contre un si honnête homme. Madame Dorville, d'un air mystérieux. - Constance, il était temps que vous ne le vissiez plus. Pasquin, de loin. - Et moi, je dis que voici le temps qu'ils se verront bien autrement. Madame Dorville. - Retirons-nous, puisqu'il n'y a pas moyen de se défaire de lui. Pasquin, à part. - Où est cet étourdi qui ne vient point avec sa lettre? Scène XI Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin, Damon, qui arrête Madame Dorville comme elle s'en va, et la salue, la lettre à la main, sans lui rien dire. Madame Dorville. - Monsieur, vous êtes instruit de mes intentions, et j'espérais que vous y auriez plus d'égard. Retirez-vous, Constance. Damon. - Quoi! Constance sera privée du plaisir de se promener, parce que j'arrive! Madame Dorville. - Il n'est plus question de se voir, Monsieur, j'ai des vues pour ma fille qui ne s'accordent plus avec de pareilles galanteries. A Constance. Retirez-vous donc. Constance. - Voilà la première fois que vous me le dites. Elle part et retourne la tête. Pasquin, à Damon, à part. - Allons vite à la lettre. Damon. - Je suis si mortifié du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas à vous rendre cette lettre, Madame. Il lui présente la lettre. Madame Dorville. - A moi, Monsieur, et de quelle part, s'il vous plaÃt? Damon. - De mon père, Madame. Pasquin. - Oui, d'un gentilhomme de votre ancienne connaissance. Lisette, à Pasquin pendant que Madame Dorville ouvre le paquet. - Tu ne m'as rien dit de cette lettre. Pasquin, vite. - Ne t'abaisse point à parler à un fou. Madame Dorville, à part, en regardant Pasquin. - Ce valet n'est pas si extravagant. A Damon. Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmée d'apprendre des nouvelles de Monsieur votre père. Lisette, à Pasquin. - Je te fais réparation. Damon. - Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables? Madame Dorville. - Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets; je ne saurais m'en dispenser avec le fils d'un si honnête homme. Lisette, à part, à Pasquin. - A merveille, Pasquin. Pasquin, à part, à Lisette. - Non, j'extravague. Madame Dorville, à Damon. - Cependant, les vues que j'avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment. Damon. - Qu'entends-je? Lisette, à part, à Pasquin. - Je n'y suis plus. Pasquin. - J'y suis toujours. Madame Dorville. - Suivez-moi dans cette autre allée, Lisette, j'ai à vous parler. A Damon. Monsieur, je suis votre servante. Damon, tristement. - Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre. Scène XII Madame Dorville, Lisette Lisette. - Hélas! vous venez de le désespérer. Madame Dorville. - Dis-moi naturellement ma fille a-t-elle de l'inclination pour lui? Lisette. - Ma foi, tenez, c'est lui qu'elle choisirait, si elle était sa maÃtresse. Madame Dorville. - Il me paraÃt avoir du mérite. Lisette. - Si vous me consultez, je lui donne ma voix; je le choisirais pour moi. Madame Dorville. - Et moi je le choisis pour elle. Lisette. - Tout de bon? Madame Dorville. - C'est positivement à lui que je destinais Constance. Lisette. - Voilà quatre jeunes gens qui seront bien contents. Madame Dorville. - Quatre! Je n'en connais que deux. Lisette. - Si fait Pasquin et moi nous sommes les deux autres. Madame Dorville. - Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu'à Damon, Lisette; je veux les surprendre, et c'est aussi l'intention du père qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s'il aime ma fille, que nous avons dessein d'en faire mon gendre; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraÃtre obliger Damon en consentant à ce mariage. Lisette. - Je vous promets le secret; il faut que Pasquin soit instruit, et qu'il ait eu ses raisons pour m'avoir tu ce qu'il sait; je ne m'étonne plus que mes injures l'aient tant diverti; je lui ai donné la comédie, et je prétends qu'il me la rende. Madame Dorville. - Rappelez Constance. Lisette. - La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider à la tromper. Scène XIII Madame Dorville, Constance, Lisette Madame Dorville. - Approchez, Constance. Je disais à Lisette que je vais vous marier. Lisette, d'un ton froid. - Oui, et depuis que Madame m'a confié ses desseins, je suis fort de son sentiment; je trouve que le parti vous convient. Constance, mutine avec timidité. - Ce ne sont pas là vos affaires. Lisette. - Je dois m'intéresser à ce qui vous regarde, et puis on m'a fait l'honneur de me communiquer les choses. Constance, à part, à Lisette en lui faisant la moue. - Vous êtes jolie! Madame Dorville. - Qu'avez-vous, ma fille? Vous me paraissez triste. Constance. - Il y a des moments où l'on n'est pas gai. Lisette. - Qui est-ce qui n'a pas l'humeur inconstante? Constance, toujours piquée. - Qui est-ce qui vous parle? Lisette. - Eh! mais je vous excuse. Madame Dorville. - A l'aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne répondez rien? Constance. - Mais je l'aurais trouvé assez à mon gré, si vous me l'aviez permis, au lieu que je ne connais pas l'autre. Lisette. - Allez, si j'en crois Madame, l'autre le vaut bien. Constance, à part, à Lisette. - Vous me fatiguez. Madame Dorville. - Damon vous plaÃt, ma fille? je m'en suis doutée, vous l'aimez. Constance. - Non, ma mère, je n'ai pas osé. Lisette. - Quand elle l'aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n'avez pas de résistance à craindre. Constance, à part, à Lisette. - Y a-t-il rien de plus méchant que vous? Madame Dorville. - Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hâter ou retarder le mariage dont il s'agit; parlez nettement est-ce que vous aimez Damon? Constance, timidement et hésitant. - Je ne l'ai encore dit à personne. Lisette, froidement. - Je suis pourtant une personne, moi. Constance. - Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l'aimais, mais seulement qu'il était aimable vous m'en avez dit mille biens vous-même; et puisque ma mère veut que je m'explique avec franchise, j'avoue qu'il m'a prévenue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez égard à mes sentiments, ils me sont venus sans que je m'en aperçusse. Je les aurais combattus, si j'y avais pris garde, et je tâcherai de les surmonter, puisque vous me l'ordonnez; il aurait pu devenir mon époux, si vous l'aviez voulu; il a de la naissance et de la fortune, il m'aime beaucoup; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu'on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-être plus d'amour qu'il n'en aura; je n'en aurai peut-être point pour lui, quelque envie que j'aie d'en avoir; cela ne dépend pas de nous. Mais n'importe, mon obéissance dépend de moi. Vous rejetez Damon, vous préférez l'autre, je l'épouserai. La seule grâce dont j'ai besoin, c'est que vous m'accordiez du temps pour me mettre en état de vous obéir d'une manière moins pénible. Lisette. - Bon! quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-être pas fâchée qu'on expédie, et mon avis n'est pas qu'on recule. Constance. - Ma mère, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontés; il est indécent qu'un domestique se mêle de cela. Madame Dorville, en s'en allant. - Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas différer votre mariage. Adieu; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu'il vous aborde; vous me paraissez si raisonnable que ce n'est pas la peine de vous rien défendre là -dessus. Scène XIV Constance, Lisette Lisette, d'un air plaisant. - En vérité, voilà une mère fort raisonnable aussi, elle a un très bon procédé. Constance. - Faites vos réflexions à part, et point de conversation ensemble. Lisette. - A la bonne heure, mais je n'aime point le silence, je vous en avertis; si je ne parle, je m'en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence. Constance, soupirant. - Ah! eh bien! parlez, je ne vous en empêche pas; mais ne vous attendez pas que je vous réponde. Lisette. - Ce n'est pas là mon compte; il faut que vous me répondiez. Constance, outrée. - J'aurai le chagrin de me marier au gré de ma mère; mais j'aurai le plaisir de vous mettre dehors. Lisette. - Point du tout. Constance. - Je serai pourtant la maÃtresse. Lisette. - C'est à cause de cela que vous me garderez. Constance, soupirant. - Ah! quel mauvais sujet! Allons, je ne veux plus me promener, vous n'avez qu'à me suivre. Lisette, riant. - Ha! ha! partons! Scène XV Damon, Constance, Lisette Damon, accourant. - Ah! Constance, je vous revois donc encore! Auriez-vous part à la défense qu'on m'a faite? Je me meurs de douleur! Lisette, observe de grâce si Madame Dorville ne vient point. Lisette ne bouge. Constance. - Ne vous adressez point à elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m'aimez, vous ne savez pas encore que j'y suis sensible; mais le temps nous presse, et je vous l'avoue. Ma mère veut me marier à un autre que je hais, quel qu'il soit. Lisette, se retournant. - Je gage que non. Constance, à Lisette. - Je vous défends de m'interrompre. A Damon. Sur tout ce que vous m'avez dit, vous êtes un parti convenable; votre père a sans doute quelques amis à Paris, allez les trouver, engagez-les à parler à ma mère. Quand elle vous connaÃtra mieux, peut-être vous préférera-t-elle. Damon. - Ah! Madame, rien ne manque à mon malheur. Lisette. - Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie. Constance. - Laissez-la dire, et continuez. Damon, lui montrant une lettre. - Il ne me servirait à rien d'avoir recours à des amis, on vous a promise d'un côté, et on m'a engagé d'un autre Voici ce que m'écrit mon père. Il lit. J'arrive incessamment à Paris, mon fils; je compte que les affaires de votre charge sont terminées, et que je n'aurai plus qu'à remplir un engagement que j'ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu. Lisette. - Une des plus aimables filles de Paris! Votre père s'y connaÃt, apparemment? Damon. - Eh! n'achevez pas de me désoler. Constance, tendrement. - Quelle conjoncture! Il n'y a donc plus de ressource, Damon? Damon. - Il ne m'en reste qu'une, c'est d'attendre ici mon rival; je ne m'explique pas sur le reste. Lisette, en riant. - Il ne serait pas difficile de vous le montrer. Damon. - Quoi! il est ici? Lisette. - Depuis que vous y êtes figurez-vous qu'il n'est pas arrivé un moment plus tôt ni plus tard. Damon. - Il n'ose donc se montrer? Lisette. - Il se montre aussi hardiment que vous, et n'a pas moins de coeur que vous. Damon. - C'est ce que nous verrons. Constance. - Point d'emportement, Damon; je vous quitte peut-être qu'elle nous trompe pour nous épouvanter; il est du moins certain que je n'ai point vu ce rival. Quoi qu'il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mère, et tâcher d'obtenir un délai qu'elle m'aurait déjà accordé, si cette fourbe que voilà ne l'en avait pas dissuadée. Adieu, Damon, ne laissez pas que d'agir de votre côté, et ne perdons point de temps. Elle part. Damon. - Oui, Constance, je ne négligerai rien; peut-être nous arrivera-t-il quelque chose de favorable. Il veut partir. Lisette l'arrête par le bras. - Non, Monsieur; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j'y ai toujours été je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi; mais ne vous désespérez pas, tout ira bien, très bien, c'est moi qui vous le dis; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez. Damon. - Quoi! tout ce que je vois... Lisette. - N'est rien; point de questions, je suis muette. Damon, en s'en allant. - Je n'y comprends rien. Scène XVI Lisette, Pasquin Lisette. - Ah! voilà mon homme qui m'a tantôt ballottée. A Pasquin. Je te rencontre fort à propos. D'où viens-tu? Pasquin. - Du café voisin, où j'avais à parler à un homme de mon pays qui m'y attendait pour affaire sérieuse. Eh bien! comment suis-je dans ton esprit? Quelle opinion as-tu de ma cervelle? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons? Lisette. - Non, au lieu d'être fou, tu ne seras plus que sot. Pasquin. - Moi, sot! Je ne suis pas tourné dans ce goût-là ; tu me menaces de l'impossible. Lisette. - Ce n'est pourtant que l'affaire d'un instant. Tiens, tu t'imagines que je serai à toi; point du tout; il faut que je t'oublie, il n'y a plus moyen de te conserver. Pasquin. - Tu n'y entends rien, moitié de mon âme. Lisette. - Je te dis que tu te blouses, mon butor. Pasquin. - Ma poule, votre ignorance est comique. Lisette. - Benêt, ta science me fait pitié; veux-tu que je te confonde? Damon devait épouser ma maÃtresse, suivant la lettre qu'il a tantôt remise à Madame Dorville de la part de son père; on en était convenu; n'est-il pas vrai? Pasquin. - Mais effectivement; je sens que ma mine s'allonge as-tu commerce avec le diable? Il n'y a que lui qui puisse t'avoir révélé cela. Lisette. - Il m'a révélé un secret de mince valeur, car tout est changé; votre lettre est venue trop tard; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrêtées pour d'autres. Pasquin. - Tu m'anéantis! Lisette. - Es-tu sot, à présent? Tu en as du moins l'air. Pasquin. - J'ai l'air de ce que je suis. Lisette, riant. - Ah! ah! ah! ah!... Pasquin. - Tu m'assommes! tu me poignardes! je me meurs! j'en mourrai! Lisette. - Tu es donc fâché de me perdre? Quelles délices! Pasquin. - Ah! scélérate, ah! masque! Lisette. - Courage! tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Pasquin. - Girouette! Lisette. - A merveille, tu régales bien ma vanité; mais écoute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j'épouse à ta place est jaloux, ne te montre plus. Pasquin, outré. - Quand je l'aurai étranglé, il sera le maÃtre. Lisette, riant. - Tu es ravissant! Pasquin. - Je suis furieux, ôte ta cornette, que je te batte. Lisette. - Oh! doucement, ceci est brutal. Pasquin. - Allons, je cours vite avertir le père de mon maÃtre. Lisette. - Le père de ton maÃtre? Est-ce qu'il est ici? Pasquin. - L'esprit familier qui t'a dit le reste, doit t'avoir dit sa secrète arrivée. Lisette. - Non, tu me l'apprends, nigaud. Pasquin. - Que m'importe? Adieu, vous êtes à nous, vos personnes nous appartiennent; il faut qu'on nous en fasse la délivrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi. Lisette, l'arrêtant. - Tout beau, ne dérangeons rien; ne va point faire de sottises qui gâteraient tout peut-être; il n'y a pas le mot de ce que je t'ai dit; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent; c'est ce que m'a confié Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scène de tantôt. Pasquin. - Ah! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement; aussi le méritons-nous-bien. Lisette. - A force de joie, tu deviens fat; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maÃtre se cache voici l'heure où l'on s'assemble dans la salle du bal; Madame Dorville m'a dit qu'elle y mènerait Constance, et je vais voir si elles n'auront pas besoin de moi. Pasquin, l'arrêtant. - Attends, Lisette; vois-tu ce domino jaune qui arrive? C'est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maÃtre, et qui lui gagnerait le reste de son argent; je vais tâcher de l'amuser, pour l'empêcher d'aller joindre Damon; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m'aider à le retenir. Lisette. - Tout à l'heure, je te rejoins; il me vient une idée, je t'en débarrasserai laisse-moi faire. Scène XVII Pasquin, Monsieur Orgon, en domino pareil à celui que, suivant l'instruction de Pasquin, doit porter le Chevalier. Monsieur Orgon, un moment démasqué, en entrant. - Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier. Pasquin. - Ah! vraiment, celui-ci n'avait garde de manquer. Monsieur Orgon, contrefaisant sa voix. - Où est ton maÃtre? Pasquin. - Je n'en sais rien; et en quelque endroit qu'il soit, il ferait mieux de s'y tenir, il y serait mieux qu'avec vous; mais il ne tardera pas attendez. Monsieur Orgon. - Tu es bien brusque. Pasquin. - Vous êtes bien alerte, vous. Monsieur Orgon. - Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maÃtre? Pasquin. - Ah! jouer. Cela vous plaÃt à dire; ce sera lui qui jouera; tout le hasard sera de son côté, toute la fortune du vôtre; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez. Monsieur Orgon. - C'est que je suis plus heureux que lui. Pasquin. - Bon! du bonheur; ce n'est pas là votre fort, vous êtes trop sage pour en avoir affaire. Monsieur Orgon. - Je crois que tu m'insultes. Pasquin. - Point du tout, je vous devine. Monsieur Orgon, se démasquant. - Tiens, me devinais-tu? Pasquin, étonné. - Quoi! Monsieur, c'est vous? Ah! je commence à vous deviner mieux. Monsieur Orgon. - Où est mon fils? Pasquin. - Apparemment qu'il est dans la salle. Monsieur Orgon. - Paix! je pense que le voilà . Pasquin. - Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble. Scène XVIII Monsieur Orgon, Damon, Pasquin Damon, son masque à la main. - Ah! c'est vous, Chevalier, je commençais à m'impatienter hâtons-nous de passer dans le cabinet qui est à côté de la salle. Ils sortent. Pasquin. - Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dédis; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde. Scène XIX Pasquin et le véritable Chevalier démasqué. Pasquin. - Il était temps qu'ils partissent; voici mon homme, le véritable. Le Chevalier. - Damon est-il venu? Pasquin. - Non, il va venir, et vous m'êtes consigné; j'ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu'il vienne. Le Chevalier. - Penses-tu qu'il tarde? Pasquin. - Il devrait être arrivé. Et à part. Lisette me manque de parole. Le Chevalier. - C'est peut-être son banquier qui l'a remis. Pasquin. - Oh! non, Monsieur, il a la somme comptée en bel et bon or, je l'ai vue ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine... A part. Quel appétit je lui donne! Et vous, Monsieur le Chevalier, êtes-vous bien riche? Le Chevalier. - Pas mal; et, suivant ta prédiction, je le serai encore davantage. Pasquin. - Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m'étais trompé tantôt mon maÃtre perdra peut-être, mais vous ne gagnerez point. Le Chevalier. - Qu'est-ce que tu veux dire? Pasquin. - Je ne saurais vous l'expliquer, les astres ne m'en ont pas dit davantage; ce qu'on lit dans le ciel est écrit en si petit caractère! Le Chevalier. - Et tu n'es pas, je pense, un grand astrologue. Pasquin. - Vous verrez, vous verrez tenez, je déchiffre encore qu'aujourd'hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe. Le Chevalier. - Quoi! qui gagnera mon argent? Pasquin. - Non, mais qui vous empêchera d'avoir celui de mon maÃtre. Le Chevalier. - Tais-toi, mauvais bouffon. Pasquin. - J'aperçois aussi, dans votre étoile, un domino qui vous portera malheur; il sera cause d'une méprise qui vous sera fatale. Le Chevalier, sérieusement. - Ne vois-tu pas aussi dans mon étoile que je pourrais me fâcher contre toi? Pasquin. - Oui, cela y est encore; mais je vois qu'il ne m'en arrivera rien. Le Chevalier. - Prends-y garde. C'est peut-être le petit caractère qui t'empêche d'y lire des coups de bâton. Laisse là tes contes; ton maÃtre ne vient point, et cela m'impatiente. Pasquin, froidement. - Il est même écrit que vous vous impatienterez. Le Chevalier. - Parle t'a-t-il assuré qu'il viendrait? Pasquin. - Un peu de patience. Le Chevalier. - C'est que je n'ai qu'un quart d'heure à lui donner. Pasquin. - Malepeste! le mauvais quart d'heure! Le Chevalier. - Je vais toujours l'attendre dans le cabinet de la salle. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, j'ai ordre de rester ici avec vous. Scène XX Pasquin, le Chevalier, Lisette, en chauve-souris. Lisette, masquée. - Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler. Le Chevalier. - A moi? Lisette. - A vous-même. Cet entretien-là peut vous mettre en jolie posture; il y a longtemps qu'on vous connaÃt; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi. Pasquin, à part le premier mot. - C'est Lisette. Monsieur, vous avez donné parole à mon maÃtre; il va venir avec un sac plein d'or, et cela se gagne encore plus vite qu'une femme; que la veuve attende. Lisette. - Qu'est-ce donc que cet impertinent qui vous retient? Venez. Elle le prend par la main. Pasquin, prenant aussi le Chevalier par le bras. - Soubrette d'aventurière, vous ne l'aurez point, votre action est contre la police. Lisette, en colère. - Comment! soubrette d'aventurière! on insulte ma maÃtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas! je vais dire à Madame de quelle façon on m'a reçue. Le Chevalier, la retenant. - Un moment. C'est un coquin qui ne m'appartient point. Tais-toi, insolent. Pasquin. - Mais songez donc au sac. Lisette. - Je rougis pour Madame, et je pars. Pasquin. - Pour épouser Madame, il faut du temps; pour acquérir cet or, il ne faut qu'une minute. Lisette, en colère. - Adieu, Monsieur. Le Chevalier. - Arrêtez, je vous suis. A Pasquin. Dis à ton maÃtre que je reviendrai. Pasquin, le prenant à quartier, et tout bas. - Je vous avertis qu'il y a ici d'autres joueurs qui le guettent. Le Chevalier. - Oh! que ne vient-il? Marchons. Scène XXI Monsieur Orgon, Damon, entrant démasqué et au désespoir, Pasquin, Lisette, le Chevalier Damon, démasqué. - Ah! le maudit coup! Le Chevalier. - Eh! d'où sortez-vous donc? Je vous attendais. Damon. - Que vois-je? Ce n'est donc pas contre vous que j'ai joué? Le Chevalier. - Non, votre fourbe de valet m'a dit que vous n'étiez pas arrivé. A Pasquin. Tu m'amusais donc? Pasquin. - Oui, pour accomplir la prophétie. Le Chevalier. - Damon, je ne saurais rester; une affaire m'appelle ailleurs. A Lisette. Conduisez-moi. Lisette, se démasquant. - Ce n'est pas la peine, je vous amusais aussi, moi. Elle se retire. Damon, à Monsieur Orgon masqué. - A qui donc ai-je eu affaire? Qui êtes-vous, masque? Monsieur Orgon. - Que vous importe? Vous n'avez point à vous plaindre, j'ai joué avec honneur. Damon. - Assurément. Mais après tout ce que j'ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole. Monsieur Orgon. - Le ciel m'en préserve! Je n'irai point vous jeter dans l'embarras où vous seriez, si vous les perdiez. Vous êtes jeune, vous dépendez apparemment d'un père; je me reprocherais de profiter de l'étourdissement où vous êtes, et d'être, pour ainsi dire, le complice du désordre où vous voulez vous jeter; j'ai même regret d'avoir tant joué; votre âge et la considération de ceux à qui vous appartenez devaient m'en empêcher croyez-moi, Monsieur; vous me paraissez un jeune homme plein d'honneur, n'altérez point votre caractère par une aussi dangereuse habitude que l'est celle du jeu, et craignez d'affliger un père, à qui je suis sûr que vous êtes cher. Damon. - Vous m'arrachez des larmes, en me parlant de lui; mais je veux savoir avec qui j'ai joué êtes-vous digne du discours que vous me tenez? Monsieur Orgon, se démasquant. - Jugez-en vous-même. Damon, se jetant à ses genoux. - Ah! Mon père, je vous demande pardon. Le Chevalier, à part. - Son père! Monsieur Orgon, relevant son fils. - J'oublie tout, mon fils; si cette scène-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colère; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu'en vous donnant de nouveaux témoignages de ma tendresse; ils feront plus d'effet sur votre coeur que mes reproches. Damon, se rejetant à ses genoux. - Eh bien! mon père, laissez-moi encore vous jurer à genoux que je suis pénétré de vos bontés; que vos ordres, que vos moindres volontés me seront désormais sacrés; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur égal à celui d'avoir un père qui vous ressemble. Le Chevalier, à Monsieur Orgon. - Voilà qui est fort touchant; mais j'allais lui donner sa revanche; j'offre de vous la donner à vous-même. Monsieur Orgon. - On n'en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient à nous? Scène XXII et dernière Madame Dorville, Constance, Monsieur Orgon, Damon, Lisette, Pasquin Madame Dorville, à Constance. - Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je? Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Oui, Madame, c'est moi-même; et j'allais dans le moment me faire connaÃtre; je m'étais fait un plaisir de vous surprendre. Madame Dorville. - Ma fille, saluez Monsieur, il est le père de l'époux que je vous destine. Constance. - Non, ma mère, vous êtes trop bonne pour me le donner; et je suis obligée de dire naturellement à Monsieur que je n'aimerai point son fils. Damon. - Qu'entends-je? Monsieur Orgon. - Après cet aveu-là , Madame, je crois qu'il ne doit plus être question de notre projet. Madame Dorville. - Plus que jamais, je vous assure que votre fils l'épousera. Constance. - Vous me sacrifierez donc, ma mère? Monsieur Orgon. - Non, certes, c'est à quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous. A Madame Dorville. Demain, Madame, j'aurai l'honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon. Constance. - Damon! mais ce n'est pas de lui dont je parle. Damon. - Ah, Madame! Monsieur Orgon. - Quoi! belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils? Constance. - Je ne le savais pas. J'obéirai donc. Madame Dorville. - Vous voyez bien qu'ils sont assez d'accord; ce n'est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi. Monsieur Orgon, lui donnant la main. - Allons, Madame. Pasquin, à Lisette. - Je demandais tantôt si votre vin était bon; c'est moi qui vais t'en dire des nouvelles. Les Sincères Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 13 janvier 1739 par les comédiens Italiens Acteurs La Marquise. Lisette, suivante de la Marquise. Frontin, valet d'Ergaste. La scène se passe en campagne chez la Marquise. Scène première Lisette, Frontin Ils entrent chacun d'un côté. Lisette. - Ah! mons Frontin, puisque je vous trouve, vous m'épargnez la peine de parler à votre maÃtre de la part de ma maÃtresse. Dites-lui qu'actuellement elle achève une lettre qu'elle voudrait bien qu'il envoyât à Paris porter avec les siennes, entendez-vous? Adieu. Elle s'en va, puis s'arrête. Frontin. - Serviteur. A part. On dirait qu'elle ne se soucie point de moi je pourrais donc me confier à elle, mais la voilà qui s'arrête. Lisette, à part. - Il ne me retient point, c'est bon signe. A Frontin. Allez donc. Frontin. - Il n'y a rien qui presse; Monsieur a plusieurs lettres à écrire, à peine commence-t-il la première; ainsi soyez tranquille. Lisette. - Mais il serait bon de le prévenir, de crainte... Frontin. - Je n'en irai pas un moment plus tôt, je sais mon compte. Lisette. - Oh! je reste donc pour prendre mes mesures, suivant le temps qu'il vous plaira de prendre pour vous déterminer. Frontin, à part. - Ah! nous y voilà ; je me doutais bien que je ne lui étais pas indifférent; cela était trop difficile. A Lisette. De conversation, il ne faut pas en attendre, je vous en avertis; je m'appelle Frontin le Taciturne. Lisette. - Bien vous en prend, car je suis muette. Frontin. - Coiffée comme vous l'êtes, vous aurez de la peine à me le persuader. Lisette. - Je me tais cependant. Frontin. - Oui, vous vous taisez en parlant. Lisette, à part. - Ce garçon-là ne m'aime point je puis me fier à lui. Frontin. - Tenez, je vous vois venir; abrégeons, comment me trouvez-vous? Lisette. - Moi? je ne vous trouve rien. Frontin. - Je dis, que pensez-vous de ma figure? Lisette. - De votre figure? mais est-ce que vous en avez une? je ne la voyais pas. Auriez-vous par hasard dans l'esprit que je songe à vous? Frontin. - C'est que ces accidents-là me sont si familiers! Lisette, riant. - Ah! ah! ah! vous pouvez vous vanter que vous êtes pour moi tout comme si vous n'étiez pas au monde. Et moi, comment me trouvez-vous, à mon tour? Frontin. - Vous venez de me voler ma réponse. Lisette. - Tout de bon? Frontin. - Vous êtes jolie, dit-on. Lisette. - Le bruit en court. Frontin. - Sans ce bruit-là , je n'en saurais pas le moindre mot. Lisette, joyeuse. - Grand merci! vous êtes mon homme; voilà ce que je demandais. Frontin, joyeux. - Vous me rassurez, mon mérite m'avait fait peur. Lisette, riant. - On appelle cela avoir peur de son ombre. Frontin. - Je voudrais pourtant de votre part quelque chose de plus sûr que l'indifférence; il serait à souhaiter que vous aimassiez ailleurs. Lisette. - Monsieur le fat, j'ai votre affaire. Dubois, que Monsieur Dorante a laissé à Paris, et auprès de qui vous n'êtes qu'un magot, a toute mon inclination; prenez seulement garde à vous. Frontin. - Marton, l'incomparable Marton, qu'Araminte n'a pas amenée avec elle, et devant qui toute soubrette est plus ou moins guenon, est la souveraine de mon coeur. Lisette. - Qu'elle le garde. Grâce au ciel, nous voici en état de nous entendre pour rompre l'union de nos maÃtres. Frontin. - Oui, ma fille rompons, brisons, détruisons; c'est à quoi j'aspirais. Lisette. - Ils s'imaginent sympathiser ensemble, à cause de leur prétendu caractère de sincérité. Frontin. - Pourrais-tu me dire au juste le caractère de ta maÃtresse? Lisette. - Il y a bien des choses dans ce portrait-là en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique; elle est sans quartier sur vos défauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualités; impitoyablement muette à cet égard, et muette de mauvaise humeur; fière de son caractère sec et formidable qu'elle appelle austérité de raison; elle épargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible à l'amitié, pourvu qu'elle y prime il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grâces c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet; vous êtes à elle, vous la servez, et elle vous voit faire. Généreuse d'ailleurs, noble dans ses façons; sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur coeur du monde; vos louanges la chagrinent, dit-elle; mais c'est comme si elle vous disait Louez-moi encore du chagrin qu'elles me font. Frontin. - Ah! l'espiègle! Lisette. - Quant à moi, j'ai là -dessus une petite manière qui l'enchante; c'est que je la loue brusquement, du ton dont on querelle; je boude en la louant, comme si je la grondais d'être louable; et voilà surtout l'espèce d'éloges qu'elle aime, parce qu'ils n'ont pas l'air flatteur, et que sa vanité hypocrite peut les savourer sans indécence. C'est moi qui l'ajuste et qui la coiffe; dans les premiers jours je tâchai de faire de mon mieux, je déployai tout mon savoir-faire. Eh mais! Lisette, finis donc, me disait-elle, tu y regardes de trop près, tes scrupules m'ennuient. Moi, j'eus la bêtise de la prendre au mot, et je n'y fis plus tant de façons; je l'expédiais un peu aux dépens des grâces. Oh! ce n'était pas là son compte! Aussi me brusquait-elle; je la trouvais aigre, acariâtre Que vous êtes gauche! laissez-moi; vous ne savez ce que vous faites. Ouais, dis-je, d'où cela vient-il? je le devinai c'est que c'était une coquette qui voulait l'être sans que je le susse, et qui prétendait que je le fusse pour elle; son intention, ne vous déplaise, était que je fisse violence à la profonde indifférence qu'elle affectait là -dessus. Il fallait que je servisse sa coquetterie sans la connaÃtre; que je prisse cette coquetterie sur mon compte, et que Madame eût tout le bénéfice des friponneries de mon art, sans qu'il y eût de sa faute. Frontin. - Ah! le bon petit caractère pour nos desseins! Lisette. - Et ton maÃtre? Frontin. - Oh! ce n'est pas de même; il dit ce qu'il pense de tout le monde, mais il n'en veut à personne; ce n'est pas par malice qu'il est sincère, c'est qu'il a mis son affection à se distinguer par là . Si, pour paraÃtre franc, il fallait mentir, il mentirait c'est un homme qui vous demanderait volontiers, non pas M'estimez-vous? mais Etes-vous étonné de moi? Son but n'est pas de persuader qu'il vaut mieux que les autres, mais qu'il est autrement fait qu'eux; qu'il ne ressemble qu'à lui. Ordinairement, vous fâchez les autres en leur disant leurs défauts; vous le chatouillez, lui, vous le comblez d'aise en lui disant les siens; parce que vous lui procurez le rare honneur d'en convenir; aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-même; il en dit plus qu'il n'en sait. A son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacité, il est si borné, quelquefois si imbécile. Je l'ai entendu s'accuser d'être avare, lui qui est libéral; sur quoi on lève les épaules, et il triomphe. Il est connu partout pour homme de coeur, et je ne désespère pas que quelque jour il ne dise qu'il est poltron; car plus les médisances qu'il fait de lui sont grosses, et plus il a de goût à les faire, à cause du caractère original que cela lui donne. Voulez-vous qu'il parle de vous en meilleurs termes que de son ami? brouillez-vous avec lui, la recette est sûre; vanter son ami, cela est trop peuple mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilà le beau! Je te l'achèverai par un trait. L'autre jour, un homme contre qui il avait un procès presque sûr vint lui dire Tenez, ne plaidons plus, jugez vous-même, je vous prends pour arbitre, je m'y engage. Là -dessus voilà mon homme qui s'allume de la vanité d'être extraordinaire; le voilà qui pèse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procès pour gagner la réputation de s'être condamné lui-même il fut huit jours enivré du bruit que cela fit dans le monde. Lisette. - Ah çà , profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble; inventons, s'il le faut; mentons peut-être même nous en épargneront-ils la peine. Frontin. - Oh! je ne me soucie pas de cette épargne-là . Je mens fort aisément, cela ne me coûte rien. Lisette. - C'est-à -dire que vous êtes né menteur; chacun a ses talents. Ne pourrions-nous pas imaginer d'avance quelque matière de combustion toute prête? nous sommes gens d'esprit. Frontin. - Attends; je rêve. Lisette. - Chut! voici ton maÃtre. Frontin. - Allons donc achever ailleurs. Lisette. - Je n'ai pas le temps, il faut que je m'en aille. Frontin. - Eh bien! dès qu'il n'y sera plus, auras-tu le temps de revenir? je te dirai ce que j'imagine. Lisette. - Oui, tu n'as qu'à te trouver ici dans un quart d'heure. Adieu. Frontin. - Eh! à propos, puisque voilà Ergaste, parle-lui de la lettre de Madame la Marquise. Lisette. - Soit. Scène II Ergaste, Frontin, Lisette Frontin. - Monsieur, Lisette a un mot à vous dire. Lisette. - Oui, Monsieur. Madame la Marquise vous prie de n'envoyer votre commissionnaire à Paris qu'après qu'elle lui aura donné une lettre. Ergaste, s'arrêtant. - Hem! Lisette, haussant le ton. - Je vous dis qu'elle vous prie de n'envoyer votre messager qu'après qu'il aura reçu une lettre d'elle. Ergaste. - Qu'est-ce qui me prie? Lisette, plus haut. - C'est Madame la Marquise. Ergaste. - Ah! oui, j'entends. Lisette, à Frontin. - Cela est bien heureux! Heu! le haïssable homme! Frontin, à Lisette. - Conserve-lui ces bons sentiments, nous en ferons quelque chose. Scène III Araminte, Ergaste, rêvant. Araminte. - Me voyez-vous, Ergaste? Ergaste, toujours rêvant. - Oui, voilà qui est fini, vous dis-je, j'entends. Araminte. - Qu'entendez-vous? Ergaste. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je croyais parler à Lisette. Araminte. - Je venais à mon tour rêver dans cette salle. Ergaste. - J'y étais à peu près dans le même dessein. Araminte. - Souhaitez-vous que je vous laisse seul et que je passe sur la terrasse? cela m'est indifférent. Ergaste. - Comme il vous plaira, Madame. Araminte. - Toujours de la sincérité; mais avant que je vous quitte, dites-moi, je vous prie, à quoi vous rêvez tant; serait-ce à moi, par hasard? Ergaste. - Non, Madame. Araminte. - Est-ce à la Marquise? Ergaste. - Oui, Madame. Araminte. - Vous l'aimez donc? Ergaste. - Beaucoup. Araminte. - Et le sait-elle? Ergaste. - Pas encore, j'ai différé jusqu'ici de le lui dire. Araminte. - Ergaste, entre nous, je serais assez fondée à vous appeler infidèle. Ergaste. - Moi, Madame? Araminte. - Vous-même; il est certain que vous m'aimiez avant que de venir ici. Ergaste. - Vous m'excuserez, Madame. Araminte. - J'avoue que vous ne me l'avez pas dit; mais vous avez eu des empressements pour moi, ils étaient même fort vifs. Ergaste. - Cela est vrai. Araminte. - Et si je ne vous avais pas amené chez la Marquise, vous m'aimeriez actuellement. Ergaste. - Je crois que la chose était immanquable. Araminte. - Je ne vous blâme point; je n'ai rien à disputer à la Marquise, elle l'emporte en tout sur moi. Ergaste. - Je ne dis pas cela; votre figure ne le cède pas à la sienne. Araminte. - Lui trouvez-vous plus d'esprit qu'à moi? Ergaste. - Non, vous en avez pour le moins autant qu'elle. Araminte. - En quoi me la préférez-vous donc? ne m'en faites point mystère. Ergaste. - C'est que, si elle vient à m'aimer, je m'en fierai plus à ce qu'elle me dira, qu'à ce que vous m'auriez dit. Araminte. - Comment! me croyez-vous fausse? Ergaste. - Non; mais vous êtes si gracieuse, si polie! Araminte. - Eh bien! est-ce un défaut? Ergaste. - Oui; car votre douceur naturelle et votre politesse m'auraient trompé, elles ressemblent à de l'inclination. Araminte. - Je n'ai pas cette politesse et cet air de douceur avec tout le monde. Mais il n'est plus question du passé; voici la Marquise, ma présence vous gênerait, et je vous laisse. Ergaste, à part. - Je suis assez content de tout ce qu'elle m'a dit; elle m'a parlé assez uniment. Scène IV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Ah! vous voici, Ergaste? je n'en puis plus! j'ai le coeur affadi des douceurs de Dorante que je quitte; je me mourais déjà des sots discours de cinq ou six personnes d'avec qui je sortais, et qui me sont venues voir; vous êtes bien heureux de ne vous y être pas trouvé. La sotte chose que l'humanité! qu'elle est ridicule! que de vanité! que de duperies! que de petitesse! et tout cela, faute de sincérité de part et d'autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l'on n'était point applaudi quand on s'en fait accroire, insensiblement l'amour-propre se rebuterait d'être impertinent, et chacun n'oserait plus s'évaluer que ce qu'il vaut. Mais depuis que je vis, je n'ai encore vu qu'un homme vrai; et en fait de femmes, je n'en connais point de cette espèce. Ergaste. - Et moi, j'en connais une; devinez-vous qui c'est? La Marquise. - Non, je n'y suis point. Ergaste. - Eh, parbleu! c'est vous, Marquise; où voulez-vous que je la prenne ailleurs? La Marquise. - Eh bien, vous êtes l'homme dont je vous parle; aussi m'avez-vous prévenue d'une estime pour vous, d'une estime... Ergaste. - Quand je dis vous, Marquise, c'est sans faire réflexion que vous êtes là ; je vous le dis comme je le dirais à un autre. Je vous le raconte. La Marquise. - Comme de mon côté je vous cite sans vous voir; c'est un étranger à qui je parle. Ergaste. - Oui, vous m'avez surpris; je ne m'attendais pas à un caractère comme le vôtre. Quoi! dire inflexiblement la vérité! la dire à vos amis même! quoi! voir qu'il ne vous échappe jamais un mot à votre avantage! La Marquise. - Eh mais! vous qui parlez, faites-vous autre chose que de vous critiquer sans cesse? Ergaste. - Revenons à vos originaux; quelle sorte de gens était-ce? La Marquise. - Ah! les sottes gens! L'un était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, un fat toujours agité du plaisir de se sentir fait comme il est; il ne saurait s'accoutumer à lui; aussi sa petite âme n'a-t-elle qu'une fonction, c'est de promener son corps comme la merveille de nos jours; c'est d'aller toujours disant Voyez mon enveloppe, voilà l'attrait de tous les coeurs, voilà la terreur des maris et des amants, voilà l'écueil de toutes les sagesses. Ergaste, riant. - Ah! la risible créature! La Marquise. - Imaginez-vous qu'il n'a précisément qu'un objet dans la pensée, c'est de se montrer; quand il rit, quand il s'étonne, quand il vous approuve, c'est qu'il se montre. Se tait-il? Change-t-il de contenance? Se tient-il sérieux? ce n'est rien de tout cela qu'il veut faire, c'est qu'il se montre; c'est qu'il vous dit Regardez-moi. Remarquez mes gestes et mes attitudes; voyez mes grâces dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis; voyez mon air fin, mon air leste, mon air cavalier, mon air dissipé; en voulez-vous du vif, du fripon, de l'agréablement étourdi? en voilà . Il dirait volontiers à tous les amants N'est-il pas vrai que ma figure vous chicane? à leurs maÃtresses Où en serait votre fidélité, si je voulais? à l'indifférente Vous n'y tenez point, je vous réveille, n'est-ce pas? à la prude Vous me lorgnez en dessous? à la vertueuse Vous résistez à la tentation de me regarder? à la jeune fille Avouez que votre coeur est ému! Il n'y a pas jusqu'à la personne âgée qui, à ce qu'il croit, dit en elle-même en le voyant Quel dommage que je ne suis plus jeune! Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! je voudrais bien que le personnage vous entendÃt. La Marquise. - Il sentirait que je n'exagère pas d'un mot. Il a parlé d'un mariage qui a pensé se conclure pour lui; mais que trois ou quatre femmes jalouses, désespérées et méchantes, ont trouvé sourdement le secret de faire manquer cependant il ne sait pas encore ce qui arrivera; il n'y a que les parents de la fille qui se soient dédits, mais elle n'est pas de leur avis. Il sait de bonne part qu'elle est triste, qu'elle est changée; il est même question de pleurs elle ne l'a pourtant vu que deux fois; et ce que je vous dis là , je vous le rends un peu plus clairement qu'il ne l'a conté. Un fat se doute toujours un peu qu'il l'est; et comme il a peur qu'on ne s'en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu'il lui est possible; et c'est justement cette modestie-là qui rend sa fatuité sensible. Ergaste, riant. - Vous avez raison. La Marquise. - A côté de lui était une nouvelle mariée, d'environ trente ans, de ces visages d'un blanc fade, et qui font une physionomie longue et sotte; et cette nouvelle épousée, telle que je vous la dépeins, avec ce visage qui, à dix ans, était antique, prenait des airs enfantins dans la conversation; vous eussiez dit d'une petite fille qui vient de sortir de dessous l'aile de père et de mère; figurez-vous qu'elle est toute étonnée de la nouveauté de son état; elle n'a point de contenance assurée; ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure; elle n'est pas encore bien sûre qu'il soit honnête d'avoir un mari; elle baisse les yeux quand on la regarde; elle ne croit pas qu'il lui soit permis de parler si on ne l'interroge; elle me faisait toujours une inclination de tête en me répondant, comme si elle m'avait remerciée de la bonté que j'avais de faire comparaison avec une personne de son âge; elle me traitait comme une mère, moi, qui suis plus jeune qu'elle, ah, ah, ah! Ergaste. - Ah! ah! ah! il est vrai que, si elle a trente ans, elle est à peu près votre aÃnée de deux. La Marquise. - De près de trois, s'il vous plaÃt. Ergaste, riant. - Est-ce là tout? La Marquise. - Non; car il faut que je me venge de tout l'ennui que m'ont donné ces originaux. Vis-à -vis de la petite fille de trente ans, était une assez grosse et grande femme de cinquante à cinquante-cinq ans, qui nous étalait glorieusement son embonpoint, et qui prend l'épaisseur de ses charmes pour de la beauté; elle est veuve, fort riche, et il y avait auprès d'elle un jeune homme, un cadet qui n'a rien, et qui s'épuise en platitudes pour lui faire sa cour. On a parlé du dernier bal de l'Opéra. J'y étais, a-t-elle dit, et j'y trompai mes meilleurs amis, ils ne me reconnurent point. Vous! Madame, a-t-il repris, vous n'êtes pas reconnaissable? Ah! je vous en défie, je vous reconnus du premier coup d'oeil à votre air de tête. Eh! comment cela, Monsieur? Oui, Madame, à je ne sais quoi de noble et d'aisé qui ne pouvait appartenir qu'à vous; et puis vous ôtâtes un gant; et comme, grâce au ciel, nous avons une main qui ne ressemble guère à d'autres, en la voyant je vous nommai. Et cette main sans pair, si vous l'aviez vue, Monsieur, est assez blanche, mais large, ne vous déplaise, mais charnue, mais boursouflée, mais courte, et tient au bras le mieux nourri que j'aie vu de ma vie. Je vous en parle savamment; car la grosse dame au grand air de tête prit longtemps du tabac pour exposer cette main unique, qui a de l'étoffe pour quatre, et qui finit par des doigts d'une grosseur, d'une brièveté, à la différence de ceux de la petite fille de trente ans qui sont comme des filets. Ergaste, riant. - Un peu de variété ne gâte rien. La Marquise. - Notre cercle finissait par un petit homme qu'on trouvait si plaisant, si sémillant, qui ne dit rien et qui parle toujours; c'est-à -dire qu'il a l'action vive, l'esprit froid et la parole éternelle il était auprès d'un homme grave qui décide par monosyllabes, et dont la compagnie paraissait faire grand cas; mais à vous dire vrai, je soupçonne que tout son esprit est dans sa perruque elle est ample et respectable, et je le crois fort borné quand il ne l'a pas; les grandes perruques m'ont si souvent trompée que je n'y crois plus. Ergaste, riant. - Il est constant qu'il est de certaines têtes sur lesquelles elles en imposent. La Marquise. - Grâce au ciel, la visite a été courte, je n'aurais pu la soutenir longtemps, et je viens respirer avec vous. Quelle différence de vous à tout le monde! Mais dites sérieusement, vous êtes donc un peu content de moi? Ergaste. - Plus que je ne puis dire. La Marquise. - Prenez garde, car je vous crois à la lettre; vous répondez de ma raison là -dessus, je vous l'abandonne. Ergaste. - Prenez garde aussi de m'estimer trop. La Marquise. - Vous, Ergaste? vous êtes un homme admirable vous me diriez que je suis parfaite que je n'en appellerais pas je ne parle pas de la figure, entendez-vous? Ergaste. - Oh! de celle-là , vous vous en passeriez bien, vous l'avez de trop. La Marquise. - Je l'ai de trop? Avec quelle simplicité il s'exprime! vous me charmez, Ergaste, vous me charmez... A propos, vous envoyez à Paris; dites à votre homme qu'il vienne chercher une lettre que je vais achever. Ergaste. - Il n'y a qu'à le dire à Frontin que je vois. Frontin! Scène V Frontin, Ergaste, La Marquise Frontin. - Monsieur? Ergaste. - Suivez Madame, elle va vous donner une lettre, que vous remettrez à celui que je fais partir pour Paris. Frontin. - Il est lui-même chez Madame qui attend la lettre. La Marquise. - Il l'aura dans un moment. J'aperçois Dorante qui se promène là -bas, et je me sauve. Ergaste. - Et moi je vais faire mes paquets. Scène VI Frontin, Lisette, qui survient. Frontin. - Ils me paraissent bien satisfaits tous deux. Oh! n'importe, cela ne saurait durer. Lisette. - Eh bien! me voilà revenue; qu'as-tu imaginé? Frontin. - Toutes réflexions faites, je conclus qu'il faut d'abord commencer par nous brouiller tous deux. Lisette. - Que veux-tu dire? à quoi cela nous mènera-t-il? Frontin. - Je n'en sais encore rien; je ne saurais t'expliquer mon projet; j'aurais de la peine à me l'expliquer à moi-même ce n'est pas un projet, c'est une confusion d'idées fort spirituelles qui n'ont peut-être pas le sens commun, mais qui me flattent. Je verrai clair à mesure; à présent je n'y vois goutte. J'aperçois pourtant en perspective des discordes, des querelles, des dépits, des explications, des rancunes tu m'accuseras, je t'accuserai; on se plaindra de nous; tu auras mal parlé, je n'aurai pas mieux dit. Tu n'y comprends rien, la chose est obscure, j'essaie, je hasarde; je te conduirai, et tout ira bien; m'entends-tu un peu? Lisette. - Oh! belle demande! cela est si clair! Frontin. - Paix; voici nos gens qui arrivent tu sa le rôle que je t'ai donné; obéis, j'aurai soin du reste. Scène VII Dorante, Araminte, Lisette, Frontin Araminte. - Ah! c'est vous, Lisette? nous avons cru qu'Ergaste et la Marquise se promenaient ici. Lisette. - Non, Madame, mais nous parlions d'eux, à votre profit. Dorante. - A mon profit! et que peut-on faire pour moi? La Marquise est à la veille d'épouser Ergaste; il y a du moins lieu de le croire, à l'empressement qu'ils ont l'un pour l'autre. Frontin. - Point du tout, nous venons tout à l'heure de rompre ce mariage, Lisette et moi, dans notre petit conseil... Araminte. - Sur ce pied-là , vous ne vous aimez donc pas, vous autres? Lisette. - On ne peut pas moins. Frontin. - Mon étoile ne veut pas que je rende justice à Mademoiselle. Lisette. - Et la mienne veut que je rende justice à Monsieur. Frontin. - Nous avions déjà conclu d'affaire avec d'autres, et Madame loge chez elle la petite personne que j'aime. Araminte. - Quoi! Marton? Frontin. - Vous l'avez dit, Madame; mon amour est de sa façon. Quant à Mademoiselle, son coeur est allé à Dubois, c'est lui qui le possède. Dorante. - J'en serais charmé, Lisette. Lisette. - Laissons là ce détail; vous aimez toujours ma maÃtresse; dans le fond elle ne vous haïssait pas, et c'est vous qui l'épouserez, je vous la donne. Frontin. - Et c'est Madame à qui je prends la liberté de transporter mon maÃtre. Araminte, riant. - Vous me le transportez, Frontin? Et que savez-vous si je voudrai de lui? Lisette. - Madame a raison, tu ne lui ferais pas là un grand présent. Araminte. - Vous parlez fort mal, Lisette; ce que j'ai répondu à Frontin ne signifie rien contre Ergaste, que je regarde comme un des hommes les plus dignes de l'attachement d'une femme raisonnable. Lisette, d'un ton ironique. - A la bonne heure; je le trouvais un homme fort ordinaire, et je vais le regarder comme un homme fort rare. Frontin. - Pour le moins aussi rare que ta maÃtresse soit dit sans préjudice de la reconnaissance que j'ai pour la bonne chère que j'ai fait chez elle. Dorante. - Halte-là , faquin; prenez garde à ce que vous direz de Madame la Marquise. Frontin. - Monsieur, je défends mon maÃtre. Lisette. - Voyez donc cet animal; c'est bien à toi à parler d'elle tu nous fais là une belle comparaison. Frontin, criant. - Qu'appelles-tu une comparaison? Araminte. - Allez, Lisette; vous êtes une impertinente avec vos airs méprisants contre un homme dont je prends le parti, et votre maÃtresse elle-même me fera raison du peu de respect que vous avez pour moi. Lisette. - Pardi! voilà bien du bruit pour un petit mot; c'est donc le phénix, Monsieur Ergaste? Frontin. - Ta maÃtresse en est-elle un plus que nous? Dorante. - Paix! vous dis-je. Frontin. - Monsieur, je suis indigné qu'est-ce donc que sa maÃtresse a qui la relève tant au-dessus de mon maÃtre? On sait bien qu'elle est aimable; mais il y en a encore de plus belles, quand ce ne serait que Madame. Dorante, haut. - Madame n'a que faire là -dedans, maraud; mais je te donnerais cent coups de bâton, sans la considération que j'ai pour ton maÃtre. Scène VIII Dorante, Frontin, Ergaste, Araminte Ergaste. - Qu'est-ce donc, Dorante, il me semble que tu cries? est-ce ce coquin-là qui te fâche? Dorante. - C'est un insolent. Ergaste. - Qu'as-tu donc fait, malheureux? Frontin. - Monsieur, si la sincérité loge quelque part, c'est dans votre coeur. Parlez la plus belle femme du monde est-ce la Marquise? Ergaste. - Non, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie-là , butor? La Marquise est aimable et non pas belle. Frontin, joyeux. - Comme un ange! Ergaste. - Sans aller plus loin, Madame a les traits plus réguliers qu'elle. Frontin. - J'ai prononcé de même sur ces deux articles, et Monsieur s'emporte; il dit que sans vous la dispute finirait sur mes épaules; je vous laisse mon bon droit à soutenir, et je me retire avec votre suffrage. Scène IX Ergaste, Dorante, Araminte Ergaste, riant. - Quoi! Dorante, c'est là ce qui t'irrite? A quoi songes-tu donc? Eh mais je suis persuadé que la Marquise elle-même ne se pique pas de beauté, elle n'en a que faire pour être aimée. Dorante. - Quoi qu'il en soit, nous sommes amis. L'opiniâtreté de cet impudent m'a choqué, et j'espère que tu voudras bien t'en défaire; et s'il le faut, je t'en ferai prier par la Marquise, sans lui dire ce dont il s'agit. Ergaste. - Je te demande grâce pour lui, et je suis sûr que la Marquise te la demandera elle-même. Au reste, j'étais venu savoir si vous n'avez rien à mander à Paris, où j'envoie un de mes gens qui va partir; peut-il vous être utile? Araminte. - Je le chargerai d'un petit billet, si vous le voulez bien. Ergaste, lui donnant la main. - Allons, Madame, vous me le donnerez à moi-même. La Marquise arrive au moment qu'ils sortent. Scène X La Marquise, Ergaste, Dorante, Araminte La Marquise. - Eh! où allez-vous donc, tous deux? Ergaste. - Madame va me remettre un billet pour être porté à Paris; et je reviens ici dans le moment, Madame. Scène XI Dorante, la Marquise, après s'être regardés, et avoir gardé un grand silence. La Marquise. - Eh bien! Dorante, me promènerai-je avec un muet? Dorante. - Dans la triste situation où me met votre indifférence pour moi, je n'ai rien à dire, et je ne sais que soupirer. La Marquise, tristement. - Une triste situation et des soupirs! que tout cela est triste! que vous êtes à plaindre! mais soupirez-vous quand je n'y suis point, Dorante? j'ai dans l'esprit que vous me gardez vos langueurs. Dorante. - Eh! Madame, n'abusez point du pouvoir de votre beauté ne vous suffit-il pas de me préférer un rival? pouvez-vous encore avoir la cruauté de railler un homme qui vous adore? La Marquise. - Qui m'adore! l'expression est grande et magnifique assurément mais je lui trouve un défaut; c'est qu'elle me glace, et vous ne la prononcez jamais que je ne sois tentée d'être aussi muette qu'une idole. Dorante. - Vous me désespérez, fut-il jamais d'homme plus maltraité que je le suis? fut-il de passion plus méprisée? La Marquise. - Passion! j'ai vu ce mot-là dans Cyrus ou dans Cléopâtre. Eh! Dorante, vous n'êtes pas indigne qu'on vous aime; vous avez de tout, de l'honneur, de la naissance, de la fortune, et même des agréments; je dirai même que vous m'auriez peut-être plu; mais je n'ai jamais pu me fier à votre amour; je n'y ai point de foi, vous l'exagérez trop; il révolte la simplicité de caractère que vous me connaissez. M'aimez-vous beaucoup? ne m'aimez-vous guère? faites-vous semblant de m'aimer? c'est ce que je ne saurais décider. Eh! le moyen d'en juger mieux, à travers toutes les emphases ou toutes les impostures galantes dont vous l'enveloppez? Je ne sais plus que soupirer, dites-vous. Y a-t-il rien de si plat? Un homme qui aime une femme raisonnable ne dit point Je soupire; ce mot n'est pas assez sérieux pour lui, pas assez vrai; il dit Je vous aime; je voudrais bien que vous m'aimassiez; je suis bien mortifié que vous ne m'aimiez pas voilà tout, et il n'y a que cela dans votre coeur non plus. Vous n'y verrez, ni que vous m'adorez, car c'est parler en poète; ni que vous êtes désespéré, car il faudrait vous enfermer; ni que je suis cruelle, car je vis doucement avec tout le monde; ni peut-être que je suis belle, quoique à tout prendre il se pourrait que je la fusse; et je demanderai à Ergaste ce qui en est; je compterai sur ce qu'il me dira; il est sincère c'est par là que je l'estime; et vous me rebutez par le contraire. Dorante, vivement. - Vous me poussez à bout; mon coeur en est plus croyable qu'un misanthrope qui voudra peut-être passer pour sincère à vos dépens, et aux dépens de la sincérité même. A mon égard, je n'exagère point je dis que je vous adore, et cela est vrai; ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-là . J'appelle aussi mon amour une passion, parce que c'en est une; je dis que votre raillerie me désespère, et je ne dis rien de trop; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai; et s'il ne faut pas m'enfermer, c'est que je ne suis qu'affligé, et non pas insensé. Il est encore vrai que je soupire, et que je meurs d'être méprisé oui, je m'en meurs, oui, vos railleries sont cruelles, elles me pénètrent le coeur, et je le dirai toujours. Adieu, Madame; voici Ergaste, cet homme si sincère, et je me retire. Jouissez à loisir de la froide et orgueilleuse tranquillité avec laquelle il vous aime. La Marquise, le voyant s'en aller. - Il en faut convenir, ces dernières fictions-ci sont assez pathétiques. Scène XII La Marquise, Ergaste Ergaste. - Je suis charmé de vous trouver seule, Marquise; je ne m'y attendais pas. Je viens d'écrire à mon frère à Paris; savez-vous ce que je lui mande? ce que je ne vous ai pas encore dit à vous-même. La Marquise. - Quoi donc? Ergaste. - Que je vous aime. La Marquise, riant. - Je le savais, je m'en étais aperçue. Ergaste. - Ce n'est pas là tout; je lui marque encore une chose. La Marquise. - Qui est?... Ergaste. - Que je croyais ne vous pas déplaire. La Marquise. - Toutes vos nouvelles sont donc vraies? Ergaste. - Je vous reconnais à cette réponse franche. La Marquise. - Si c'était le contraire, je vous le dirais tout aussi uniment. Ergaste. - A ma première lettre, si vous voulez, je manderai tout net que je vous épouserai bientôt. La Marquise. - Eh mais! apparemment. Ergaste. - Et comme on peut se marier à la campagne, je pourrai même mander que c'en est fait. La Marquise, riant. - Attendez; laissez-moi respirer en vérité, vous allez si vite que je me suis crue mariée. Ergaste. - C'est que ce sont de ces choses qui vont tout de suite, quand on s'aime. La Marquise. - Sans difficulté; mais, dites-moi, Ergaste, vous êtes homme vrai qu'est-ce que c'est que votre amour? car je veux être véritablement aimée. Ergaste. - Vous avez raison; aussi vous aimé-je de tout mon coeur. La Marquise. - Je vous crois. N'avez-vous jamais rien aimé plus que moi? Ergaste. - Non, d'homme d'honneur passe pour autant une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimé autant; pour plus, je n'en ai pas l'idée; je crois même que cela ne serait pas possible. La Marquise. - Oh! très possible, je vous en réponds; rien n'empêche que vous n'aimiez encore davantage je n'ai qu'à être plus aimable et cela ira plus loin; passons. Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi? Ergaste. - Mais ce sont des grâces différentes; elle en avait infiniment. La Marquise. - C'est-à -dire un peu plus que moi. Ergaste. - Ma foi, je serais fort embarrassé de décider là -dessus. La Marquise. - Et moi, non, je prononce. Votre incertitude décide; comptez aussi que vous l'aimiez plus que moi. Ergaste. - Je n'en crois rien. La Marquise, riant. - Vous rêvez; n'aime-t-on pas toujours les gens à proportion de ce qu'ils sont aimables? et dès qu'elle l'était plus que je ne la suis, qu'elle avait plus de grâces, il a bien fallu que vous l'aimassiez davantage? votre coeur n'a guère de mémoire. Ergaste. - Elle avait plus de grâces! mais c'est ce qui est indécis, et si indécis, que je penche à croire que vous en avez bien autant. La Marquise. - Oui! penchez-vous, vraiment? cela est considérable; mais savez-vous à quoi je penche, moi? Ergaste. - Non. La Marquise. - A laisser là cette égalité si équivoque, elle ne me tente point; j'aime autant la perdre que de la gagner, en vérité. Ergaste. - Je n'en doute pas; je sais votre indifférence là -dessus, d'autant plus que si cette égalité n'y est point, ce serait de si peu de chose! La Marquise, vivement. - Encore! Eh! je vous dis que je n'en veux point, que j'y renonce. A quoi sert d'éplucher ce qu'elle a de plus, ce que j'ai de moins? Ne vous travaillez plus à nous évaluer; mettez-vous l'esprit en repos; je lui cède, j'en ferai un astre, si vous voulez. Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! votre badinage me charme; il en sera donc ce qu'il vous plaira; l'essentiel est que je vous aime autant que je l'aimais. La Marquise. - Vous me faites bien de la grâce; quand vous en rabattriez, je ne m'en plaindrais pas. Continuons, vos naïvetés m'amusent, elles sont de si bon goût! Vous avez paru, ce me semble, avoir quelque inclination pour Araminte? Ergaste. - Oui, je me suis senti quelque envie de l'aimer; mais la difficulté de pénétrer ses dispositions m'a rebuté. On risque toujours de se méprendre avec elle, et de croire qu'elle est sensible quand elle n'est qu'honnête; et cela ne me convient point. La Marquise, ironiquement. - Je fais grand cas d'elle; comment la trouvez-vous? à qui de nous deux, amour à part, donneriez-vous la préférence? ne me trompez point. Ergaste. - Oh! jamais, et voici ce que j'en pense Araminte a de la beauté, on peut dire que c'est une belle femme. La Marquise. - Fort bien. Et quant à moi, à cet égard-là , je n'ai qu'à me cacher, n'est-ce pas? Ergaste. - Pour vous, Marquise, vous plaisez plus qu'elle. La Marquise, à part, en riant. - J'ai tort, je passe l'étendue de mes droits. Ah! le sot homme! qu'il est plat! Ah! ah! ah! Ergaste. - Mais de quoi riez-vous donc? La Marquise. - Franchement, c'est que vous êtes un mauvais connaisseur, et qu'à dire vrai, nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Ergaste. - Il me semble cependant qu'une certaine régularité de traits... La Marquise. - Visions, vous dis-je; pas plus belles l'une que l'autre. De la régularité dans les traits d'Araminte! de la régularité! vous me faites pitié! et si je vous disais qu'il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air? Ergaste. - Du baroque à Araminte! La Marquise. - Oui, Monsieur, du baroque; mais on s'y accoutume, et voilà tout; et quand je vous accorde que nous n'avons pas plus de beauté l'une que l'autre, c'est que je ne me soucie guère de me faire tort; mais croyez que tout le monde la trouvera encore plus éloignée d'être belle que moi, tout effroyable que vous me faites. Ergaste. - Moi, je vous fais effroyable? La Marquise. - Mais il faut bien, dès que je suis au-dessous d'elle. Ergaste. - J'ai dit que votre partage était de plaire plus qu'elle. La Marquise. - Soit, je plais davantage, mais je commence par faire peur. Ergaste. - Je puis m'être trompé, cela m'arrive souvent; je réponds de la sincérité de mes sentiments, mais je n'en garantis pas la justesse. La Marquise. - A la bonne heure; mais quand on a le goût faux, c'est une triste qualité que d'être sincère. Ergaste. - Le plus grand défaut de ma sincérité, c'est qu'elle est trop forte. La Marquise. - Je ne vous écoute pas, vous voyez de travers; ainsi changeons de discours, et laissons là Araminte. Ce n'est pas la peine de vous demander ce que vous pensiez de la différence de nos esprits, vous ne savez pas juger. Ergaste. - Quant à vos esprits, le vôtre me paraÃt bien vif, bien sensible, bien délicat. La Marquise. - Vous biaisez ici, c'est vain et emporté que vous voulez dire. Scène XIII La Marquise, Ergaste, Lisette La Marquise. - Mais que vient faire ici Lisette? A qui en voulez-vous? Lisette. - A Monsieur, Madame; je viens vous avertir d'une chose, Monsieur. Vous savez que tantôt Frontin a osé dire à Dorante même qu'Araminte était beaucoup plus belle que ma maÃtresse? La Marquise. - Quoi! qu'est-ce donc, Lisette? est-ce que nos beautés ont déjà été débattues? Lisette. - Oui, Madame, et Frontin vous mettait bien au-dessous d'Araminte, elle présente et moi aussi. La Marquise. - Elle présente! Qui répondait? Lisette. - Qui laissait dire. La Marquise, riant. - Eh mais, conte-moi donc cela. Comment! je suis en procès sur d'aussi grands intérêts, et je n'en savais rien! Eh bien? Lisette. - Ce que je veux apprendre à Monsieur, c'est que Frontin dit qu'il est arrivé dans le temps que Dorante se fâchait, s'emportait contre lui en faveur de Madame. La Marquise. - Il s'emportait, dis-tu? toujours en présence d'Araminte? Lisette. - Oui, Madame; sur quoi Frontin dit donc que vous êtes arrivé, Monsieur; que vous avez demandé à Dorante de quoi il se plaignait, et que, l'ayant su, vous avez extrêmement loué son avis, je dis l'avis de Frontin; que vous y avez applaudi, et déclaré que Dorante était un flatteur ou n'y voyait goutte; voilà ce que cet effronté publie, et j'ai cru qu'il était à propos de vous informer d'un discours qui ne vous ferait pas honneur, et qui ne convient ni à vous ni à Madame. La Marquise, riant. - Le rapport de Frontin est-il exact, Monsieur? Ergaste. - C'est un sot, il en a dit beaucoup trop il est faux que je l'aie applaudi ou loué mais comme il ne s'agissait que de la beauté, qu'on ne saurait contester à Araminte, je me suis contenté de dire froidement que je ne voyais pas qu'il eût tort. La Marquise, d'un air critique et sérieux. - Il est vrai que ce n'est pas là applaudir, ce n'est que confirmer, qu'appuyer la chose. Ergaste. - Sans doute. La Marquise. - Toujours devant Araminte? Ergaste. - Oui; et j'ai même ajouté, par une estime particulière pour vous, que vous seriez de mon avis vous-même. La Marquise. - Ah! vous m'excuserez. Voilà où l'oracle s'est trop avancé; je ne justifierai point votre estime j'en suis fâchée; mais je connais Araminte, et je n'irai point confirmer aussi une décision qui lui tournerait la tête; car elle est si sotte je gage qu'elle vous aura cru, et il n'y aurait plus moyen de vivre avec elle. Laissez-nous, Lisette. Scène XIV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Monsieur, vous m'avez rendu compte de votre coeur; il est juste que je vous rende compte du mien. Ergaste. - Voyons. La Marquise. - Ma première inclination a d'abord été mon mari, qui valait mieux que vous, Ergaste, soit dit sans rien diminuer de l'estime que vous méritez. Ergaste. - Après, Madame? La Marquise. - Depuis sa mort, je me suis senti, il y a deux ans, quelque sorte de penchant pour un étranger qui demeura peu de temps à Paris, que je refusai de voir, et que je perdis de vue; homme à peu près de votre taille, ni mieux ni plus mal fait; de ces figures passables, peut-être un peu plus remplie, un peu moins fluette, un peu moins décharnée que la vôtre. Ergaste. - Fort bien. Et de Dorante, que m'en direz-vous, Madame? La Marquise. - Qu'il est plus doux, plus complaisant, qu'il a la mine un peu plus distinguée, et qu'il pense plus modestement de lui que vous; mais que vous plaisez davantage. Ergaste. - J'ai tort aussi, très tort mais ce qui me surprend, c'est qu'une figure aussi chétive que la mienne, qu'un homme aussi désagréable, aussi revêche, aussi sottement infatué de lui-même, ait pu gagner votre coeur. La Marquise. - Est-ce que nos coeurs ont de la raison? Il entre tant de caprices dans les inclinations! Ergaste. - Il vous en a fallu un des plus déterminés pour pouvoir m'aimer avec de si terribles défauts, qui sont peut-être vrais, dont je vous suis obligé de m'avertir, mais que je ne savais guère. La Marquise. - Eh! savais-je, moi, que j'étais vaine, laide et mutine? Vous me l'apprenez, et je vous rends instruction pour instruction. Ergaste. - Je tâcherai d'en profiter; tout ce que je crains, c'est qu'un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute. La Marquise, froidement. - Eh! dès que vous pardonnez à mes désagréments, il est juste que je pardonne à la petitesse de votre mérite. Ergaste. - Vous me rassurez. La Marquise, à part. - Personne ne viendra-t-il me délivrer de lui? Ergaste. - Quelle heure est-il? La Marquise. - Je crois qu'il est tard. Ergaste. - Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille? La Marquise. - Oui, nous aurons de l'orage. Ils sont quelque temps sans se parler. Ergaste. - Je suis d'avis de vous laisser; vous me paraissez rêver. La Marquise. - Non, c'est que je m'ennuie; ma sincérité ne vous choquera pas. Ergaste. - Je vous en remercie, et je vous quitte; je suis votre serviteur. La Marquise. - Allez, Monsieur... A propos, quand vous écrirez à votre frère, n'allez pas si vite sur les nouvelles de notre mariage. Ergaste. - Madame, je ne lui en dirai plus rien. Scène XV La Marquise, un moment seule; Lisette survient. La Marquise, seule. - Ah! je respire. Quel homme avec son imbécile sincérité! Assurément, s'il dit vrai, je ne suis pas une jolie personne. Lisette. - Eh bien, Madame! que dites-vous d'Ergaste? est-il assez étrange? La Marquise. - Eh mais! après tout, peut-être pas si étrange, Lisette; je ne sais plus qu'en penser moi-même; il a peut-être raison; je me méfie de tout ce qu'on m'a dit jusqu'ici de flatteur pour moi; et surtout de ce que m'a dit ton Dorante, que tu aimes tant, et qui doit être le plus grand fourbe, le plus grand menteur avec ses adulations. Ah! que je me sais bon gré de l'avoir rebuté! Lisette. - Fort bien; c'est-à -dire que nous sommes tous des aveugles. Toute la terre s'accorde à dire que vous êtes une des plus jolies femmes de France, je vous épargne le mot de belle, et toute la terre en a menti. La Marquise. - Mais, Lisette, est-ce qu'on est sincère? toute la terre est polie... Lisette. - Oh! vraiment, oui; le témoignage d'un hypocondre est bien plus sûr. La Marquise. - Il peut se tromper, Lisette; mais il dit ce qu'il voit. Lisette. - Où a-t-il donc pris des yeux? Vous m'impatientez. Je sais bien qu'il y a des minois d'un mérite incertain, qui semblent jolis aux uns, et qui ne le semblent pas aux autres; et si vous aviez un de ceux-là , qui ne laissent pas de distinguer beaucoup une femme, j'excuserais votre méfiance. Mais le vôtre est charmant; petits et grands, jeunes et vieux, tout en convient, jusqu'aux femmes; il n'y a qu'un cri là -dessus. Quand on me donna à vous, que me dit-on? Vous allez servir une dame charmante. Quand je vous vis, comment vous trouvai-je? charmante. Ceux qui viennent ici, ceux qui vous rencontrent, comment vous trouvent-ils? charmante. A la ville, aux champs, c'est le même écho, partout charmante; que diantre! y a-t-il rien de plus confirmé, de plus prouvé, de plus indubitable? La Marquise. - Il est vrai qu'on ne dit pas cela d'une figure ordinaire; mais tu vois pourtant ce qui m'arrive? Lisette, en colère. - Pardi! vous avez un furieux penchant à vous rabaisser, je n'y saurais tenir; la petite opinion que vous avez de vous est insupportable. La Marquise. - Ta colère me divertit. Lisette. - Tenez, il vous est venu tantôt compagnie; il y avait des hommes et des femmes. J'étais dans la salle d'en bas quand ils sont descendus, j'entendais ce qu'ils disaient; ils parlaient de vous, et précisément de beauté, d'agréments. La Marquise. - En descendant? Lisette. - Oui, en descendant mais il faudra que votre misanthrope les redresse, car ils étaient aussi sots que moi. La Marquise. - Et que disaient-ils donc? Lisette. - Des bêtises, ils n'avaient pas le sens commun; c'étaient des yeux fins, un regard vif, une bouche, un sourire, un teint, des grâces! enfin des visions, des chimères. La Marquise. - Et ils ne te voyaient point? Lisette. - Oh! vous me feriez mourir; la porte était fermée sur moi. La Marquise. - Quelqu'un de mes gens pouvait être là ; ce n'est pas par vanité, au reste, que je suis en peine de savoir ce qui en est; car est-ce par là qu'on vaut quelque chose? Non, c'est qu'il est bon de se connaÃtre. Mais voici le plus hardi de mes flatteurs. Lisette. - Il n'en est pas moins outré des impertinences de Frontin dont il a été témoin. . Scène XVI La Marquise, Dorante, Lisette La Marquise. - Eh bien! Monsieur, prétendez-vous que je vous passe encore vos soupirs, vos je vous adore; vos enchantements sur ma personne? Venez-vous encore m'entretenir de mes appas? J'ai interrogé un homme vrai pour achever de vous connaÃtre, j'ai vu Ergaste; allez savoir ce qu'il pense de moi; il vous dira si je dois être contente du sot amour-propre que vous m'avez supposé par toutes vos exagérations. Lisette. - Allez, Monsieur, il vous apprendra que Madame est laide. Dorante. - Comment? Lisette. - Oui, laide, c'est une nouvelle découverte; à la vérité, cela ne se voit qu'avec les lunettes d'Ergaste. La Marquise. - Il n'est pas question de plaisanter, peu m'importe ce que je suis à cet égard; ce n'est pas l'intérêt que j'y prends qui me fait parler, pourvu que mes amis me croient le coeur bon et l'esprit bien fait, je les quitte du reste mais qu'un homme que je voulais estimer, dont je voulais être sûre, m'ait regardée comme une femme dont il croyait que ses flatteries démonteraient la petite cervelle, voilà ce que je lui reproche. Dorante, vivement. - Et moi, Madame, je vous déclare que ce n'est plus ni vous ni vos grâces que je défends; vous êtes fort libre de penser de vous ce qu'il vous plaira, je ne m'y oppose point; mais je ne suis ni un adulateur ni un visionnaire, j'ai les yeux bons, j'ai le jugement sain, je sais rendre justice; et je soutiens que vous êtes une des femmes du monde la plus aimable, la plus touchante, je soutiens qu'il n'y aura point de contradiction là -dessus; et tout ce qui me fâche en le disant, c'est que je ne saurais le soutenir sans faire l'éloge d'une personne qui m'outrage, et que je n'ai nulle envie de louer. Lisette. - Je suis de même; on est fâché du bien qu'on dit d'elle. La Marquise. - Mais comment se peut-il qu'Ergaste me trouve difforme et vous charmante? comment cela se peut-il? c'est pour votre honneur que j'insiste; les sentiments varient-ils jusque-là ? Ce n'est jamais que du plus au moins qu'on diffère; mais du blanc au noir, du tout au rien, je m'y perds. Dorante, vivement. - Ergaste est un extravagant, la tête lui tourne; cet esprit-là ne fera pas bonne fin. Lisette. - Lui? je ne lui donne pas six mois sans avoir besoin d'être enfermé. Dorante. - Parlez, Madame, car je suis piqué; c'est votre sincérité que j'interroge vous êtes-vous jamais présentée nulle part, au spectacle, en compagnie, que vous n'ayez fixé les yeux de tout le monde, qu'on ne vous y ait distinguée? La Marquise. - Mais... qu'on ne m'ait distinguée... Dorante. - Oui, Madame, oui, je m'en fierai à ce que vous en savez, je ne vous crois pas capable de me tromper. Lisette. - Voyons comment Madame se tirera de ce pas-ci. Il faut répondre. La Marquise. - Eh bien! j'avoue que la question m'embarrasse. Dorante. - Eh! morbleu! Madame, pourquoi me condamnez-vous donc? La Marquise. - Mais cet Ergaste? Lisette. - Mais cet Ergaste est si hypocondre, qu'il a l'extravagance de trouver Araminte mieux que vous. Dorante. - Et cette Araminte est si dupe, qu'elle en est émue, qu'elle se rengorge, et s'en estime plus qu'à l'ordinaire. La Marquise. - Tout de bon? cette pauvre petite femme! ah! ah! ah! ah!... Je voudrais bien voir l'air qu'elle a dans sa nouvelle fortune. Elle est donc bien gonflée? Dorante. - Ma foi, je l'excuse; il n'y a point de femme, en pareil cas, qui ne se redressât aussi bien qu'elle. La Marquise. - Taisez-vous, vous êtes un fripon; peu s'en faut que je ne me redresse aussi, moi. Dorante. - Je parle d'elle, Madame, et non pas de vous. La Marquise. - Il est vrai que je me sens obligée de dire, pour votre justification, qu'on a toujours mis quelque différence entre elle et moi; je ne serai pas de bonne foi si je le niais; ce n'est pas qu'elle ne soit aimable. Très aimable; mais en fait de grâces il y a bien des degrés. La Marquise. - J'en conviens; j'entends raison quand il faut. Dorante. - Oui, quand on vous y force. La Marquise. - Eh! pourquoi est-ce que je dispute? ce n'est pas pour moi, c'est pour vous; je ne demande pas mieux que d'avoir tort pour être satisfaite de votre caractère. Dorante. - Ce n'est pas que vous n'ayez vos défauts; vous en avez, car je suis sincère aussi, moi, sans me vanter de l'être. La Marquise, étonnée. - Ah! ah! mais vous me charmez, Dorante; je ne vous connaissais pas. Eh bien! ces défauts, je veux que vous me les disiez, au moins. Voyons. Dorante. - Oh! voyons. Est-il permis, par exemple, avec une figure aussi distinguée que la vôtre, et faite au tour, est-il permis de vous négliger quelquefois autant que vous le faites? La Marquise. - Que voulez-vous? c'est distraction, c'est souvent par oubli de moi-même. Dorante. - Tant pis; ce matin encore vous marchiez toute courbée, pliée en deux comme une femme de quatre-vingts ans, et cela avec la plus belle taille du monde. Lisette. - Oh! oui; le plus souvent cela va comme cela peut. La Marquise. - Eh bien! tu vois, Lisette; en bon français, il me dit que je ressemble à une vieille, que je suis contrefaite, que j'ai mauvaise façon; et je ne m'en fâche pas, je l'en remercie d'où vient? c'est qu'il a raison et qu'il parle juste. Dorante. - J'ai eu mille fois envie de vous dire comme aux enfants Tenez-vous droite. La Marquise. - Vous ferez fort bien; je ne vous rendais pas justice, Dorante et encore une fois il faut vous connaÃtre; je doutais même que vous m'aimassiez, et je résistais à mon penchant pour vous. Dorante. - Ah! Marquise! La Marquise. - Oui, j'y résistais mais j'ouvre les yeux, et tout à l'heure vous allez être vengé. Ecoutez-moi, Lisette; le notaire d'ici est actuellement dans mon cabinet qui m'arrange des papiers; allez lui dire qu'il tienne tout prêt un contrat de mariage. A Dorante. Voulez-vous bien qu'il le remplisse de votre nom et du mien, Dorante? Dorante, lui baisant la main. - Vous me transportez, Madame! La Marquise. - Il y a longtemps que cela devrait être fait. Allez, Lisette, et approchez-moi cette table; y a-t-il dessus tout ce qu'il faut pour écrire? Lisette. - Oui, Madame, voilà la table, et je cours au notaire. La Marquise. - N'est-ce pas Araminte que je vois? que vient-elle nous dire? Scène XVII Araminte, La Marquise, Dorante Araminte, en riant. - Marquise, je viens rire avec vous d'un discours sans jugement, qu'un valet a tenu, et dont je sais que vous êtes informée. Je vous dirais bien que je le désavoue, mais je pense qu'il n'en est pas besoin; vous me faites apparemment la justice de croire que je me connais, et que je sais à quoi m'en tenir sur pareille folie. La Marquise. - De grâce, permettez-moi d'écrire un petit billet qui presse, il n'interrompra point notre entretien. Araminte. - Que je ne vous gêne point. La Marquise, écrivant. - Ne parlez-vous pas de ce qui s'est passé tantôt devant vous, Madame? Araminte. - De cela même. La Marquise. - Eh bien! il n'y a plus qu'à vous féliciter de votre bonne fortune. Tout ce qu'on y pourrait souhaiter de plus, c'est qu'Ergaste fût un meilleur juge. Araminte. - C'est donc par modestie que vous vous méfiez de son jugement; car il vous a traitée plus favorablement que moi il a décidé que vous plaisiez davantage, et je changerais bien mon partage contre vous. La Marquise. - Oui-da; je sais qu'il vous trouve régulière, mais point touchante; c'est-à -dire que j'ai des grâces, et vous des traits mais je n'ai pas plus de foi à mon partage qu'au vôtre; je dis le vôtre elle se lève après avoir plié son billet parce qu'entre nous nous savons que nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Araminte. - Je croirais assez la moitié de ce que vous dites. La Marquise, plaisantant. - La moitié! Dorante, les interrompant. - Madame, vous faut-il quelqu'un pour donner votre billet? souhaitez-vous que j'appelle? La Marquise. - Non, je vais le donner moi-même. A Araminte. Pardonnez si je vous quitte, Madame; j'en agis sans façon. Scène XVIII Ergaste, Araminte Ergaste. - Je ne sais si je dois me présenter devant vous. Araminte. - Je ne sais pas trop si je dois vous regarder moi-même; mais d'où vient que vous hésitez? Ergaste. - C'est que mon peu de mérite et ma mauvaise façon m'intimident; car je sais toutes mes vérités, on me les a dites. Araminte. - J'avoue que vous avez bien des défauts. Ergaste. - Auriez-vous le courage de me les passer? Araminte. - Vous êtes un homme si particulier! Ergaste. - D'accord. Araminte. - Un enfant sait mieux ce qu'il vaut, se connaÃt mieux que vous ne vous connaissez. Ergaste. - Ah! que me voilà bien! Araminte. - Défiant sur le bien qu'on vous veut jusqu'à en être ridicule. Ergaste. - C'est que je ne mérite pas qu'on m'en veuille. Araminte. - Toujours concluant que vous déplaisez. Ergaste. - Et que je déplairai toujours. Araminte. - Et par là toujours ennemi de vous-même en voici une preuve; je gage que vous m'aimiez, quand vous m'avez quittée? Ergaste. - Cela n'est pas douteux. Je ne l'ai cru autrement que par pure imbécillité. Araminte. - Et qui plus est, c'est que vous m'aimez encore, c'est que vous n'avez pas cessé d'un instant. Ergaste. - Pas d'une minute. Scène XIX Araminte, Ergaste, Lisette Lisette, donnant un billet à Tenez, Monsieur, voilà ce qu'on vous envoie. Ergaste. - De quelle part? Lisette. - De celle de ma maÃtresse. Ergaste. - Eh! où est-elle donc? Lisette. - Dans son cabinet, d'où elle vous fait ses compliments. Ergaste. - Dites-lui que je les lui rends dans la salle où je suis. Lisette. - Ouvrez, ouvrez. Ergaste, lisant. - Vous n'êtes pas au fait de mon caractère; je ne suis peut-être pas mieux au fait du vôtre; quittons-nous, Monsieur, actuellement nous n'avons point d'autre parti à prendre. Ergaste, rendant le billet. - Le conseil est bon, je vais dans un moment l'assurer de ma parfaite obéissance. Lisette. - Ce n'est pas la peine; vous l'allez voir paraÃtre, et je ne suis envoyée que pour vous préparer sur votre disgrâce. Scène XX Ergaste, Araminte Ergaste. - Madame, j'ai encore une chose à vous dire. Araminte. - Quoi donc? Ergaste. - Je soupçonne que le notaire est là dedans qui passe un contrat de mariage; n'écrira-t-il rien en ma faveur? Araminte. - En votre faveur! mais vous êtes bien hardi; vous avez donc compté que je vous pardonnerais? Ergaste. - Je ne le mérite pas. Araminte. - Cela est vrai, et je ne vous aime plus; mais quand le notaire viendra, nous verrons. Scène XXI La Marquise, Ergaste, Araminte, Dorante, Lisette, Frontin La Marquise. - Ergaste, ce que je vais vous dire vous surprendra peut-être; c'est que je me marie, n'en serez-vous point fâché? Ergaste. - Eh! non, Madame, mais à qui? La Marquise, donnant la main à Dorante, qui la baise. - Ce que vous voyez vous le dit. Ergaste. - Ah! Dorante, que j'en ai de joie! La Marquise. - Notre contrat de mariage est passé. Ergaste. - C'est fort bien fait. A Araminte. Madame, dirai-je aussi que je me marie? La Marquise. - Vous vous mariez! à qui donc? Araminte, donnant la main à Ergaste. - Tenez; voilà de quoi répondre. Ergaste, lui baisant la main. - Ceci vous l'apprend, Marquise. On me fait grâce, tout fluet que je suis. La Marquise, avec joie. - Quoi! c'est Araminte que vous épousez? Araminte. - Notre contrat était presque passé avant le vôtre. Ergaste. - Oui, c'est Madame que j'aime, que j'aimais, et que j'ai toujours aimée, qui plus est. La Marquise. - Ah! la comique aventure! je ne vous aimais pas non plus, Ergaste, je ne vous aimais pas; je me trompais, tout mon penchant était pour Dorante. Dorante, lui prenant la main. - Et tout mon coeur ne sera jamais qu'à vous. Ergaste, reprenant la main d'Araminte. - Et jamais vous ne sortirez du mien. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! nous avons pris un plaisant détour pour arriver là . Allons, belle Araminte, passons dans mon cabinet pour signer, et ne songeons qu'à nous réjouir. Frontin. - Enfin nous voilà délivrés l'un de l'autre; j'ai envie de t'embrasser de joie. Lisette. - Non, cela serait trop fort pour moi; mais je te permets de baiser ma main, pendant que je détourne la tête. Frontin, se cachant avec son chapeau. - Non; voilà mon transport passé, et je te salue en détournant la mienne. L'Epreuve Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 19 novembre 1740 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, suivante. Lucidor, amant d'Angélique. Frontin, valet de Lucidor. MaÃtre Blaise, jeune fermier du village. La scène se passe à la campagne, dans une terre appartenant depuis peu à Lucidor. Scène première Lucidor, Frontin, en bottes et en habit de maÃtre. Lucidor. - Entrons dans cette salle. Tu ne fais donc que d'arriver? Frontin. - Je viens de mettre pied à terre à la première hôtellerie du village, j'ai demandé le chemin du château suivant l'ordre de votre lettre, et me voilà dans l'équipage que vous m'avez prescrit. De ma figure, qu'en dites-vous? Il se retourne. Y reconnaissez-vous votre valet de chambre, et n'ai-je pas l'air un peu trop seigneur? Lucidor. - Tu es comme il faut; à qui t'es-tu adressé en entrant? Frontin. - Je n'ai rencontré qu'un petit garçon dans la cour, et vous avez paru. A présent, que voulez-vous faire de moi et de ma bonne mine? Lucidor. - Te proposer pour époux à une très aimable fille. Frontin. - Tout de bon? Ma foi, Monsieur, je soutiens que vous êtes encore plus aimable qu'elle. Lucidor. - Eh! non, tu te trompes, c'est moi que la chose regarde. Frontin. - En ce cas-là , je ne soutiens plus rien. Lucidor. - Tu sais que je suis venu ici il y a près de deux mois pour y voir la terre que mon homme d'affaires m'a achetée; j'ai trouvé dans le château une Madame Argante, qui en était comme la concierge, et qui est une petite bourgeoise de ce pays-ci. Cette bonne dame a une fille qui m'a charmé, et c'est pour elle que je veux te proposer. Frontin, riant. - Pour cette fille que vous aimez? la confidence est gaillarde! Nous serons donc trois, vous traitez cette affaire-ci comme une partie de piquet. Lucidor. - Ecoute-moi donc, j'ai dessein de l'épouser moi-même. Frontin. - Je vous entends bien, quand je l'aurai épousée. Lucidor. - Me laisseras-tu dire? Je te présenterai sur le pied d'un homme riche et mon ami, afin de voir si elle m'aimera assez pour te refuser. Frontin. - Ah! c'est une autre histoire; et cela étant, il y a une chose qui m'inquiète. Lucidor. - Quoi? Frontin. - C'est qu'en venant, j'ai rencontré près de l'hôtellerie une fille qui ne m'a pas aperçu, je pense, qui causait sur le pas d'une porte, mais qui m'a bien la mine d'être une certaine Lisette que j'ai connue à Paris, il y a quatre ou cinq ans, et qui était à une dame chez qui mon maÃtre allait souvent. Je n'ai vu cette Lisette-là que deux ou trois fois; mais comme elle était jolie, je lui en ai conté tout autant de fois que je l'ai vue, et cela vous grave dans l'esprit d'une fille. Lucidor. - Mais, vraiment, il y en a une chez Madame Argante de ce nom-là , qui est du village, qui y a toute sa famille, et qui a passé en effet quelque temps à Paris avec une dame du pays. Frontin. - Ma foi, Monsieur, la friponne me reconnaÃtra; il y a de certaines tournures d'hommes qu'on n'oublie point. Lucidor. - Tout le remède que j'y sache, c'est de payer d'effronterie, et de lui persuader qu'elle se trompe. Frontin. - Oh! pour de l'effronterie, je suis en fonds. Lucidor. - N'y a-t-il pas des hommes qui se ressemblent tant, qu'on s'y méprend? Frontin. - Allons, je ressemblerai, voilà tout, mais dites-moi, Monsieur, souffririez-vous un petit mot de représentation? Lucidor. - Parle. Frontin. - Quoique à la fleur de votre âge, vous êtes tout à fait sage et raisonnable, il me semble pourtant que votre projet est bien jeune. Lucidor, fâché. - Hein? Frontin. - Doucement, vous êtes le fils d'un riche négociant qui vous a laissé plus de cent mille livres de rente, et vous pouvez prétendre aux plus grands partis; le minois dont vous parlez là est-il fait pour vous appartenir en légitime mariage? Riche comme vous êtes, on peut se tirer de là à meilleur marché, ce me semble. Lucidor. - Tais-toi, tu ne connais point celle dont tu parles. Il est vrai qu'Angélique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne; mais originairement elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entêtement des grandes alliances; elle est d'ailleurs si aimable, et je démêle, à travers son innocence, tant d'honneur et tant de vertu en elle; elle a naturellement un caractère si distingué, que, si elle m'aime, comme je le crois, je ne serai jamais qu'à elle. Frontin. - Comment! si elle vous aime? Est-ce que cela n'est pas décidé? Lucidor. - Non, il n'a pas encore été question du mot d'amour entre elle et moi; je ne lui ai jamais dit que je l'aime; mais toutes mes façons n'ont signifié que cela; toutes les siennes n'ont été que des expressions du penchant le plus tendre et le plus ingénu. Je tombai malade trois jours après mon arrivée; j'ai été même en quelque danger, je l'ai vue inquiète, alarmée, plus changée que moi; j'ai vu des larmes couler de ses yeux, sans que sa mère s'en aperçut et, depuis que la santé m'est revenue, nous continuons de même; je l'aime toujours, sans le lui dire, elle m'aime aussi, sans m'en parler, et sans vouloir cependant m'en faire un secret; son coeur simple, honnête et vrai, n'en sait pas davantage. Frontin. - Mais vous, qui en savez plus qu'elle, que ne mettez-vous un petit mot d'amour en avant, il ne gâterait rien? Lucidor. - Il n'est pas temps; tout sûr que je suis de son coeur, je veux savoir à quoi je le dois; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime c'est ce que j'éclaircirai par l'épreuve où je vais la mettre; il m'est encore permis de n'appeler qu'amitié tout ce qui est entre nous deux, et c'est de quoi je vais profiter. Frontin. - Voilà qui est fort bien; mais ce n'était pas moi qu'il fallait employer. Lucidor. - Pourquoi? Frontin. - Oh! pourquoi? Mettez-vous à la place d'une fille, et ouvrez les yeux, vous verrez pourquoi, il y a cent à parier contre un que je plairai. Lucidor. - Le sot! hé bien! si tu plais, j'y remédierai sur-le-champ, en te faisant connaÃtre. As-tu apporté les bijoux? Frontin, fouillant dans sa poche. - Tenez, voilà tout. Lucidor. - Puisque personne ne t'a vu entrer, retire-toi avant que quelqu'un que je vois dans le jardin n'arrive, va t'ajuster, et ne parais que dans une heure ou deux. Frontin. - Si vous jouez de malheur, souvenez-vous que je vous l'ai prédit. Scène II Lucidor, MaÃtre Blaise, qui vient doucement habillé en riche fermier. Lucidor. - Il vient à moi, il paraÃt avoir à me parler. MaÃtre Blaise. - Je vous salue, Monsieur Lucidor. Eh bien! qu'est-ce? Comment vous va? Vous avez bonne maine à cette heure. Lucidor. - Oui je me porte assez bien, Monsieur Blaise. MaÃtre Blaise. - Faut convenir que voute maladie vous a bian fait du proufit; vous velà , morgué! pus rougeaud, pus varmeil, ça réjouit, ça me plaÃt à voir. Lucidor. - Je vous en suis obligé. MaÃtre Blaise. - C'est que j'aime tant la santé des braves gens, alle est si recommandabe, surtout la vôtre, qui est la pus recommandabe de tout le monde. Lucidor. - Vous avez raison d'y prendre quelque intérêt, je voudrais pouvoir vous être utile à quelque chose. MaÃtre Blaise. - Voirement, cette utilité-là est belle et bonne; et je vians tout justement vous prier de m'en gratifier d'une. Lucidor. - Voyons. MaÃtre Blaise. - Vous savez bian, Monsieur, que je fréquente chez Madame Argante, et sa fille Angélique, alle est gentille, au moins. Lucidor. - Assurément. MaÃtre Blaise, riant. - Eh! eh! eh! C'est, ne vous déplaise, que je vourais avoir sa gentillesse en mariage. Lucidor. - Vous aimez donc Angélique? MaÃtre Blaise. - Ah! cette criature-là m'affole, j'en pards si peu d'esprit que j'ai; quand il fait jour, je pense à elle; quand il fait nuit, j'en rêve; il faut du remède à ça, et je vians envars vous à celle fin, par voute moyen, pour l'honneur et le respect qu'on vous porte ici, sauf voute grâce, et si ça ne vous torne pas à importunité, de me favoriser de queuques bonnes paroles auprès de sa mère, dont j'ai itou besoin de la faveur. Lucidor. - Je vous entends, vous souhaitez que j'engage Madame Argante à vous donner sa fille. Et Angélique vous aime-t-elle? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, quand parfois je li conte ma chance, alle rit de tout son coeur, et me plante là , c'est bon signe, n'est-ce pas? Lucidor. - Ni bon, ni mauvais; au surplus, comme je crois que Madame Argante a peu de bien, que vous êtes fermier de plusieurs terres, fils de fermier vous-même... MaÃtre Blaise. - Et que je sis encore une jeunesse, je n'ons que trente ans, et d'humeur folichonne, un Roger-Bontemps. Lucidor. - Le parti pourrait convenir, sans une difficulté. MaÃtre Blaise. - Laqueulle? Lucidor. - C'est qu'en revanche des soins que Madame Argante et toute sa maison ont eu de moi pendant ma maladie, j'ai songé à marier Angélique à quelqu'un de fort riche, qui va se présenter, qui ne veut précisément épouser qu'une fille de campagne, de famille honnête, et qui ne se soucie pas qu'elle ait du bien. MaÃtre Blaise. - Morgué! vous me faites là un vilain tour avec voute avisement, Monsieur Lucidor; velà qui m'est bian rude, bian chagrinant et bian traÃtre. Jarnigué! soyons bons, je l'approuve, mais ne foulons parsonne, je sis voute prochain autant qu'un autre, et ne faut pas peser sur ceti-ci, pour alléger ceti-là . Moi qui avais tant de peur que vous ne mouriez, c'était bian la peine de venir vingt fois demander Comment va-t-il, comment ne va-t-il pas? Velà -t-il pas une santé qui m'est bian chanceuse, après vous avoir mené moi-même ceti-là qui vous a tiré deux fois du sang, et qui est mon cousin, afin que vous le sachiez, mon propre cousin gearmain; ma mère était sa tante, et jarni! ce n'est pas bian fait à vous. Lucidor. - Votre parenté avec lui n'ajoute rien à l'obligation que je vous ai. MaÃtre Blaise. - Sans compter que c'est cinq bonnes mille livres que vous m'ôtez comme un sou, et que la petite aura en mariage. Lucidor. - Calmez-vous, est-ce cela que vous en espérez? Eh bien! je vous en donne douze pour en épouser une autre et pour vous dédommager du chagrin que je vous fais. MaÃtre Blaise, étonné. - Quoi! douze mille livres d'argent sec? Lucidor. - Oui, je vous les promets, sans vous ôter cependant la liberté de vous présenter pour Angélique; au contraire, j'exige même que vous la demandiez à Madame Argante, je l'exige, entendez-vous; car si vous plaisez à Angélique, je serais très fâché de la priver d'un homme qu'elle aimerait. MaÃtre Blaise, se frottant les yeux de surprise. - Eh mais! c'est comme un prince qui parle! Douze mille livres! Les bras m'en tombont, je ne saurais me ravoir; allons, Monsieur, boutez-vous là , que je me prosterne devant vous, ni pus ni moins que devant un prodige. Lucidor. - Il n'est pas nécessaire, point de compliments, je vous tiendrai parole. MaÃtre Blaise. - Après que j'ons été si malappris, si brutal! Eh! dites-moi, roi que vous êtes, si, par aventure, Angélique me chérit, j'aurons donc la femme et les douze mille francs avec? Lucidor. - Ce n'est pas tout à fait cela, écoutez-moi, je prétends, vous dis-je, que vous vous proposiez pour Angélique, indépendamment du mari que je lui offrirai; si elle vous accepte, comme alors je n'aurai fait aucun tort à votre amour, je ne vous donnerai rien; si elle vous refuse, les douze mille francs sont à vous. MaÃtre Blaise. - Alle me refusera, Monsieur, alle me refusera; le ciel m'en fera la grâce, à cause de vous qui le désirez. Lucidor. - Prenez garde, je vois bien qu'à cause des douze mille francs, vous ne demandez déjà pas mieux que d'être refusé. MaÃtre Blaise. - Hélas! peut-être bien que la somme m'étourdit un petit brin; j'en sis friand, je le confesse, alle est si consolante! Lucidor. - Je mets cependant encore une condition à notre marché, c'est que vous feigniez de l'empressement pour obtenir Angélique, et que vous continuiez de paraÃtre amoureux d'elle. MaÃtre Blaise. - Oui, Monsieur, je serons fidèle à ça, mais j'ons bonne espérance de n'être pas daigne d'elle, et mêmement j'avons opinion, si alle osait, qu'alle vous aimerait pus que parsonne. Lucidor. - Moi, MaÃtre Blaise? Vous me surprenez, je ne m'en suis pas aperçu, vous vous trompez; en tout cas, si elle ne veut pas de vous, souvenez-vous de lui faire ce petit reproche-là , je serais bien aise de savoir ce qui en est, par pure curiosité. MaÃtre Blaise. - An n'y manquera pas; an li reprochera devant vous, drès que Monsieur le commande. Lucidor. - Et comme je ne vous crois pas mal à propos glorieux, vous me ferez plaisir aussi de jeter vos vues sur Lisette, que, sans compter les douze mille francs, vous ne vous repentirez pas d'avoir choisi, je vous en avertis. MaÃtre Blaise. - Hélas! il n'y a qu'à dire, an se revirera itou sur elle, je l'aimerai par mortification. Lucidor. - J'avoue qu'elle sert Madame Argante, mais elle n'est pas de moindre condition que les autres filles du village. MaÃtre Blaise. - Eh! voirement, alle en est née native. Lucidor. - Jeune et bien faite, d'ailleurs. MaÃtre Blaise. - Charmante. Monsieur verra l'appétit que je prends déjà pour elle. Lucidor. - Mais je vous ordonne une chose; c'est de ne lui dire que vous l'aimez qu'après qu'Angélique se sera expliquée sur votre compte; il ne faut pas que Lisette sache vos desseins auparavant. MaÃtre Blaise. - Laissez faire à Blaise, en li parlant, je li dirai des propos où elle ne comprenra rin; la velà , vous plaÃt-il que je m'en aille? Lucidor. - Rien ne vous empêche de rester. Scène III Lucidor, MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Je viens d'apprendre, Monsieur, par le petit garçon de notre vigneron, qu'il vous était arrivé une visite de Paris. Lucidor. - Oui, c'est un de mes amis qui vient me voir. Lisette. - Dans quel appartement du château souhaitez-vous qu'on le loge? Lucidor. - Nous verrons quand il sera revenu de l'hôtellerie où il est retourné; où est Angélique, Lisette? Lisette. - Il me semble l'avoir vue dans le jardin, qui s'amusait à cueillir des fleurs. Lucidor, en montrant MaÃtre Blaise. - Voici un homme qui est de bonne volonté pour elle, qui a grande envie de l'épouser, et je lui demandais si elle avait de l'inclination pour lui; qu'en pensez-vous? MaÃtre Blaise. - Oui, de queul avis êtes-vous touchant ça, belle brunette, m'amie? Lisette. - Eh mais! autant que j'en puis juger, mon avis est que jusqu'ici elle n'a rien dans le coeur pour vous. MaÃtre Blaise, gaiement. - Rian du tout, c'est ce que je disais. Que Mademoiselle Lisette a de jugement! Lisette. - Ma réponse n'a rien de trop flatteur, mais je ne saurais en faire une autre. MaÃtre Blaise, cavalièrement. - Cetelle-là est belle et bonne, et je m'y accorde. J'aime qu'on soit franc, et en effet, queul mérite avons-je pour li plaire à cette enfant? Lisette. - Ce n'est pas que vous ne valiez votre prix, Monsieur Blaise, mais je crains que Madame Argante ne vous trouve pas assez de bien pour sa fille. MaÃtre Blaise, riant. - Ca est vrai, pas assez de bian. Pus vous allez, mieux vous dites. Lisette. - Vous me faites rire avec votre air joyeux. Lucidor. - C'est qu'il n'espère pas grand-chose. MaÃtre Blaise. - Oui, velà ce que c'est, et pis tout ce qui viant, je le prends. A Lisette. Le biau brin de fille que vous êtes! Lisette. - La tête lui tourne, ou il y a là quelque chose que je n'entends pas. MaÃtre Blaise. - Stapendant, je me baillerai bian du tourment pour avoir Angélique, et il en pourra venir que je l'aurons, ou bian que je ne l'aurons pas, faut mettre les deux pour deviner juste. Lisette, en riant. - Vous êtes un très grand devin! Lucidor. - Quoi qu'il en soit, j'ai aussi un parti à lui offrir, mais un très bon parti, il s'agit d'un homme du monde, et voilà pourquoi je m'informe si elle n'aime personne. Lisette. - Dès que vous vous mêlez de l'établir, je pense bien qu'elle s'en tiendra là . Lucidor. - Adieu, Lisette, je vais faire un tour dans la grande allée; quand Angélique sera venue, je vous prie de m'en avertir. Soyez persuadée, à votre égard, que je ne m'en retournerai point à Paris sans récompenser le zèle que vous m'avez marqué. Lisette. - Vous avez bien de la bonté, Monsieur. Lucidor, à MaÃtre Blaise, en s'en allant, et à part. - Ménagez vos termes avec Lisette, MaÃtre Blaise. MaÃtre Blaise. - Aussi fais-je, je n'y mets pas le sens commun. Scène IV MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor a le meilleur coeur du monde. MaÃtre Blaise. - Oh! un coeur magnifique, un coeur tout d'or; au surplus, comment vous portez-vous, Mademoiselle Lisette? Lisette, riant. - Eh! que voulez-vous dire avec votre compliment, MaÃtre Blaise? Vous tenez depuis un moment des discours bien étranges. MaÃtre Blaise. - Oui, j'ons des manières fantasques, et ça vous étonne, n'est-ce pas? Je m'en doute bian. Et par réflexion. Que vous êtes agriable! Lisette. - Que vous êtes original avec votre agréable! Comme il regarde; en vérité, vous extravaguez. MaÃtre Blaise. - Tout au contraire, c'est ma prudence qui vous contemple. Lisette. - Eh bien! contemplez, voyez, ai-je aujourd'hui le visage autrement fait que je l'avais hier? MaÃtre Blaise. - Non, c'est moi qui le voix mieux que de coutume; il est tout nouviau pour moi. Lisette, voulant s'en aller. - Eh! que le ciel vous bénisse. MaÃtre Blaise, l'arrêtant. - Attendez donc. Lisette. - Eh! que me voulez-vous? C'est se moquer que de vous entendre; on dirait que vous m'en contez; je sais bien que vous êtes un fermier à votre aise, et que je ne suis pas pour vous, de quoi s'agit-il donc? MaÃtre Blaise. - De m'acouter sans y voir goutte, et de dire à part vous Ouais! faut qu'il y ait un secret à ça. Lisette. - Et à propos de quoi un secret? Vous ne me dites rien d'intelligible. MaÃtre Blaise. - Non, c'est fait exprès, c'est résolu. Lisette. - Voilà qui est bien particulier; ne recherchez-vous pas Angélique? MaÃtre Blaise. - Ça est itou conclu. Lisette. - Plus je rêve, et plus je m'y perds. MaÃtre Blaise. - Faut que vous vous y perdiais. Lisette. - Mais pourquoi me trouver si agréable; par quel accident le remarquez-vous plus qu'à l'ordinaire? Jusqu'ici vous n'avez pas pris garde si je l'étais ou non, croirai-je que vous êtes tombé subitement amoureux de moi? Je ne vous en empêche pas. MaÃtre Blaise, vite et vivement. - Je ne dis pas que je vous aime. Lisette, riant. - Que dites-vous donc? MaÃtre Blaise. - Je ne vous dis pas que je ne vous aime point; ni l'un ni l'autre, vous m'en êtes témoin; j'ons donné ma parole, je marche droit en besogne, voyez-vous, il n'y a pas à rire à ça; je ne dis rien, mais je pense, et je vais répétant que vous êtes agriable! Lisette, étonnée et le regardant. - Je vous regarde à mon tour et, si je me figurais pas que vous êtes timbré, en vérité, je soupçonnerais que vous ne me haïssez pas. MaÃtre Blaise. - Oh! soupçonnez, croyez, persuadez-vous, il n'y aura pas de mal, pourvu qu'il n'y ait pas de ma faute, et que ça vianne de vous toute seule sans que je vous aide. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie? MaÃtre Blaise. - Et mêmement, à vous permis de m'aimer, par exemple, j'y consens encore; si le coeur vous y porte, ne vous retenez pas, je vous lâche la bride là -dessus; il n'y aura rian de pardu. Lisette. - Le plaisant compliment! Eh! quel avantage en tirerais-je? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, je sis bridé, mais ce n'est pas comme vous, je ne saurais parler pus clair; voici venir Angélique, laissez-moi li toucher un petit mot d'affection, sans que ça empêche que vous soyez gentille. Lisette. - Ma foi, votre tête est dérangée, Monsieur Blaise, je n'en rabats rien. Scène V Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise Angélique, un bouquet à la main. - Bonjour, Monsieur Blaise. Est-il vrai, Lisette, qu'il est venu quelqu'un de Paris pour Monsieur Lucidor? Lisette. - Oui, à ce que j'ai su. Angélique. - Dit-on que ce soit pour l'emmener à Paris qu'on est venu? Lisette. - C'est ce que je ne sais pas, Monsieur Lucidor ne m'en a rien appris. MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas d'apparence, il veut auparavant vous marier dans l'opulence, à ce qu'il dit. Angélique. - Me marier, Monsieur Blaise, et à qui donc, s'il vous plaÃt? MaÃtre Blaise. - La personne n'a pas encore de nom. Lisette. - Il parle vraiment d'un très grand mariage; il s'agit d'un homme du monde, et il ne dit pas qui c'est, ni d'où il viendra. Angélique, d'un air content et discret. - D'un homme du monde qu'il ne nomme pas! Lisette. - Je vous rapporte ses propres termes. Angélique. - Eh bien! je n'en suis pas inquiète, on le connaÃtra tôt ou tard. MaÃtre Blaise. - Ce n'est pas moi, toujours. Angélique. - Oh! je le crois bien, ce serait là un beau mystère, vous n'êtes qu'un homme des champs, vous. MaÃtre Blaise. - Stapendant j'ons mes prétentions itou, mais je ne me cache pas, je dis mon nom, je me montre, en publiant que je suis amoureux de vous, vous le savez bian. Lisette lève les épaules. Angélique. - Je l'avais oublié. MaÃtre Blaise. - Me velà pour vous en aviser derechef, vous souciez-vous un peu de ça, Mademoiselle Angélique? Lisette boude. Angélique. - Hélas! guère. MaÃtre Blaise. - Guère! C'est toujours queuque chose. Prenez-y garde, au moins, car je vais me douter, sans façon, que je vous plais. Angélique. - Je ne vous le conseille pas, Monsieur Blaise; car il me semble que non. MaÃtre Blaise. - Ah! bon ça; velà qui se comprend; c'est pourtant fâcheux, voyez-vous, ça me chagraine; mais n'importe, ne vous gênez pas, je reviendrai tantôt pour savoir si vous désirez que j'en parle à Madame Argante, ou s'il faudra que je m'en taise; ruminez ça à part vous, et faites à votre guise, bonjour. Et à Lisette, à part. Que vous êtes avenante! Lisette, en colère. - Quelle cervelle! Scène VI Lisette, Angélique Angélique. - Heureusement, je ne crains pas son amour, quand il me demanderait à ma mère, il n'en sera pas plus avancé. Lisette. - Lui! c'est un conteur de sornettes qui ne convient pas à une fille comme vous. Angélique. - Je ne l'écoute pas; mais dis-moi, Lisette, Monsieur Lucidor parle donc sérieusement d'un mari? Lisette. - Mais d'un mari distingué, d'un établissement considérable. Angélique. - Très considérable, si c'est ce que je soupçonne. Lisette. - Et que soupçonnez-vous? Angélique. - Oh! je rougirais trop, si je me trompais! Lisette. - Ne serait-ce pas lui, par hasard, que vous vous imaginez être l'homme en question, tout grand seigneur qu'il est par ses richesses? Angélique. - Bon, lui! je ne sais pas seulement moi-même ce que je veux dire, on rêve, on promène sa pensée, et puis c'est tout; on le verra, ce mari, je ne l'épouserai pas sans le voir. Lisette. - Quand ce ne serait qu'un de ses amis, ce serait toujours une grande affaire; à propos, il m'a recommandé d'aller l'avertir quand vous seriez venue, et il m'attend dans l'allée. Angélique. - Eh! va donc; à quoi t'amuses-tu là ? pardi, tu fais bien les commissions qu'on te donne, il n'y sera peut-être plus. Lisette. - Tenez, le voilà lui-même. Scène VII Angélique, Lucidor, Lisette Lucidor. - Y a-t-il longtemps que vous êtes ici, Angélique? Angélique. - Non, Monsieur, il n'y a qu'un moment que je sais que vous avez envie de me parler, et je la querellais de ne me l'avoir pas dit plus tôt. Lucidor. - Oui, j'ai à vous entretenir d'une chose assez importante. Lisette. - Est-ce en secret? M'en irai-je? Lucidor. - Il n'y a pas de nécessité que vous restiez. Angélique. - Aussi bien je crois que ma mère aura besoin d'elle. Lisette. - Je me retire donc. Scène VIII Lucidor, Angélique Lucidor la regardant attentivement. Angélique, en riant. - A quoi songez-vous donc en me considérant si fort? Lucidor. - Je songe que vous embellissez tous les jours. Angélique. - Ce n'était pas de même quand vous étiez malade. A propos, je sais que vous aimez les fleurs, et je pensais à vous aussi en cueillant ce petit bouquet; tenez, Monsieur, prenez-le. Lucidor. - Je ne le prendrai que pour vous le rendre, j'aurai plus de plaisir à vous le voir. Angélique prend. - Et moi, à cette heure que je l'ai reçu, je l'aime mieux qu'auparavant. Lucidor. - Vous ne répondez jamais rien que d'obligeant. Angélique. - Ah! cela est si aisé avec de certaines personnes; mais que me voulez-vous donc? Lucidor. - Vous donner des témoignages de l'extrême amitié que j'ai pour vous, à condition qu'avant tout, vous m'instruirez de l'état de votre coeur. Angélique. - Hélas! le compte en sera bientôt fait! Je ne vous en dirai rien de nouveau; ôtez notre amitié que vous savez bien, il n'y a rien dans mon coeur, que je sache, je n'y vois qu'elle. Lucidor. - Vos façons de parler me font tant de plaisir, que j'en oublie presque ce que j'ai à vous dire. Angélique. - Comment faire? Vous oublierez donc toujours, à moins que je ne me taise; je ne connais point d'autre secret. Lucidor. - Je n'aime point ce secret-là ; mais poursuivons il n'y a encore environ que sept semaines que je suis ici. Angélique. - Y a-t-il tant que cela? Que le temps passe vite! Après? Lucidor. - Et je vois quelquefois bien des jeunes gens du pays qui vous font la cour; lequel de tous distinguez-vous parmi eux? Confiez-moi ce qui en est comme au meilleur ami que vous ayez. Angélique. - Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi vous pensez que j'en distingue, des jeunes gens qui me font la cour; est-ce que je les remarque? est-ce que je les vois? Ils perdent donc bien leur temps. Lucidor. - Je vous crois, Angélique. Angélique. - Je ne me souciais d'aucun quand vous êtes venu ici, et je ne m'en soucie pas davantage depuis que vous y êtes, assurément. Lucidor. - Etes-vous aussi indifférente pour maÃtre Blaise, ce jeune fermier qui veut vous demander en mariage, à ce qu'il m'a dit? Angélique. - Il me demandera en ce qu'il lui plaira, mais, en un mot, tous ces gens-là me déplaisent depuis le premier jusqu'au dernier, principalement lui, qui me reprochait, l'autre jour, que nous nous parlions trop souvent tous deux, comme s'il n'était pas bien naturel de se plaire plus en votre compagnie qu'en la sienne; que cela est sot! Lucidor. - Si vous ne haïssez pas de me parler, je vous le rends bien, ma chère Angélique quand je ne vous vois pas, vous me manquez, et je vous cherche. Angélique. - Vous ne cherchez pas longtemps, car je reviens bien vite, et ne sors guère. Lucidor. - Quand vous êtes revenue, je suis content. Angélique. - Et moi, je ne suis pas mélancolique. Lucidor. - Il est vrai, je vois avec joie que votre amitié répond à la mienne. Angélique. - Oui, mais malheureusement vous n'êtes pas de notre village, et vous retournerez peut-être bientôt à votre Paris, que je n'aime guère. Si j'étais à votre place, il me viendrait plutôt chercher que je n'irais le voir. Lucidor. - Eh! qu'importe que j'y retourne ou non, puisqu'il ne tiendra qu'à vous que nous y soyons tous deux? Angélique. - Tous deux, Monsieur Lucidor! Eh mais! contez-moi donc comme quoi. Lucidor. - C'est que je vous destine un mari qui y demeure. Angélique. - Est-il possible? Ah çà , ne me trompez pas, au moins, tout le coeur me bat; loge-t-il avec vous? Lucidor. - Oui, Angélique; nous sommes dans la même maison. Angélique. - Ce n'est pas assez, je n'ose encore être bien aise en toute confiance. Quel homme est-ce? Lucidor. - Un homme très riche. Angélique. - Ce n'est pas là le principal; après. Lucidor. - Il est de mon âge et de ma taille. Angélique. - Bon; c'est ce que je voulais savoir. Lucidor. - Nos caractères se ressemblent, il pense comme moi. Angélique. - Toujours de mieux en mieux, que je l'aimerai! Lucidor. - C'est un homme tout aussi uni, tout aussi sans façon que je le suis. Angélique. - Je n'en veux point d'autre. Lucidor. - Qui n'a ni ambition, ni gloire, et qui n'exigera de celle qu'il épousera que son coeur. Angélique, riant. - Il l'aura, Monsieur Lucidor, il l'aura, il l'a déjà ; je l'aime autant que vous, ni plus ni moins. Lucidor. - Vous aurez le sien, Angélique, je vous en assure, je le connais; c'est tout comme s'il vous le disait lui-même. Angélique. - Eh! sans doute, et moi je réponds aussi comme s'il était là . Lucidor. - Ah! que de l'humeur dont il est, vous allez le rendre heureux! Angélique. - Ah! je vous promets bien qu'il ne sera pas heureux tout seul. Lucidor. - Adieu, ma chère Angélique; il me tarde d'entretenir votre mère et d'avoir son consentement. Le plaisir que me fait ce mariage ne me permet pas de différer davantage; mais avant que je vous quitte, acceptez de moi ce petit présent de noce que j'ai droit de vous offrir, suivant l'usage, et en qualité d'ami; ce sont de petits bijoux que j'ai fait venir de Paris. Angélique. - Et moi je les prends, parce qu'ils y retourneront avec vous, et que nous y serons ensemble; mais il ne fallait point de bijoux, c'est votre amitié qui est le véritable. Lucidor. - Adieu, belle Angélique; votre mari ne tardera pas à paraÃtre. Angélique. - Courez donc, afin qu'il vienne plus vite. Scène IX Angélique, Lisette Lisette. - Eh bien! Mademoiselle, êtes-vous instruite? A qui vous marie-t-on? Angélique. - A lui, ma chère Lisette, à lui-même, et je l'attends. Lisette. - A lui, dites-vous? Et quel est donc cet homme qui s'appelle lui par excellence? Est-ce qu'il est ici? Angélique. - Eh! tu as dû le rencontrer; il va trouver ma mère. Lisette. - Je n'ai vu que Monsieur Lucidor, et ce n'est pas lui qui vous épouse. Angélique. - Eh! si fait, voilà vingt fois que je te le répète; si tu savais comme nous nous sommes parlé, comme nous nous entendions bien sans qu'il ait dit C'est moi!, mais cela était si clair, si clair, si agréable, si tendre!... Lisette. - Je ne l'aurais jamais imaginé, mais le voici encore. Scène X Lucidor, Frontin, Lisette, Angélique Lucidor. - Je reviens, belle Angélique; en allant chez votre mère, j'ai trouvé Monsieur qui arrivait, et j'ai cru qu'il n'y avait rien de plus pressé que de vous l'amener; c'est lui, c'est ce mari pour qui vous êtes si favorablement prévenue, et qui, par le rapport de nos caractères, est en effet un autre moi-même; il m'a apporté aussi le portrait d'une jeune et jolie personne qu'on veut me faire épouser à Paris. Il le lui présente. Jetez les yeux dessus comment le trouvez-vous? Angélique, d'un air mourant, le repousse. - Je ne m'y connais pas. Lucidor. - Adieu, je vous laisse ensemble, et je cours chez Madame Argante. Il s'approche d'elle. Etes-vous contente? Angélique, sans lui répondre, tire la boÃte aux bijoux et la lui rend sans le regarder elle la met dans sa main; et il s'arrête comme surpris et sans la lui remettre, après quoi il sort. Scène XI Angélique, Frontin, Lisette Angélique reste immobile; Lisette tourne autour de Frontin avec surprise, et Frontin paraÃt embarrassé. Frontin. - Mademoiselle, l'étonnante immobilité où je vous vois intimide extrêmement mon inclination naissante; vous me découragez tout à fait, et je sens que je perds la parole. Lisette. - Mademoiselle est immobile, vous muet, et moi stupéfaite; j'ouvre les yeux, je regarde, et je n'y comprends rien. Angélique, tristement. - Lisette, qui est-ce qui l'aurait cru? Lisette. - Je ne le crois pas, moi qui le vois. Frontin. - Si la charmante Angélique daignait seulement jeter un regard sur moi, je crois que je ne lui ferais point de peur, et peut-être y reviendrait-elle on s'accoutume aisément à me voir, j'en ai l'expérience, essayez-en. Angélique, sans le regarder. - Je ne saurais; ce sera pour une autre fois. Lisette, tenez compagnie à Monsieur, je lui demande pardon, je ne me sens pas bien; j'étouffe, et je vais me retirer dans ma chambre. Scène XII Lisette, Frontin Frontin, à part. - Mon mérite a manqué son coup. Lisette, à part. - C'est Frontin, c'est lui-même. Frontin, les premiers mots à part. - Voici le plus fort de ma besogne ici; m'amie, que dois-je conjecturer d'un aussi langoureux accueil? Elle ne répond pas, et le regarde. Il continue. Eh bien! répondez donc. Allez-vous me dire aussi que ce sera pour une autre fois? Lisette. - Monsieur, ne t'ai-je pas vu quelque part? Frontin. - Comment donc? Ne t'ai-je pas vu quelque part? Ce village-ci est bien familier. Lisette, à part les premiers mots. - Est-ce que je me tromperais? Monsieur, excusez-moi; mais n'avez-vous jamais été à Paris chez une Madame Dorman, où j'étais? Frontin. - Qu'est-ce que c'est que Madame Dorman? Dans quel quartier? Lisette. - Du côté de la place Maubert, chez un marchand de café, au second. Frontin. - Une place Maubert, une Madame Dorman, un second! Non, mon enfant, je ne connais point cela, et je prends toujours mon café chez moi. Lisette. - Je ne dis plus mot, mais j'avoue que je vous ai pris pour Frontin, et il faut que je me fasse toute la violence du monde pour m'imaginer que ce n'est point lui. Frontin. - Frontin! mais c'est un nom de valet. Lisette. - Oui, Monsieur, et il m'a semblé que c'était toi... que c'était vous, dis-je. Frontin. - Quoi! toujours des tu et des toi! Vous me lassez à la fin. Lisette. - J'ai tort, mais tu lui ressembles si fort!... Eh! Monsieur, pardon. Je retombe toujours; quoi! tout de bon, ce n'est pas toi... je veux dire, ce n'est pas vous? Frontin, riant. - Je crois que le plus court est d'en rire moi-même; allez, ma fille, un homme moins raisonnable et de moindre étoffe se fâcherait; mais je suis trop au-dessus de votre méprise, et vous me divertiriez beaucoup, n'était le désagrément qu'il y a d'avoir une physionomie commune avec ce coquin-là . La nature pouvait se passer de lui donner le double de la mienne, et c'est un affront qu'elle m'a fait, mais ce n'est pas votre faute; parlons de votre maÃtresse. Lisette. - Oh! Monsieur, n'y ayez point de regret; celui pour qui je vous prenais est un garçon fort aimable, fort amusant, plein d'esprit et d'une très jolie figure. Frontin. - J'entends bien, la copie est parfaite. Lisette. - Si parfaite que je n'en reviens point, et tu serais le plus grand maraud... Monsieur, je me brouille encore, la ressemblance m'emporte. Frontin. - Ce n'est rien, je commence à m'y faire ce n'est pas à moi à qui vous parlez. Lisette. - Non, Monsieur, c'est à votre copie, et je voulais dire qu'il aurait grand tort de me tromper; car je voudrais de tout mon coeur que ce fût lui; je crois qu'il m'aimait, et je le regrette. Frontin. - Vous avez raison, il en valait bien la peine. Et à part. Que cela est flatteur! Lisette. - Voilà qui est bien particulier; à chaque fois que vous parlez, il me semble l'entendre. Frontin. - Vraiment, il n'y a rien là de surprenant; dès qu'on se ressemble, on a le même son de voix, et volontiers les mêmes inclinations; il vous aimait, dites-vous, et je ferais comme lui, sans l'extrême distance qui nous sépare. Lisette. - Hélas! je me réjouissais en croyant l'avoir retrouvé. Frontin, à part le premier mot. - Oh?... Tant d'amour sera récompensé, ma belle enfant, je vous le prédis; en attendant, vous ne perdrez pas tout, je m'intéresse à vous et je vous rendrai service; ne vous mariez point sans me consulter. Lisette. - Je sais garder un secret; Monsieur, dites-moi si c'est toi... Frontin, en s'en allant. - Allons, vous abusez de ma bonté; il est temps que je me retire. Et après. Ouf, le rude assaut! Scène XIII Lisette, un moment seule, MaÃtre Blaise Lisette. - Je m'y suis pris de toutes façons, et ce n'est pas lui sans doute, mais il n'y a jamais rien eu de pareil. Quand ce serait lui, au reste, MaÃtre Blaise est bien un autre parti, s'il m'aime. MaÃtre Blaise. - Eh bien! fillette, à quoi en suis-je avec Angélique? Lisette. - Au même état où vous étiez tantôt. MaÃtre Blaise, en riant. - Eh mais! tant pire, ma grande fille. Lisette. - Ne me direz-vous point ce que peut signifier le tant pis que vous dites en riant? MaÃtre Blaise. - C'est que je ris de tout, mon poulet. Lisette. - En tout cas, j'ai un avis à vous donner; c'est qu'Angélique ne paraÃt pas disposée à accepter le mari que Monsieur Lucidor lui destine, et qui est ici, et que si, dans ces circonstances, vous continuez à la rechercher, apparemment vous l'obtiendrez. MaÃtre Blaise, tristement. - Croyez-vous? Eh mais! tant mieux. Lisette. - Oh! vous m'impatientez avec vos tant mieux si tristes, vos tant pis si gaillards, et le tout en m'appelant ma grande fille et mon poulet; il faut, s'il vous plaÃt, que j'en aie le coeur net, Monsieur Blaise pour la dernière fois, est-ce que vous m'aimez? MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas encore de réponse à ça. Lisette. - Vous vous moquez donc de moi? MaÃtre Blaise. - Velà une mauvaise pensée. Lisette. - Avez-vous toujours dessein de demander Angélique en mariage? MaÃtre Blaise. - Le micmac le requiert. Lisette. - Le micmac! Et si on vous la refuse, en serez-vous fâché? MaÃtre Blaise, riant. - Oui-da. Lisette. - En vérité, dans l'incertitude où vous me tenez de vos sentiments, que voulez-vous que je réponde aux douceurs que vous me dites? Mettez-vous à ma place. MaÃtre Blaise. - Boutez-vous à la mienne. Lisette. - Eh! quelle est-elle? car si vous êtes de bonne foi, si effectivement vous m'aimez... MaÃtre Blaise, riant. - Oui, je suppose... Lisette. - Vous jugez bien que je n'aurai pas le coeur ingrat. MaÃtre Blaise, riant. - Hé, hé, hé... Lorgnez-moi un peu, que je voie si ça est vrai. Lisette. - Qu'en ferez-vous? MaÃtre Blaise. - Hé, hé... Je le garde. La gentille enfant, queu dommage de laisser ça dans la peine! Lisette. - Quelle obscurité! Voilà Madame Argante et Monsieur Lucidor; il est apparemment question du mariage d'Angélique avec l'amant qui lui est venu; la mère voudra qu'elle l'épouse; et si elle obéit, comme elle y sera peut-être obligée, il ne sera plus nécessaire que vous la demandiez; ainsi, retirez-vous, je vous prie. MaÃtre Blaise. - Oui, mais je sis d'obligation aussi de revenir voir ce qui en est, pour me comporter à l'avenant. Lisette, fâchée. - Encore! Oh! votre énigme est d'une impertinence qui m'indigne. MaÃtre Blaise, riant et s'en allant. - C'est pourtant douze mille francs qui vous fâchent. Lisette, le voyant aller. - Douze mille francs! Où va-t-il prendre ce qu'il dit là ? Je commence à croire qu'il y a quelque motif à cela. Scène XIV Madame Argante, Lucidor, Frontin, Lisette Madame Argante, en entrant, à Frontin. - Eh! Monsieur, ne vous rebutez point, il n'est pas possible qu'Angélique ne se rende, il n'est pas possible. A Lisette. Lisette, vous étiez présente quand Monsieur a vu ma fille; est-il vrai qu'elle ne l'ait pas bien reçu? Qu'a-t-elle donc dit? Parlez; a-t-il lieu de se plaindre? Lisette. - Non, Madame, je ne me suis point aperçu de mauvaise réception; il n'y a eu qu'un étonnement naturel à une jeune et honnête fille, qui se trouve, pour ainsi dire, mariée dans la minute; mais pour le peu que Madame la rassure, et s'en mêle, il n'y aura pas la moindre difficulté. Lucidor. - Lisette a raison, je pense comme elle. Madame Argante. - Eh! sans doute; elle est si jeune et si innocente! Frontin. - Madame, le mariage en impromptu étonne l'innocence, mais ne l'afflige pas, et votre fille est allée se trouver mal dans sa chambre. Madame Argante. - Vous verrez, Monsieur, vous verrez... Allez, Lisette, dites-lui que je lui ordonne de venir tout à l'heure. Amenez-la ici; partez. A Frontin. Il faut avoir la bonté de lui pardonner ces premiers mouvements-là , Monsieur, ce ne sera rien. Lisette part. Frontin. - Vous avez beau dire, on a eu tort de m'exposer à cette aventure-ci; il est fâcheux à un galant homme, à qui tout Paris jette ses filles à la tête, et qui les refuse toutes, de venir lui-même essuyer les dédains d'une jeune citoyenne de village, à qui on ne demande précisément que sa figure en mariage. Votre fille me convient fort; et je rends grâces à mon ami de l'avoir retenue; mais il fallait, en m'appelant, me tenir sa main si prête et si disposée que je n'eusse qu'à tendre la mienne pour la recevoir; point d'autre cérémonie. Lucidor. - Je n'ai pas dû deviner l'obstacle qui se présente. Madame Argante. - Eh! Messieurs, un peu de patience; regardez-la, dans cette occasion-ci, comme un enfant. Scène XV Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette, Madame Argante Madame Argante. - Approchez, Mademoiselle, approchez, n'êtes-vous pas bien sensible à l'honneur que vous fait Monsieur, de venir vous épouser, malgré votre peu de fortune et la médiocrité de votre état? Frontin. - Rayons ce mot d'honneur, mon amour et ma galanterie le désapprouvent. Madame Argante. - Non, Monsieur, je dis la chose comme elle est; répondez, ma fille. Angélique. - Ma mère... Madame Argante. - Vite donc! Frontin. - Point de ton d'autorité, sinon je reprends mes bottes et monte à cheval. A Angélique. Vous ne m'avez pas encore regardé, fille aimable, vous n'avez point encore vu ma personne, vous la rebutez sans la connaÃtre; voyez-la pour la juger. Angélique. - Monsieur... Madame Argante. - Monsieur!... ma mère! Levez la tête. Frontin. - Silence, maman, voilà une réponse entamée. Lisette. - Vous êtes trop heureuse, Mademoiselle, il faut que vous soyez née coiffée. Angélique, vivement. - En tout cas, je ne suis pas née babillarde. Frontin. - Vous n'en êtes que plus rare; allons, Mademoiselle, reprenez haleine, et prononcez. Madame Argante. - Je dévore ma colère. Lucidor. - Que je suis mortifié! Frontin, à Angélique. - Courage! encore un effort pour achever. Angélique. - Monsieur, je ne vous connais point. Frontin. - La connaissance est si tôt faite en mariage, c'est un pays où l'on va si vite... Madame Argante. - Comment? étourdie, ingrate que vous êtes! Frontin. - Ah! ah! Madame Argante, vous avez le dialogue d'une rudesse insoutenable. Madame Argante. - Je sors, je ne pourrais pas me retenir, mais je la déshérite, si elle continue de répondre aussi mal aux obligations que nous vous avons, Messieurs. Depuis que Monsieur Lucidor est ici, son séjour n'a été marqué pour nous que par des bienfaits; pour comble de bonheur, il procure à ma fille un mari tel qu'elle ne pouvait pas l'espérer, ni pour le bien, ni pour le rang, ni pour le mérite... Frontin. - Tout doux, appuyez légèrement sur le dernier. Madame Argante, en s'en allant. - Et, merci de ma vie! qu'elle l'accepte, ou je la renonce. Scène XVI Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette Lisette. - En vérité, Mademoiselle, on ne saurait vous excuser; attendez-vous qu'il vienne un prince? Frontin. - Sans vanité, voici mon apprentissage; en fait de refus, je ne connaissais pas cet affront-là . Lucidor. - Vous savez, belle Angélique, que je vous ai d'abord consulté sur ce mariage; je n'y ai pensé que par zèle pour vous, et vous m'en avez paru satisfaite. Angélique. - Oui, Monsieur, votre zèle est admirable, c'est la plus belle chose du monde, et j'ai tort, je suis une étourdie, mais laissez-moi dire. A cette heure que ma mère n'y est plus, et que je suis un peu plus hardie, il est juste que je parle à mon tour, et je commence par vous, Lisette; c'est que je vous prie de vous taire, entendez-vous; il n'y a rien ici qui vous regarde; quand il vous viendra un mari, vous en ferez ce qu'il vous plaira, sans que je vous en demande compte, et je ne vous dirai point sottement, ni que vous êtes née coiffée, ni que vous êtes trop heureuse, ni que vous attendez un prince, ni d'autres propos aussi ridicules que vous m'avez tenus, sans savoir ni quoi, ni qu'est-ce. Frontin. - Sur sa part, je devine la mienne. Angélique. - La vôtre est toute prête, Monsieur. Vous êtes honnête homme, n'est-ce pas? Frontin. - C'est en quoi je brille. Angélique. - Vous ne voudrez pas causer du chagrin à une fille qui ne vous a jamais fait de mal, cela serait cruel et barbare. Frontin. - Je suis l'homme du monde le plus humain, vos pareilles en ont mille preuves. Angélique. - C'est bien fait, je vous dirai donc, Monsieur, que je serais mortifiée s'il fallait vous aimer, le coeur me le dit; on sent cela; non que vous ne soyez fort aimable, pourvu que ce ne soit pas moi qui vous aime; je ne finirai point de vous louer quand ce sera pour une autre; je vous prie de prendre en bonne part ce que je vous dis là , j'y vais de tout mon coeur; ce n'est pas moi qui ai été vous chercher, une fois; je ne songeais pas à vous, et si je l'avais pu, il ne m'en aurait pas plus coûté de vous crier Ne venez pas! que de vous dire Allez-vous-en. Frontin. - Comme vous me le dites? Angélique. - Oh! sans doute, et le plus tôt sera le mieux. Mais que vous importe? Vous ne manquerez pas de filles; quand on est riche, on en a tant qu'on veut, à ce qu'on dit, au lieu que naturellement je n'aime pas l'argent; j'aimerais mieux en donner que d'en prendre; c'est là mon humeur. Frontin. - Elle est bien opposée à la mienne; à quelle heure voulez-vous que je parte? Angélique. - Vous êtes bien honnête; quand il vous plaira, je ne vous retiens point, il est tard, à cette heure, mais il fera beau demain. Frontin, à Lucidor. - Mon grand ami, voilà ce qu'on appelle un congé bien conditionné, et je le reçois, sauf vos conseils, qui me régleront là -dessus cependant; ainsi, belle ingrate, je diffère encore mes derniers adieux. Angélique. - Quoi, Monsieur! ce n'est pas fait? Pardi! vous avez bon courage! Et quand il est parti. Votre ami n'a guère de coeur, il me demande à quelle heure il partira, et il reste. Scène XVII Lucidor, Angélique, Lisette Lucidor. - Il n'est pas si aisé de vous quitter, Angélique; mais je vous débarrasserai de lui. Lisette. - Quelle perte! un homme qui lui faisait sa fortune! Lucidor. - Il y a des antipathies insurmontables; si Angélique est dans ce cas-là , je ne m'étonne point de son refus, et je ne renonce pas au projet de l'établir avantageusement. Angélique. - Eh, Monsieur! ne vous en mêlez pas. Il y a des gens qui ne font que nous porter guignon. Lucidor. - Vous porter guignon, avec les intentions que j'ai! Et qu'avez-vous à reprocher à mon amitié? Angélique, à part. - Son amitié, le méchant homme! Lucidor. - Dites-moi de quoi vous vous plaignez. Angélique. - Moi, Monsieur, me plaindre! Eh! qui est-ce qui y songe? Où sont les reproches que je vous fais? Me voyez-vous fâchée? Je suis très contente de vous; vous en agissez on ne peut pas mieux; comment donc! vous m'offrez des maris tant que j'en voudrai; vous m'en faites venir de Paris sans que j'en demande y a-t-il rien là de plus obligeant, de plus officieux? Il est vrai que je laisse là tous vos mariages; mais aussi il ne faut pas croire, à cause de vos rares bontés, qu'on soit obligé, vite et vite, de se donner au premier venu que vous attirerez de je ne sais où, et qui arrivera tout botté pour m'épouser sur votre parole; il ne faut pas croire cela, je suis fort reconnaissante, mais je ne suis pas idiote. Lucidor. - Quoi que vous en disiez, vos discours ont une aigreur que je ne sais à quoi attribuer, et que je ne mérite point. Lisette. - Ah! j'en sais bien la cause, moi, si je voulais parler. Angélique. - Hem! Qu'est-ce que c'est que cette science que vous avez? Que veut-elle dire? Ecoutez, Lisette, je suis naturellement douce et bonne; un enfant a plus de malice que moi; mais si vous me fâchez, vous m'entendez bien? je vous promets de la rancune pour mille ans. Lucidor. - Si vous ne vous plaignez pas de moi, reprenez donc ce petit présent que je vous avais fait, et que vous m'avez rendu sans me dire pourquoi. Angélique. - Pourquoi? C'est qu'il n'est pas juste que je l'aie. Le mari et les bijoux étaient pour aller ensemble, et en rendant l'un, je rends l'autre. Vous voilà bien embarrassé; gardez cela pour cette charmante beauté dont on vous a apporté le portrait. Lucidor. - Je lui en trouverai d'autres; reprenez ceux-ci. Angélique. - Oh! qu'elle garde tout, Monsieur, je les jetterais. Lisette. - Et moi je les ramasserai. Lucidor. - C'est-à -dire que vous ne voulez pas que je songe à vous marier, et que, malgré ce que vous m'avez dit tantôt, il y a quelque amour secret dont vous me faites mystère. Angélique. - Eh mais, cela se peut bien, oui, Monsieur, voilà ce que c'est, j'en ai pour un homme d'ici, et quand je n'en aurais pas, j'en prendrais tout exprès demain pour avoir un mari à ma fantaisie. Scène XVIII Lucidor, Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise MaÃtre Blaise. - Je requiers la parmission d'interrompre, pour avoir la déclaration de voute darnière volonté, Mademoiselle, retenez-vous voute amoureux nouviau venu? Angélique. - Non, laissez-moi. MaÃtre Blaise. - Me retenez-vous, moi? Angélique. - Non. MaÃtre Blaise. - Une fois, deux fois, me voulez-vous? Angélique. - L'insupportable homme! Lisette. - Etes-vous sourd, MaÃtre Blaise? Elle vous dit que non. MaÃtre Blaise, à Lisette, les premiers mots à part, et ne souriant. - Oui, ma mie. Ah çà , Monsieur, je vous prends à témoin comme quoi je l'aime, comme quoi alle me repousse, que, si elle ne me prend pas, c'est sa faute, et que ce n'est pas sur moi qu'il en faut jeter l'endosse. A Lisette, à part. Bonjour, poulet. Et puis à tous. Au demeurant, ça ne me surprend point; Mademoiselle Angélique en refuse deux, alle en refuserait trois; alle en refuserait un boissiau; il n'y en a qu'un qu'alle envie, tout le reste est du fretin pour alle, hormis Monsieur Lucidor, que j'ons deviné drès le commencement. Angélique, outrée. - Monsieur Lucidor! MaÃtre Blaise. - Li-même, n'ons-je pas vu que vous pleuriez quand il fut malade, tant vous aviez peur qu'il ne devÃnt mort? Lucidor. - Je ne croirai jamais ce que vous dites là ; Angélique pleurait par amitié pour moi? Angélique. - Comment, vous ne croirez pas! vous ne seriez pas un homme de bien de le croire. M'accuser d'aimer, à cause que je pleure; à cause que je donne des marques de bon coeur! eh mais! je pleure tous les malades que je vois, je pleure pour tout ce qui est en danger de mourir; si mon oiseau mourait devant moi, je pleurerais; dira-t-on que j'ai de l'amour pour lui? Lisette. - Passons, passons là -dessus; car, à vous parler franchement, je l'ai cru de même. Angélique. - Quoi! vous aussi, Lisette? Vous m'accablez, vous me déchirez. Eh! que vous ai-je fait? Quoi! un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l'aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s'il m'aimait, moi qui ai de l'inclination pour un autre? J'ai donc le coeur bien bas, bien misérable; ah! que l'affront qu'on me fait m'est sensible! Lucidor. - Mais en vérité, Angélique, vous n'êtes pas raisonnable; ne voyez-vous pas que ce sont nos petites conversations qui ont donné lieu à cette folie qu'on a rêvée, et qu'elle ne mérite pas votre attention? Angélique. - Hélas! Monsieur, c'est par discrétion que je ne vous ai pas dit ma pensée; mais je vous aime si peu, que, si je ne me retenais pas, je vous haïrais, depuis ce mari que vous avez mandé de Paris; oui, Monsieur, je vous haïrais, je ne sais trop même si je ne vous hais pas, je ne voudrais pas jurer que non, car j'avais de l'amitié pour vous, et je n'en ai plus; est-ce là des dispositions pour aimer? Lucidor. - Je suis honteux de la douleur où je vous vois, avez-vous besoin de vous défendre, dès que vous en aimez un autre, tout n'est-il pas dit? MaÃtre Blaise. - Un autre galant? Alle serait, morgué! bian en peine de le montrer. Angélique. - En peine? Eh bien! puisqu'on m'obstine, c'est justement lui qui parle, cet indigne. Lucidor. - Je l'ai soupçonné. MaÃtre Blaise. - Moi! Lisette. - Bon! cela n'est pas vrai. Angélique. - Quoi! je ne sais pas l'inclination que j'ai? Oui, c'est lui, je vous dis que c'est lui! MaÃtre Blaise. - Ah! çà , Mademoiselle, ne badinons point; ça n'a ni rime ni raison. Par votre foi, est-ce ma personne qui vous a pris le coeur? Angélique. - Oh! je l'ai assez dit. Oui, c'est vous, malhonnête que vous êtes! Si vous ne m'en croyez pas, je ne m'en soucie guère. MaÃtre Blaise. - Eh mais! jamais voute mère n'y consentira. Angélique. - Vraiment, je le sais bien. MaÃtre Blaise. - Et pis, vous m'avez rebuté d'abord, j'ai compté là -dessus, moi, je me sis arrangé autrement. Angélique. - Eh bien! ce sont vos affaires. MaÃtre Blaise. - On n'a pas un coeur qui va et qui vient comme une girouette faut être fille pour ça; on se fie à des refus. Angélique. - Oh! accommodez-vous, benêt. MaÃtre Blaise. - Sans compter que je ne sis pas riche. Lucidor. - Ce n'est pas là ce qui embarrassera, et j'aplanirai tout; puisque vous avez le bonheur d'être aimé, MaÃtre Blaise, je donne vingt mille francs en faveur de ce mariage, je vais en porter la parole à Madame Argante, et je reviens dans le moment vous en rendre la réponse. Angélique. - Comme on me persécute! Lucidor. - Adieu, Angélique, j'aurai enfin la satisfaction de vous avoir mariée selon votre coeur, quelque chose qu'il m'en coûte. Angélique. - Je crois que cet homme-là me fera mourir de chagrin. Scène XIX MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor est un grand marieur de filles; à quoi vous déterminez-vous, MaÃtre Blaise? MaÃtre Blaise, après avoir rêvé. - Je dis qu'ous êtes toujours bian jolie, mais que ces vingt mille francs vous font grand tort. Lisette. - Hum! le vilain procédé! Angélique, d'un air languissant. - Est-ce que vous aviez quelque dessein pour elle? MaÃtre Blaise. - Oui, je n'en fais pas le fin. Angélique, languissante. - Sur ce pied-là , vous ne m'aimez pas. MaÃtre Blaise. - Si fait da ça m'avait un peu quitté, mais je vous r'aime chèrement à cette heure. Angélique, toujours languissante. - A cause des vingt mille francs? MaÃtre Blaise. - A cause de vous, et pour l'amour d'eux. Angélique. - Vous avez donc intention de les recevoir? MaÃtre Blaise. - Pargué! A voute avis? Angélique. - Et moi je vous déclare que, si vous les prenez, que je ne veux point de vous. MaÃtre Blaise. - En veci bian d'un autre! Angélique. - Il y aurait trop de lâcheté à vous de prendre de l'argent d'un homme qui a voulu me marier à un autre, qui m'a offensée en particulier en croyant que je l'aimais, et qu'on dit que j'aime moi-même. Lisette. - Mademoiselle a raison; j'approuve tout à fait ce qu'elle dit là . MaÃtre Blaise. - Mais acoutez donc le bon sens, si je ne prends pas les vingt mille francs, vous me pardrez, vous ne m'aurez point, voute mère ne voura point de moi. Angélique. - Eh bien! si elle ne veut point de vous, je vous laisserai. MaÃtre Blaise, inquiet. - Est-ce votre dernier mot? Angélique. - Je ne changerai jamais. MaÃtre Blaise. - Ah! me velà biau garçon. Scène XX Lucidor, MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lucidor. - Votre mère consent à tout, belle Angélique j'en ai sa parole, et votre mariage avec MaÃtre Blaise est conclu, moyennant les vingt mille francs que je donne. Ainsi vous n'avez qu'à venir tous deux l'en remercier. MaÃtre Blaise. - Point du tout; il y a un autre vartigo qui la tiant; elle a de l'aversion pour le magot de vingt mille francs, à cause de vous qui les délivrez alle ne veut point de moi si je les prends, et je veux du magot avec alle. Angélique, s'en allant. - Et moi je ne veux plus de qui que ce soit au monde. Lucidor. - Arrêtez, de grâce, chère Angélique. Laissez-nous, vous autres. MaÃtre Blaise, prenant Lisette sous le bras, à Lucidor. - Noute premier marché tiant-il toujours? Lucidor. - Oui, je vous le garantis. MaÃtre Blaise. - Que le ciel vous conserve en joie; je vous fiance donc fillette. Scène XXI Lucidor, Angélique Lucidor. - Vous pleurez, Angélique? Angélique. - C'est que ma mère sera fâchée, et puis j'ai eu assez de confusion pour cela. Lucidor. - A l'égard de votre mère, ne vous en inquiétez pas, je la calmerai; mais me laisserez-vous la douleur de n'avoir pu vous rendre heureuse? Angélique. - Oh! voilà qui est fini; je ne veux rien d'un homme qui m'a donné le renom que je l'aimais toute seule. Lucidor. - Je ne suis point l'auteur des idées qu'on a eu là -dessus. Angélique. - On ne m'a point entendue me vanter que vous m'aimiez, quoique je l'eusse pu croire aussi bien que vous, après toutes les amitiés et toutes les manières que vous avez eues pour moi, depuis que vous êtes ici, je n'ai pourtant pas abusé de cela; vous n'en avez pas agi de même, et je suis la dupe de ma bonne foi. Lucidor. - Quand vous auriez pensé que je vous aimais, quand vous m'auriez cru pénétré de l'amour le plus tendre, vous ne vous seriez pas trompée. Angélique ici redouble ses pleurs et sanglote davantage. Lucidor continue. Et pour achever de vous ouvrir mon coeur, je vous avoue que je vous adore, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien; mais si jamais je viens à aimer quelqu'un, ce ne sera pas moi qui lui chercherai des filles en mariage, je le laisserai plutôt mourir garçon. Lucidor. - Hélas! Angélique, sans la haine que vous m'avez déclarée, et qui m'a paru si vraie, si naturelle, j'allais me proposer moi-même. Lucidor revenant. Mais qu'avez-vous donc encore à soupirer? Angélique. - Vous dites que je vous hais, n'ai-je pas raison? Quand il n'y aurait que ce portrait de Paris qui est dans votre poche. Lucidor. - Ce portrait n'est qu'une feinte; c'est celui d'une soeur que j'ai. Angélique. - Je ne pouvais pas deviner. Lucidor. - Le voici, Angélique; et je vous le donne. Angélique. - Qu'en ferai-je, si vous n'y êtes plus? un portrait ne guérit de rien. Lucidor. - Et si je restais, si je vous demandais votre main, si nous ne nous quittions de la vie? Angélique. - Voilà du moins ce qu'on appelle parler, cela. Lucidor. - Vous m'aimez donc? Angélique. - Ai-je jamais fait autre chose? Lucidor, se mettant tout à fait à genoux. - Vous me transportez, Angélique. Scène XXII et dernière Tous les acteurs qui arrivent avec Madame Argante Madame Argante. - Eh! bien! Monsieur; mais que vois-je? Vous êtes aux genoux de ma fille, je pense? Lucidor. - Oui Madame, et je l'épouse dès aujourd'hui, si vous y consentez. Madame Argante, charmée. - Vraiment, que de reste, Monsieur, c'est bien de l'honneur à nous tous, et il ne manquera rien à la joie où je suis, si Monsieur montrant Frontin, qui est votre ami, demeure aussi le nôtre. Frontin. - Je suis de si bonne composition, que ce sera moi qui vous verserai à boire à table. A Lisette. Ma reine, puisque vous aimiez tant Frontin, et que je lui ressemble, j'ai envie de l'être. Lisette. - Ah! coquin, je t'entends bien, mais tu l'es trop tard. MaÃtre Blaise. - Je ne pouvons nous quitter, il y a douze mille francs qui nous suivent. Madame Argante. - Que signifie donc cela? Lucidor. - Je vous l'expliquerai tout à l'heure; qu'on fasse venir les violons du village, et que la journée finisse par des danses. Divertissement Vaudeville Madame Argante. Maris jaloux, tendres amants, Dormez sur la foi des serments, Qu'aucun soupçon ne vous émeuve; Croyez l'objet de vos amours, Car on ne gagne pas toujours A la mettre à l'épreuve. Avoir le coeur de son mari, Qu'il tienne lieu d'un favori, Quel bonheur d'en fournir la preuve! Blaise me donne du souci; Mais en revanche, Dieu merci, Je le mets à l'épreuve. Vous qui courez après l'hymen, Pour éloigner tout examen, Prenez toujours fille pour veuve; Si l'amour trompe en ce moment, C'est du moins agréablement Quelle charmante épreuve! MaÃtre Blaise. Que Mathuraine ait de l'humeur, Et qu'al me refuse son coeur, Qu'il vente, qu'il tonne ou qu'il pleuve, Que le froid gèle notre vin, Je n'en prenons point de chagrin, Je somme à toute épreuve. Vous qui tenez dans vos filets Chaque jour de nouveaux objets, Soit fille, soit femme, soit veuve, Vous croyez prendre, et l'on vous prend. Gardez-vous d'un coeur qui se rend A la première épreuve. Angélique. Ah! que l'hymen paraÃt charmant Quand l'époux est toujours amant! Mais jusqu'ici la chose est neuve Que l'on verrait peu de maris, Si le sort nous avait permis De les prendre à l'épreuve! La Commère Acteurs Comédie en un acte pour les comédiens Italiens par M. De Marivaux 1741 Acteurs La vallée. Monsieur Remy. Monsieur Thibaut et son confrère, notaires. Le neveu de mademoiselle Habert. Madame Alain. Mademoiselle Habert. Agathe. Javotte La scène est à Paris chez Madame Alain. Scène I La Vallée, Mademoiselle Habert La Vallée. - Entrons dans cette salle. Puisqu'on dit que Madame Alain va revenir, ce n'est pas la peine de remonter chez vous pour redescendre après; nous n'avons qu'à l'attendre ici en devisant. Mademoiselle Habert. - Je le veux bien. La Vallée. - Que j'ai de contentement quand je vous regarde! Que je suis aise! On dit que l'on meurt de joie; cela n'est pas vrai, puisque me voilà . Et si je me réjouis tant de notre mariage, ce n'est pas à cause du bien que vous avez et de celui que je n'ai pas, au moins. De b Lemême que celui du clou de girofle mais en moins stable ce qui demande de l'employer frais. Voilà le petit tour des plantes sauvages comestibles en ce mois de février. La nature déjà productive nous offre son abondance dès le début de l'année alors que les jardiniers réfléchissent encore à leurs semis & plantations.Geste écologique, remède contre l'angoisse ou meilleure façon de faire des économies, le jardinage est devenu le hobby favori des Français 13 millions de passionnés y consacrent leurs week-ends. Droits dans leurs bottes en caoutchouc !Semer, planter, biner, tailler... L'amour des Français pour le jardin n'en finit pas de s'épanouir d'année en année. A l'occasion des Rendezvous aux jardins», organisés dans toute la France à l'initiative du ministère de la Culture, 1,5 million de passionnés pousseront ce week-end les grilles des 2000 jardins qui accueillent le public, dont 400 de manière tout à fait exceptionnelle. De simples amateurs comme de vrais experts vont s'y précipiter, comme ils le font déjà à l'occasion des nombreuses fêtes des plantes qui, à l'instar de celles de Courson ou de Beauregard en région parisienne, sont devenues des rendez-vous France compte 13 millions de jardiniers du dimanche dont le passe-temps favori consiste à s'armer de bottes en caoutchouc, d'un taille-haie ou d'un râteau pour domestiquer les excentricités de la Nature. Ils dépensent à cet effet plus de 6 milliards d'euros par an, soit 235 euros par ménage en moyenne. Une somme qui a doublé en vingt-cinq ans, alors que la superficie moyenne des jardins diminuait de moitié. Neuf foyers sur dix possèdent aujourd'hui un espace de jardinage dans leur habitation principale59% un jardin, 47% une terrasse, 32% un balcon... et 50% au moins un rebord de fenêtre fleurissable, au nombre de 57 millions dans l'Hexagone *. Si bien qu'au total la surface jardinée française est quatre fois plus vaste que celle occupée par nos espaces naturels protégés !Et la crise n'a en rien freiné l'ardeur des jardiniers tricolores. Bien au contraire. Selon les dernières statistiques de Promojardin, association regroupant les principaux producteurs et distributeurs du secteur, le chiffre d'affaires du jardinage a progressé de 2,5% en 2009, quand celui du bricolage baissait de - 2,2%, et ceux de l'électroménager et de l'aménagement de - 6 % et - 3,1 %. A cela, plusieurs explications. L'hiver, d'abord, particulièrement froid cette année. Beaucoup de plantes ont gelé, il a fallu les renouveler, des géraniums aux plantes de climat doux qui ont le vent en poupe depuis quelques années. Par définition, les citronniers, oliviers et orangers du Mexique résistent moins bien aux hivers rigoureux !Jean-Michel Labat/BiosphotoMais l'engouement des Français pour les plantes dépasse de loin les simples considérations météorologiques. Pour Marc Gueguen, directeur de la recherche et du développement chez Truffaut, le regard des Français sur le jardin a profondément changé au cours des cinq dernières années. Le jardin est devenu un élément de valorisation sociale, un beau jardin, c'est comme avoir un bel intérieur il y a quelques années. C'est aussi une façon d'afficher sa préoccupation pour la préservation de l'environnement, ajoute-t-il. Jardiner, c'est s'impliquer, à travers un geste individuel, dans la problématique écologique !»L'anthropologue Jean-Didier Urbain, auteur de Paradis verts Payot, va plus loin. Pour lui, la passion des Français pour les jardins est révélatrice d'une profonde angoisse face au monde tel qu'il va. Il y a eu le 11 septembre 2001, les catastrophes naturelles, la crise, et maintenant l'austérité et le problème des retraites... On atteint un point culminant du sentiment de fragilité de l'individu face à la globalité à laquelle il appartient, et dont la logique lui échappe. Le jardin devient un repaire, un lieu secret à l'abri des turpitudes du monde et des soubresauts de la Bourse, un sas qui permet de retrouver un univers où les relations de cause à effet sont encore compréhensibles. » On plante, on arrose, et ça pousse tout seul enfin presque.... Dans un monde qui va de plus en plus vite, quel bonheur de retrouver les réalités simples du terrain, de redonner du sens au temps et aux saisons, à la pluie et au soleil !Et pas seulement pour le plaisir des yeuxde plus en plus, le jardin devient lieu de production. Les fruits et légumes ont la cote. Dans les jardineries, il ne s'est jamais vendu autant de tomates, courgettes, aubergines, salades ou melons ! Selon Promojardin, le chiffre d'affaires des rayons potager» explose littéralement+ 17% en 2009 contre une hausse de 6% un an plus tôt.Razzia sur les plants de tomates cerisesUne parcelle de 200 mètres carrés assure la consommation annuelle de légumes d'une famille avec deux enfants. Avec 400 mètres carrés, on peut avoir des fruits. Le tout pour un loyer mensuel de cinquante euros», explique Jean-Luc Chavanis, auteur de Ces jardins qui nous aident le Courrier du Livre. D'espace d'ornement et de loisir, le jardin est-il en passe de devenir l'instrument d'une possible autarcie? Vous verrez, on va renouer avec le jardin potager d'après-guerre !», promet Jean-Didier Urbain. Produire soi-même. Manger bio, et surtout savoir ce qu'on met dans son assiette, voilà la grande tendance du moment ! Si l'on possède un jardin, on mélange artistiquement fleurs et légumes pour lui donner un petit côté jardin de curé 38% des jardins ont un coin potager; et si l'on habite en ville, on plante des tomates cerises sur son balcon. C'est la plante leader du moment. Facile à faire pousser, ne nécessitant aucune taille, elle est capable de produire en trois mois de délicieuses petites tomates, idéales à l'heure de l'apéritif. Un plaisir quasi immédiat ! Quand on redoute l'avenir, on se réfugie dans la joie de l'instant», observe Jean-Didier Urbain, qui ne craint pas de jouer les Cassandre. Peut-être, mais nos jardiniers ne sont pas tous des déprimés en puissance ! Dans leurs achats, ils plébiscitent les végétaux du soleil palmiers, oliviers, lauriers roses, bananiers... et les plantes aromatiques qui viennent ajouter une saveur méditerranéenne la nostalgie des vacances, toute l'année durant, ne doit pas être un très bon signe aux yeux des sociologues... à la cuisine de tous les jours. La star incontestée ? Le basilic, qui fait objet d'une demande folle dans les jardineries. Le marché du végétal est devenu très sensible aux modes, analyse Marc Gueguen. Les Français veulent composer leur décor, varier les espèces. Même s'ils n'ont qu'une jardinière à fleurir, ils vont marier des dipladenia avec un osteospermum ou une verveine à fleurs, trois nouvelles vedettes en matière de plantes annuelles. Les jardiniers d'aujourd'hui sont beaucoup plus déco » que ceux des générations précédentes !»Les massifs à l'ancienne, composés de 50 oeillets d'Inde, bégonias ou impatiens, c'est fini. Idem pour les rosiers, dont les ventes sont en chute libre. Le massif monothématique à base de roses est devenu limite ringard aux yeux des bobos aux pouces verts. Désormais, le rosier se doit de cohabiter avec d'autres arbustes à fleurs. Au nom de la diversité et du végétalement correct !* Etude Promojardin, avril 2010.CREATIONLE BONHEUR hé oui du coup le massif de l'arbre au caramel que je pensais plutôt réduire, va être gonflé un maximum pour dissimuler le nouveau grillage. Encore une clôture! quand on a des animaux dans un jardin les clôtures c'est un peu galère, c'est surtout peu esthétique quand on a un budget mini. Optez pour des plantes chargées d'ondes positives Démarrer le diaporama 1/10Les plantes sont sources de nombreux bienfaits, et certaines sont même réputées pour porter bonheur, selon le Feng Shui. Cet art ancestral venu de Chine vise à créer un intérieur harmonieux dans lequel les bonnes énergies peuvent aisément circuler pour apporter de calme et sérénité à ses occupants. Afin de bénéficier d'ondes positives, intégrez chez vous quelques-unes de ces plantes. Date de publication le 7 févr. 2022 Mise à jour le 2 avr. 2022 à 0800 Sommaire Le bambou L'orchidée La sauge La plante de Jade Le pilea Les palmiers Le pachira Le sanseviera trifasciata Le tulsi Le lys de la paix Le bambou Le bambou est sans nul doute la plante porte-bonheur la plus réputée. Elle se présente sous divers aspects, la forme qu'elle affiche indiquant d'ailleurs si elle va vous porter chance plutôt en amour, en santé, en argent ou pour la fortune. Le bambou porte bonheur et puisse aussi ses vertus dans les expériences de vie positives qui l'entourent. Avantage supplémentaire le bambou ne demande que très peu d'entretien pour croître et rester en bonne santé. L'orchidée L'orchidée est à la fois une plante porte-bonheur et une plante purifiante. Elle est en effet capable de transformer le dioxyde de carbone présent dans son environnement pour le restituer sous forme d'oxygène. Elle permet donc d'assainir l'air de la pièce dans laquelle elle se trouve. Une excuse parfaite pour mettre des orchidées dans toutes les pièces. Véritable aimant à énergies positives, dont elle favorise aussi la circulation, l'orchidée représente des notions aussi positives que la fertilité, la beauté et la pureté. La sauge La sauge est une plante également reconnue pour ses vertus multiples, et notamment sa capacité à éliminer toutes les énergies et émotions négatives. Ainsi, la sauge est capable de mettre en fuite des sentiments comme l'anxiété et le stress, mais aussi la colère et la peur. Elle est donc une grande source d'apaisement. L'idéal pour profiter pleinement de ses bienfaits et purifier l'air de la maison de ces ondes négatives et de brûler de la sauge séchée, dans une ou plusieurs pièces du logement. La plante de Jade La plante de Jade, de son véritable non Crassula Ovata, est aussi connue sous l'appellation de plante de la richesse. Comme son surnom l'indique clairement, cette plante est censée apporter argent et prospérité à son propriétaire. Elle est également utilisée pour purifier l'air de la maison grâce à ses propriétés dépolluantes. Le pilea Le pilea est également appel plus simplement la plante à monnaie. Habillé de petites feuilles rondes qui rappellent la forme de pièces de monnaie, le pilea doit également apporter fortune et prospérité à celui à qui elle est offerte. Le pilea aime la lumière et des arrosages réguliers pour rester en pleine forme dans le temps. Les palmiers Alors qu'ils sont souvent utilisés en extérieur, les palmiers se plaisent aussi à l'intérieur des maisons dans lesquelles ils font venir des énergies positives. Installer un palmier dans une pièce où se trouve un tapis va permettre d'éliminer les particules nocives émises par la poussière qui vient s'y loger. De plus, les palmiers apportent une sensation d'évasion et de dépaysement excellents pour le moral. Le pachira Le pachira quant à lui est aussi censé apporter richesse et chance à son possesseur. C'est notamment pour cette première vertu qu'il est surnommé l'arbre à argent. La légende raconte que le pachira a été découvert par un pauvre fermier taïwanais qui a fait fortune en vendant cette plante, persuadé que sa découverte représentait un bon présage. Le sanseviera trifasciata Communément appelée plante serpent à cause de la forme de ses feuilles, cette plante détoxifie l'air de la maison grâce à ses feuilles qui absorbent le gaz carbonique. Elle agit également comme une plante protectrice qui maintient les énergies négatives à distance. Elle est à placer de préférence dans un endroit isolé, en plein soleil, pour renforcer sa vibration positive. Le tulsi Le tusli est un cousin du basilic, originaire d'Asie. Cette plante est considérée comme un porte-bonheur très puissant qui élimine toute énergie négative tout en stimulant la positivité. Elle purifie aussi l'environnement dans lequel elle est placée en éliminant les bactéries qui s'y trouvent. Installez le tulsi dans votre espace de méditation et placez-vous face à lui pour que la passion qui vous habite prenne vie. Enfin, le tulsi est une plante aromatique dont la consommation apporte de l'apaisement. Le lys de la paix Le lys de la paix, dont la fleur symbolise la paix, est aussi une plante dépolluante, capable d'éliminer tous les contaminants qui se trouvent dans son environnement, connue pour apporter l'amour et la paix. Des fleurs blanches viennent orner cette plante qui demande peu de lumière et un seul arrosage hebdomadaire. Facile à vivre, il peut trouver place dans n'importe quelle pièce. A lire également ! Votre adresse email sera utilisée par M6 Digital Services pour vous envoyer votre newsletter contenant des offres commerciales personnalisées. Elle pourra également être transférée à certains de nos partenaires, sous forme pseudonymisée, si vous avez accepté dans notre bandeau cookies que vos données personnelles soient collectées via des traceurs et utilisées à des fins de publicité personnalisée. A tout moment, vous pourrez vous désinscrire en utilisant le lien de désabonnement intégré dans la newsletter et/ou refuser l’utilisation de traceurs via le lien Préférences Cookies » figurant sur notre service. Pour en savoir plus et exercer vos droits, prenez connaissance de notre Charte de Confidentialité. Lesfemmes qui souhaitaient connaître le nom de leur futur compagnon avaient l’habitude de prendre 3 feuilles vertes sur un rosier, de donner à chacune le nom d’un partenaire potentiel et d’attendre celle qui resterait verte le plus longtemps, indiquant celui des trois qui serait l’heureux élu. Les roses cultivées dans un jardin attireraient les fées. Boire une tasse de
Marivaux Théâtre complet. Tome second L'Ecole des mères Acteurs Comédie en un acte représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. Angélique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'Angélique. Eraste, amant d'Angélique, sous le nom de La Ramée. Damis, père d'Eraste, autre amant d'Angélique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scène est dans l'appartement de Madame Argante. Scène Première Eraste, sous le nom de La Ramée et avec une livrée, Lisette Lisette. - Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraÃtre ici en toute sûreté; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Eraste. - Il n'y a rien à craindre; je n'ai pas même, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez être content du zèle avec lequel je vous sers je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous êtes un honnête homme; vous aimez ma jeune maÃtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mère lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mère s'écartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - Très tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. Scène II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilà , Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maÃtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-à -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - Après? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service à un honnête homme, qui t'en récompenserait bien? Frontin. - Honnête homme ou non, son honneur est de trop, dès qu'il récompense. Lisette. - Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maÃtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est à peu près soixante ans qui en épousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaÃtre un aimable homme qui a touché son coeur. Frontin. - Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela même. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-là , je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumière pour n'être point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais à quoi aboutira-t-il? Angélique est une Agnès élevée dans la plus sévère contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrême. Frontin. - Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle où nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, où me retirerai-je en attendant le moment où je verrai Angélique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous êtes, en cas qu'on vous fÃt quelques questions, au lieu d'être mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à côté de cette salle, et d'où Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout à l'heure; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous êtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mère d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. Scène III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - Où est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-là ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frères; il n'est pas content de son maÃtre, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. Scène IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son âge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraÃt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaÃtre? vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévère que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mère, et dont rien n'a gâté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'être alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maÃtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sûre. A l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme très riche, très raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'âge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guère eu de prodige de cette force-là ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idées, Lisette; les inspirez-vous à ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mêle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal à son âge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses désirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous réponds sincèrement. Madame Argante. - Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. Scène V Angélique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Angélique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mère? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? Angélique, faisant la révérence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mère. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractère sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés? Allons, répondez, ma fille! Angélique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'êtes-vous pas satisfaite de votre sort? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me réponde raisonnablement; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Angélique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mère. Madame Argante. - Je vous dispense des révérences; dites-moi ce que vous pensez. Angélique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! Angélique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mère. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-même. Angélique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie? Angélique. - C'est que ce que je dirais vous fâcherait peut-être. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fâcherai point. Est-ce que vous n'êtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? Angélique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? Angélique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaÃt donc pas? Angélique. - Non. Madame Argante, en colère. - Comment! il vous déplaÃt? Angélique. - Non, ma mère. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence à vous entendre c'est-à -dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté? Angélique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nécessaire; vous faites encore mieux d'être comme vous êtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entièrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en êtes récompensée; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre, pour courir après mille passions libertines; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre. Angélique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grâces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Angélique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Angélique. - Ses volontés? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espèce de loi qu'on nous a imposée; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'être la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Angélique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mère. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là -dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. Scène VI Angélique, Lisette Angélique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, à quoi en êtes-vous? Angélique. - J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit à votre mère? Angélique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous épouserez donc Monsieur Damis? Angélique. - Moi, l'épouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'épouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Angélique. - Eh bien, ma mère n'a qu'à l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mérite bien. Angélique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mère a été prendre je ne sais où, qui ferait bien mieux d'être mon grand-père que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'être belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux être sa femme seulement huit jours, que de l'être toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Angélique. - Eh! comment veut-il que je fasse? Hélas! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'être pas ensemble? Ma mère dit qu'on est obligé d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y être obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-là , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous êtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mère. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-là est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Angélique. - Tu as raison mais quand ma mère me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurément; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'être jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vêtue comme une autre? regardez comme me voilà faite Ma mère appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mère y gagne? que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Lisette. - Votre naïveté me fait rire. Angélique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de même si j'avais joui d'une liberté honnête? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d'être cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maÃtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien à vous. Angélique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'être pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mère mériterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? Angélique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans conséquence avec moi. Angélique. - Oh! sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne résolution de n'être pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Angélique, charmée. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! Où est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir à la lire! donne-moi-la donc! Où est ce domestique? Lisette. - Doucement! modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Angélique. - Oh! dame, c'est encore ma mère qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. Scène VII Lisette, Angélique, Frontin, Eraste Lisette, à Angélique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amène. Angélique. - Frontin ne dira-t-il rien à ma mère? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intérêts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Angélique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sérieuse? Lisette. - Fort bien. Angélique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achève de lire. Adieu; j'attends votre réponse, et je me meurs. Après qu'elle a lu. Cette lettre-là me pénètre; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant à ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique! Angélique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous déterminez-vous donc? Angélique. - Je ne sais; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon désespoir vous touchera-t-il? Angélique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Angélique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là . Eraste. - Est-ce que vous seriez fâchée de ce qui vous est échappé? Angélique. - Moi, fâchée? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. Angélique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - Hélas! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Angélique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientôt; mais retirez-vous. Scène VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre là ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'où le connaissez-vous? c'est le valet de mon père, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous déconcertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maÃtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmé d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée? Champagne. - La Ramée? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le début de ce butor-là m'ennuie. Scène IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir à qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-là ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-là ne lui appartient point; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-être une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Lisette, riant. - Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guère; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous êtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-là ! laisse ce minois-là en repos; ton éloge le déshonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du même goût. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une révérence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait là une belle fortune? Scène X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilà ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vôtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par là ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et Angélique. Scène XI Madame Argante, Angélique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vôtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviât mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils même ne sait rien de mon dessein et c'est à cause de cela que je vous ai prié de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous êtes le maÃtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point à une mère de vanter sa fille; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnête homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est à moi à vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dû espérer que cette belle personne fÃt grâce au peu que je vaux. Angélique, à part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trésors du monde ne sont rien au prix de la beauté et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espèce de petit bal tantôt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, à la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec Angélique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique; je vous le permets, entendez-vous? Angélique. - J'entends, ma mère. Scène XII Angélique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante Angélique, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle il est vrai que mon âge ne répond pas au vôtre. Angélique. - Oui, il y a bien de la différence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance. Angélique. - Ma mère le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-même. Angélique. - Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l'aveu que je demande? Angélique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous là ! C'est donc par dégoût?... Vous ne me répondez rien? Angélique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable à me répondre? Angélique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? Angélique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haïssez? Angélique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. Angélique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'à la haine, Angélique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. Angélique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnête d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! Angélique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une répétition dont je ne suis point curieux; et ce n'était pas là ce que votre mère m'avait fait entendre. Angélique. - Oh! vous pouvez vous en fier à moi; je sais mieux cela que ma mère, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? Angélique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui êtes, à ce qu'on dit, un si honnête homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurément, n'est pas qu'on vous contraigne. Angélique. - Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis même fâché de ne l'avoir pas su plus tôt. Angélique. - Hélas! si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. Angélique. - Que vous êtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire à ma mère que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colère contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mère, qui est fort fière, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, Angélique, non, vous êtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prétextes-là ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? Angélique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous épouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avoué; mais seulement que je m'en doute. Angélique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait être de mauvaise foi; et, malgré toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. Angélique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? Angélique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos véritables intérêts en vue. Angélique. - Quel bon caractère! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? Angélique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaÃt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et à Angélique où avez-vous connu celui qui vous plaÃt? Angélique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là -haut. Scène XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la céder à personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarqué que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours où je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidélité; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut être discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - Arrêtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - Voilà ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint séduisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est à toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'Angélique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observée comme elle est par sa mère, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-être mêlé toi-même, ou tu sais qui s'en mêle, et je voudrais écarter cet homme-là ; quel est-il? où se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraÃne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un détail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procès. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-être employé contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici même où je suis chargé d'éteindre les bougies, et où elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'à toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'à souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en ôter les lumières, et j'écouterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont là -haut, et qui veulent se déguiser après souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à côté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. Scène XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'Angélique aille à un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer à mon âge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous là et ne remuez pas; voilà les lumières éteintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rêve à une chose; quand Lisette et Angélique seront entrées, dis à la mère, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tâtonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... Scène XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est à la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, à qui parles-tu donc là ? Frontin. - A la nuit, qui m'empêchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, à part. - Eraste! Frontin. - Bon! où est-il? Il appelle. La Ramée! Eraste. - Me voilà . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maÃtresse. Scène XVI Eraste, Monsieur Damis, caché. Eraste. - Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime; mais sa timidité m'inquiète, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mère. Monsieur Damis, à part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, écoutons. Eraste. - Tâchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tâtonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient à moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, Angélique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-même. Monsieur Damis, à part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur? Vous m'avez dit tantôt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'être aimé, si je vous perds? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vôtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'être jamais qu'à lui; parlez, Angélique. Monsieur Damis, à part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas là ? Scène XVII Angélique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au désespoir, ta maÃtresse me fuit. Angélique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilà . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? Angélique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Angélique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rêvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le répéter encore. Scène XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, Angélique, Monsieur Damis Angélique. - Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Angélique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait être plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! Angélique. - Mais je vais comme le coeur me mène, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! Angélique. - Si ma mère m'avait donné plus d'expérience; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-être sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mère m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gênée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, à ce que j'entends là , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un père raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-même, et qui, j'espère, entrera volontiers dans nos vues. Angélique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mère qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, éclatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! Angélique. - Ah! je suis perdue! Ils s'écartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu? Ménager des intrigues à mon insu! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entière! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austère que moi, me répondra des égarements de votre coeur. Scène XIX et dernière La lumière arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, démasqué, à Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrée. Et ce fripon-là , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-là , c'est mon fils, à qui, tout bien examiné, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-même. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous être favorable, il ne tiendra pas à moi qu'Angélique ne soit votre épouse. Eraste, se jetant aux genoux de son père. - Que je vous ai d'obligation, mon père! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? Angélique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espérer d'obtenir grâce? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et à votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils. Angélique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse à vos fillettes Tenez de sévères discours bis, Mamans, de l'erreur où vous êtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville Mère qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole Dès qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer à l'école. Couplet La beauté qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer à l'école. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne répondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer à l'école. Claudine un jour dit à Lucas J'irai ce soir à la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benêt! Il faut l'envoyer à l'école. L'autre jour à Nicole il prit Une vapeur auprès de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'évanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitôt, Le nigaud! Il faut l'envoyer à l'école. L'amant de la jeune Philis Etant près de s'éloigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie à son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer à l'école. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'époux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer à l'école. L'Heureux stratagème Acteurs Comédie en trois actes représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scène se passe chez la Comtesse. Acte premier Scène première Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaÃtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en êtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - Morgué! velà bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmé de t'être utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait à vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous étiez mince; mais, morgué! ça s'est bian amendé. Vous velà bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire; entre en matière sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - Morgué! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achève. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport à noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va être la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou êtes consentant, à cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - Après? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d'une grâce. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dégât pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégât, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprès de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaÃtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi à la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma prière. Tu crois que je vais l'épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplanté. Adresse-toi à lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morgué, ce que j'entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maÃtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est défunte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaÃtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaÃt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morgué! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! Velà ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sangué! j'ons barcé cette enfant-là , entendez-vous? ça me baille un grand parvilége. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il à m'apprendre? Scène II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maÃtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fâche? Arlequin. - Il faut se préparer à l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considérable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler après. Blaise. - Morgué! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - Hélas! je n'ai rien à dire; c'est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'être oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'étais tout à l'heure dans la salle, où j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliée, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - Après? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvé dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté. Blaise. - Ça est naturel. Dorante. - Eh! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y était; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser là , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilà donc vide; je l'ai mise à terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardé à travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir à travers? Blaise. - Morgué! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas être sûr que ce fût la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'était pas là sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'être ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - Hélas! je n'ai retenu que les pensées, j'ai oublié les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensées! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velà tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-là a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maÃtre, et voilà justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit à la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. Scène III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillité m'étonne; et si vous n'y prenez garde, ma maÃtresse vous échappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empêcher ce que tu me dis là ? Blaise. - Mais, morgué! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit à la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est déjà ; et cela m'inquiète, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilà un garçon qui doit m'épouser, et si vous ne devenez pas le maÃtre de la maison, cela nous dérange. Arlequin. - Il serait désagréable de faire deux ménages. Dorante. - Ce qui me désespère, c'est que je n'y vois point de remède; car la Comtesse m'évite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnête envars li, toujours rudânière hoche la tête quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne; baille cette confusion-là à la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gâte tout; avisons plutôt à queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez après. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudânière, hoche la tête quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. Scène IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'être content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fâchée quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilà je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous être infidèle? car on dira que vous l'êtes. La Comtesse. - Eh bien! infidèle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? Infidèle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Comme vous êtes aguerrie là -dessus! Je ne vous croyais pas si désespérée un coeur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mènent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la manière dont vous tournez cette affaire-là , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutée! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine à présent, pour savoir si je ne serai pas moi-même obligée d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vérité plaisant; n'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prétend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-là , voilà comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayés, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pâtisse; la sotte fidélité lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils là -dessus des privilèges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me déplaÃt pas je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en débarrasser. Scène V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrêtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grâce, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant à la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - Hélas! Madame, de l'air dont vous m'écoutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prélude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'êtes-vous devenue pour moi? Vous me désespérez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, après d'aussi cruelles réponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles réponses! Avec quel goût prononcez-vous cela! Que vous auriez été un excellent héros de roman! Votre coeur a manqué sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous êtes! La Comtesse rit. - Ce style-là ne me corrigera guère. Arlequin, derrière, gémissant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagné jusqu'à votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touché du malheur de mon maÃtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colère. La Comtesse. - Eh! d'où vous vient de la colère, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaÃt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraÃtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous êtes le maÃtre, je n'ai pas droit de vous en empêcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m'obligent point à les accompagner des miens, pas même à m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; réglez-vous là -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rêve. Elle sort. Scène VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrête Lisette. - La perfide!... Arrête, Lisette. Arlequin. - En vérité, voilà un petit coeur de Comtesse bien édifiant! Dorante, à Lisette. - Tu lui as parlé de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-être besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle répond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allègue-t-elle? Lisette. - Oh! de très fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidélité n'est bonne à rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrée, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant être vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel étrange discours me tiens-tu là ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous étiez fort aimable aussi m'entendez-vous à cette heure? Dorante. - Ah! je suis outré! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon âme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambrière du diable! Scène VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire à de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligé, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'étouffe, Madame, on m'égorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-même, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais même envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites à votre valet de se tenir à l'écart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde à tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilà tous trois sur le pavé car vous y êtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. Scène VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien à tenter on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tâchez de m'aimer. Dorante. - Hélas! je voudrais pouvoir y réussir. La Marquise. - La réponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'état où vous êtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'égare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas à l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous êtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regretté cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'à vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-là de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une manière de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait à moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coûte la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est à condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadée que vous l'aimiez de même? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sûre. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittée et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'être aimé de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous néglige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons à concerter ce que j'imagine. Scène IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guère de coeur. Arlequin. - Voilà tout ce que j'en ai mais il y a là -bas un coquin qui demande à parler à Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflé ma maÃtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai à lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez là , Madame! Il s'en va. Scène X La Marquise, Dorante La Marquise, à Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprès de son maÃtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'être extrêmement sûr qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'écouter d'un air différent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outré mais ne craignez rien. Scène XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maÃtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma réponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. Scène XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sûreté. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra même occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - Dès que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maÃtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - Abrège le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrège. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous êtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle égratignure! C'est traiter un incendie d'étincelle. Son coeur est brûlant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle répond à son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y répond plus toutes ses réponses sont faites, ou plutôt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse, on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse égale on ne sait à qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, à part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ? Frontin. - J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilà son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - Achève. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maÃtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrèrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allée, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et même à les voir à travers le feuillage... La bellé chose! la bellé chose! s'écriait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellé chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zèle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, à part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maÃtre, autant qu'il sé peut, à millé charmés près qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélèvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil étincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou qué la pesté m'étouffe! Jé vous dégrade moi-même, en parlant dé vos charmés sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'êtes fidélément rendue qué dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? répliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'écriait-il; eh! cadédis, où sé rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dé coeurs, si jé les avais; mon amour ne sait où sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée; il sé répand partout, mon âme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantôt il baisait la main qu'il tenait, et tantôt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui était tout à fait plaisant à voir. Dorante. - Quel récit, Marquise! La Marquise fait signe à Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis à Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. Là -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, Madamé, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé... Oh! pour cela, non... Oh! pour céla, si. - Le Chevalier tombe à genoux Madame, au nom dé vos grâcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne; accordez cé rafraÃchissement à mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, Madamé, j'endurérai bien dé les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dé mais; ma vie est à vous, lé portrait à moi; qué chacun gardé sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jé m'en fais responsable, c'est moi qui lé prends; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre... Quel abus de ma bonté! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! félicité dé mon âme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisième. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, à la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilà assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-là , si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai plus qu'une révérence à faire. Il sort. Scène XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrète intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses récits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. Scène XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilà votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maÃtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. Scène XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digérer notre idée; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraÃtre indifférent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rôle. Scène XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - Jé té rencontre à propos; jé voulais té parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet à faire partir. Le Chevalier. - Jé finis dans un clin d'oeil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; délivre-moi d'uné chicané qué mé fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé; moi, jé n'en crois rien, et c'est entré lé oui et lé non qué gÃt lé petit cas dé conscience qué jé t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma délicatessé sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle j'aime cetté dame. Dorante. - Est-elle prévenue en ta faveur? Le Chevalier. - Dé faveur, jé m'en passe; ellé mé rend justicé. Dorante. - C'est-à -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - Dès qué jé l'aime, tout est dit; épargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, té dis-je, ses yeux ont déjà là -dessus entamé la matière; ils mé sollicitent lé coeur, ils démandent réponsé mettrai-je bon au bas dé la réquête? C'est ton agrément qué j'attends. Dorante. - Je te le donne à charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la révanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux qué la Marquisé porte? Dorante. - Elle-même. Le Chevalier. - Et l'intérêt qué tu mé soupçonnes d'y prendre té gêne, té rétient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jé t'émancipé. Dorante. - Je t'avertis que je l'épouserai, au moins. Le Chevalier. - Jé t'informe qué nous férons assaut dé noces. Dorante. - Tu épouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espérance dé ma postérité s'y fonde. Dorante. - Et bientôt? Le Chevalier. - Démain, peut-être, notre célibat expire. Dorante, embarrassé. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche là ; té suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mé l'es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siècle; céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu démain? Moi, jé suis ton serviteur du temps passé, du présent et dé l'avénir; toi dé même apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. Scène XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fût sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - Qué démandes-tu? j'ai hâte dé réjoindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sérieux; j'ai parlé à la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confié qué j'aimé la Comtesse, et qu'ellé m'aime; qu'en dit-ellé? achève vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait à vous. Le Chevalier. - Jé continuerai dé bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous êtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - Qué mé fait cé néant? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mémoire dé la Comtesse où jé révis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette dernière, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de même, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c'est moi qui l'expédie, j'en ai bien expédié d'autres, Frontin né t'inquiète pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellé m'y garde. Frontin. - Ce coeur-là , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dé ma façon, sandis! il né finira qu'avec elle; espère mieux dé la fortune dé ton maÃtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dé défiance. Frontin. - J'ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maÃtresse auprès d'elle. Scène XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie; tu mé l'as privé dé cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilà aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilà plus savant que vous n'étiez. Je vais dire à ma maÃtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. Scène XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous êtes Gascon, moi Manceau, voilà de grands titres de fortune. Le Chevalier. - Jé té garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'être la mienne. Acte II Scène première Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai à te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois à tout moment chercher Lisette, et courir après elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure après, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi préfères-tu mon service à celui d'un autre? Arlequin. - Assurément; il n'y a que le mien qui ait la préférence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilà comme cela est arrangé dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me préfères à un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-là ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te défends d'en parler jamais à Lisette, je veux même que tu l'évites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez là des volontés qui ne ressemblent guère aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changé; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'être curieux de ses démarches, et de me servir de toi auprès de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te récompenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les récompenses viennent. Dorante. - Oh! point de réplique Marton, qui est à la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marché, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congé, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congé, tu le connaÃtras dès aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est même qu'en les suivant que tu serais regretté de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obéis, à condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la défense que je te fais de voir Lisette comme c'était de mon consentement que tu l'épousais, ce serait avoir un procédé trop choquant pour la Comtesse, que de paraÃtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura là -dedans que la Marquise et moi de malhonnêtes c'est elle qui me fait présent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. Scène II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'être pas inutile; ce petit article-là touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence à croire que nous réussirons; je la vois déjà très étonnée de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend à des reproches, je l'ai vue prête à me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes êtes-vous contente? La Marquise. - Je ne réponds de rien, si vous n'allez jusque-là . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tâchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargé un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre réponse. A un laquais qui paraÃt. Eh bien! parlerai-je à ta maÃtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilà qui arrive. La Marquise, à Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraÃtrait affecté. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittée. La Marquise. - N'allez rien gâter. Dorante. - Fiez-vous à moi. Il s'en va. Scène III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-même, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous êtes naturellement vraie, que vous êtes la franchise, la sincérité même, nous aurons bientôt terminé. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincère; mais votre éloge m'exhorte à l'être, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela près, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer à l'être, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haïriez si je vous disais la vérité. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-même il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haïrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prétendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prétendre. La Comtesse. - Nous y voilà ; et peut-être l'avez-vous pensé vous-même? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et après cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-là , vous n'avez donc qu'à rendre grâce au ciel; vos souhaits ne sauraient être plus exaucés qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmée. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous êtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-être vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'était beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'êtes encore plus que moi, et vous savez l'être plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'êtes point si charmée, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaÃt. La Marquise. - Je ne songeais pas à vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rêve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'êtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empêchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout à fait les mêmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on réussit; le manque de succès met bien des coquetteries à couvert on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je réussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-être pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dédain-là mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - Espérez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquête, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là , afin que vous n'ayez rien à me dire. La Marquise. - Rien à vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais à plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ôté; je pourrais donc vous l'enlever de même. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux à faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. Scène IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-là perd la tête; sa jalousie l'égare; elle est à plaindre! Scène V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout à l'heure la Marquise ici, et dans ma préoccupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine à me ressouvenir moi-même. C'est, je pense, qu'elle avait la curiosité de savoir comment j'étais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrétion de ne le lui avoir pas dit, peut-être? Dorante. - Je n'ai pas le défaut d'être vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'être vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - Curiosité pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiosité parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-là , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystère là -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne réussirais pas à vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiosité, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sûr que ses amis ne les lui épargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitié. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore à cette bagatelle-là ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminué, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de céder à celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante à cette sortie-là . Scène VI La Comtesse, rêvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué ma Comtesse rêve, qu'ellé tombé dans lé récueillément. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantôt de mariage, il faut absolument différer le nôtre. Le Chevalier. - Différer lé nôtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - Cadédis, vous mé parlez dé la fin du siècle! En vertu dé quoi la rémise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarqué leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jé bésoin dé rémarque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-là sont outrés; voulez-vous les pousser à bout? Nous ne sommes pas si pressés. Le Chevalier. - Si pressé qué j'en meurs, sandis! Si lé cas réquiert uné victime, pourquoi mé donner la préférence? La Comtesse. - Je ne saurais me résoudre à les désespérer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidélité, au moins. Ces gens-là ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les ménager; je n'aime à faire de mal à personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins à se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut qué jé vive; et jé vous défie dé mé garder vivant, vous né mé conduirez pas au terme. Tâchons dé les accoutumer à moins dé frais la modé dé mourir pour la consolation dé ses amis n'est pas venue, et dé plus, qué nous importe qué ces deux affligés nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On né parle pas tout à fait d'amour, mais d'uné pétite douceur à sé voir. La Comtesse. - D'une douceur à se voir! Quelle chimère! Où a-t-on pris cette idée-là ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-là s'aiment, qu'ils sentent de la douceur à se voir; si vous me le prouvez, je vous épouse demain, je vous épouse ce soir. Voyez l'intérêt que je vous donne à la preuve. Le Chevalier. - Dé leur amour jé né m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cé cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'étais sûre qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - Jé vous tiens, et jé vous informe qué la Marquise a donné charge à Frontin dé nous examiner, dé lui apporter un état dé nos coeurs; et j'avais oublié dé vous lé dire. La Comtesse. - Voilà d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guère de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-être déjà parlé; jé né l'ai pas vu dépuis. Qué son rapport nous règle. La Comtesse. - Je le veux bien. Scène VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et même avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'âme, Madame a peur dé les désespérer moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux? Rien qué cette bonté né l'arrête, té dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté de désespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - Jé vous gagne dé marché fait cé soir vous êtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sûr Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dérobent, on peut s'y tromper; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantôt rencontré Dorante, jé lui ai dit J'aime la Comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous êtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'âme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-être à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour être instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payé de la Marquise, elle est en arrière. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a révoqué, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas à Frontin. - Mitigé ton récit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantôt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrêmement, Madame, extrêmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bâille en m'écoutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatière, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mêmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mêmes! Eh! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sé montre, j'en conviens. La Comtesse. - Grossièrement même. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne régnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatière, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grâce; le reste du visage n'en était pas, il allait à part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté Madamé dans uné compassion qui sera funeste à mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-même. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. Scène VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intéressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par ménagement pour moi. Je vous suis obligée de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutôt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en réjouisse. La Marquise. - Réjouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vérité? La Marquise. - Oui, Comtesse; hâtez-vous de finir. Adieu. Elle sort. Scène IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanité fait jouer de plaisants rôles à de certaines femmes! car celle-ci meurt de dépit. Le Chevalier. - Elle en a lé coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantôt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requête que je vous présente, et qui tend à vous prier qu'il vous plaise d'ôter Lisette à Arlequin, et d'en faire un transport à mon profit. Le Chevalier. - Voilà cé qué c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout à fait de son goût. La Comtesse. - Ce qu'il me dit là me fait venir une idée les petites finesses de la Marquise méritent d'être punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible à ce que je vais faire. Il doit l'être, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'à dire à Lisette d'épouser Frontin; elle était destinée au valet de Dorante, nous en étions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus à mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son père, que je leur parle à tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. Scène X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maÃtre Blaise. Votre fille devait épouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer à mon gré, vous la donnerez à Frontin; entendez-vous, maÃtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morgué! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'où vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon père vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous déplaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volonté d'Arlequin, à celle fin qu'il ne voulÃt pus d'elle; maugré qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-être bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutÃt pas empêchement. La Comtesse. - Et quel empêchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre à Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'épousient à Paris, a mijaurée et li, dans l'intention de porter dommage à noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommée et la vôtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tâcher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-là , que je ménageais tant, qui m'attaque là -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-être me reste-t-il encore plus de crédit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indifférence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mêle! Blaise. - Empêcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remédiera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remède ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous écoute, l'oreille vous entend, l'esprit né vous saisit point; jé né vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cetté bizarre aventure au clair. N'êtes-vous pas éprise dé Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompée, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - Qué répondre à cé coeur dé femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mérite pas votre réflexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agréable, elle en est touchée je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vôtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charché querelle à Monsieur Dorante et à sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout à l'heure. Scène XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous êtes un opiniâtre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colère, une Marton qu'elle jette à la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-même prêter les mains à un projet de cette espèce! Vous-même, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous y intéressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là ; et la Marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle; il l'a acceptée, l'en a remerciée voilà tout ce que c'est. Le Chevalier. - La réponse mé persuade, jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là , je vous prie; car elle me déplaÃt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-être là ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nécessaire que vous la consultiez là -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est à vous à qui je parle, à vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnête que d'obliger mon valet à refuser une grâce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hésitez entre elle et moi! Songez-vous à ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrête. Le Chevalier. - Eh! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes. La Comtesse, outrée. - C'est à moi, sur ce pied-là , à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - Prénez et né rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'étais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientôt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-là , vous l'aurez peut-être ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - Doucément, diviné Comtesse, jé tombe en délire! jé perds haleine dé ravissément! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite. La Comtesse, à part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, à part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce là tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. Scène XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous êtes fâchée contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la réparer que je vous amène ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'à appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, à Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite à lui tenir parole je me charge même des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, à Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui êtes cause de tout ce tapage-là ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'étiez pas ici, moi et mon maÃtre, nous aurions bravement tous deux épousé notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scène! Le Chevalier. - C'est démencé d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies à présent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurément, et vous êtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-être ce soir. La Marquise. - En vérité? Le Chevalier. - Cé soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si près d'une si douce aventure, on a bien des choses à se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre côté, songer à ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; à tantôt. Scène XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous êtes fort regretté, à ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - Jé l'en dispense, surtout cé soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - Qué pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantôt. Ne vous inquiétez point, je vais y rêver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est même nécessaire que vous ne me voyiez pas si tôt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - Jé démeure muet jé sens qué jé périclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III Scène première Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dé grâce, Lisette, priez-la dé ma part que jé la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - Ellé répose! Ellé répose donc débout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre méthode à vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué tu mé railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient à propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai même un petit soupçon qué tu né m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-là , mais je l'ai changé contre une grande certitude. Lisette. - Votre pénétration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - Né lé disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! té veux-jé du bien, pendant qué tu mé veux du mal? D'où mé vient ma disposition amicale, et qué ton coeur mé réfuse lé réciproque? D'où vient qué nous différons dé sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variété dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi très variés tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lé vrai tu né mé récommandes pas à ta maÃtresse? Lisette. - Jamais qu'à son indifférence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mé fais donc préjudice auprès d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimât pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dévénons amis. Lisette. - Non; faites plutôt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - Jé veux qué tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadédis! tu m'aimeras; jé l'entréprends, jé mé lé promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mé coûtera lé départ dé la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas à vendre. Le Chevalier lui présente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, té dis-je, et mé dis seulement cé qué ta maÃtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetât, c'est tout ce que je sais. En êtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez déjà dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellé pas quelqué dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-même. Le Chevalier. - Rétirons-nous, Frontin; jé sens qué jé m'indigne. Nous réviendrons tantôt la recommander à sa maÃtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgracié de tous les hommes. Ils s'en vont. Scène II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe à mon maÃtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! Hélas! ma fille, la bonté que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni à l'un ni à l'autre. Il me sera inutile d'avoir oublié tes impertinences; le diable a entrepris de me faire épouser Marton; il n'en démordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne à ton maÃtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps à perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dégourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilà ton maÃtre et la Marquise qui s'approchent tire-le à quartier, lui, pendant que je m'éloigne. Elle sort. Scène III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, à Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystère? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas à propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrétion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. Scène IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitée. La Marquise. - Et vous brûlez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siérait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore équivoques; il n'est pas sûr que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne médite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons résolu; ce moment seul décidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil méprise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mépris; tenez bon jusqu'à cette épreuve, pour l'intérêt de votre amour même. Abrégez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre épreuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-même un personnage qui n'est pas fort agréable, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplée au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. Scène V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment à te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait être suspecte dans la conjoncture où je me trouve. Lisette. - Hélas! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture où vous êtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'épouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'épouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous êtes changé! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fâche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens à Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliée elle-même? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achèves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours après. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placées, que j'en rougis pour ta maÃtresse. Arlequin. - Véritablement l'exclamation est effrontée avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout à l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tôt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodé avec Lisette? Arlequin. - Hélas! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maÃtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant à moi, Lisette, dites à Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le différer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-même. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant à genoux. - Et voici moi qui vous en supplie à deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendée; je suis persuadé qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiéterait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis là d'ailleurs, je suis sûr qu'elle n'a rien de fort pressé à me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgré la petite parenthèse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'après elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-là , serait en vérité trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonné, qu'elle ait cessé de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-même, passe je n'étais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaieté de coeur à m'engager dans une démarche qui me brouillerait peut-être avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maÃtre, tournez à droite, ne prenez pas à gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'à ce qu'il m'entende. Scène VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maÃtresse le mérite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fâcherait la Marquise, qu'il va épouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadé que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis là est inouï, Lisette. Ce n'est point là Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-même; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer à cette idée-là , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous même que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiéter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse là cette Marquise éternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'était pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vérité, cette femme-là n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez à cela votre infidélité, c'en est assez pour guérir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidélité, où est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-même. D'abord vous avez nié que c'en fût une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvé qu'elle était innocente; enfin, vous m'en avez fait l'éloge, et si bien l'éloge, que je me suis mise à vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidélité sans la connaÃtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien épargné de cruel pour vous ôter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pénètres de douleur! Je l'ai maltraité, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mérite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnée. La Comtesse. - Misérable amour-propre de femme! Misérable vanité d'être aimée! Voilà ce que vous me coûtez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite; il manquait cet honneur à mes charmes; les voilà bien glorieux! J'ai fait la conquête du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle différence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-même, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle à présent! Lisette. - Ne perdez point le temps à vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la Marquise? Voulez-vous tâcher de le ravoir? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'être fâché, et que vous êtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce là un procédé? Toi qui dis qu'il a droit d'être fâché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonné de cette lâcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un coeur autant que j'ai compté sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je défiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais à l'inquiéter impunément; c'était là mon idée; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge et cet homme, après cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous êtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haïr autant qu'il est haïssable; c'est à quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va même le chercher. Lisette. - Voici mon père; sachons auparavant ce qu'il veut. Scène VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - Morgué! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promène là -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandé, pour à celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussé pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morgué! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-là de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-là de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. Velà comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fâche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me révolte. Blaise. - Jarnigué! cette Marquise, maugré le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'à dire, mon râtiau est tout prêt, et, jarnigué! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablée! Ils vont s'épouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le déteste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends là m'indigne à mon tour; et à votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haïssez! La Comtesse. - Cela n'empêche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haïr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-même, et tu avais raison; je l'ai abandonné la première il faut que je le cherche et que je le désabuse. Blaise. - Morgué! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chérissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui écrire un mot, Lisette, et que ton père aille lui rendre ma lettre à l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui écrivais tantôt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tâche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. Scène VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma Comtessé, qué devient l'amour? A quoi pensé lé coeur? Est-ce ainsi qué vous m'avertissez dé venir? Quel est lé motif dé l'absence qué vous m'avez ordonnée? Vous né mé mandez pas, vous mé laissez en langueur; jé mé mande moi-même. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - Lé messager m'a paru tardif. Qué déterminez-vous? Nos gens vont sé marier, le contrat sé passe actuellement. N'userons-nous pas de la commodité du notaire? Ils mé délèguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez qué l'amour gémit d'attendre, qué les besoins du coeur sont pressés, qué les instants sont précieux, qué vous m'en dérobez d'irréparables, et qué jé meurs. Expédions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'épouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce à dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous qué j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fâchée de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mé raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle très sérieusement. Le Chevalier. - Ma Comtessé, finissons; point dé badinage avec un coeur qui va périr d'épouvante. La Comtesse. - Vous devez vous être aperçu de mes sentiments. J'ai toujours différé le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - Lé comble dé mon bonheur, vous l'avez rémis à cé soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandé tantôt? Le Chevalier. - Récommandé! Il n'en a pas été question, cadédis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lé Chevalier, qu'ont-ils à démêler ensemble? La Comtesse. - Ils ont à s'aimer tous deux, de même qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti à vous offrir que de retourner à elle, et je me charge de vous réconcilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis éternel. Le Chevalier. - Frontin, où en sommes-nous? Frontin. - Mais, à vue de pays, nous en sommes à rien. Ce chemin-là n'a pas l'air de nous mener au gÃte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-là vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jé, Comtessé? Séra-ce lé résultat? La Comtesse. - J'attends réponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue différez votre départ jusque-là . Scène IX Arlequin, et les acteurs précédents. Arlequin. - Madame, mon maÃtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrêt et le mien; car je n'épouserai point Lisette, puisque mon maÃtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont à la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'êtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jé suis dupe; c'est être au fait. Scène X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est à vous à qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en êtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'épouserez dès aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vôtre. La Comtesse. - Le vôtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait très grand, très flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changé votre économie jé tombé dans lé lot dé Madame la Marquise, et Madame la Comtessé tombé dans lé tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu même vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son coeur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fâchée mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps; ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appât. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre la délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la faire, n'a pas lieu d'être trop satisfaite; mais peut-être le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour j'ai poussé les choses un peu loin; vous avez pu y être trompé; je ne veux point vous juger à la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse; vous irez jusqu'à lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant. Le Chevalier. - Jé démande audience jé perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre; jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité, jé né sais comment, car lé mérite dé Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mé passe! En un mot, jé suis infidèle, jé m'en accuse; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tient qu'à moi d'user dé réprésaille, et dé dire à Madame la Comtesse Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste; vous avez contrefait dé l'amour, dites-vous, Madame; jé n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait jé vous aimais, vous mé lé rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achève jé vous aimais, un peu moins qué Madame. Jé m'explique elle avait dé mon coeur une possession plus complète, jé l'adorais; mais jé vous aimais, sandis! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami; il fâche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirène; qué son chant té trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon coeur jé lé dis à régret, jé disputerais Madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possède-la, Dorante, bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en même temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien à la définition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remède, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tâchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit être plus aisé cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tôt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est à Dorante à qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espérons même que le vôtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - Jé né sais plus écrire. La Marquise, au notaire. - Présentez la plume à Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume après. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant à ses genoux. - Ah! ma chère Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous à présent; vous êtes aimé, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante à mes genoux? Dorante. - Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessé de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle à qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donné! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'à force d'amour; j'espérais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! où est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilà , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'être heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant à vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en défasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grâce; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - Jé né vous démandais qu'un termé; lé reste est mon affaire. Ils s'en vont. Scène XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de même. Blaise. - Et ma volonté se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir à moi. La Méprise Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 16 août 1734 par les comédiens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. Romagnési Frontin, valet d'Ergaste M. Lélio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scène est dans un jardin. Le théâtre représente un jardin. Scène première Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maÃtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrâmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maÃtre en tient pour votre maÃtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maÃtresse me paraÃt bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maÃtre et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maÃtresse, afin qu'on donne la dernière main à cet amour-ci, qui n'a peut-être pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maÃtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fâchés de se connaÃtre un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle réponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions très pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon côté avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'après ses yeux. Ergaste. - Va, tu rêves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maÃtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espère un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber; elle me remercia d'une manière très obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la première fois que je me promène ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramènera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espérance? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-être empêché d'y revenir par raison de fierté; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derrière lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rêve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promène là -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais défié d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gênez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre côté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. Scène II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chère enfant; reconnaissez-moi, me voilà , c'est le véritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le Véritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la révérence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous êtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai déjà dit, et je le répète; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras après, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en être sûr? Une fille comme toi manquerait-elle de goût? Là , voyons, regarde-moi pour vérifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-là . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée. Lisette. - Dès que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilà payé avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent; ce serait trop de dépense à la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dépense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maÃtres. Premièrement, qui êtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné; et en passant, un de nos amis nous a arrêté à Lyon, d'où il nous a mené à cette campagne-ci, où deux paires de beaux yeux nous raccrochèrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - Où sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilà deux ici, ta maÃtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maÃtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-à -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frères que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui êtes-vous à votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une révérence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons vous êtes belles, après? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; êtes-vous de sa façon? Vous êtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées très riches. Frontin. - Voilà de fort bons procédés. Lisette. - Ils ont eu pour héritières deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le même son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la même chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aÃnée, et celle à qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maÃtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maÃtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-là qui se rompent à meilleur marché! Eh! dis-moi, mon maÃtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquée? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hâle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là -bas? Frontin. - C'est lui-même. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maÃtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! Scène III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prévu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maÃtresse lui a parlé de moi? Frontin. - Si elle en a parlé! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-être qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un côté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tourné la tête, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-même? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requête. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous êtes à la veille de l'être; et je vous le prouve, car voilà votre future idolâtre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. Scène IV Ergaste, Hortense, Frontin, éloigné. Hortense, quand elle entre sur le théâtre, tient son masque à la main pour être connue du spectateur, et puis le met sur son visage dès que Frontin tourne la tête et l'aperçoit. Elle est vêtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le théâtre. - N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guère vu de si bien fait. Il me regarde; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaÃt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pénétré jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais coeur, en même temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrêtez, de grâce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraÃtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous écouter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est à vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier à vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grâce du vôtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prêter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grâce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis me haïssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là , elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine? Vous m'êtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher à vous être présenté, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au désespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vérité, Monsieur, après m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais; je vous ai répondu que non; en voilà bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'être aidé pour se produire. Ergaste. - Hélas! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrêta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres après dÃner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, où j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquâtes un instant, et dans cet instant vous devÃntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - Dès que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions. Ergaste. - Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répète encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grâce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là , on est le maÃtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais même obligée de vous y bien recevoir. Ergaste. - Obligée, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espère bien n'agir que par ce motif-là , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien là -dessus, puisqu'ici même j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a réussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus près qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fâchée qu'on nous vÃt ensemble éloignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dès que nous nous sommes parlé et que, grâce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, séparons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espèce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. Scène V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel côté vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun côté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir où vous êtes. Lui dirai-je que vous êtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire où vous voulez être. Hortense. - Quel imbécile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvée comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'écarte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. Scène VI Hortense, Clarice Hortense, à part. - Ne voilà -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tourné mal à propos de ce côté-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassée qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah! vous voilà , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de même le plaisir de rêver m'a insensiblement amené ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, à part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rêveuse. Clarice. - Mais... oui, je rêvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientôt compagnie; Damis vous cherche, et vient par là . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. Scène VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grâce. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'éviter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaÃtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous êtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par là . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promène. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure à peu près. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y étiez pas venue de vous-même, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous êtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idée! Lisette. - Oui-da, peut-être que je me trompe. Clarice. - Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé? Lisette. - Son valet m'en a touché quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au même, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fâchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraÃt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? Scène VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empêche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, à Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maÃtre est-il là ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaÃtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient à sa maÃtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets. Frontin salue à droite et à gauche. Clarice. - Si je l'avais prévu, je me serais retirée. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'êtes pas de cet avis-là ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, à Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilà tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. Scène IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observé celui où vous étiez seule. Clarice, se démasquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là , car nous ne nous connaissons guère. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, à part à sa maÃtresse. - Mon rapport est-il fidèle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guère d'intervalle entre me connaÃtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu être précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, à Clarice. - Qu'il a le débit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y répondre. Ergaste. - Est-ce que votre réponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas. Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. Scène X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, à Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espèce de petit nègre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. Scène XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchanté, Frontin; je suis transporté! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grâces! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire! Frontin. - Bon! espérer! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mènera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journée de tendresse assez complète. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maÃtresse a bien des grâces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien là à quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. Scène XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, à Ergaste. - Vous êtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - Où est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tête. Frontin, le lui ôtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y était quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnête que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnête! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquée de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropié. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maÃtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlé ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi? Arlequin. - Elle-même en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, après la manière dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilà tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus séparés? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, à Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'êtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ? Arlequin. - J'entends que vous êtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la Majesté du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit à cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelé Ergaste. Ergaste, outré. - C'est cela même! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payé. Ergaste. - Je suis au désespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oublié mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisième article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-même. Il donne les tablettes à Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais été le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comédie vous me l'avez donnée tantôt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie même que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilà l'article qui nous manquait plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant à Arlequin. - Arrête, où est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse; il est aisé de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrête. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites à votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnête homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot. Scène XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - Voilà de jolies paroles que tu chantes là . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maÃtre t'a chargé de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-à -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis à l'Opéra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fées? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maÃtresse. Arlequin, brusquement. - Expédions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misérable! Et du crédit? Frontin. - Avec cette mine-là , où veux-tu que j'en trouve? Mets-toi à la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincère; mais il y a remède à tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu réponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu à mes dépens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit. Arlequin. - Eh! que fait-on à Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maÃtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scélérat! Ah! chenapan! Scène XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux être le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai à connaÃtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, à Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-là en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-même chercher cette dame-là , et lui remets mon billet le plus tôt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - Hâte-toi, car je souffre. Frontin part. Scène XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit méprise. Scène XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maÃtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là . Lisette. - Pourquoi vous fâcher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maÃtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'où vient qu'on me parle de cette soeur? D'où vient qu'on m'accuse de m'être entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? Où avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allé porter un billet à ta maÃtresse, où je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet était fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici près. Ergaste. - Qu'elle s'y promène ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fâchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tête. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me désespères! Lisette. - Oh! ma foi, vous êtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maÃtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir à cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant écart! Quoi qu'il en soit, ma maÃtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-même, et j'arrive exprès pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est là qu'il en tient, quel dommage! Scène XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur. Scène XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fâchée; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mêlée, je vous en apporte d'un peu différentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivé? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - Hélas! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? Où est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais état. Il le tire. Tenez, jugez vous-même s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est déchiré! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'être d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrâce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maÃtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien. Frontin. - Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillés, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de réserve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passé! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui êtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre; je parle pour un homme à demi mort, et peut-être actuellement défunt, qu'un petit nègre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-même en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais. Ergaste. - Achève. Que t'a-t-elle répondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa réponse? la voilà mot pour mot; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussière, je l'ai ramassé; ensuite, redoublant de zèle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vôtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma pièce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrêter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'étonnement où tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilà qui arrive, et je me sauve; c'est peut-être le soufflet qui a manqué tantôt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir. Scène XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant où ma soeur, qui se promène là -bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaÃt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel étrange procédé que le vôtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'étonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en être furieux; je n'en ai pas tiré plus de raison tantôt. Frontin. - La bonne âme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main légère, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-être. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ? Clarice. - Expliquez donc cette énigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous énigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos manières, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? Où ai-je vu cette soeur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-là lui tourne la tête. Frontin. - Et ces agréables tablettes où nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse. Clarice, à Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme à part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'état où vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! Où en serait-elle, si elle avait été maladroite? Ergaste. - Méritais-je que ce papier fût déchiré? Frontin. - Ce soufflet était-il à sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sûreté avec eux? Ils ont les yeux bien égarés. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensé; mais tout ce que vous me dites là ne peut être que l'effet d'un rêve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là . Elles s'en vont. Scène XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombées des nues? Ergaste. - Cela est vrai. Scène XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-même qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe. Ergaste, étonné. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais où diable est donc cette soeur? Scène XXII et dernière Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, à Ergaste et à Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole. Hortense, à Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase! Lisette. - Ah! le petit traÃtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois même une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. Et se tournant du côté d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se démasquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le même habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la même tête. Clarice, en se démasquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrètes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-là , tout est éclairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordée, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela même, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile. Ergaste, à Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mêle. Lisette, à Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'être trop sage. Arlequin, à Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaÃtre corrigé Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois le 6 novembre 1734 par les comédiens Français Acteurs Le Comte, père d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. Dorimène. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scène est à la campagne dans la maison du comte. Acte premier Scène première Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rêverie où vous êtes? Vous m'avez appelé, me voilà , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rêver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivé que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressée? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement à votre place; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n'aime pas à attendre. Hortense. - Je différerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expédier! Hortense. - Eh! laisse-là tes idées. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goût? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraÃt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, même, on lui sent un caractère d'honnête homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, à vue de pays, tout son défaut, c'est d'être ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me désespère, car cela gâte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dédaigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'épouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien à votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison même n'exige pas un autre procédé que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'être raisonnable. Hortense. - Peut-être, aussi, ne suis-je pas de son goût. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-là , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais être bien sûre de ce que tu me dis là . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez être que sa femme; mais je soutiens qu'il étouffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maÃtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensée m'est venue comme à toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensée que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est à quoi je voudrais tâcher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se défasse d'une extravagance dont je pourrais être la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l'épouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraÃt assez familier avec son maÃtre. Marton. - C'est à quoi je songeais mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c'est que le maÃtre a gâté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d'en agir cavalièrement, et de soupirer tout bas; car de son côté il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme à une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. Scène II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrête. Frontin. - Mon maÃtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientôt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientôt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillé. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien à ce discours. Hortense. - Il est pourtant très clair; je te dis que je n'en sais rien. Scène III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maÃtresse, elle est d'un goût nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est même fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est très commun, aussi bien que la réponse de ma maÃtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingénuité charmante; écoutez, nos maÃtres vont se marier; vous allez venir à Paris, je suis d'avis de vous épouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maÃtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maÃtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'était un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! très courus; c'est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé même m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maÃtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maÃtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre là -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes. Marton. - Ah! différentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de même; mais la fidélité de Paris n'est point sauvage, c'est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goûte; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folâtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidélité conjugale n'y est point offensée; celle de province n'est pas de même, elle est sotte, revêche et tout d'une pièce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maÃtresse fixera peut-être votre maÃtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir très sérieux; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-là , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légères. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine; à Paris, ma chère enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, là -bas, votre maÃtre et vous, vous n'avez encore donné votre coeur à personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maÃtresse ne prenne cette coutume-là de travers. Frontin. - Oh! que non, les agréments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maÃtre passera, votre maÃtresse de même, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilà la Marquise, la mère de Rosimond qui vient. Scène IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmée de vous trouver là , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous à Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui déplaÃt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-être, s'ils n'étaient pas favorables. Marton. - C'est à peu près de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est très aimable, et ma maÃtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je répondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlé d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-là , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'après qui répétez-vous tant d'extravagances? car vous n'êtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis là , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maÃtre, et sur l'agréable économie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copié; j'ai rapporté la mode, je lui ai donné l'état des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous êtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part à de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaÃtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai à ton maÃtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. Scène V Marton, Frontin Marton, éclatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingénuité te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'était méprise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui présente la main. - Allons, touche-là , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-là , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout à l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes à présent dans un excès de raison, tu vas me réduire à te louer. Frontin. - J'en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. Scène VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, à Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hé! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d'honnêtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme à la cour qui ne s'accommodât de cette figure-là . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-là , sous prétexte qu'on est leur nièce et leur héritière, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maÃtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressée. A propos de ta maÃtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j'allais vous rendre réponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime à te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve très curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - Très curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maÃtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidèlement la réponse. Rosimond. - Tu rêves! il n'y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle répondu? Marton. - Précisément ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose à te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d'ici par un exprès. Rosimond ouvre, et rit à part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose à me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, à part à Frontin. - C'est apparemment là une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, après avoir lu. - Vous êtes une étourdie, comtesse. Que dites-vous là , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maÃtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de régaler Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l'esprit. Scène VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a décoché un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prévues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandé si vous aviez des maÃtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour à moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé. Rosimond. - Le sot avec sa règle et sa sagesse; le plaisant éloge! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaÃtra pas à vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c'est-à -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent après vos bonnes grâces; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien à faire là passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, à moi! c'est un article qu'il fallait épargner à la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maÃtresses est même un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions où il ne faut pas dire la vérité. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vérité, il aurait peut-être fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-là . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matière, et de songer que c'est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de même. Frontin. - Eh! peut-être qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-être? il fallait le soupçonner, c'était le plus sûr; mais passons est-ce là tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandé si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir répondre qu'oui. Rosimond. - Poliment répondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mêles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblé que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrétion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grâces naïves; elle a des traits; elle ne déplaÃt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas à moi à juger qu'elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en décide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode à vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. Scène VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maÃtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute à cause de votre réponse de tantôt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose. Hortense. - Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai à lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-être rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des règles là -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dès qu'il vous l'aura dit lui-même, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérêts en main; empêche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle près, en vérité nous méritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maÃtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. Scène IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu déconcerté, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dépit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-être; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments où je suis toute prête de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intéresse trop; que le coeur s'en mêle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-être pas, et j'ai peur d'en être fâchée. Marton. - Eh! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit vous réduirez le maÃtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vôtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination à Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore été amoureux que de la réputation d'être aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maÃtre eût de la disposition à m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prétendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais négligemment, et à son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquât! Marton. - Voilà toujours votre père à sa place; il a peut-être à vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me déplaÃt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. Scène X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je désespère de voir ici mon frère, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon père, il n'y a pas de nécessité d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les égards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; différons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraÃt si avantageux, que je voudrais qu'il fût déjà conclu. Hortense. - Née ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crédit à la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et à quel âge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. Scène XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais à Hortense que mon frère tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. Scène XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends à vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'êtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - Voilà une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame? Y êtes-vous bien déterminée? Hortense. - D'où vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - Tantôt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-être est-ce encore de même? Hortense. - Vous ne demandiez à me voir qu'une heure après, et c'est une espèce d'avenir dont je ne répondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gâtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous déplaÃt, mais à laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarqué qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beauté, des grâces, avec ce caractère d'esprit-là , et cela dans l'âge où vous êtes? vous me surprenez; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irréparable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitié pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'être que vos amis, avec ces yeux-là ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler. Rosimond. - C'est que sérieusement vous êtes belle avec excès; vous l'êtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez là de la dentelle d'un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l'éloge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet après-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet après-midi le hasard en décidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait être fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le différer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le différer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent être expédiées, on y pense après. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'épouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de même. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficulté ne me regarderait point il est vrai que j'espérais, Madame, j'espérais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prévenue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mêlerai point, je n'aurais garde, on me mène, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur. Scène XIII Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Rosimond, allant à Dorimène. - Eh! vous voilà , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chère enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliés, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. Dorimène. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapidité! Rosimond. - Eh! où avez-vous pris ce garçon-là , Comtesse? Dorimène, à Hortense. - Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je à me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, à Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espèce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. Dorimène, riant. - Sur ce pied-là , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - Trêve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sérieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappé, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirât, et je vous le recommande. Dorimène. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espèce d'infidélité qu'il me ferait; car je l'ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - Assurément j'en trouve l'idée tout à fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. Scène XIV Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. Dorimène. - Nous allons l'en instruire nous-mêmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous êtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilà le vôtre. Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot à dire. Scène XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour écrite à Rosimond, mais d'un amour qui me paraÃt sans conséquence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir écrite; le billet est d'un style qui ressemble à son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous êtes pressée, nous en parlerons tantôt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II Scène première La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour être plus à l'écart, j'aurais un mot à vous dire; vous êtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitié me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'être, et je voudrais bien que vous m'aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances où il se trouve; vous savez qu'il doit épouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'où vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec Dorimène, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous désapprouve pas; mais ce n'est pas à Dorimène à qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-être plus d'impression que les miens; vous êtes venu avec Dorimène, je la connais fort peu; vous êtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrÃt pas que mon fils fût toujours auprès d'elle; en vérité, la bienséance en souffre un peu; elle est alliée de la maison où nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelât; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fâchée, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tâcherai de répondre à l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grâce, Monsieur, et je vous recommande les intérêts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n'en profite auprès d'elle. Scène II Dorante, Dorimène Dorimène. - Où est allé le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d'une dignité; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitié; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grâces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traÃne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraÃt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agréable qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a déclaré des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une délicatesse assaisonnée d'un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? Dorimène. - Oui, c'est un étourdi à qui j'ai à parler tête à tête; et grâce à tous ces originaux qui m'ont obsédée, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quitté. Où est-il? Dorante. - Je pense qu'il écrit à Paris, et je sors d'un entretien avec sa mère. Dorimène. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargé d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. Dorimène. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas douté mais ce n'est pas là tout; je suis encore prié de vous inspirer l'envie de partir. Dorimène. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-là . Dorimène. - Je commençais à m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l'avais résolu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'épousera. Dorante. - Cela serait très plaisant. Dorimène. - Oh! il m'épousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime à déranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dérange d'une manière avantageuse. Adieu; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j'imagine; réglez-vous là -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! Scène III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, à Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est à moi, demande-la à tout le monde; c'est à peu près dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, à Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvé une lettre à terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiète. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De Dorimène; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l'épithète. Dorante. - Peut-être personne ne l'aura-t-il encore ramassé et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! très doucement; je ne m'en désespère pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit être fort indifférent à un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de Dorimène; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empêcher d'épouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. Dès qu'elle a su que ma mère m'avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m'a écrit, par un exprès, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure après sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'étais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprès qui nous a précédé mais enfin c'est une très aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides à lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas étonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnête; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaÃt, elle ne veut pas que je l'achève, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nôtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniâtreté d'amour il n'y a que moi à qui cela arrive. Dorante. - Te voilà donc bien agité? Quoi! tu crains les conséquences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dégagé que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-là ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas à me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passé dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous désabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugé; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus à l'abri de la méchante humeur de ma mère? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, être aux genoux d'Hortense, et lui débiter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette à la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout à l'heure, me reprocher mon indifférence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traité de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t'en fais réparation. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a à craindre, à cause que je l'épouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose à la lettre! Dorante. - Je suis persuadé que tu n'es point fâché que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; très fâché. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au désespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mérite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle était assez gentille, l'air naïf, droit et guindé mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s'il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guère. De bonne foi, l'épouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'épouserons ma mère et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! là -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinée, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaÃt. En sens-tu déjà un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expérience en galanterie; je ne suis là -dessus qu'un écolier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'écolier ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fâcher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es réjouissant! Scène IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! Où est votre maÃtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allée, où elle se promène, Monsieur, elle vous demandait tout à l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot à vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, à part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquée. Scène V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantôt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en étais inquiet. Marton. - La voilà . Rosimond. - Tu ne l'as montrée à personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son père qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-même? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardé l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle était à vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense présente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fâchée. Rosimond. - Cela est désagréable. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maÃtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas à tant de modération; serait-ce que notre mariage lui déplaÃt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s'y intéresse pas extrêmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit à vous-même. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquée? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut être fait à se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sûr d'être aimé quand on vous ressemble, aussi ma maÃtresse vous aurait-elle épousé d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquée. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, à la vérité. Marton. - Eh! Monsieur, à qui le dites-vous? Je suis persuadée qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-même que je ne pourrais pas m'empêcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maÃtresse y trouve à redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraÃt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maÃtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grâce dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comédie qui nous divertisse tant; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-même. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? Dès que Dorante et Dorimène sont arrivés ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimât ma maÃtresse, pendant que vous feriez l'amour à Dorimène, et cela à la veille d'épouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maÃtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les règles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadée; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces manières-là ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benêts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benêt que vous feriez revenir les bonnes dispositions où ma maÃtresse était pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne réussiriez, ni comme benêt ni comme comique. Adieu, Monsieur. Scène VI Rosimond, Dorimène Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guérit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! Voilà une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. Dorimène. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait où vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tâcher d'y mettre ordre; elle est là -bas avec Dorante, y venez-vous? Dorimène. - Arrêtez, arrêtez; il s'agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela? Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vôtre, c'est le mien qui en décideront, s'il vous plaÃt. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallèle avec des raisons de cette force-là , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespère d'en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise. Dorimène. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous êtes parti avec votre mère pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est décidé; votre mariage me déplaÃt. Je le passerais à un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-là , je ne saurais; vous êtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient? Rosimond. - Faites-moi donc la grâce d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mère. Dorimène. - La victime! Vous m'édifiez beaucoup, vous êtes un petit garçon bien obéissant. Rosimond. - Je n'aime pas à la fâcher, j'ai cette faiblesse-là , par exemple. Dorimène. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y suppléerai, je parlerai à votre prétendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? Dorimène. - Que nous nous aimons. Rosimond. - Voilà qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous êtes en province, où il y a des règles, des maximes de décence qu'il ne faut point choquer? Dorimène. - Plaisantes maximes! Est-il défendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrêter. Je vous épouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-être le vrai moyen de me guérir d'un amour que vous ne méritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser à bout? Allons trouver la compagnie. Dorimène. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là . Mais que vous veut Frontin? Scène VII Rosimond, Dorimène, Frontin Frontin, tout essoufflé. - Monsieur, j'ai un mot à vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. Dorimène. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitié de ce que j'ai à vous dire est contre elle. Dorimène. - Marquis, faites parler ce faquin-là . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai à vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur à tous deux. Dorimène. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, à votre belle Hortense! Dorimène. - Votre belle voilà une épithète bien placée! Frontin. - Je défie qu'on la place mieux; si vous entendiez là -bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-là , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appétit qui me désespère; je l'ai laissé comme il en retenait une sur qui il s'était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu'on en eût, ou qu'on n'en eût pas, et j'ai peur qu'à la fin elle ne lui reste. Rosimond et Dorimène, riant. - Hé, hé, hé... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de Dorimène. - Oui, cette main-ci voudra peut-être bien me dédommager du tort qu'on me fait sur l'autre. Dorimène, lui donnant la main. - Il y a de l'équité. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arrière. Dorimène. - Renvoyez cet homme-là , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tourné la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigé, j'étais petit-maÃtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu'il était malhonnête d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n'étais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaÃt, je l'ai remarqué, ce n'est que pour être joli homme, que vous la laissez là , et vous ne serez point joli, Monsieur. Dorimène. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaÃt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il là ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'épouse, et je l'épouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilà tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de négliger un coeur tout neuf! cela est si rare! Dorimène. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout à l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. Dorimène. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi? Rosimond. - C'est du même que j'avais perdu. Dorimène. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti là -dessus, je m'en démêlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-même. Dorimène. - On n'a pas besoin de lui là -dedans, il n'y a qu'à laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacité. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derrière cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. Dorimène. - Oui-da, cela nous divertira. Scène VIII Rosimond, Dorimène, au bout du théâtre, Dorante, Hortense, à l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincère, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien à y répondre jusqu'ici; on me destine à un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre époux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec Dorimène. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimé. Hortense. - Ah! doucement, je n'hésite point à vous dire que non. Dorimène, à Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'éloignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'à tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la dernière importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grâce qu'on sera trop heureux d'obtenir. Voilà à quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'à ces conditions-là , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le coeur de Dorimène. Dorimène, après avoir écouté. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? Dorimène. - Laissez-moi faire, je ne gâterai rien. Hortense. - Quoi! vous êtes là , Madame? Dorimène. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indifférent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point là mes sentiments. Dorimène. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste à garder le silence; imaginez-vous que vous n'y êtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas là ce que je pense. Dorimène. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagés, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? Dorimène. - L'occasion se présente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sérieux. Dorimène. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, très peu de chose! Dorimène. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l'épouser, Hortense, prévenu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là , ni à moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, à quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confié; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous êtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystère! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu'on dit là ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien à vous à qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassé de ma réponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité. Dorimène, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. Dorimène. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, à Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien à savoir. Scène IX Frontin, Rosimond, Dorimène, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilà votre mère avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, à Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. Dorimène. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que Dorimène; vous avez dû démêler son esprit et la trouver singulière. C'est une manière de petit-maÃtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier même, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la différence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. Hâtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous répondre; on approche. Nous nous verrons tantôt. Rosimond, quand elle part. - La voilà , je crois, radoucie. Scène X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-être question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il était à ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est à vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'était; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. Scène XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvée et qu'on croit s'adresser à vous? Dans la conjoncture où vous êtes, il est juste qu'on soit instruit là -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point à vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'à vous qu'on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit même à Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportée? Rosimond. - Oui, elle m'en a montré une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-être la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à Dorimène. Rosimond, à Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signée la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela même, Comtesse et Marquis, voilà l'histoire. Le Comte, riant. - Hé, hé, hé! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu'il fût en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraÃt pas naturel. Rosimond, à Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisé; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une étourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissée à Paris? Frontin. - D'elle-même. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'où te vient-il? Frontin. - De sa grâce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'être à vous pendant votre séjour à Paris, et qu'on appelait familièrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilà l'usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiète, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est réservée, et j'aurais peur qu'elle ne crût pas l'histoire des promotions de Frontin si aisément. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-là ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilà les coutumes de la nôtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empêcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez être au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maÃtres. Mais voilà tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maÃtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat; le maÃtre épouse la maÃtresse, et nous la suivante, c'est encore la règle; et par cette règle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empêcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils préférât Dorimène à Hortense, il faudrait qu'il fût aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas même votre amour pour Dorimène qui m'inquiéterait; je sais ce que c'est que ces amours-là entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guère, et Dorimène notre alliée est un peu sur ce ton-là . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle déjà comme à mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point à redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraÃt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites à ma fille de venir. Marton. - La voilà qui s'avance, Monsieur. Scène XII Hortense, Dorimène, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nécessaire d'attendre mon frère; il me l'écrit lui-même, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant à genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon père, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantôt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du côté de la Marquise. - J'ai prévu ce que je vois là . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnête homme pour le nier sérieusement, mon père; les vues qu'on avait pour nous ont peut-être pu l'engager d'abord à le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu'il ne le désavouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis là , Monsieur? Rosimond. - En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-là était à moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre à Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vérité? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu à Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prétexte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de même mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'étais que pour le bien de la chose, moi, c'était un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle même que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est écrié c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, à Dorimène. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'écriture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. Dorimène. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là , Marquise. Hortense les suit. Dorante, à Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiète pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre. Frontin. - Et cassé. Scène XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guère, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-être. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fâche, c'est que me voilà pourtant obligé d'épouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti à prendre; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est à cause de Dorimène? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outré; allons, tout n'est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramènerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligé; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III Scène première Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrême agitation, il se fâche, il fait l'indifférent, à ce que dit Frontin; il va trouver Dorimène, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le désordre d'esprit où il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touché, et c'est là ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridiculté d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se débat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'épuise; achevez de l'en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donné de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas là un présent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-être que moi qui en fût capable; et j'ai laissé partir cet honnête homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur; je ne méritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'épargnez point désespérez-le pour le vaincre; Frontin là -bas attend votre réponse pour la porter à son maÃtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, à Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maÃtre? Frontin. - Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-même, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande à me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de réglé là -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande à vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mène en dépit qu'il en ait, voilà ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vôtre, Madame; qui voudrait l'avoir à bon marché; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu'il est; c'est ma pensée. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . Scène II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas présent je n'ai pas jugé qu'il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a à me dire; s'il insiste, je ne m'écarte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit Hâtez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. Scène III Marton, Rosimond Rosimond, agité. - Où est donc votre maÃtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? après tout ce qui s'est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'épargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guère, et vous n'avez qu'à me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiéter Dorante qui l'empêche de venir? Marton. - Peut-être bien. Rosimond. - Ah! celui-là me paraÃt neuf. A part. On a de plaisants goûts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la désabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante même, si elle veut, pour plus de sûreté; dites-lui qu'il ne s'agit que de Dorimène, et que c'est une grâce que j'ai à lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amène Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant à moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas parié pour lui; sans cet avis-là j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? Scène IV Dorimène, Rosimond Dorimène. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre; de là à Paris où je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nécessaire depuis l'éclat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mère que par là ; il faut absolument que je vous épouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous épousera mais j'ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. Dorimène. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. Dorimène. - Donnez-m'en la moindre idée, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mère. Dorimène. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis écoutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. Dorimène. - D'où vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-être que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. Dorimène. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien établi et si croyable! Rosimond. - Eh! de grâce, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'écarter? Dorimène. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'épouser qu'avec l'agrément de votre mère? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passât, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquée. Rosimond. - Restez piquée, soit; ne vous raccommodez point, ne m'épousez pas mais retirez-vous pour un moment. Dorimène. - Que vous êtes entêté! Rosimond, à part. - L'incommode femme! Dorimène. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. Dorimène. - Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. Scène V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, à Hortense. - Madame, n'hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assuré qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a à vous dire ne concerne uniquement que Dorimène; il m'en a donné sa parole. Rosimond, à part. - Le préambule est fort nécessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'à rester, Marton. Rosimond, à part. - Autre précaution. Marton, à part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger Dorimène, Monsieur? Rosimond, à part. - Je me sens ému... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait prié de vous engager à disposer l'esprit de ma mère en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon père y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout? Rosimond. - J'avais à vous parler de son billet qu'on a trouvé, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touché plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - Hélas! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne à l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la méritez pas. Marton, à part. - Vous ne la méritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien à me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si à charge que j'hésite de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, à part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon étonnement j'admire le malentendu qui nous sépare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant à part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrêté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achève pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas être charmé, Monsieur, qu'on vous débarrasse d'un mariage où vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, où se récriera-t-on, si ce n'est ici? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilà comme on les explique. Marton, à part. - Voilà comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de délicatesse. Marton, toujours à part. - Cet homme-là est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'à suivre ma conduite; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y; à peine m'avez-vous regardé là -dessus, je me suis piqué, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indifférent, même le fier, si vous voulez; j'étais fâché cela est-il si désobligeant? Est-ce là de la complaisance? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu'on ne prÃt garde à rien? Qu'on ne sentÃt rien? Qu'on eût été content sans devoir l'être? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espèce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matière de rupture entre nous? Où allez-vous? Presser ma mère de se raccommoder avec Dorimène? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillées, je ne veux point de Dorimène; je n'en veux qu'à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaÃt, d'autre raccommodement à faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressé. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me répondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-être que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y résoudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine à voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une étourdie qui parle mais il faut qu'à mon tour la vérité m'échappe, Monsieur, je n'y saurais résister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulève la raison C'est pourtant dommage. Voici Dorimène qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. Scène VI Dorimène, Hortense, Rosimond Dorimène. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon père et moi n'oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez. Dorimène. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgré moi qu'il vous en a parlé. Hortense. - Malgré vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez prié. Dorimène. - Eh! point du tout, nous avons pensé nous quereller là -dessus à cause de la répugnance que j'y avais il n'a pas même voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout là . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluée d'un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cérémonie si désagréable elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. Dorimène. - Vous êtes un petit emporté. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'où le dépit porte un coeur tendre. Dorimène. - C'est que c'est une démarche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nécessaire; il ne serait pas séant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon père et moi, s'il ne l'a déjà fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie très sérieusement qu'il ne s'en mêle point, ni vous non plus. Dorimène. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mêle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-même. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! Scène VII Le Comte, Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond Le Comte, à Dorimène. - Venez, Madame, hâtez-vous de grâce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tâchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraÃtre. Rosimond, à part. - Ceci est trop fort. Dorimène. - Je vous rends mille grâces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, à Rosimond. - Point d'inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. Scène VIII Rosimond, abattu et rêveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rêveur est de mauvais présage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'épouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - Très mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai déplu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prévu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable ce sont vos agréments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y étais-je si étrange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarqué, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vérité, vous ne plaisiez qu'aux Dorimènes, et moi aussi; et nos camarades n'étaient que des étourdis; je le sens bien à présent, et si vous l'aviez senti aussi tôt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m'a défait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? Voilà comme vous m'aviez appris à faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'à présent je suis si à mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. Scène IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, à part à Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, à part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maÃtresse que j'ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m'a chargé de vous prier d'une chose qu'elle a oublié de vous dire tantôt, et dont elle n'aurait peut-être pas le temps de vous avertir assez tôt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractère; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une manière à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse à bout Allez, Marton, dites à votre maÃtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intérêt refusez-vous d'obliger ma maÃtresse, qui vous sert actuellement vous-même, et qui, en revanche, vous demande en grâce de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fâche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rêves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au désespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sût mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilà ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les répéter. Marton. - Voilà qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-là vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fâche à mon tour. Est-ce que ma maÃtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'était pas la peine que votre coeur se développât sérieusement pour ma maÃtresse, ni qu'il se mÃt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grâce d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en étions si pénétrés... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oublié pour vous empêcher de l'être. Souvenez-vous des discours de tantôt j'en étais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisée; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sépare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrêté, convenable, dont je faisais cas voilà de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai même, la plus disposée d'abord à vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me déteste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-être touchera-t-il ma maÃtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clément! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous êtes? Continuerez-vous d'être aussi aimable que vous l'êtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maÃtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir été, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous à ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grâce. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est différent c'est reconnaissance pour lui, c'était inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. Scène X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié. Rosimond, se jetant à ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas même digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris; mais mon coeur vous a manqué de respect; il vous a refusé l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pénétré, et je veux, pour l'en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystère qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela voilà ce que j'étais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d'en être toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. Scène XI Dorimène, Dorante, Hortense, Rosimond Dorimène. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m'épouser; il est vrai qu'il m'en coûte le sacrifice de ma fierté mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grâce, Madame. Dorante. - Votre père consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-même, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, à Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas même, en partant, la triste consolation d'espérer que vous me plaindrez. Dorimène. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bonté de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. Dorimène. - Mais, parlez donc? Répétez-vous une scène de comédie? Rosimond. - Eh! de grâce. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout à l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas Dorimène? Rosimond. - Elle est présente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans être infidèle approuvez que je n'en dise pas davantage. Dorimène. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiétude où je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma présence doit vous être à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'étendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne. Dorimène. - Voilà qui est bien particulier! Hortense. - Arrêtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. Dorimène. - C'est un rêve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, à Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s'est passé; je vous ai refusé ma main, j'ai montré de l'éloignement pour vous; rien de tout cela n'était sincère c'était mon coeur qui éprouvait le vôtre. Vous devez tout à mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits; jugez à présent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tenté pour en obtenir la tendresse entière. Rosimond se jette à genoux. Dorimène, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. Scène XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond à vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon père, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'épouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'égal au bonheur de son sort. Le Comte, à Dorante. - Nous les destinions l'un à l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandé ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet événement me charme! Dorante, à Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procédé est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien à me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La Mère confidente Acteurs Comédie en trois actes et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'Angélique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scène se passe à la campagne, chez Madame Argante. Acte premier Scène première Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans Angélique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientôt, elle est avec sa mère, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hâtée que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous êtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l'insu de tout le monde; la mère, à qui vous êtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; Angélique est riche, vous êtes tous deux d'une égale condition, à ce que vous dites; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage; il n'y a pas même de temps à perdre. Dorante. - C'est ici où gÃt la difficulté. Lisette. - Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, étonnée. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une très petite légitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait à votre air? Quand on n'a rien, faut-il être de si bonne mine? Vous m'avez trompée, Monsieur. Dorante. - Ce n'était pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers, mais nous avons une mère qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'épouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'Angélique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrée ici, j'allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve très riche et peut-être plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime Angélique; et si jamais tes soins m'unissaient à elle, je me charge de ton établissement. Lisette, rêvant un peu. - Vous êtes séduisant; voilà une façon d'aimer qui commence à m'intéresser, je me persuade qu'Angélique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'à moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'héritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinés? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de très grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'où vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire? Un oncle riche, voilà qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-là ont coutume de l'être. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - Miséricorde! trente-cinq ans! Cet homme-là n'est bon qu'à être le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte à merveille, il est, grâce au ciel, de la meilleure santé du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sérieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu'il n'a pas il n'a qu'à nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'écriant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vérité, vous êtes insupportable, tout est désolant avec vous, de quelque côté qu'on se tourne. Dorante. - Te voilà donc dégoûtée de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaÃtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai à lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargée de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. Scène II Angélique, Lisette Lisette. - Je désespérais que vous vinssiez, Madame. Angélique. - C'est qu'il est arrivé du monde à qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose à me dire de Dorante? as-tu parlé de lui à la concierge du château où il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informée. Dorante est un homme charmant, un homme aimé, estimé de tout le monde, en un mot, le plus honnête homme qu'on puisse connaÃtre. Angélique. - Hélas! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais deviné. Lisette. - Oui; il n'y a qu'à le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. Angélique. - Le quitter! Quoi! après cet éloge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. Angélique. - Ou vous plaisantez, ou la tête vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un défaut terrible. Angélique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. Angélique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un défaut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mère, allez la consulter sur cette bagatelle-là , pour voir un peu ce qu'elle vous répondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. Angélique. - Et quel est le tien là -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanité, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'épouser Dorante. Angélique. - Va, va, ne ménage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaÃt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse là . Angélique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. Angélique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous êtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, à cause de vous, une veuve très riche, à ce qu'on dit. Angélique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualités que je lui découvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous épousiez cet homme-là , le ciel vous destine l'un à l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allées de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'à celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marqué? Angélique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, même promenade, mêmes allées, même rencontre, même inclination des deux côtés, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! Angélique. - Ajoute que j'ai voulu m'empêcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir à bout. Lisette. - Je vous en défierais. Angélique. - Il n'y a plus que ma mère qui m'inquiète, cette mère qui m'idolâtre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaÃt. Angélique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaÃt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontés? Lisette. - Est-ce que vous tremblez déjà ? Angélique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misérable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fâchée d'être si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'êtes-vous pas pour vous deux? Angélique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. Angélique. - Comment! est-ce que tu lui as donné rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. Angélique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. Angélique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec bienséance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. Angélique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilà tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fâchons pas, le voici. Scène III Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Angélique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est à Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. Angélique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout à l'heure. Lisette. - Pas tant tout à l'heure. Angélique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous à regret, Madame? Angélique. - Non, Dorante, si j'étais fâchée de vous voir, je fuirais les lieux où je vous trouve, et où je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice à Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. Angélique. - Mais, en vérité, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - Où est l'inconvénient de répéter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous êtes charmée que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal à lui dire le plaisir que vous vous proposez à le venger de la fortune, à lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point à rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'éloge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante Angélique, mon bonheur irait-il jusque-là ? Oserais-je ajouter foi à ce qu'elle me dit? Angélique. - Je vous avoue qu'elle est bien étourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur à vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pénétré ni de plus tendre. Lubin paraÃt dans l'éloignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benêt-là , que fait-il ici? Angélique. - C'est lui-même. Ah! que je suis inquiète! Il dira tout à ma mère. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrêtant. - Non, Monsieur, arrêtez, il me vient une idée il faut tâcher de le mettre dans nos intérêts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. Scène IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, à Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilà , Lubin? à quoi t'amuses-tu là ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, à présent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volée, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velà un qui est bian joli itou, et jarnigué! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-à -dire que tu nous as vu, Angélique et moi, parler à Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu à mon aise, j'ons mêmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilà la première fois que nous le voyons. Lubin. - Morgué! qu'alle a bonne meine cette première fois-là , alle ressemble à la vingtième! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute révérence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intérêts? Lubin. - Peut-être qu'oui, peut-être que non, ce sera suivant les magnières du monde; il gnia que ça qui règle, car j'aime les magnières, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnêteté à rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la révérence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles répondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velà qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la réponse, tout ça est payé! il n'y a pus qu'à nous accommoder pour le courant. Dorante. - Voilà pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prétends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morgué! parsonne de si agriable à rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis à présent. Lubin. - Tatigué! oui, ne m'épargnez pas, toute mon amiquié est à voute sarvice au même prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue à la ronde. Il sort. Scène V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses réussissent; mais comment réussiront-elles? Angélique est une héritière, et je sais les intentions de la mère, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas à vous à qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez être bien convaincu; or, cela supposé, que vous passe-t-il dans l'esprit là -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songé qu'au plaisir d'aimer Angélique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en même temps songer à faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rêverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rêverez! Il n'y a qu'un petit inconvénient à craindre, c'est qu'on ne marie votre maÃtresse pendant que vous rêverez à la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liée avec la mère, il y a déjà un époux d'arrêté, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me désespères, il faut absolument éviter ce malheur-là . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. Scène VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velà l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - Morgué! le plus méchant, c'est la mère d'Angélique. Lisette, à Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'être sans malice. Scène VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maÃtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, à celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - Pargué! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens; c'est d'observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent à la même heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu près. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maÃtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-même. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle Angélique parle en cachette à son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sérieux; mais vous êtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse Velà Madame qui viant, la velà qui ne viant pas? Ca empêche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, à condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens même que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidèlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'éloignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitôt pris, aussitôt rendu. Madame Argante. - Je te défends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informé de celui qu'ils t'ont donné; garde-moi le secret. Lubin. - Drès qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandé, j'aurions fait de même, ils n'aviont qu'à dire. Madame Argante. - N'y manque pas à mon égard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achève de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - Premièrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-à -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine à moi, ce sera la vôtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux à contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre débiter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui répond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientôt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mère s'en souciera? Et pis là -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-là ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - Morgué! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trésor pour des amoureux que cette fille-là . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidélité, je te récompenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. Scène VIII Madame Argante, Angélique Madame Argante. - Je vous demandais à Lubin, ma fille. Angélique. - Avez-vous à me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, Angélique, vous l'avez vu souvent à Paris, il vous demande en mariage. Angélique. - Lui, ma mère, Ergaste, cet homme si sombre si sérieux, il n'est pas fait pour être un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien à redire à sa figure. Angélique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est à quoi je ne regarde guère. Madame Argante. - Il est froid. Angélique. - Dites glacé, taciturne, mélancolique, rêveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientôt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'épouserez pas malgré vous, ma chère enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. Angélique. - Ah! ma mère, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas là ce qui m'inquiète. Madame Argante. - Es-tu bien persuadée que je t'aime? Angélique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? Angélique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurément. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sûre, il faut que tu m'accordes une grâce. Angélique. - Une grâce, ma mère! Voilà un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obéirai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-là , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre à vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous êtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien à vous dire. Angélique. - Allons, ma mère, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grâce que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un âge raisonnable, mais où tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience; te rappelles-tu l'entretien que nous eûmes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fûmes interrompues, mais cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la, parle-moi à coeur ouvert; fais-moi ta confidente. Angélique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mère qui veut être ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. Angélique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout à ma mère, l'un est inséparable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sépare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là , c'est comme si ta mère ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait même de la mauvaise foi à faire autrement. Angélique. - Il est difficile d'espérer ce que vous dites là . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mérite pas ta résistance. Angélique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grâce, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mère, donne-moi un autre nom. Angélique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-là m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chère Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien à me confier dès à présent? Angélique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaqué jusqu'ici? Angélique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas à moi, j'ai peur que ce ne soit encore à ta mère à qui tu réponds. Angélique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient à ton âge. Angélique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? Angélique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivé? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. Angélique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rêves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mère. Angélique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'être, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? Angélique. - Vous m'avez demandé si on avait attaqué mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sérieux. - Vous aimez? Angélique, riant. - Eh bien! ne voilà -t-il pas cette mère qui est absente? C'est pourtant elle qui me répond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vérité, et il n'y a rien là qui me surprenne; de mon côté, je n'ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de même; ainsi point d'inquiétude, tu me confies donc que tu aimes. Angélique. - Je suis presque tentée de m'en dédire. Madame Argante. - Ah! ma chère Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. Angélique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmée; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la première, cela peut arriver à tout le monde et quel homme est-ce? est-il à Paris? Angélique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chère? Conte-moi donc cette histoire-là , je la trouve plus plaisante que sérieuse, ce ne peut être qu'une aventure de campagne, une rencontre? Angélique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a salué, et qui a su adroitement engager une conversation? Angélique. - C'est cela même. Madame Argante. - Sa hardiesse m'étonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manqué de respect? Angélique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chère enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-là , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-même au premier jour. Angélique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vérité. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a là dedans un air de roman qui te gagne. Angélique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? Angélique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? Angélique. - Franchement, j'aurais bien de la peine à m'en empêcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mère pour te le défendre. Angélique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit être un secret pour vous en cette qualité-là , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sérieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger où je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. Angélique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - Hélas! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mère, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t'exposer à tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer à l'indécence de tant d'entrevues secrètes, ménagées par une misérable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guère des conséquences, pourvu qu'elle y trouve son intérêt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'égarerais jusque-là , l'aurais-tu cru? Angélique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilà des réflexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chère enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur à te séduire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur même est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas être contente, et qu'une véritable amie comme moi, dont tu te défies que ne risques-tu pas? Angélique. - Ah! ma chère mère, ma chère amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligée de vos conseils! Lubin, à Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande à vous parler. Madame Argante, à Angélique. - En qualité de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-être ici. Angélique. - Permettez-moi de rêver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraÃtre, je le congédierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe à ce que je t'ai dit. Elle sort. Scène IX Angélique, un moment seule, Lubin survient. Angélique. - Voilà qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrêter, lui remet une lettre dans la main. Arrêtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. Angélique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. Angélique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morgué! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, à celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et à vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantôt, à l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargé d'apporter l'heure à Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la réponse tout bas. Angélique. - Ramasse-la toi-même, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morgué! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. Angélique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'écriture. Acte II Scène première Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsangué! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis à l'affût de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'Angélique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce là tout? Lubin. - C'est tout par rapport à vous, mais il y a un restant par rapport à moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protège, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rêves, et où est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnête homme? Lubin. - Morgué! moi itou, et tellement honnête, qu'il n'y aura pas moyen d'être un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport à ce que j'ons toujours maille à partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; à chaque pas que je fais, j'ai le défaut de m'arrêter, à moins qu'on ne me pousse, et c'est à vous à pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - Ça me ravigote. Dorante. - Dis-moi, Angélique viendra-t-elle bientôt? Lubin. - Peut-être biantôt, peut-être bian tard, peut-être point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprès d'elle? Pargué! je serons donc l'espion à tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mère, qui m'a bian enchargé de n'en rian dire. Dorante. - Misérable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velà tout, faut pas mêmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-à -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - Velà cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilà , et j'attrape. Dorante. - Achève, que t'a dit Angélique quand tu lui as porté ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li écrivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fâchée? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tâter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue à tarre, car je l'ons ramassée; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'où cela peut-il provenir? Lubin. - Velà Lisette, intarrogez-la, je retorne à ma place pour vous garder. Il sort. Scène II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? Angélique a rebuté ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle à cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvée toute changée; je viens pourtant de l'apercevoir là -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rêverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-être; il faut respecter ses dégoûts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. Scène III Angélique, Dorante, Lisette Angélique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas à l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mépris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. Angélique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte à moins; pour indifférent, passe, et très indifférent; quant à votre lettre, je l'ai reçue comme elle le méritait, et je ne croyais pas qu'on eût droit d'écrire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvé cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'écrire, à moi, Monsieur, d'où vous est venue cette idée, je n'ai pas donné lieu à votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. Angélique. - Voilà des expressions aussi déplacées qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les écoute point. Dorante. - Eh! de grâce, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, méprisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagère point ce que je souffre. Angélique. - Vous m'empêchez de parler à Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans être trop curieuse, vous demander à qui vous en avez? Angélique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilà ce qui m'amène. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? Angélique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! Angélique. - Attendez pourtant; puisque vous êtes là , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai à vous dire vous m'avez écrit, vous avez lié conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmée que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractère me faites-vous là ? Je ne réponds rien pour ma défense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a déplu, je vous en demande pardon, n'en présumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant à ne vous plus revoir, puisque je vous déplais. Angélique. - Je vous ai déjà dit que je m'en tenais à l'indifférence. Revenons à Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour être grondée; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai écrit ni rencontré, quel est mon crime? Angélique. - Dites-moi, il n'a pas tenu à vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues où vous m'avez amenée sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les conséquences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-là . Angélique. - Si Monsieur, comme je l'ai déjà dit, et à l'exemple de presque tous les jeunes gens, était homme à faire trophée d'une aventure dont je suis tout à fait innocente, où en serais-je? Lisette, à Dorante. - Remerciez, Monsieur. Dorante. - Je ne saurais parler. Angélique. - Si, de votre côté, vous êtes de ces filles intéressées qui ne se soucient pas de faire tort à leurs maÃtresses pourvu qu'elles y trouvent leur avantage, que ne risquerais-je pas? Lisette. - Oh! je répondrai, moi, je n'ai pas perdu la parole si Monsieur est un homme d'honneur à qui vous faites injure, si je suis une fille généreuse, qui ne gagne à tout cela que le joli compliment dont vous m'honorez, où en est avec moi votre reconnaissance, hem? Angélique. - D'où vient donc que vous avez si bien servi Dorante, quel peut avoir été le motif d'un zèle si vif, quels moyens a-t-il employés pour vous faire agir? Lisette. - Je crois vous entendre vous gageriez, j'en suis sûre, que j'ai été séduite par des présents? Gagez, Madame, faites-moi cette galanterie-là , vous perdrez, et ce sera une manière de donner tout à fait noble. Dorante. - Des présents, Madame! Que pourrais-je lui donner qui fût digne de ce que je lui dois? Lisette. - Attendez, Monsieur, disons pourtant la vérité. Dans vos transports, vous m'avez promis d'être extrêmement reconnaissant, si jamais vous aviez le bonheur d'être à Madame, il faut convenir de cela. Angélique. - Eh! je serais la première à vous donner moi-même. Dorante. - Que je suis à plaindre d'avoir livré mon coeur à tant d'amour! Lisette. - J'entre dans votre douleur, Monsieur, mais faites comme moi, je n'avais que de bonnes intentions j'aime ma maÃtresse, tout injuste qu'elle est, je voulais unir son sort à celui d'un homme qui lui aurait rendu la vie heureuse et tranquille, mes motifs lui sont suspects, et j'y renonce; imitez-moi, privez-vous de votre côté du plaisir de voir Angélique, sacrifiez votre amour à ses inquiétudes, vous êtes capable de cet effort-là . Angélique. - Soit. Lisette, à Dorante, à part. - Retirez-vous pour un moment. Dorante. - Adieu, Madame; je vous quitte, puisque vous le voulez; dans l'état où vous me jetez, la vie m'est à charge, je pars pénétré d'une affliction mortelle, et je n'y résisterai point, jamais on n'eut tant d'amour, tant de respect que j'en ai pour vous, jamais on n'osa espérer moins de retour; ce n'est pas votre indifférence qui m'accable, elle me rend justice, j'en aurais soupiré toute ma vie sans m'en plaindre, et ce n'était point à moi, ce n'est peut-être à personne à prétendre à votre coeur; mais je pouvais espérer votre estime, je me croyais à l'abri du mépris, et ni ma passion ni mon caractère n'ont mérité les outrages que vous leur faites. Il sort. Scène IV Angélique, Lisette, Lubin survient. Angélique. - Il est parti? Lisette. - Oui, Madame. Angélique, un moment sans parler, et à part. - J'ai été trop vite, ma mère, avec toute son expérience, en a mal jugé; Dorante est un honnête homme. Lisette, à part. - Elle rêve, elle est triste cette querelle-ci ne nous fera point de tort. Lubin, à Angélique. - J'aperçois par là -bas un passant qui viant envars nous, voulez-vous qu'il vous regarde? Angélique. - Eh! que m'importe? Lisette. - Qu'il passe, qu'est-ce que cela nous fait? Lubin, à part. - Il y a du brit dans le ménage, je m'en retorne donc, je vas me mettre pus près par rapport à ce que je m'ennuie d'être si loin, j'aime à voir le monde, vous me sarvirez de récriation, n'est-ce pas? Lisette. - Comme tu voudras, reste à dix pas. Lubin. - Je les compterai en conscience. A part. Je sis pus fin qu'eux, j'allons faire ma forniture de nouvelles pour la bonne mère. Il s'éloigne. Scène V Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Lisette. - Vous avez furieusement maltraité Dorante! Angélique. - Oui, vous avez raison, j'en suis fâchée, mais laissez-moi, car je suis outrée contre vous. Lisette. - Vous savez si je le mérite. Angélique. - C'est vous qui êtes cause que je me suis accoutumée à le voir. Lisette. - Je n'avais pas dessein de vous rendre un mauvais service, et cette aventure-ci n'est triste que pour lui; avez-vous pris garde à l'état où il est? C'est un homme au désespoir. Angélique. - Je n'y saurais que faire, pourquoi s'en va-t-il? Lisette. - Cela est aisé à dire à qui ne se soucie pas de lui, mais vous savez avec quelle tendresse il vous aime. Angélique. - Et vous prétendez que je ne m'en soucie pas, moi? Que vous êtes méchante! Lisette. - Que voulez-vous que j'en croie? Je vous vois tranquille, et il versait des larmes en s'en allant. Lubin. - Comme alle l'enjole! Angélique. - Lui? Lisette. - Eh! sans doute! Angélique. - Et malgré cela, il part! Lisette. - Eh! vous l'avez congédié. Quelle perte vous faites! Angélique, après avoir rêvé. - Qu'il revienne donc, s'il y est encore, qu'on lui parle, puisqu'il est si affligé. Lisette. - Il ne peut être qu'à l'écart dans ce bois il n'a pu aller loin, accablé comme il l'était. Monsieur Dorante, Monsieur Dorante! Scène VI Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Dorante. - Est-ce Angélique qui m'appelle? Lisette. - Oui, c'est moi qui parle, mais c'est elle qui vous demande. Angélique. - Voilà de ces faiblesses que je voudrais bien qu'on m'épargnât. Dorante. - A quoi dois-je m'attendre, Angélique? Que souhaitez-vous d'un homme dont vous ne pouvez plus supporter la vue? Angélique. - Il y a une grande apparence que vous vous trompez. Dorante. - Hélas! vous ne m'estimez plus. Angélique. - Plaignez-vous, je vous laisse dire, car je suis un peu dans mon tort. Dorante. - Angélique a pu douter de mon amour! Angélique. - Elle en a douté pour en être plus sûre, cela est-il si désobligeant? Dorante. - Quoi! j'aurais le bonheur de n'être point haï? Angélique. - J'ai bien peur que ce ne soit tout le contraire. Dorante. - Vous me rendez la vie. Angélique. - Où est cette lettre que j'ai refusé de recevoir? S'il ne tient qu'à la lire, on le veut bien. Dorante. - J'aime mieux vous entendre. Angélique. - Vous n'y perdez pas. Dorante. - Ne vous défiez donc jamais d'un coeur qui vous adore. Angélique. - Oui, Dorante, je vous le promets, voilà qui est fini; excusez tous deux l'embarras où se trouve une fille de mon âge, timide et vertueuse; il y a tant de pièges dans la vie! j'ai si peu d'expérience! serait-il difficile de me tromper si on voulait? Je n'ai que ma sagesse et mon innocence pour toute ressource, et quand on n'a que cela, on peut avoir peur; mais me voilà bien rassurée. Il ne me reste plus qu'un chagrin Que deviendra cet amour? Je n'y vois que des sujets d'affliction! Savez-vous bien que ma mère me propose un époux que je verrai peut-être dans un quart d'heure? Je ne vous disais pas tout ce qui m'agitait, il m'était bien permis d'être fâcheuse, comme vous voyez. Dorante. - Angélique, vous êtes toute mon espérance. Lisette. - Mais si vous avouiez votre amour à cette mère qui vous aime tant, serait-elle inexorable? Il n'y a qu'à supposer que vous avez connu Monsieur à Paris, et qu'il y est. Angélique. - Cela ne mènerait à rien, Lisette, à rien du tout, je sais bien ce que je dis. Dorante. - Vous consentirez donc d'être à un autre? Angélique. - Vous me faites trembler. Dorante. - Je m'égare à la seule idée de vous perdre, et il n'est point d'extrémité pardonnable que je ne sois tenté de vous proposer. Angélique. - D'extrémité pardonnable! Lisette. - J'entrevois ce qu'il veut dire. Angélique. - Quoi! me jeter à ses genoux? C'est bien mon dessein de lui résister, j'aurai bien de la peine, surtout avec une mère aussi tendre. Lisette. - Bon! tendre, si elle l'était tant, vous gênerait-elle là -dessus? Avec le bien que vous avez, vous n'avez besoin que d'un honnête homme, encore une fois. Angélique. - Tu as raison, c'est une tendresse fort mal entendue, j'en conviens. Dorante. - Ah! belle Angélique, si vous avez tout l'amour que j'ai, vous auriez bientôt pris votre parti, ne me demandez point ce que je pense, je me trouble, je ne sais où je suis. Angélique, à Lisette. - Que de peines! Tâche donc de lui remettre l'esprit; que veut-il dire? Lisette. - Eh bien! Monsieur, parlez, quelle est votre idée? Dorante, se jetant à ses genoux. - Angélique, voulez-vous que je meure? Angélique. - Non, levez-vous et parlez, je vous l'ordonne. Dorante. - J'obéis; votre mère sera inflexible, et dans le cas où nous sommes... Angélique. - Que faire? Dorante. - Si j'avais des trésors à vous offrir, je vous le dirais plus hardiment. Angélique. - Votre coeur en est un, achevez, je le veux. Dorante. - A notre place, on se fait son sort à soi-même. Angélique. - Et comment? Dorante. - On s'échappe... Lubin, de loin. - Au voleur! Angélique. - Après? Dorante. - Une mère s'emporte, à la fin elle consent, on se réconcilie avec elle, et on se trouve uni avec ce qu'on aime. Angélique. - Mais ou j'entends mal, ou cela ressemble à un enlèvement; en est-ce un, Dorante? Dorante. - Je n'ai plus rien à dire. Angélique, le regardant. - Je vous ai forcé de parler, et je n'ai que ce que je mérite; Lisette. - Pardonnez quelque chose au trouble où il est le moyen est dur, et il est fâcheux qu'il n'y en ait point d'autre. Angélique. - Est-ce là un moyen, est-ce un remède qu'une extravagance! Ah! je ne vous reconnais pas à cela, Dorante, je me passerai mieux de bonheur que de vertus, me proposer d'être insensée, d'être méprisable? Je ne vous aime plus. Dorante. - Vous ne m'aimez plus! Ce mot m'accable, il m'arrache le coeur. Lisette. - En vérité, son état me touche. Dorante. - Adieu, belle Angélique, je ne survivrai pas à la menace que vous m'avez faite. Angélique. - Mais, Dorante, êtes-vous raisonnable? Lisette. - Ce qu'il vous propose est hardi, mais ce n'est pas un crime. Angélique. - Un enlèvement, Lisette! Dorante. - Ma chère Angélique, je vous perds. Concevez-vous ce que c'est que vous perdre? et si vous m'aimez un peu, n'êtes-vous pas effrayée vous-même de l'idée de n'être jamais à moi? Et parce que vous êtes vertueuse, en avez-vous moins de droit d'éviter un malheur? Nous aurions le secours d'une dame qui n'est heureusement qu'à un quart de lieue d'ici, et chez qui je vous mènerais. Lubin, de loin. - Haye! Haye! Angélique. - Non, Dorante, laissons là votre dame, je parlerai à ma mère; elle est bonne, je la toucherai peut-être, je la toucherai, je l'espère. Ah! Scène VII Lubin, Lisette, Angélique, Dorante Lubin. - Et vite, et vite, qu'on s'éparpille; velà ce grand monsieur que j'ons vu une fois à Paris, cheux vous, et qui ne parle point. Il s'écarte. Angélique. - C'est peut-être celui à qui ma mère me destine, fuyez, Dorante, nous nous reverrons tantôt, ne vous inquiétez point. Dorante sort. Scène VIII Angélique, Lisette, Ergaste Angélique, en le voyant. - C'est lui-même. Ah! quel homme! Lisette. - Il n'a pas l'air éveillé. Ergaste, marchant lentement. - Je suis votre serviteur, Madame; je devance Madame votre mère, qui est embarrassée, elle m'a dit que vous vous promeniez. Angélique. - Vous le voyez, Monsieur. Ergaste. - Et je me suis hâté de venir vous faire la révérence. Lisette, à part. - Appelle-t-il cela se hâter? Ergaste. - Ne suis-je pas importun? Angélique. - Non, Monsieur. Lisette, à part. - Ah! cela vous plaÃt à dire. Ergaste. - Vous êtes plus belle que jamais. Angélique. - Je ne l'ai jamais été. Ergaste. - Vous êtes bien modeste. Lisette, à part. - Il parle comme il marche. Ergaste. - Ce pays-ci est fort beau. Angélique. - Il est passable. Lisette, à part. - Quand il a dit un mot, il est si fatigué qu'il faut qu'il se repose. Ergaste. - Et solitaire. Angélique. - On n'y voit pas grand monde. Lisette. - Quelque importun par-ci par-là . Ergaste. - Il y en a partout. On est du temps sans parler. Lisette, à part. - Voilà la conversation tombée, ce ne sera pas moi qui la relèverai. Ergaste. - Ah! bonjour, Lisette. Lisette. - Bonsoir, Monsieur; je vous dis bonsoir, parce que je m'endors, ne trouvez-vous pas qu'il fait un temps pesant? Ergaste. - Oui, ce me semble. Lisette. - Vous vous en retournez sans doute? Ergaste. - Rien que demain. Madame Argante m'a retenu. Angélique. - Et Monsieur se promène-t-il? Ergaste. - Je vais d'abord à ce château voisin, pour y porter une lettre qu'on m'a prié de rendre en main propre, et je reviens ensuite. Angélique. - Faites, Monsieur, ne vous gênez pas. Ergaste. - Vous me le permettez donc? Angélique. - Oui, Monsieur. Lisette. - Ne vous pressez point, quand on a des commissions, il faut y mettre tout le temps nécessaire, n'avez-vous que celle-là ? Ergaste. - Non, c'est l'unique. Lisette. - Quoi! pas le moindre petit compliment à faire ailleurs? Ergaste. - Non. Angélique. - Monsieur y soupera peut-être? Lisette. - Et à la campagne, on couche où l'on soupe. Ergaste. - Point du tout, je reviens incessamment, Madame. A part, en s'en allant. Je ne sais que dire aux femmes, même à celles qui me plaisent. Il sort. Scène IX Angélique, Lisette Lisette. - Ce garçon-là a de grands talents pour le silence; quelle abstinence de paroles! Il ne parlera bientôt plus que par signes. Angélique. - Il a dit que ma mère allait venir, et je m'éloigne je ne saurais lui parler dans le désordre d'esprit où je suis; j'ai pourtant dessein de l'attendrir sur le chapitre de Dorante. Lisette. - Et moi, je ne vous conseille pas de lui en parler, vous ne ferez que la révolter davantage, et elle se hâterait de conclure. Angélique. - Oh! doucement! je me révolterais à mon tour. Lisette, riant. - Vous, contre cette mère qui dit qu'elle vous aime tant? Angélique, s'en allant. - Eh bien! qu'elle aime donc mieux, car je ne suis point contente d'elle. Lisette. - Retirez-vous, je crois qu'elle vient. Angélique sort Scène X Madame Argante, Lisette, qui veut s'en aller. Madame Argante, l'arrêtant. - Voici cette fourbe de suivante. Un moment, où est ma fille? J'ai cru la trouver ici avec Monsieur Ergaste. Lisette. - Ils y étaient tous deux tout à l'heure, Madame, mais Monsieur Ergaste est allé à cette maison d'ici près, remettre une lettre à quelqu'un, et Mademoiselle est là -bas, je pense. Madame Argante. - Allez lui dire que je serais bien aise de la voir. Lisette, les premiers mots à part. - Elle me parle bien sèchement. J'y vais, Madame, mais vous me paraissez triste, j'ai eu peur que vous ne fussiez fâchée contre moi. Madame Argante. - Contre vous? Est-ce que vous le méritez, Lisette? Lisette. - Non, Madame. Madame Argante. - Il est vrai que j'ai l'air plus occupé qu'à l'ordinaire. Je veux marier ma fille à Ergaste, vous le savez, et je crains souvent qu'elle n'ait quelque chose dans le coeur; mais vous me le diriez, n'est-il pas vrai? Lisette. - Eh mais! je le saurais. Madame Argante. - Je n'en doute pas; allez, je connais votre fidélité, Lisette, je ne m'y trompe pas, et je compte bien vous en récompenser comme il faut; dites à ma fille que je l'attends. Lisette, à part. - Elle prend bien son temps pour me louer! Elle sort. Madame Argante. - Toute fourbe qu'elle est, je l'ai embarrassée. Scène XI Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! tu viens à propos. As-tu quelque chose à me dire? Lubin. - Jarnigoi! si jons queuque chose! J'avons vu des pardons, j'avons vu des offenses, des allées, des venues, et pis des moyens pour avoir un mari. Madame Argante. - Hâte-toi de m'instruire, parce que j'attends Angélique. Que sais-tu? Lubin. - Pisque vous êtes pressée, je mettrons tout en un tas. Madame Argante. - Parle donc. Lubin. - Je sais une accusation, je sais une innocence, et pis un autre grand stratagème, attendez, comment appelont-ils cela? Madame Argante. - Je ne t'entends pas mais va-t'en, Lubin, j'aperçois ma fille, tu me diras ce que c'est tantôt, il ne faut pas qu'elle nous voie ensemble. Lubin. - Je m'en retorne donc à la provision. Il sort. Scène XII Madame Argante, Angélique Madame Argante, à part. - Voyons de quoi il sera question. Angélique, les premiers mots à part. - Plus de confidence, Lisette a raison, c'est le plus sûr. Lisette m'a dit que vous me demandiez, ma mère. Madame Argante. - Oui, je sais que tu as vu Ergaste, ton éloignement pour lui dure-t-il toujours? Angélique, souriant. - Ergaste n'a pas changé. Madame Argante. - Te souvient-il qu'avant que nous vinssions ici, tu m'en disais du bien? Angélique. - Je vous en dirai volontiers encore, car je l'estime, mais je ne l'aime point, et l'estime et l'indifférence vont fort bien ensemble. Madame Argante. - Parlons d'autre chose, n'as-tu rien à dire à ta confidente? Angélique. - Non, il n'y a plus rien de nouveau. Madame Argante. - Tu n'as pas revu le jeune homme? Angélique. - Oui, je l'ai retrouvé, je lui ai dit ce qu'il fallait, et voilà qui est fini. Madame Argante, souriant. - Quoi! absolument fini? Angélique. - Oui, tout à fait. Madame Argante. - Tu me charmes, je ne saurais t'exprimer la satisfaction que tu me donnes; il n'y a rien de si estimable que toi, Angélique, ni rien aussi d'égal au plaisir que j'ai à te le dire, car je compte que tu me dis vrai, je me livre hardiment à ma joie, tu ne voudrais pas m'y abandonner, si elle était fausse ce serait une cruauté dont tu n'es pas capable. Angélique, d'un ton timide. - Assurément Madame Argante. - Va, tu n'as pas besoin de me rassurer, ma fille, tu me ferais injure, si tu croyais que j'en doute; non, ma chère Angélique, tu ne verras plus Dorante, tu l'as renvoyé, j'en suis sûre, ce n'est pas avec un caractère comme le tien qu'on est exposé à la douleur d'être trop crédule; n'ajoute donc rien à ce que tu m'as dit tu ne le verras plus, tu m'en assures, et cela suffit; parlons de la raison, du courage et de la vertu que tu viens de montrer. Angélique, d'un air interdit. - Que je suis confuse! Madame Argante. - Grâce au ciel, te voilà donc encore plus respectable, plus digne d'être aimée, plus digne que jamais de faire mes délices; que tu me rends glorieuse, Angélique! Angélique, pleurant. - Ah! ma mère, arrêtez, de grâce. Madame Argante. - Que vois-je? Tu pleures, ma fille, tu viens de triompher de toi-même, tu me vois enchantée, et tu pleures! Angélique, se jetant à ses genoux. - Non, ma mère, je ne triomphe point, votre joie et vos tendresses me confondent, je ne les mérite point. Madame Argante la relève. - Relève-toi, ma chère enfant, d'où te viennent ces mouvements où je te reconnais toujours? Que veulent-ils dire? Angélique. - Hélas! C'est que je vous trompe. Madame Argante. - Toi? Un moment sans rien dire. Non, tu ne me trompes point, puisque tu me l'avoues. Achève; voyons de quoi il est question. Angélique. - Vous allez frémir on m'a parlé d'enlèvement. Madame Argante. - Je n'en suis point surprise, je te l'ai dit il n'y a rien dont ces étourdis-là ne soient capables; et je suis persuadée que tu en as plus frémi que moi. Angélique. - J'en ai tremblé, il est vrai; j'ai pourtant eu la faiblesse de lui pardonner, pourvu qu'il ne m'en parle plus. Madame Argante. - N'importe, je m'en fie à tes réflexions, elles te donneront bien du mépris pour lui. Angélique. - Eh! voilà encore ce qui m'afflige dans l'aveu que je vous fais, c'est que vous allez le mépriser vous-même, il est perdu vous n'étiez déjà que trop prévenue contre lui, et cependant il n'est point si méprisable; permettez que je le justifie je suis peut-être prévenue moi-même; mais vous m'aimez, daignez m'entendre, portez vos bontés jusque-là . Vous croyez que c'est un jeune homme sans caractère, qui a plus de vanité que d'amour, qui ne cherche qu'à me séduire, et ce n'est point cela, je vous assure. Il a tort de m'avoir proposé ce que je vous ai dit; mais il faut regarder que c'est le tort d'un homme au désespoir, que j'ai vu fondre en larmes quand j'ai paru irritée, d'un homme à qui la crainte de me perdre a tourné la tête; il n'a point de bien, il ne s'en est point caché, il me l'a dit, il ne lui restait donc point d'autre ressource que celle dont je vous parle, ressource que je condamne comme vous, mais qu'il ne m'a proposée que dans la seule vue d'être à moi, c'est tout ce qu'il y a compris; car il m'adore, on n'en peut douter. Madame Argante. - Eh! ma fille! il y en aura tant d'autres qui t'aimeront encore plus que lui. Angélique. - Oui, mais je ne les aimerai pas, moi, m'aimassent-ils davantage, et cela n'est pas possible. Madame Argante. - D'ailleurs, il sait que tu es riche. Angélique. - Il l'ignorait quand il m'a vue, et c'est ce qui devrait l'empêcher de m'aimer, il sait bien que quand une fille est riche, on ne la donne qu'à un homme qui a d'autres richesses, toutes inutiles qu'elles sont; c'est, du moins, l'usage, le mérite n'est compté pour rien. Madame Argante. - Tu le défends d'une manière qui m'alarme. Que penses-tu donc de cet enlèvement, dis-moi? tu es la franchise même, ne serais-tu point en danger d'y consentir? Angélique. - Ah! je ne crois pas, ma mère. Madame Argante. - Ta mère! Ah! le ciel la préserve de savoir seulement qu'on te le propose! ne te sers plus de ce nom, elle ne saurait le soutenir dans cette occasion-ci. Mais pourrais-tu la fuir, te sentirais-tu la force de l'affliger jusque-là , de lui donner la mort, de lui porter le poignard dans le sein? Angélique. - J'aimerais mieux mourir moi-même. Madame Argante. - Survivrait-elle à l'affront que tu te ferais? Souffre à ton tour que mon amitié te parle pour elle; lequel aimes-tu le mieux, ou de cette mère qui t'a inspiré mille vertus, ou d'un amant qui veut te les ôter toutes? Angélique. - Vous m'accablez. Dites-lui qu'elle ne craigne rien de sa fille, dites-lui que rien ne m'est plus cher qu'elle, et que je ne verrai plus Dorante, si elle me condamne à le perdre. Madame Argante. - Eh! que perdras-tu dans un inconnu qui n'a rien? Angélique. - Tout le bonheur de ma vie; ayez la bonté de lui dire aussi que ce n'est point la quantité de biens qui rend heureuse, que j'en ai plus qu'il n'en faudrait avec Dorante, que je languirais avec un autre rapportez-lui ce que je vous dis là , et que je me soumets à ce qu'elle en décidera. Madame Argante. - Si tu pouvais seulement passer quelque temps sans le voir, le veux-tu bien? Tu ne me réponds pas, à quoi songes-tu? Angélique. - Vous le dirai-je? Je me repens d'avoir tout dit; mon amour m'est cher, je viens de m'ôter la liberté d'y céder, et peu s'en faut que je ne la regrette; je suis même fâchée d'être éclairée; je ne voyais rien de tout ce qui m'effraye, et me voilà plus triste que je ne l'étais. Madame Argante. - Dorante me connaÃt-il? Angélique. - Non, à ce qu'il m'a dit. Madame Argante. - Eh bien! laisse-moi le voir, je lui parlerai sous le nom d'une tante à qui tu auras tout confié, et qui veut te servir; viens, ma fille, et laisse à mon coeur le soin de conduire le tien. Angélique. - Je ne sais, mais ce que vous inspire votre tendresse m'est d'un bon augure. Acte III Scène première Madame Argante, Lubin Madame Argante. - Personne ne nous voit-il? Lubin. - On ne peut pas nous voir, drès que nous ne voyons parsonne. Madame Argante. - C'est qu'il me semble avoir aperçu là -bas Monsieur Ergaste qui se promène. Lubin. - Qui, ce nouviau venu? Il n'y a pas de danger avec li, ça ne regarde rin, ça dort en marchant. Madame Argante. - N'importe, il faut l'éviter. Voyons ce que tu avais à me dire tantôt et que tu n'as pas eu le temps de m'achever. Est-ce quelque chose de conséquence? Lubin. - Jarni, si c'est de conséquence! il s'agit tant seulement que cet amoureux veut détourner voute fille. Madame Argante. - Qu'appelles-tu la détourner? Lubin. - La loger ailleurs, la changer de chambre velà cen que c'est. Madame Argante. - Qu'a-t-elle répondu? Lubin. - Il n'y a encore rien de décidé; car voute fille a dit Comment, ventregué! un enlèvement, Monsieur, avec une mère qui m'aime tant! Bon! belle amiquié! a dit Lisette. Voute fille a reparti que c'était une honte, qu'alle vous parlerait, vous émouverait, vous embrasserait les jambes; et pis chacun a tiré de son côté, et moi du mian. Madame Argante. - Je saurai y mettre ordre. Dorante va-t-il se rendre ici? Lubin. - Tatigué, s'il viendra! Je li ons donné l'ordre de la part de noute damoiselle, il ne peut pas manquer d'être obéissant, et la chaise de poste est au bout de l'allée. Madame Argante. - La chaise! Lubin. - Eh voirement oui! avec une dame entre deux âges, qu'il a mêmement descendue dans l'hôtellerie du village. Madame Argante. - Et pourquoi l'a-t-il amenée? Lubin. - Pour à celle fin qu'alle fasse compagnie à noute damoiselle si alle veut faire un tour dans la chaise, et pis de là aller souper en ville, à ce qui m'est avis, selon queuques paroles que j'avons attrapées et qu'ils disiont tout bas. Madame Argante. - Voilà de furieux desseins; adieu, je m'éloigne; et surtout ne dis point à Lisette que je suis ici. Lubin. - Je vas donc courir après elle, mais faut que chacun soit content, je sis leur commissionnaire itou à ces enfants, quand vous arriverez, leur dirai-je que vous venez? Madame Argante. - Tu ne leur diras pas que c'est moi, à cause de Dorante qui ne m'attendrait pas, mais seulement que c'est quelqu'un qui approche. A part. Je ne veux pas le mettre entièrement au fait. Lubin. - Je vous entends, rien que queuqu'un, sans nommer parsonne, je ferai voute affaire, noute maÃtresse enfilez le taillis stanpendant que je reste pour la manigance. Scène II Lubin, Ergaste Lubin. - Morgué! je gaigne bien ma vie avec l'amour de cette jeunesse. Bon! à l'autre, qu'est-ce qu'il viant rôder ici, stila? Ergaste, rêveur. - Interrogeons ce paysan, il est de la maison. Lubin, chantant en se promenant. - La, la, la. Ergaste. - Bonjour, l'ami. Lubin. - Serviteur. La, la. Ergaste. - Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? Lubin. - Il n'y a que l'horloge qui en sait le compte, moi, je n'y regarde pas. Ergaste. - Il est brusque. Lubin. - Les gens de Paris passont-ils leur chemin queuquefois? restez-vous là , Monsieur? Ergaste. - Peut-être. Lubin. - Oh! que nanni! la civilité ne vous le parmet pas. Ergaste. - Et d'où vient? Lubin. - C'est que vous me portez de l'incommodité, j'ons besoin de ce chemin-ci pour une confarence en cachette. Ergaste. - Je te laisserai libre, je n'aime à gêner personne; mais dis-moi, connais-tu un nommé Monsieur Dorante? Lubin. - Dorante? Oui-da. Ergaste. - Il vient quelquefois ici, je pense, et connaÃt Mademoiselle Angélique? Lubin. - Pourquoi non? Je la connais bian, moi. Ergaste. - N'est-ce pas lui que tu attends? Lubin. - C'est à moi à savoir ça tout seul, si je vous disais oui, nous le saurions tous deux. Ergaste. - C'est que j'ai vu de loin un homme qui lui ressemblait. Lubin. - Eh bien! cette ressemblance, ne faut pas que vous l'aperceviez de près, si vous êtes honnête. Ergaste. - Sans doute, mais j'ai compris d'abord qu'il était amoureux d'Angélique, et je ne me suis approché de toi que pour en être mieux instruit. Lubin. - Mieux! Eh! par la sambille, allez donc oublier ce que vous savez déjà , comment instruire un homme qui est aussi savant que moi? Ergaste. - Je ne te demande plus rien. Lubin. - Voyez qu'il a de peine! Gageons que vous savez itou qu'alle est amoureuse de li? Ergaste. - Non, mais je l'apprends. Lubin. - Oui, parce que vous le saviez; mais transportez-vous plus loin, faites-li place, et gardez le secret, Monsieur, ça est de conséquence. Ergaste. - Volontiers, je te laisse. Il sort. Lubin, le voyant partir. - Queu sorcier d'homme! Dame, s'il n'ignore de rin, ce n'est pas ma faute. Scène III Dorante, Lubin Lubin. - Bon, vous êtes homme de parole, mais dites-moi, avez-vous souvenance de connaÃtre un certain Monsieur Ergaste, qui a l'air d'être gelé, et qu'on dirait qu'il ne va ni ne grouille, quand il marche? Dorante. - Un homme sérieux? Lubin. - Oh! si sérieux que j'en sis tout triste. Dorante. - Vraiment oui! je le connais, s'il s'appelle Ergaste; est-ce qu'il est ici? Lubin. - Il y était tout présentement; mais je li avons finement persuadé d'aller être ailleurs. Dorante. - Explique-toi, Lubin, que fait-il ici? Lubin. - Oh! jarniguienne, ne m'amusez pas, je n'ons pas le temps de vous acouter dire, je sis pressé d'aller avartir Angélique, ne démarrez pas. Dorante. - Mais, dis-moi auparavant... Lubin, en colère. - Tantôt je ferai le récit de ça. Pargué, allez, j'ons bian le temps de lantarner de la manière. Il sort. Scène IV Dorante, Ergaste Dorante, un moment seul. - Ergaste, dit-il; connaÃt-il Angélique dans ce pays-ci? Ergaste, rêvant. - C'est Dorante lui-même. Dorante. - Le voici. Me trompé-je, est-ce vous, Monsieur? Ergaste. - Oui, mon neveu. Dorante. - Par quelle aventure vous trouvé-je dans ce pays-ci? Ergaste. - J'y ai quelques amis que j'y suis venu voir; mais qu'y venez-vous faire vous-même? Vous m'avez tout l'air d'y être en bonne fortune; je viens de vous y voir parler à un domestique qui vous apporte quelque réponse, ou qui vous y ménage quelque entrevue. Dorante. - Je ferais scrupule de vous rien déguiser, il y est question d'amour, Monsieur, j'en conviens. Ergaste. - Je m'en doutais, on parle ici d'une très aimable fille, qui s'appelle Angélique; est-ce à elle à qui s'adressent vos voeux? Dorante. - C'est à elle-même. Ergaste. - Vous avez donc accès chez la mère? Dorante. - Point du tout, je ne la connais pas, et c'est par hasard que j'ai vu sa fille. Ergaste. - Cet engagement-là ne vous réussira pas, Dorante, vous y perdez votre temps, car Angélique est extrêmement riche, on ne la donnera pas à un homme sans bien. Dorante. - Aussi la quitterais-je, s'il n'y avait que son bien qui m'arrêtât, mais je l'aime et j'ai le bonheur d'en être aimé. Ergaste. - Vous l'a-t-elle dit positivement? Dorante. - Oui, je suis sûr de son coeur. Ergaste. - C'est beaucoup, mais il vous reste encore un autre inconvénient c'est qu'on dit que sa mère a pour elle actuellement un riche parti en vue. Dorante. - Je ne le sais que trop, Angélique m'en a instruit. Ergaste. - Et dans quelle disposition est-elle là -dessus? Dorante. - Elle est au désespoir; et dit-on quel homme est ce rival? Ergaste. - Je le connais; c'est un honnête homme. Dorante. - Il faut du moins qu'il soit bien peu délicat s'il épouse une fille qui ne pourra le souffrir; et puisque vous le connaissez, Monsieur, ce serait en vérité lui rendre service, aussi bien qu'à moi, que de lui apprendre combien on le hait d'avance. Ergaste. - Mais on prétend qu'il s'en doute un peu. Dorante. - Il s'en doute et ne se retire pas! Ce n'est pas là un homme estimable. Ergaste. - Vous ne savez pas encore le parti qu'il prendra. Dorante. - Si Angélique veut m'en croire, je ne le craindrai plus; mais quoi qu'il arrive, il ne peut l'épouser qu'en m'ôtant la vie. Ergaste. - Du caractère dont je le connais, je ne crois pas qu'il voulût vous ôter la vôtre, ni que vous fussiez d'humeur à attaquer la sienne; et si vous lui disiez poliment vos raisons, je suis persuadé qu'il y aurait égard; voulez-vous le voir? Dorante. - C'est risquer beaucoup, peut-être avez-vous meilleure opinion de lui qu'il ne le mérite. S'il allait me trahir? Et d'ailleurs, où le trouver? Ergaste. - Oh! rien de plus aisé, car le voilà tout porté pour vous entendre. Dorante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Ergaste. - Vous l'avez dit, mon neveu. Dorante. - Je suis confus de ce qui m'est échappé, et vous avez raison, votre vie est bien en sûreté. Ergaste. - La vôtre ne court pas plus de hasard, comme vous voyez. Dorante. - Elle est plus à vous qu'à moi, je vous dois tout, et je ne dispute plus Angélique. Ergaste. - L'attendez-vous ici? Dorante. - Oui, Monsieur, elle doit y venir; mais je ne la verrai que pour lui apprendre l'impossibilité où je suis de la revoir davantage. Ergaste. - Point du tout, allez votre chemin, ma façon d'aimer est plus tranquille que la vôtre, j'en suis plus le maÃtre, et je me sens touché de ce que vous me dites. Dorante. - Quoi! vous me laissez la liberté de poursuivre? Ergaste. - Liberté tout entière, continuez, vous dis-je, faites comme si vous ne m'aviez pas vu, et ne dites ici à personne qui je suis, je vous le défends bien. Voici Angélique, elle ne m'aperçoit pas encore, je vais lui dire un mot en passant, ne vous alarmez point. Scène V Dorante, Ergaste, Angélique, qui s'est approchée, mais qui, apercevant Ergaste, veut se retirer. Ergaste. - Ce n'est pas la peine de vous retirer, Madame; je suis instruit, je sais que Monsieur vous aime, qu'il n'est qu'un cadet, Lubin m'a tout dit, et mon parti est pris. Adieu, Madame. Il sort. Scène VI Dorante, Angélique Dorante. - Voilà notre secret découvert, cet homme-là , pour se venger, va tout dire à votre mère. Angélique. - Et malheureusement il a du crédit sur son esprit. Dorante. - Il y a apparence que nous nous voyons ici pour la dernière fois, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien, pourquoi Ergaste se trouve-t-il ici? A part. Ma mère aurait-elle quelque dessein? Dorante. - Tout est désespéré, le temps nous presse. Je finis par un mot, m'aimez-vous? m'estimez-vous? Angélique. - Si je vous aime! Vous dites que le temps presse, et vous faites des questions inutiles! Dorante. - Achevez de m'en convaincre; j'ai une chaise au bout de la grande allée, la dame dont je vous ai parlé, et dont la maison est à un quart de lieue d'ici, nous attend dans le village, hâtons-nous de l'aller trouver, et vous rendre chez elle. Angélique. - Dorante, ne songez plus à cela, je vous le défends. Dorante. - Vous voulez donc me dire un éternel adieu? Angélique. - Encore une fois je vous le défends; mettez-vous dans l'esprit que, si vous aviez le malheur de me persuader, je serais inconsolable; je dis le malheur, car n'en serait-ce pas un pour vous de me voir dans cet état? Je crois qu'oui. Ainsi, qu'il n'en soit plus question; ne nous effrayons point, nous avons une ressource. Dorante. - Et quelle est-elle? Angélique. - Savez-vous à quoi je me suis engagée? A vous montrer à une dame de mes parentes. Dorante. - De vos parentes? Angélique. - Oui, je suis sa nièce, et elle va venir ici. Dorante. - Et vous lui avez confié notre amour? Angélique. - Oui. Dorante. - Et jusqu'où l'avez-vous instruite? Angélique. - Je lui ai tout conté pour avoir son avis. Dorante. - Quoi! la fuite même que je vous ai proposée? Angélique. - Quand on ouvre son coeur aux gens, leur cache-t-on quelque chose? Tout ce que j'ai mal fait, c'est que je ne lui ai pas paru effrayée de votre proposition autant qu'il le fallait; voilà ce qui m'inquiète. Dorante. - Et vous appelez cela une ressource? Angélique. - Pas trop, cela est équivoque, je ne sais plus que penser. Dorante. - Et vous hésitez encore de me suivre? Angélique. - Non seulement j'hésite, mais je ne le veux point. Dorante. - Non, je n'écoute plus rien. Venez, Angélique, au nom de notre amour; venez, ne nous quittons plus, sauvez-moi ce que j'aime, conservez-vous un homme qui vous adore. Angélique. - De grâce, laissez-moi, Dorante; épargnez-moi cette démarche, c'est abuser de ma tendresse en vérité, respectez ce que je vous dis. Dorante. - Vous nous avez trahis; il ne nous reste qu'un moment à nous voir, et ce moment décide de tout. Angélique, combattue. - Dorante, je ne saurais m'y résoudre. Dorante. - Il faut donc vous quitter pour jamais. Angélique. - Quelle persécution! Je n'ai point Lisette, et je suis sans conseil. Dorante. - Ah! vous ne m'aimez point. Angélique. - Pouvez-vous le dire? Scène VII Dorante, Angélique, Lubin Lubin, passant au milieu d'eux sans s'arrêter. - Prenez garde, reboutez le propos à une autre fois, voici queuqu'un. Dorante. - Et qui? Lubin. - Queuqu'un qui est fait comme une mère. Dorante, fuyant avec Lubin. - Votre mère! Adieu, Angélique, je l'avais prévu, il n'y a plus d'espérance. Angélique, voulant le retenir. - Non, je crois qu'il se trompe, c'est ma parente. Il ne m'écoute point, que ferai-je? Je ne sais où j'en suis. Scène VIII Madame Argante, Angélique Angélique, allant à sa mère. - Ah! ma mère. Madame Argante. - Qu'as-tu donc, ma fille? d'où vient que tu es si troublée? Angélique. - Ne me quittez point, secourez-moi, je ne me reconnais plus. Madame Argante. - Te secourir, et contre qui, ma chère fille? Angélique. - Hélas! contre moi, contre Dorante et contre vous, qui nous séparerez peut-être. Lubin est venu dire que c'était vous. Dorante s'est sauvé, il se meurt, et je vous conjure qu'on le rappelle, puisque vous voulez lui parler. Madame Argante. - Sa franchise me pénètre. Oui, je te l'ai promis, et j'y consens, qu'on le rappelle, je veux devant toi le forcer lui-même à convenir de l'indignité qu'il te proposait. Elle appelle Lubin. Lubin, cherche Dorante, et dis-lui que je l'attends ici avec ma nièce. Lubin. - Voute nièce! Est-ce que vous êtes itou la tante de voute fille? Il sort. Madame Argante. - Va, ne t'embarrasse point. Mais j'aperçois Lisette, c'est un inconvénient; renvoie-la comme tu pourras, avant que Dorante arrive, elle ne me reconnaÃtra pas sous cet habit, et je me cache avec ma coiffe. Scène IX Madame Argante, Angélique, Lisette Lisette, à Angélique. - Apparemment que Dorante attend plus loin. A Madame Argante. Que je ne vous sois point suspecte, Madame; je suis du secret, et vous allez tirer ma maÃtresse d'une dépendance bien dure et bien gênante, sa mère aurait infailliblement forcé son inclination. A Angélique. Pour vous, Madame, ne vous faites pas un monstre de votre fuite. Que peut-on vous reprocher, dès que vous fuyez avec Madame? Madame Argante, se découvrant. - Retirez-vous. Lisette, fuyant. - Oh! Madame Argante. - C'était le plus court pour nous en défaire. Angélique. - Voici Dorante, je frissonne. Ah! ma mère, songez que je me suis ôté tous les moyens de vous déplaire, et que cette pensée vous attendrisse un peu pour nous. Scène X Dorante, Madame Argante, Angélique, Lubin Angélique. - Approchez, Dorante, Madame n'a que de bonnes intentions, je vous ai dit que j'étais sa nièce. Dorante, saluant. - Je vous croyais avec Madame votre mère. Madame Argante. - C'est Lubin qui s'est mal expliqué d'abord. Dorante. - Mais ne viendra-t-elle pas? Madame Argante. - Lubin y prendra garde. Retire-toi, et nous avertis si Madame Argante arrive. Lubin, riant par intervalles. - Madame Argante? allez, allez, n'appréhendez rin pus, je la défie de vous surprendre; alle pourra arriver, si le guiable s'en mêle. Il sort en riant. Scène XI Madame Argante, Angélique, Dorante Madame Argante. - Eh bien! Monsieur, ma nièce m'a tout conté, rassurez-vous il me paraÃt que vous êtes inquiet. Dorante. - J'avoue, Madame, que votre présence m'a d'abord un peu troublé. Angélique, à part. - Comment le trouvez-vous, ma mère? Madame Argante, à part le premier mot. - Doucement. Je ne viens ici que pour écouter vos raisons sur l'enlèvement dont vous parlez à ma nièce. Dorante. - Un enlèvement est effrayant, Madame, mais le désespoir de perdre ce qu'on aime rend bien des choses pardonnables. Angélique. - Il n'a pas trop insisté, je suis obligée de le dire. Dorante. - Il est certain qu'on ne consentira pas à nous unir. Ma naissance est égale à celle d'Angélique, mais la différence de nos fortunes ne me laisse rien à espérer de sa mère. Madame Argante. - Prenez garde, Monsieur; votre désespoir de la perdre pourrait être suspect d'intérêt; et quand vous dites que non, faut-il vous en croire sur votre parole? Dorante. - Ah! Madame, qu'on retienne tout son bien, qu'on me mette hors d'état de l'avoir jamais; le ciel me punisse si j'y songe! Angélique. - Il m'a toujours parlé de même. Madame Argante. - Ne nous interrompez point, ma nièce. A Dorante. L'amour seul vous fait agir, soit; mais vous êtes, m'a-t-on dit, un honnête homme, et un honnête homme aime autrement qu'un autre; le plus violent amour ne lui conseille jamais rien qui puisse tourner à la honte de sa maÃtresse, vous voyez, reconnaissez-vous ce que je dis là , vous qui voulez engager Angélique à une démarche aussi déshonorante? Angélique, à part. - Ceci commence mal. Madame Argante. - Pouvez-vous être content de votre coeur; et supposons qu'elle vous aime, le méritez-vous? Je ne viens point ici pour me fâcher, et vous avez la liberté de me répondre, mais n'est-elle pas bien à plaindre d'aimer un homme aussi peu jaloux de sa gloire, aussi peu touché des intérêts de sa vertu, qui ne se sert de sa tendresse que pour égarer sa raison, que pour lui fermer les yeux sur tout ce qu'elle se doit à elle-même, que pour l'étourdir sur l'affront irréparable qu'elle va se faire? Appelez-vous cela de l'amour, et la puniriez-vous plus cruellement du sien, si vous étiez son ennemi mortel? Dorante. - Madame, permettez-moi de vous le dire, je ne vois rien dans mon coeur qui ressemble à ce que je viens d'entendre. Un amour infini, un respect qui m'est peut-être encore plus cher et plus précieux que cet amour même, voilà tout ce que je sens pour Angélique; je suis d'ailleurs incapable de manquer d'honneur, mais il y a des réflexions austères qu'on n'est point en état de faire quand on aime, un enlèvement n'est pas un crime, c'est une irrégularité que le mariage efface; nous nous serions donné notre foi mutuelle, et Angélique, en me suivant, n'aurait fui qu'avec son époux. Angélique, à part. - Elle ne se payera pas de ces raisons-là . Madame Argante. - Son époux, Monsieur, suffit-il d'en prendre le nom pour l'être? Et de quel poids, s'il vous plaÃt, serait cette foi mutuelle dont vous parlez? Vous vous croiriez donc mariés, parce que, dans l'étourderie d'un transport amoureux, il vous aurait plu de vous dire Nous le somme? Les passions seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime. Angélique. - Juste ciel! Madame Argante. - Songez-vous que de pareils engagements déshonorent une fille! que sa réputation en demeure ternie, qu'elle en perd l'estime publique, que son époux peut réfléchir un jour qu'elle a manqué de vertu, que la faiblesse honteuse où elle est tombée doit la flétrir à ses yeux mêmes, et la lui rendre méprisable? Angélique, vivement. - Ah! Dorante, que vous étiez coupable! Madame, je me livre à vous, à vos conseils, conduisez-moi, ordonnez, que faut-il que je devienne, vous êtes la maÃtresse, je fais moins cas de la vie que des lumières que vous venez de me donner; et vous, Dorante, tout ce que je puis à présent pour vous, c'est de vous pardonner une proposition qui doit vous paraÃtre affreuse. Dorante. - N'en doutez pas, chère Angélique; oui, je me rends, je la désavoue; ce n'est pas la crainte de voir diminuer mon estime pour vous qui me frappe, je suis sûr que cela n'est pas possible; c'est l'horreur de penser que les autres ne vous estimeraient plus, qui m'effraye; oui, je le comprends, le danger est sûr, Madame vient de m'éclairer à mon tour je vous perdrais, et qu'est-ce que c'est que mon amour et ses intérêts, auprès d'un malheur aussi terrible? Madame Argante. - Et d'un malheur qui aurait entraÃné la mort d'Angélique, parce que sa mère n'aurait pu le supporter. Angélique. - Hélas! jugez combien je dois l'aimer, cette mère, rien ne nous a gênés dans nos entrevues; eh bien! Dorante, apprenez qu'elle les savait toutes, que je l'ai instruite de votre amour, du mien, de vos desseins, de mes irrésolutions. Dorante. - Qu'entends-je? Angélique. - Oui, je l'avais instruite, ses bontés, ses tendresses m'y avaient obligée, elle a été ma confidente, mon amie, elle n'a jamais gardé que le droit de me conseiller, elle ne s'est reposée de ma conduite que sur ma tendresse pour elle, et m'a laissée la maÃtresse de tout, il n'a tenu qu'à moi de vous suivre, d'être une ingrate envers elle, de l'affliger impunément, parce qu'elle avait promis que je serais libre. Dorante. - Quel respectable portrait me faites-vous d'elle! Tout amant que je suis, vous me mettez dans ses intérêts même, je me range de son parti, et me regarderais comme le plus indigne des hommes, si j'avais pu détruire une aussi belle, aussi vertueuse union que la vôtre. Angélique, à part. - Ah! ma mère, lui dirai-je qui vous êtes? Dorante. - Oui, belle Angélique, vous avez raison. Abandonnez-vous toujours à ces mêmes bontés qui m'étonnent, et que j'admire; continuez de les mériter, je vous y exhorte, que mon amour y perde ou non, vous le devez, je serais au désespoir, si je l'avais emporté sur elle. Madame Argante, après avoir rêvé quelque temps. - Ma fille, je vous permets d'aimer Dorante. Dorante. - Vous, Madame, la mère d'Angélique! Angélique. - C'est elle-même; en connaissez-vous qui lui ressemble? Dorante. - Je suis si pénétré de respect... Madame Argante. - Arrêtez, voici Monsieur Ergaste. Scène XII Ergaste, acteurs susdits. Ergaste. - Madame, quelques affaires pressantes me rappellent à Paris. Mon mariage avec Angélique était comme arrêté, mais j'ai fait quelques réflexions, je craindrais qu'elle ne m'épousât par pure obéissance, et je vous remets votre parole. Ce n'est pas tout, j'ai un époux à vous proposer pour Angélique, un jeune homme riche et estimé elle peut avoir le coeur prévenu, mais n'importe. Angélique. - Je vous suis obligée, Monsieur; ma mère n'est pas pressée de me marier. Madame Argante. - Mon parti est pris, Monsieur, j'accorde ma fille à Dorante que vous voyez. Il n'est pas riche, mais il vient de me montrer un caractère qui me charme, et qui fera le bonheur d'Angélique; Dorante, je ne veux que le temps de savoir qui vous êtes. Dorante veut se jeter aux genoux de Madame Argante qui le relève. Ergaste. - Je vais vous le dire, Madame, c'est mon neveu, le jeune homme dont je vous parle, et à qui j'assure tout mon bien. Madame Argante. - Votre neveu! Angélique, à Dorante, à part. - Ah! que nous avons d'excuses à lui faire! Dorante. - Eh! Monsieur, comment payer vos bienfaits? Ergaste. - Point de remerciements. Ne vous avais-je pas promis qu'Angélique n'épouserait pas un homme sans bien? Je n'ai plus qu'une chose à dire j'intercède pour Lisette, et je demande sa grâce. Madame Argante. - Je lui pardonne; que nos jeunes gens la récompensent, mais qu'ils s'en défassent. Lubin. - Et moi, pour bian faire, faut qu'an me récompense, et qu'an me garde. Madame Argante. - Je t'accorde les deux. Le Legs Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois le 11 juin 1736 par les comédiens Français Acteurs La Comtesse. Le Marquis. Le Chevalier Lisette, suivante de la Comtesse. Lépine, valet de chambre du Marquis. La scène est à une maison de campagne de la Comtesse. Scène première Le Chevalier, Hortense Le Chevalier. - La démarche que vous allez faire auprès du Marquis m'alarme. Hortense. - Je ne risque rien, vous dis-je. Raisonnons. Défunt son parent et le mien lui laisse six cent mille francs, à la charge il est vrai de m'épouser, ou de m'en donner deux cent mille; cela est à son choix; mais le Marquis ne sent rien pour moi. Je suis sûre qu'il a de l'inclination pour la Comtesse; d'ailleurs, il est déjà assez riche par lui-même; voilà encore une succession de six cent mille francs qui lui vient, à laquelle il ne s'attendait pas; et vous croyez que, plutôt que d'en distraire deux cent mille, il aimera mieux m'épouser, moi qui lui suis indifférente, pendant qu'il a de l'amour pour la Comtesse, qui peut-être ne le hait pas, et qui a plus de bien que moi? Il n'y a pas d'apparence. Le Chevalier. - Mais à quoi jugez-vous que la Comtesse ne le hait pas? Hortense. - A mille petites remarques que je fais tous les jours; et je n'en suis pas surprise. Du caractère dont elle est, celui du Marquis doit être de son goût. La Comtesse est une femme brusque, qui aime à primer, à gouverner, à être la maÃtresse. Le Marquis est un homme doux, paisible, aisé à conduire; et voilà ce qu'il faut à la Comtesse. Aussi ne parle-t-elle de lui qu'avec éloge. Son air de naïveté lui plaÃt; c'est, dit-elle, le meilleur homme, le plus complaisant, le plus sociable. D'ailleurs, le Marquis est d'un âge qui lui convient; elle n'est plus de cette grande jeunesse il a trente-cinq ou quarante ans, et je vois bien qu'elle serait charmée de vivre avec lui. Le Chevalier. - J'ai peur que l'événement ne vous trompe. Ce n'est pas un petit objet que deux cent mille francs qu'il faudra qu'on vous donne si l'on ne vous épouse pas; et puis, quand le Marquis et la Comtesse s'aimeraient, de l'humeur dont ils sont tous deux, ils auront bien de la peine à se le dire. Hortense. - Oh! moyennant l'embarras où je vais jeter le Marquis, il faudra bien qu'il parle, et je veux savoir à quoi m'en tenir. Depuis le temps que nous sommes à cette campagne chez la Comtesse, il ne me dit rien. Il y a six semaines qu'il se tait; je veux qu'il s'explique. Je ne perdrai pas le legs qui me revient, si je n'épouse pas le Marquis. Le Chevalier. - Mais, s'il accepte votre main? Hortense. - Eh! non, vous dis-je. Laissez-moi faire. Je crois qu'il espère que ce sera moi qui le refuserai. Peut-être même feindra-t-il de consentir à notre union; mais que cela ne vous épouvante pas. Vous n'êtes point assez riche pour m'épouser avec deux cent mille francs de moins; je suis bien aise de vous les apporter en mariage. Je suis persuadée que la Comtesse et le Marquis ne se haïssent pas. Voyons ce que me diront là -dessus Lépine et Lisette, qui vont venir me parler. L'un est un Gascon froid, mais adroit; Lisette a de l'esprit. Je sais qu'ils ont tous deux la confiance de leurs maÃtres; je les intéresserai à m'instruire, et tout ira bien. Les voilà qui viennent. Retirez-vous. Scène II Lisette, Lépine, Hortense Hortense. - Venez, Lisette; approchez. Lisette. - Que souhaitez-vous de nous, Madame? Hortense. - Rien que vous ne puissiez me dire sans blesser la fidélité que vous devez, vous au Marquis, et vous à la Comtesse. Lisette. - Tant mieux, Madame. Lépine. - Ce début encourage. Nos services vous sont acquis. Hortense tire quelque argent de sa poche. - Tenez, Lisette; tout service mérite récompense. Lisette refusant d'abord. - Du moins, Madame, faudrait-il savoir auparavant de quoi il s'agit. Hortense. - Prenez; je vous le donne, quoi qu'il arrive. Voilà pour vous, Monsieur de Lépine. Lépine. - Madame, je serais volontiers de l'avis de Mademoiselle; mais je prends le respect défend que je raisonne. Hortense. - Je ne prétends vous engager à rien et voici de quoi il est question; le Marquis, votre maÃtre, vous estime, Lépine? Lépine, froidement. - Extrêmement, Madame; il me connaÃt. Hortense. - Je remarque qu'il vous confie aisément ce qu'il pense. Lépine. - Oui, Madame; de toutes ses pensées, incontinent j'en ai copie; il n'en sait pas le compte mieux que moi. Hortense. - Vous, Lisette, vous êtes sur le même ton avec la Comtesse? Lisette. - J'ai cet honneur-là , Madame. Hortense. - Dites-moi, Lépine, je me figure que le Marquis aime la Comtesse; me trompé-je? il n'y a point d'inconvénient à me dire ce qui en est. Lépine. - Je n'affirme rien; mais patience. Nous devons ce soir nous entretenir là -dessus. Hortense. - Et soupçonnez-vous qu'il l'aime? Lépine. - De soupçons, j'en ai de violents. Je m'en éclaircirai tantôt. Hortense. - Et vous, Lisette, quel est votre sentiment sur la Comtesse? Lisette. - Qu'elle ne songe point du tout au Marquis, Madame. Lépine. - Je diffère avec vous de pensée. Hortense. - Je crois aussi qu'ils s'aiment. Et supposons que je ne me trompe pas; du caractère dont ils sont, ils auront de la peine à s'en parler. Vous, Lépine, voudriez-vous exciter le Marquis à le déclarer à la Comtesse? et vous, Lisette, disposer la Comtesse à se l'entendre dire. Ce sera une industrie fort innocente. Lépine. - Et même louable. Lisette, rendant l'argent. - Madame, permettez que je vous rende votre argent. Hortense. - Gardez. D'où vient?... Lisette. - C'est qu'il me semble que voilà précisément le service que vous exigez de moi, et c'est précisément celui que je ne puis vous rendre. Ma maÃtresse est veuve; elle est tranquille; son état est heureux; ce serait dommage de l'en tirer; je prie le Ciel qu'elle y reste. Lépine, froidement. - Quant à moi, je garde mon lot; rien ne m'oblige à restitution. J'ai la volonté de vous être utile. Monsieur le Marquis vit dans le célibat; mais le mariage, il est bon, très bon, il a ses peines, chaque état a les siennes; quelquefois le mien me pèse; le tout est égal. Oui, je vous servirai, Madame, je vous servirai. Je n'y vois point de mal. On s'épouse de tout temps, on s'épousera toujours; on n'a que cette honnête ressource quand on aime. Hortense. - Vous me surprenez, Lisette, d'autant plus que je m'imaginais que vous pouviez vous aimer tous deux. Lisette. - C'est de quoi il n'est pas question de ma part. Lépine. - De la mienne, j'en suis demeuré à l'estime. Néanmoins Mademoiselle est aimable; mais j'ai passé mon chemin sans y prendre garde. Lisette. - J'espère que vous passerez toujours de même. Hortense. - Voilà ce que j'avais à vous dire. Adieu, Lisette; vous ferez ce qu'il vous plaira; je ne vous demande que le secret. J'accepte vos services, Lépine. Scène III Lépine, Lisette Lisette. - Nous n'avons rien à nous dire, Mons de Lépine. J'ai affaire, et je vous laisse. Lépine. - Doucement, Mademoiselle, retardez d'un moment; je trouve à propos de vous informer d'un petit accident qui m'arrive. Lisette. - Voyons. Lépine. - D'homme d'honneur, je n'avais pas envisagé vos grâces; je ne connaissais pas votre mine. Lisette. - Qu'importe? Je vous en offre autant; c'est tout au plus si je connais actuellement la vôtre. Lépine. - Cette dame se figurait que nous nous aimions. Lisette. - Eh bien! elle se figurait mal. Lépine. - Attendez; voici l'accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrêtés dessus vous plus attentivement que de coutume. Lisette. - Vos yeux ont pris bien de la peine. Lépine. - Et vous êtes jolie, sandis, oh! très jolie. Lisette. - Ma foi, Monsieur de Lépine, vous êtes galant, oh! très galant; mais l'ennui me prend dès qu'on me loue. Abrégeons. Est-ce là tout? Lépine. - A mon exemple, envisagez-moi, je vous prie; faites-en l'épreuve. Lisette. - Oui-da. Tenez, je vous regarde. Lépine. - Eh donc! est-ce là ce Lépine, que vous connaissiez? N'y voyez-vous rien de nouveau? Que vous dit le coeur? Lisette. - Pas le mot. Il n'y a rien là pour lui. Lépine. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j'étais un garçon assez revenant; mais nous y retournerons; c'est partie à remettre. Ecoutez le restant. Il est certain que mon maÃtre distingue tendrement votre maÃtresse. Aujourd'hui même il m'a confié qu'il méditait de vous communiquer ses sentiments. Lisette. - Comme il lui plaira. La réponse que j'aurai l'honneur de lui communiquer sera courte. Lépine. - Remarquons d'abondance que la Comtesse se plaÃt avec mon maÃtre, qu'elle a l'âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont étranges personnes, et je vous l'accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n'osera jamais aventurer la déclaration; et des déclarations, la Comtesse les épouvante; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l'aigre et le doux, et dont l'entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l'amour puisse être mis en avant avec cette femme. Il ne sera jamais à propos de lui dire "Je vous aime", à moins qu'on ne le lui dise à propos de rien. Cette matière, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu'elle traite l'amour de bagatelle d'enfant; moi, je prétends qu'elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j'opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu'en sera-t-il? qu'ils s'aimeront bonnement, en toute simplesse, et qu'ils s'épouseront de même. Qu'en sera-t-il? Qu'en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc! parlez, êtes-vous d'accord? Lisette. - Non. Lépine. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaÃt? Lisette. - Oui. Lépine. - En peu de mots vous dites beaucoup; mais considérez l'occurrence. Je vous prédis que nos maÃtres se marieront; que la commodité vous tente. Lisette. - Je vous prédis qu'ils ne se marieront point. Je ne veux pas, moi. Ma maÃtresse, comme vous dites fort habilement, tient l'amour au-dessous d'elle; et j'aurai soin de l'entretenir dans cette humeur, attendu qu'il n'est pas de mon petit intérêt qu'elle se marie. Ma condition n'en serait pas si bonne, entendez-vous? Il n'y a point d'apparence que la Comtesse y gagne, et moi j'y perdrais beaucoup. J'ai fait un petit calcul là -dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n'en rien voir; laissez là la découverte que vous avez faite de mes grâces, et passez toujours sans y prendre garde. Lépine, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle; j'en suis frappé et n'ai de remède que votre coeur. Lisette. - Tenez-vous donc pour incurable. Lépine. - Me donnez-vous votre dernier mot? Lisette. - Je n'y changerai pas une syllabe. Elle veut s'en aller. Lépine, l'arrêtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez; moi de même. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient; il faut qu'ils s'épousent, selon moi, je le prétends. Lisette. - Mauvaise gasconnade! Lépine. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque. Je calcule qu'il me fait besoin, et je l'aurai, sandis! je le prétends. Lisette. - Vous ne l'aurez pas, sandis! Lépine. - J'ai tout dit. Laissez parler mon maÃtre qui nous arrive. Scène IV Le Marquis, Lépine, Lisette Le Marquis. - Ah! vous voici, Lisette! je suis bien aise de vous trouver. Lisette. - Je vous suis obligée, Monsieur; mais je m'en allais. Le Marquis. - Vous vous en alliez? J'avais pourtant quelque chose à vous dire. Etes-vous un peu de nos amis? Lépine. - Petitement. Lisette. - J'ai beaucoup d'estime et de respect pour Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Tout de bon? Vous me faites plaisir, Lisette; je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une très bonne fille, et vous êtes à une maÃtresse qui a bien du mérite. Lisette. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur. Le Marquis. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi? Que vous en dit-elle? Lisette. - Oh! rien. Le Marquis. - C'est que, entre nous, il n'y a point de femme que j'aime tant qu'elle. Lisette. - Qu'appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis? Est-ce de l'amour que vous entendez? Le Marquis. - Eh! mais oui, de l'amour, de l'inclination, comme tu voudras; le nom n'y fait rien. Je l'aime mieux qu'un autre. Voilà tout. Lisette. - Cela se peut. Le Marquis. - Mais elle n'en sait rien; je n'ai pas osé le lui apprendre. Je n'ai pas trop le talent de parler d'amour. Lisette. - C'est ce qui me semble. Le Marquis. - Oui, cela m'embarrasse, et, comme ta maÃtresse est une femme fort raisonnable, j'ai peur qu'elle ne se moque de moi, et je ne saurais plus que lui dire; de sorte que j'ai rêvé qu'il serait bon que tu la prévinsses en ma faveur. Lisette. - Je vous demande pardon, Monsieur, mais il fallait rêver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vérité. Le Marquis. - Eh! d'où vient? Je t'aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines; et si ce garçon-là montrant Lépine te convenait, je vous ferais un fort bon parti à tous les deux. Lépine, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous là -dessus, Mademoiselle. Lisette. - Il n'y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments à ma maÃtresse, vous avez beau dire que le nom n'y fait rien, je me brouillerais avec elle, je vous y brouillerais vous-même. Ne la connaissez-vous pas? Le Marquis. - Tu crois donc qu'il n'y a rien à faire? Lisette. - Absolument rien. Le Marquis. - Tant pis, cela me chagrine. Elle me fait tant d'amitié, cette femme! Allons, il ne faut donc plus y penser. Lépine, froidement. - Monsieur, ne vous déconfortez pas. Du récit de Mademoiselle, n'en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous; venez me consulter à l'écart, je serai plus consolant. Partons. Le Marquis. - Viens; voyons ce que tu as à me dire. Adieu, Lisette; ne me nuis pas, voilà tout ce que j'exige. Scène V Lépine, Lisette Lépine. - N'exigez rien; ne gênons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis déclarés; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chéris ni plus ni moins; gardez-moi votre coeur, c'est un dépôt que je vous laisse. Lisette. - Adieu, mon pauvre Lépine; vous êtes peut-être de tous les fous de la Garonne le plus effronté, mais aussi le plus divertissant. Scène VI La Comtesse, Lisette Lisette. - Voici ma maÃtresse. De l'humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guère. Gare que le Marquis ne soit bientôt congédié! La Comtesse, tenant une lettre. - Tenez, Lisette, dites qu'on porte cette lettre à la poste; en voilà dix que j'écris depuis trois semaines. La sotte chose qu'un procès! Que j'en suis lasse! Je ne m'étonne pas s'il y a tant de femmes qui se remarient. Lisette, riant. - Bon, votre procès, une affaire de mille francs, voilà quelque chose de bien considérable pour vous! Avez-vous envie de vous remarier? J'ai votre affaire. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est qu'envie de me remarier? Pourquoi me dites-vous cela? Lisette. - Ne vous fâchez pas; je ne veux que vous divertir. La Comtesse. - Ce pourrait être quelqu'un de Paris qui vous aurait fait une confidence; en tout cas, ne me le nommez pas. Lisette. - Oh! il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle. La Comtesse. - Brisons là -dessus. Je rêve à une chose; le Marquis n'a ici qu'un valet de chambre dont il a peut-être besoin; et je voulais lui demander s'il n'a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. Où est-il, le Marquis? L'as-tu vu ce matin? Lisette. - Oh! oui; malepeste, il a ses raisons pour être éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j'ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion... La Comtesse. - Qui est ce benêt-là ? Lisette. - Vous le devinez. La Comtesse. - Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris. Lisette. - Ce n'est point de Paris; votre conquête est dans le château. Vous l'appelez benêt; moi je vais le flatter; c'est un soupirant qui a l'air fort simple, un air de bon homme. Y êtes-vous? La Comtesse. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble à cela ici? Lisette. - Eh! le Marquis. La Comtesse. - Celui qui est avec nous? Lisette. - Lui-même. La Comtesse. - Je n'avais garde d'y être. Où as-tu pris son air simple et de bon homme? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure; il sera reconnaissable. Lisette. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois. La Comtesse. - Tu le vois très mal, on ne peut pas plus mal; en mille ans on ne le devinerait pas à ce portrait-là . Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour? Lisette. - De lui qui me l'a dit; rien que cela. N'en riez-vous pas? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n'y a qu'à vous en défaire tout doucement. La Comtesse. - Hélas! je ne lui en veux point de mal. C'est un fort honnête homme, un homme dont je fais cas, qui a d'excellentes qualités; et j'aime encore mieux que ce soit lui qu'un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi? Il ne t'aura peut-être parlé que d'estime; il en a beaucoup pour moi, beaucoup; il me l'a marquée en mille occasions d'une manière fort obligeante. Lisette. - Non, Madame, c'est de l'amour qui regarde vos appas; il en a prononcé le mot sans bredouiller comme à l'ordinaire. C'est de la flamme; il languit, il soupire. La Comtesse. - Est-il possible? Sur ce pied-là , je le plains; car ce n'est pas un étourdi; il faut qu'il le sente puisqu'il le dit, et ce n'est pas de ces gens-là qu'on se moque; jamais leur amour n'est ridicule. Mais il n'osera m'en parler, n'est-ce pas? Lisette. - Oh! ne craignez rien, j'y ai mis bon ordre; il ne s'y jouera pas. Je lui ai ôté toute espérance; n'ai-je pas bien fait? La Comtesse. - Mais... oui, sans doute, oui...; pourvu que vous ne l'ayez pas brusqué, pourtant; il fallait y prendre garde; c'est un ami que je veux conserver, et vous avez quelquefois le ton dur et revêche, Lisette; il valait mieux le laisser dire. Lisette. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur. La Comtesse. - Ce pauvre homme! Lisette. - Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m'en mêler, que je me brouillerais avec vous si je vous en parlais, que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien. La Comtesse. - Le sien? Quelle grossièreté?! Ah! que c'est mal parler! Son congé? Et même est-ce que je vous aurais donné le vôtre? Vous savez bien que non. D'où vient mentir, Lisette? c'est un ennemi que vous m'allez faire d'un des hommes du monde que je considère le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique! Eh! il était si simple de vous en tenir à lui dire "Monsieur, je ne saurais; ce ne sont pas là mes affaires; parlez-en vous-même." Je voudrais qu'il osât m'en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnêteté. Son congé! son congé! Il va se croire insulté. Lisette. - Eh! non, Madame; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l'aimiez, de peur de le fâcher? Voulez-vous être sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense? Je ne lui ai rien dit de trop, et vous en voilà quitte. Mais je l'aperçois qui vient en rêvant; évitez-le, vous avez le temps. La Comtesse. - L'éviter? lui qui me voit? Ah! je m'en garderai bien. Après les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre. Lisette, à part. - Hum! il y a ici quelque chose. Haut. Madame, je suis d'avis de rester auprès de vous; cela m'arrive souvent, et vous en serez plus à abri d'une déclaration. La Comtesse. - Belle finesse! quand je lui échapperais aujourd'hui, ne me retrouvera-t-il pas demain? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes côtés? Non, non, partez. S'il me parle, je sais répondre. Lisette. - Je suis à vous dans l'instant; je n'ai qu'à donner cette lettre à un laquais. La Comtesse. - Non, Lisette; c'est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-même, parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez, et je l'enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets, ils ne sont point exacts. Lisette. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame. La Comtesse. - Eh! allez, vous dis-je. Que sait-on? Lisette, à part. - Quel prétexte! Cette femme-là ne va pas droit avec moi. Scène VII La Comtesse, seule. Elle avait la fureur de rester. Les domestiques sont haïssables; il n'y a pas jusqu'à leur zèle qui ne vous désoblige. C'est toujours de travers qu'ils vous servent. Scène VIII La Comtesse, Lépine Lépine. - Madame, Monsieur le Marquis vous a vue de loin avec Lisette. Il demande s'il n'y a point de mal qu'il approche; il a le désir de vous consulter, mais il se fait le scrupule de vous êtes importun. La Comtesse. - Lui importun! Il ne saurait l'être. Dites-lui que je l'attends, Lépine; qu'il vienne. Lépine. - Je vais le réjouir de la nouvelle. Vous l'allez voir dans la minute. Scène IX La Comtesse, Lépine, Le Marquis Lépine, appelant le Marquis. - Monsieur, venez prendre audience; Madame l'accorde. Quand le Marquis est venu, il lui dit à part Courage, Monsieur; l'accueil est gracieux, presque tendre; c'est un coeur qui demande qu'on le prenne. Scène X La Comtesse, Le Marquis La Comtesse. - Eh! d'où vient donc la cérémonie que vous faites, Marquis? Vous n'y songez pas. Le Marquis. - Madame, vous avez bien de la bonté; c'est que j'ai bien des choses à vous dire. La Comtesse. - Effectivement, vous me paraissez rêveur, inquiet. Le Marquis. - Oui, j'ai l'esprit en peine. J'ai besoin de conseil, j'ai besoin de grâces, et le tout de votre part. La Comtesse. - Tant mieux. Vous avez encore moins besoin de tout cela, que je n'ai d'envie de vous être bonne à quelque chose. Le Marquis. - Oh! bonne? Il ne tient qu'à vous de m'être excellente, si vous voulez. La Comtesse. - Comment! si je veux? Manquez-vous de confiance? Ah! je vous prie, ne me ménagez point; vous pouvez tout sur moi, marquis; je suis bien aise de vous le dire. Le Marquis. - Cette assurance m'est bien agréable, et je serais tenté d'en abuser. La Comtesse. - J'ai grande peur que vous ne résistiez à la tentation. Vous ne comptez pas assez sur vos amis; car vous êtes si réservé, si retenu! Le Marquis. - Oui, j'ai beaucoup de timidité. La Comtesse. - Je fais de mon mieux pour vous l'ôter, comme vous voyez. Le Marquis. - Vous savez dans quelle situation je suis avec Hortense, que je dois l'épouser ou lui donner deux cent mille francs. La Comtesse. - Oui, et je me suis aperçue que vous n'aviez pas grand goût pour elle. Le Marquis. - Oh! on ne peut pas moins; je ne l'aime point du tout. La Comtesse. - Je n'en suis pas surprise. Son caractère est si différent du vôtre! elle a quelque chose de trop arrangé pour vous. Le Marquis. - Vous y êtes; elle songe trop à ses grâces. Il faudrait toujours l'entretenir de compliments, et moi, ce n'est pas là mon fort. La coquetterie me gêne; elle me rend muet. La Comtesse. - Ah! Ah! je conviens qu'elle en a un peu; mais presque toutes les femmes sont de même. Vous ne trouverez que cela partout, Marquis. Le Marquis. - Hors chez vous. Quelle différence, par exemple! vous plaisez sans y penser, ce n'est pas votre faute. Vous ne savez pas seulement que vous êtes aimable; mais d'autres le savent pour vous. La Comtesse. - Moi, Marquis? Je pense qu'à cet égard-là les autres songent aussi peu à moi que j'y songe moi-même. Le Marquis. - Oh! j'en connais qui ne vous disent pas tout ce qu'ils songent. La Comtesse. - Eh! qui sont-ils, Marquis? Quelques amis comme vous, sans doute? Le Marquis. - Bon, des amis! voilà bien de quoi; vous n'en aurez encore de longtemps. La Comtesse. - Je vous suis obligée du petit compliment que vous me faites en passant. Le Marquis. - Point du tout. Je ne passe jamais, moi; je dis toujours exprès. La Comtesse, riant. - Comment? vous qui ne voulez pas que j'aie encore des amis! est-ce que vous n'êtes pas le mien? Le Marquis. - Vous m'excuserez; mais quand je serais autre chose, il n'y aurait rien de surprenant. La Comtesse. - Eh bien! je ne laisserais pas d'en être surprise. Le Marquis. - Et encore plus fâchée? La Comtesse. - En vérité, surprise. Je veux pourtant croire que je suis aimable, puisque vous le dites. Le Marquis. - Oh! charmante, et je serais bien heureux si Hortense vous ressemblait; je l'épouserais d'un grand coeur; et j'ai bien de la peine à m'y résoudre. La Comtesse. - Je le crois; et ce serait encore pis si vous aviez de l'inclination pour une autre. Le Marquis. - Eh bien! c'est que justement le pis s'y trouve. La Comtesse, par exclamation. - Oui! vous aimez ailleurs? Le Marquis. - De toute mon âme. La Comtesse, en souriant. - Je m'en suis doutée, Marquis. Le Marquis. - Et vous êtes-vous doutée de la personne? La Comtesse. - Non; mais vous me la direz. Le Marquis. - Vous me feriez grand plaisir de la deviner. La Comtesse. - Pourquoi m'en donneriez-vous la peine, puisque vous voilà ? Le Marquis. - C'est que vous ne connaissez qu'elle; c'est la plus aimable femme, la plus franche... Vous parlez de gens sans façon? il n'y a personne comme elle; plus je la vois, plus je l'admire. La Comtesse. - Epousez-la, Marquis, épousez-la, et laissez là Hortense; il n'y a point à hésiter, vous n'avez point d'autre parti à prendre. Le Marquis. - Oui; mais je songe à une chose; n'y aurait-il pas moyen de me sauver le deux cent mille francs? Je vous parle à coeur ouvert. La Comtesse. - Regardez-moi dans cette occasion-ci comme une autre vous-même. Le Marquis. - Ah! que c'est bien dit, une autre moi-même! La Comtesse. - Ce qui me plaÃt en vous, c'est votre franchise, qui est une qualité admirable. Revenons. Comment vous sauver ces deux cent mille francs? Le Marquis. - C'est qu'Hortense aime le Chevalier. Mais, à propos, c'est votre parent? La Comtesse. - Oh! parent, ...de loin. Le Marquis. - Or, de cet amour qu'elle a pour lui, je conclus qu'elle ne se soucie pas de moi. Je n'ai donc qu'à faire semblant de vouloir l'épouser; elle me refusera, et je ne lui devrai plus rien; son refus me servira de quittance. La Comtesse. - Oui-da, vous pouvez le tenter. Ce n'est pas qu'il n'y ait du risque; elle a du discernement, Marquis. Vous supposez qu'elle vous refusera? Je n'en sais rien; vous n'êtes pas un homme à dédaigner. Le Marquis. - Est-il vrai? La Comtesse. - C'est mon sentiment. Le Marquis. - Vous me flattez, vous encouragez ma franchise. La Comtesse. - Je vous encourage! eh! mais en êtes-vous encore là ? Mettez-vous donc dans l'esprit que je ne demande qu'à vous obliger, qu'il n'y a que l'impossible qui m'arrêtera, et que vous devez compter sur tout ce qui dépendra de moi. Ne perdez point cela de vue, étrange homme que vous êtes, et achevez hardiment. Vous voulez des conseils, je vous en donne. Quand nous en serons à l'article des grâces, il n'y aura qu'à parler; elles ne feront pas plus de difficulté que le reste, entendez-vous? et que cela soit dit pour toujours. Le Marquis. - Vous me ravissez d'espérance. La Comtesse. - Allons par ordre. Si Hortense allait vous prendre au mot? Le Marquis. - J'espère que non. En tout cas, je lui payerais sa somme, pourvu qu'auparavant la personne qui a pris mon coeur ait la bonté de me dire qu'elle veut bien de moi. La Comtesse. - Hélas! elle serait donc bien difficile? Mais, Marquis, est-ce qu'elle ne sait pas que vous l'aimez? Le Marquis. - Non vraiment; je n'ai pas osé le lui dire. La Comtesse. - Et le tout par timidité. Oh! en vérité, c'est la pousser trop loin, et, toute amie des bienséances que je suis, je ne vous approuve pas; ce n'est pas se rendre justice. Le Marquis. - Elle est si sensée, que j'ai peur d'elle. Vous me conseillez donc de lui en parler? La Comtesse. - Eh! cela devrait être fait. Peut-être vous attend-elle. Vous dites qu'elle est sensée; que craignez-vous? Il est louable de penser modestement de soi; mais avec de la modestie, on parle, on se propose. Parlez, Marquis; parlez, tout ira bien. Le Marquis. - Hélas! si vous saviez qui c'est, vous ne m'exhorteriez pas tant. Que vous êtes heureuse de n'aimer rien, et de mépriser l'amour! La Comtesse. - Moi, mépriser ce qu'il y a au monde de plus naturel! cela ne serait pas raisonnable. Ce n'est pas l'amour, ce sont les amants, tels qu'ils sont la plupart, que je méprise, et non pas le sentiment qui fait qu'on aime, qui n'a rien en soi que de fort honnête, de fort permis, et de fort involontaire. C'est le plus doux sentiment de la vie; comment le haïrais-je? Non, certes, et il y a tel homme à qui je pardonnerais de m'aimer s'il me l'avouait avec cette simplicité de caractère que je louais tout à l'heure en vous. Le Marquis. - En effet, quand on le dit naïvement, comme on le sent... La Comtesse. - Il n'y a point de mal alors. On a toujours bonne grâce; voilà ce que pense. Je ne suis pas une âme sauvage. Le Marquis. - Ce serait bien dommage... Vous avez la plus belle santé! La Comtesse, à part. - Il est bien question de ma santé! Haut. C'est l'air de la campagne. Le Marquis. - L'air de la ville vous fait de même l'oeil le plus vif, le teint le plus frais! La Comtesse. - Je me porte assez bien. Mais savez-vous bien que vous me dites des douceurs sans y penser? Le Marquis. - Pourquoi sans y penser? Moi, j'y pense. La Comtesse. - Gardez-les pour la personne que vous aimez. Le Marquis. - Eh! si c'était vous, il n'y aurait que faire de les garder. La Comtesse. - Comment, si c'était moi! Est-ce de moi dont il s'agit? Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce une déclaration d'amour que vous me faites? Le Marquis. - Oh! Point du tout. La Comtesse. - Eh! de quoi vous avisez-vous donc de m'entretenir de ma santé? Qui est-ce qui ne s'y tromperait pas? Le Marquis. - Ce n'est que façon de parler je dis seulement qu'il est fâcheux que vous ne vouliez ni aimer, ni vous remarier, et que j'en suis mortifié, parce que je ne vois pas de femme qui peut convenir autant que vous. Mais je ne vous en dis mot, de peur de vous déplaire. La Comtesse. - Mais encore une fois, vous me parlez d'amour. Je ne me trompe pas c'est moi que vous aimez, vous me le dites en termes exprès. Le Marquis. - Hé bien, oui, quand ce serait vous, il n'est pas nécessaire de se fâcher. Ne dirait-on pas que tout est perdu? Calmez-vous; prenez que je n'aie rien dit. La Comtesse. - La belle chute! vous êtes bien singulier. Le Marquis. - Et vous de bien mauvaise humeur. Eh! tout à l'heure, à votre avis, on avait si bonne grâce à dire naïvement qu'on aime! Voyez comme cela réussit. Me voilà bien avancé! La Comtesse, à part. - Ne le voilà -t-il pas bien reculé? Haut. A qui en avez-vous? Je vous demande à qui vous parlez? Le Marquis. - A personne, Madame, à personne. Je ne dirai plus mot; êtes-vous contente? Si vous vous mettez en colère contre tous ceux qui me ressemblent, vous en querellerez bien d'autres. La Comtesse, à part. - Quel original! Haut. Et qui est-ce qui vous querelle? Le Marquis. - Ah! la manière dont vous me refusez n'est pas douce. La Comtesse. - Allez, vous rêvez. Le Marquis. - Courage! Avec la qualité d'original dont vous venez de m'honorer tout bas, il ne me manquait plus que celle de rêveur; au surplus, je ne m'en plains pas. Je ne vous conviens point; qu'y faire? il n'y a plus qu'à me taire, et je me tairai. Adieu, Comtesse; n'en soyons pas moins bons amis, et du moins ayez la bonté de m'aider à me tirer d'affaire avec Hortense. La Comtesse, seule un moment comme il s'en va. - Quel homme! Celui-ci ne m'ennuiera pas du récit de mes rigueurs. J'aime les gens simples et unis; mais en vérité celui-là l'est trop. Scène XI Hortense, La Comtesse, Le Marquis Hortense, arrêtant le Marquis. - Monsieur le Marquis, je vous prie, ne vous en allez pas; nous avons à nous parler, et Madame peut être présente. Le Marquis. - Comme vous voudrez, Madame. Hortense. - Vous savez ce dont il s'agit? Le Marquis. - Non, je ne sais pas ce que c'est; je ne m'en souviens plus. Hortense. - Vous me surprenez! Je me flattais que vous seriez le premier à rompre le silence. Il est humiliant pour moi d'être obligée de vous prévenir. Avez-vous oublié qu'il y a un testament qui nous regarde? Le Marquis. - Oh! oui, je me souviens du testament. Hortense. - Et qui dispose de ma main en votre faveur? Le Marquis. - Oui, Madame, oui; il faut que je vous épouse, cela est vrai. Hortense. - Eh bien, Monsieur, à quoi vous déterminez-vous? Il est temps de fixer mon état. Je ne vous cache point que vous avez un rival; c'est le Chevalier, qui est parent de Madame, que je ne vous préfère pas, mais que je préfère à tout autre, et que j'estime assez pour en faire mon époux si vous ne devenez pas le mien; c'est ce que je lui ai dit jusqu'ici; et comme il m'assure avoir des raisons pressantes de savoir aujourd'hui même à quoi s'en tenir, je n'ai pu lui refuser de vous parler. Monsieur, le congédierai-je, ou non? Que voulez-vous que je lui dise? Ma main est à vous, si vous la demandez. Le Marquis. - Vous me faites bien de la grâce; je la prends, Mademoiselle. Hortense. - Est-ce votre coeur qui me choisit, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - N'êtes-vous pas assez aimable pour cela? Hortense. - Et vous m'aimez? Le Marquis. - Qui est-ce qui vous dit le contraire? Tout à l'heure j'en parlais à Madame. La Comtesse. - Il est vrai, c'était de vous dont il m'entretenait; il songeait à vous proposer ce mariage. Hortense. - Et vous disait-il aussi qu'il m'aimait? La Comtesse. - Il me semble que oui; du moins me parlait-il de penchant. Hortense. - D'où vient donc, Monsieur le Marquis, me l'avez-vous laissé ignorer depuis six semaines? Quand on aime, on en donne quelques marques, et dans le cas où nous sommes, vous aviez droit de vous déclarer. Le Marquis. - J'en conviens; mais le temps se passe; on est distrait; on ne sait pas si les gens sont de votre avis. Hortense. - Vous êtes bien modeste. Voilà qui est donc arrêté, et je vais l'annoncer au Chevalier qui entre. Scène XII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Hortense, allant au-devant du Chevalier pour lui dire un mot à part. - Il accepte ma main, mais de mauvaise grâce; ce n'est qu'une ruse, ne vous effrayez pas. Le Chevalier, à part. - Vous m'inquiétez. Haut. Eh bien! Madame, il ne me reste plus d'espérance, sans doute? Je n'ai pas dû m'attendre que Monsieur le Marquis pût consentir à vous perdre. Hortense. - Oui, Chevalier, je l'épouse; la chose est conclue, et le ciel vous destine à une autre qu'à moi. Le Marquis m'aimait en secret, et c'était, dit-il, par distraction qu'il ne me le déclarait pas. Par distraction! Le Chevalier. - J'entends; il avait oublié de vous le dire. Hortense. - Oui, c'est cela même; mais il vient de me l'avouer, et il l'avait confié à Madame. Le Chevalier. - Eh! que ne m'avertissiez-vous, Comtesse? J'ai cru quelquefois qu'il vous aimait vous-même. La Comtesse. - Quelle imagination! A propos de quoi me citer ici? Hortense. - Il y a eu des instants où je le soupçonnais aussi. La Comtesse. - Encore! Où est donc la plaisanterie, Hortense? Le Marquis. - Pour moi, je ne dis mot. Le Chevalier. - Vous me désespérez, Marquis. Le Marquis. - J'en suis fâché, mais mettez-vous à ma place; il y a un testament, vous le savez bien; je ne peux pas faire autrement. Le Chevalier. - Sans le testament, vous n'aimeriez peut-être pas autant que moi. Le Marquis. - Oh! vous me pardonnerez, je n'aime que trop. Hortense. - Je tâcherai de le mériter, Monsieur. A part, au Chevalier. Demandez qu'on presse notre mariage. Le Chevalier, à part, à Hortense. - N'est-ce pas trop risquer? Haut. Dans l'état où je suis, Marquis, achevez de me prouver que mon malheur est sans remède. Le Marquis. - La preuve s'en verra quand je l'épouserai. Je ne peux pas l'épouser tout à l'heure. Le Chevalier, d'un air inquiet. - Vous avez raison. A part, à Hortense. Il vous épousera. Hortense, à part, au Chevalier. - Vous gâtez tout. Au Marquis. J'entends bien ce que le Chevalier veut dire; c'est qu'il espère toujours que nous ne nous marierons pas, Monsieur le Marquis; n'est-ce pas, Chevalier? Le Chevalier. - Non, Madame, je n'espère plus rien. Hortense. - Vous m'excuserez; vous n'êtes pas convaincu, vous ne l'êtes pas; et comme il faut, m'avez-vous dit, que vous alliez demain à Paris pour y prendre des mesures nécessaires en cette occasion-ci, vous voudriez, avant que de partir, savoir bien précisément s'il ne vous reste plus d'espoir? Voilà ce que c'est; vous avez besoin d'une entière certitude? A part, au Chevalier. Dites qu'oui. Le Chevalier. - Mais oui. Hortense. - Monsieur le Marquis, nous ne sommes qu'à une lieue de Paris; il est de bonne heure; envoyez Lépine chercher un notaire, et passons notre contrat aujourd'hui, pour donner au Chevalier la triste conviction qu'il demande. La Comtesse. - Mais il me paraÃt que vous lui faites accroire qu'il la demande; je suis persuadée qu'il ne s'en soucie pas. Hortense, à part, au Chevalier. - Soutenez donc. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, un notaire me ferait plaisir. La Comtesse. - Voilà un sentiment bien bizarre! Hortense. - Point du tout. Ses affaires exigent qu'il sache à quoi s'en tenir; il n'y a rien de si simple, et il a raison; il n'osait le dire, et je le dis pour lui. Allez-vous envoyer Lépine, Monsieur le Marquis? Le Marquis. - Comme il vous plaira. Mais qui est-ce qui songeait à avoir un notaire aujourd'hui? Hortense, au Chevalier. - Insistez. Le Chevalier. - Je vous en prie, Marquis. La Comtesse. - Oh! vous aurez la bonté d'attendre à demain, Monsieur le Chevalier; vous n'êtes pas si pressé; votre fantaisie n'est pas d'une espèce à mériter qu'on se gêne tant pour elle; ce serait ce soir ici un embarras qui nous dérangerait. J'ai quelques affaires; demain, il sera temps. Hortense, à part, au Chevalier. - Pressez. Le Chevalier. - Eh! Comtesse, de grâce. La Comtesse. - De grâce! L'hétéroclite prière! Il est donc bien ragoûtant de voir sa maÃtresse mariée à son rival? Comme Monsieur voudra, au reste! Le Marquis. - Il serait impoli de gêner Madame; au surplus, je m'en rapporte à elle; demain serait bon. Hortense. - Dès qu'elle y consent, il n'y a qu'à envoyer Lépine. Scène XIII La Comtesse, Hortense, Le Chevalier, Le Marquis, Lisette Hortense. - Voici Lisette qui entre; je vais lui dire de nous l'aller chercher. Lisette, on doit passer ce soir un contrat de mariage entre Monsieur le Marquis et moi; il veut tout à l'heure faire partir Lépine pour amener son notaire de Paris; ayez la bonté de lui dire qu'il vienne recevoir ses ordres. Lisette. - J'y cours, Madame. La Comtesse, l'arrêtant. - Où allez-vous? En fait de mariage, je ne veux ni m'en mêler, ni que mes gens s'en mêlent. Lisette. - Moi, ce n'est que pour rendre service. Tenez, je n'ai que faire de sortir; je le vois sur la terrasse. Elle appelle. Monsieur de Lépine! La Comtesse, à part. - Cette sotte! Scène XIV Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier, Hortense, Lépine, Lisette Lépine. - Qui est-ce qui m'appelle? Lisette. - Vite, vite, à cheval. Il s'agit d'un contrat de mariage entre Madame et votre maÃtre, et il faut aller à Paris chercher le notaire de Monsieur le Marquis. Lépine, au Marquis. - Le notaire! Ce qu'elle conte est-il vrai, Monsieur? nous avons la partie de chasse pour tantôt; je me suis arrangé pour courir le lièvre, et non pas le notaire. Le Marquis. - C'est pourtant le dernier qu'on veut. Lépine. - Ce n'est pas la peine que je voyage pour avoir le vôtre; je le compte pour mort. Ne le savez-vous pas? La fièvre le travaillait quand nous partÃmes, avec le médecin par-dessus; il en avait le transport au cerveau. Le Marquis. - Vraiment, oui; à propos, il était très malade. Lépine. - Il agonisait, sandis!... Lisette, d'un air indifférent. - Il n'y a qu'à prendre celui de Madame. La Comtesse. - Il n'y a qu'à vous taire; car si celui de Monsieur est mort, le mien l'est aussi. Il y a quelque temps qu'il me dit qu'il était le sien. Lisette, indifféremment, d'un air modeste. - Il me semble qu'il n'y a pas longtemps que vous lui avez écrit, Madame. La Comtesse. - La belle conséquence! Ma lettre a-t-elle empêché qu'il ne mourût? Il est certain que je lui ai écrit; mais aussi ne m'a-t-il point fait de réponse. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je commence à me rassurer. Hortense, lui souriant, à part. - Il y a plus d'un notaire à Paris. Lépine verra s'il se porte mieux. Depuis six semaines que nous sommes ici, il a eu le temps de revenir en bonne santé. Allez lui écrire un mot, Monsieur le Marquis, et priez-le, s'il ne peut venir, d'en indiquer un autre. Lépine ira se préparer pendant que vous écrirez. Lépine. - Non, Madame; si je monte à cheval, c'est autant de resté par les chemins. Je parlais de la partie de chasse; mais voici que je me sens mal, extrêmement mal; d'aujourd'hui je ne prendrai ni gibier, ni notaire. Lisette, en souriant négligemment. - Est-ce que vous êtes mort aussi? Lépine, en feignant la douleur. - Non, Mademoiselle; mais je vis souffrant et je ne pourrais fournir la course. Ahi! sans le respect de la compagnie, je ferais des cris perçants. Je me brisai hier d'une chute sur l'escalier; je roulai tout un étage, et je commençais d'en entamer un autre quand on me retint sur le penchant. Jugez de la douleur; je la sens qui m'enveloppe. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à prendre ma chaise. Dites-lui qu'il parte, Marquis. Le Marquis. - Ce garçon qui est tout froissé, qui a roulé un étage, je m'étonne qu'il ne soit pas au lit. Pars si tu peux, au reste. Hortense. - Allez, partez, Lépine; on n'est point fatigué dans une chaise. Lépine. - Vous dirai-je le vrai, Mademoiselle? obligez-moi de me dispenser de la commission. Monsieur traite avec vous de sa ruine; vous ne l'aimez point, Madame; j'en ai connaissance, et ce mariage ne peut être que fatal; je me ferais un reproche d'y avoir part. Je parle en conscience. Si mon scrupule déplaÃt, qu'on me dise Va-t'en; qu'on me casse, je m'y soumets; ma probité me console. La Comtesse. - Voilà ce qu'on appelle un excellent domestique! ils sont bien rares! Le Marquis, à Hortense. - Vous l'entendez. Comment voulez-vous que je m'y prenne avec cet opiniâtre? Quand je me fâcherais, il n'en sera ni plus ni moins. Il faut donc le chasser. A Lépine. Retire-toi. Hortense. - On se passera de lui. Allez toujours écrire; un de mes gens portera la lettre, ou quelqu'un du village. Scène XV Hortense, Le Marquis, La Comtesse, Le Chevalier Hortense. - Ah! çà , vous allez faire votre billet; j'en vais écrire un qu'on laissera chez moi en passant. Le Marquis. - Oui-da; mais consultez-vous; si par hasard vous ne m'aimiez pas, tant pis; car j'y vais de bon eu. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Vous le poussez trop. Hortense, à part. - Paix! Haut. Tout est consulté, Monsieur; adieu. Chevalier, vous voyez bien qu'il ne m'est plus permis de vous écouter. Le Chevalier. - Adieu, Mademoiselle; je vais me livrer à la douleur où vous me laissez. Scène XVI Le Marquis, consterné, La Comtesse Le Marquis. - Je n'en reviens point! C'est le diable qui m'en veut. Vous voulez que cette fille-là m'aime? La Comtesse. - Non; mais elle est assez mutine pour vous épouser. Croyez-moi, terminez avec elle. Le Marquis. - Si je lui offrais cent mille francs? Mais ils ne sont pas prêts; je ne les ai point. La Comtesse. - Que cela ne vous retienne pas; je vous les prêterai, moi; je les ai à Paris. Rappelez-les; votre situation me fait de la peine. Courez, je les vois encore tous deux. Le Marquis. - Je vous rends mille grâces. Il appelle. Madame! Monsieur le Chevalier! Scène XVII Le Chevalier, Hortense, Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Voulez-vous bien revenir? J'ai un petit mot à vous communiquer. Hortense. - De quoi s'agit-il donc? Le Chevalier. - Vous me rappelez aussi; dois-je en tirer un bon augure? Hortense. - Je croyais que vous alliez écrire. Le Marquis. - Rien n'empêche. Mais c'est que j'ai une proposition à vous faire, et qui est tout à fait raisonnable. Hortense. - Une proposition, Monsieur le Marquis? Vous m'avez donc trompée? Votre amour n'est pas aussi vrai que vous me l'avez dit. Le Marquis. - Que diantre voulez-vous? On prétend aussi que vous ne m'aimez point; cela me chicane. Hortense. - Je ne vous aime pas encore, mais je vous aimerai. Et puis, Monsieur, avec de la vertu, on se passe d'amour pour un mari. Le Marquis. - Oh! je serais un mari qui ne s'en passerait pas, moi. Nous ne gagnerions, à nous marier, que le loisir de nous quereller à notre aise, et ce n'est pas là une partie de plaisir bien touchante; ainsi, tenez, accommodons-nous plutôt. Partageons le différend en deux; il y a deux cent mille francs sur le testament; prenez-en la moitié, quoique vous ne m'aimiez pas, et laissons là tous les notaires, tant vivants que morts. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Je ne crains plus rien. Hortense. - Vous n'y pensez pas, Monsieur; cent mille francs ne peuvent entrer en comparaison avec l'avantage de vous épouser, et vous ne vous évaluez pas ce que vous valez. Le Marquis. - Ma foi, je ne les vaux pas quand je suis de mauvaise humeur, et je vous annonce que j'y serai toujours. Hortense. - Ma douceur naturelle me rassure. Le Marquis. - Vous ne voulez donc pas? Allons notre chemin; vous serez mariée. Hortense. - C'est le plus court et je m'en retourne. Le Marquis. - Ne suis-je pas bien malheureux d'être obligé de donner la moitié d'une pareille somme à une personne qui ne se soucie pas de moi? Il n'y a qu'à plaider, Madame; nous verrons un peu si on me condamnera à épouser une fille qui ne m'aime pas. Hortense. - Et moi je dirai que je vous aime; qui est-ce qui me prouvera le contraire dès que je vous accepte? Je soutiendrai que c'est vous qui ne m'aimez pas, et qui même, dit-on, en aime une autre. Le Marquis. - Du moins, en tout cas, ne la connaÃt-on point comme on connaÃt le Chevalier? Hortense. - Tout de même, Monsieur; je la connais, moi. La Comtesse. - Eh! finissez, Monsieur, finissez. Ah! l'odieuse contestation! Hortense. - Oui, finissons. Je vous épouserai, Monsieur; il n'y a que cela à dire. Le Marquis. - Eh bien! et moi aussi, Madame, et moi aussi. Hortense. - Epousez donc. Le Marquis. - Oui, parbleu! j'en aurai le plaisir; il faudra bien que l'amour vous vienne; et, pour début de mariage, je prétends, s'il vous plaÃt, que Monsieur le Chevalier ait la bonté d'être notre ami de loin. Le Chevalier, à part, à Hortense. - Ceci ne vaut rien; il se pique. Hortense, au Chevalier. - Taisez-vous. Au Marquis. Monsieur le Chevalier me connaÃt assez pour être persuadé qu'il ne me verra plus. Adieu, Monsieur; je vais écrire mon billet; tenez le vôtre prêt; ne perdons point de temps. La Comtesse. - Oh! pour votre contrat, je vous certifie que vous irez le signer où il vous plaira, mais que ce ne sera pas chez moi. C'est s'égorger que se marier comme vous faites, et je ne prêterai jamais ma maison pour une si funeste cérémonie; vos fureurs iront se passer ailleurs, si vous le trouvez bon. Hortense. - Eh bien! Comtesse, la Marquise est votre voisine; nous irons chez elle. Le Marquis. - Oui, si j'en suis d'avis; car, enfin, cela dépend de moi. Je ne connais point votre Marquise. Hortense, en s'en allant. - N'importe, vous y consentirez, Monsieur. Je vous quitte. Le Chevalier, en s'en allant. - A tout ce que je vois, mon espérance renaÃt un peu. Scène XVIII La Comtesse, Le Marquis, Le Chevalier La Comtesse, arrêtant le Chevalier. - Restez, Chevalier; parlons un peu de ceci. Y eut-il jamais rien de pareil? Qu'en pensez-vous, vous qui aimez Hortense, vous qu'elle aime? Le mariage ne vous fait-il pas trembler? Moi qui ne suis pas son amant, il m'effraie. Le Chevalier, avec un effroi hypocrite. - C'est une chose affreuse! il n'y a point d'exemple de cela. Le Marquis. - Je ne m'en soucie guère; elle sera ma femme, mais en revanche je serai son mari; c'est ce qui me console, et ce sont plus ses affaires que les miennes. Aujourd'hui le contrat, demain la noce, et ce soir confinée dans son appartement; pas plus de façon. Je suis piqué, je ne donnerais pas cela de plus. La Comtesse. - Pour moi, je serais d'avis qu'on les empêchât absolument de s'engager; et un notaire honnête homme, s'il était instruit, leur refuserait tout net son ministère. Je les enfermerais si j'étais la maÃtresse. Hortense peut-elle se sacrifier à un aussi vil intérêt? Vous qui êtes né généreux, Chevalier, et qui avez du pouvoir sur elle, retenez-la; faites-lui, par pitié, entendre raison, si ce n'est par amour. Je suis sûre qu'elle ne marchande si vilainement qu'à cause de vous. Le Chevalier, à part. - Il n'y a plus de risque à tenir bon. Haut. Que voulez-vous que j'y fasse, Comtesse? Je n'y vois point de remède. La Comtesse. - Comment? que dites-vous? Il faut que j'aie mal entendu; car je vous estime. Le Chevalier. - Je dis que je ne puis rien là -dedans, et que c'est ma tendresse qui me défend de la résoudre à ce que vous souhaitez. La Comtesse. - Et par quel trait d'esprit me prouverez-vous la justesse de ce petit raisonnement-là ? Le Chevalier. - Oui, Madame, je veux qu'elle soit heureuse. Si je l'épouse, elle ne le serait pas assez avec la fortune que j'ai; la douceur de notre union s'altérerait; je la verrais se repentir de m'avoir épousé, de n'avoir pas épousé Monsieur, et c'est à quoi je ne m'exposerai point. La Comtesse. - On ne peut vous répondre qu'en haussant les épaules. Est-ce vous qui me parlez, Chevalier? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Comtesse. - Vous avez donc l'âme mercenaire aussi, mon petit cousin? je ne m'étonne plus de l'inclination que vous avez l'un pour l'autre. Oui, vous êtes digne d'elle; vos coeurs sont bien assortis. Ah! l'horrible façon d'aimer! Le Chevalier. - Madame, la vraie tendresse ne raisonne pas autrement que la mienne. La Comtesse. - Ah! Monsieur, ne prononcez pas seulement le mot de tendresse; vous le profanez. Le Chevalier. - Mais... La Comtesse. - Vous me scandalisez, vous dis-je. Vous êtes mon parent malheureusement, mais je ne m'en vanterai point. N'avez-vous pas de honte? Vous parlez de votre fortune, je la connais; elle vous met fort en état de supporter le retranchement d'une aussi misérable somme que celle dont il s'agit, et qui ne peut jamais être que mal acquise. Ah ciel! moi qui vous estimais! Quelle avarice sordide! Quel coeur sans sentiment! Et de pareils gens disent qu'ils aiment! Ah! le vilain amour! Vous pouvez vous retirer; je n'ai plus rien à vous dire. Le Marquis, brusquement. - Ni moi non plus rien à entendre. Le billet va partir; vous avez encore trois heures à entretenir Hortense, après quoi j'espère qu'on ne vous verra plus. Le Chevalier. - Monsieur, le contrat signé, je pars. Pour vous, Comtesse, quand vous y penserez bien sérieusement, vous excuserez votre parent et vous lui rendrez plus de justice. La Comtesse. - Ah! non; voilà qui est fini, je ne saurais le mépriser davantage. Scène XIX Le Marquis, La Comtesse Le Marquis. - Eh bien! suis-je assez à plaindre? La Comtesse. - Eh! Monsieur, délivrez-vous d'elle et donnez-lui les deux cent mille francs. Le Marquis. - Deux cent mille francs plutôt que de l'épouser! Non, parbleu! je n'irai pas m'incommoder jusque-là ; je ne pourrais pas les trouver sans me déranger. La Comtesse, négligemment. - Ne vous ai-je pas dit que j'ai justement la moitié de cette somme-là toute prête? A l'égard du reste, on tâchera de vous la faire. Le Marquis. - Eh! quand on emprunte, ne faut-il pas rendre? Si vous aviez voulu de moi, à la bonne heure; mais dès qu'il n'y a rien à faire, je retiens la demoiselle; elle serait trop chère à renvoyer. La Comtesse. - Trop chère! Prenez donc garde, vous parlez comme eux. Seriez-vous capable de sentiments si mesquins? Il vaudrait mieux qu'il vous en coûtât tout votre bien que de la retenir, puisque vous ne l'aimez pas, Monsieur. Le Marquis. - Eh! en aimerais-je une autre davantage? A l'exception de vous, toute femme m'est égale; brune, blonde, petite ou grande, tout cela revient au même, puisque je ne vous ai pas, que je ne puis vous avoir, et qu'il n'y a que vous que j'aimais. La Comtesse. - Voyez donc comment vous ferez; car enfin, est-ce une nécessité que je vous épouse à cause de la situation désagréable où vous êtes? En vérité, cela me paraÃt bien fort, Marquis. Le Marquis. - Oh! je ne dis pas que ce soit une nécessité; vous me faites plus ridicule que je ne le suis. Je sais bien que vous n'êtes obligée à rien. Ce n'est pas votre faute si je vous aime, et je ne prétends pas que vous m'aimiez; je ne vous en parle point non plus. La Comtesse, impatiente et d'un ton sérieux. - Vous faites fort bien, Monsieur; votre discrétion est tout à fait raisonnable; je m'y attendais, et vous avez tort de croire que je vous fais plus ridicule que vous ne l'êtes. Le Marquis. - Tout le mal qu'il y a, c'est que j'épouserai cette fille-ci avec un peu plus de peine que je n'en aurais eu sans vous. Voilà toute l'obligation que je vous ai. Adieu, Comtesse. La Comtesse. - Adieu, Marquis; vous vous en allez donc gaillardement comme cela, sans imaginer d'autre expédient que ce contrat extravagant! Le Marquis. - Eh! quel expédient? Je n'en savais qu'un qui n'a pas réussi, et je n'en sais plus. Je suis votre très humble serviteur. Il se retire en faisant plusieurs révérences. La Comtesse. - Bonsoir, Monsieur. Ne perdez point de temps en révérences, la chose presse. Scène XX La Comtesse La Comtesse, quand il est parti. - Qu'on me dise en vertu de quoi cet homme-là s'est mis dans la tête que je ne l'aime point! Je suis quelquefois, par impatience, tentée de lui dire que je l'aime, pour lui montrer qu'il n'est qu'un idiot. Il faut que je me satisfasse. Scène XXI Lépine, La Comtesse Lépine. - Puis-je prendre la licence de m'approcher de Madame la Comtesse? La Comtesse. - Qu'as-tu à me dire? Lépine. - De nous rendre réconciliés, Monsieur le Marquis et moi. La Comtesse. - Il est vrai qu'avec l'esprit tourné comme il l'a, il est homme à te punir de l'avoir bien servi. Lépine. - J'ai le contentement que vous avez approuvé mon refus de partir. Il vous a semblé que j'étais un serviteur excellent; Madame, ce sont les termes de la louange dont votre justice m'a gratifié. La Comtesse. - Oui, excellent, je le dis encore. Lépine. - C'est cependant mon excellence qui fait aujourd'hui que je chancelle dans mon poste. Tout estimé que je suis de la plus aimable Comtesse, elle verra qu'on me supprime. La Comtesse. - Non, non, il n'y a pas d'apparence. Je parlerai pour toi. Lépine. - Madame, enseignez à Monsieur le Marquis le mérite de mon procédé. Ce notaire me consternait dans l'excès de mon zèle, je l'ai fait malade, je l'ai fait mort; je l'aurais enterré, sandis, le tout par affection, et néanmoins on me gronde! S'approchant de la Comtesse d'un air mystérieux. Je sais au demeurant que Monsieur le Marquis vous aime; Lisette le sait; nous l'avions même priée de vous en toucher deux mots pour exciter votre compassion, mais elle a craint la diminution de ses petits profits. La Comtesse. - Je n'entends pas ce que cela veut dire. Lépine. - Le voici au net. Elle prétend que votre état de veuve lui rapporte davantage que ne ferait votre état de femme en puissance d'époux, que vous lui êtes plus profitable, autrement dit, plus lucrative. La Comtesse. - Plus lucrative! c'était donc là le motif de ses refus? Lisette est une jolie petite personne! Lépine. - Cette prudence ne vous rit pas, elle vous répugne; votre belle âme de comtesse s'en scandalise; mais tout le monde n'est pas comtesse; c'est une pensée de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude. Se fâche-t-on qu'une fourmi rampe? La médiocrité de l'état fait que les pensées sont médiocres. Lisette n'a point de bien, et c'est avec de petits sentiments qu'on en amasse. La Comtesse. - L'impertinente! La voici. Va, laisse-nous; je te raccommoderai avec ton maÃtre; dis-lui que je le prie de me venir parler. Scène XXII Lisette, La Comtesse, Lépine Lépine, à Lisette, en sortant. - Mademoiselle, vous allez trouver le temps orageux; mais ce n'est qu'une gentillesse de ma façon pour obtenir votre coeur. Lénine part. Scène XXIII Lisette, La Comtesse Lisette, en s'approchant. - Que veut-il dire? La Comtesse. - Ah! c'est donc vous? Lisette. - Oui, Madame; et la poste n'était point partie. Eh bien! que vous a dit le Marquis? La Comtesse. - Vous méritez bien que je l'épouse! Lisette. - Je ne sais pas en quoi je le mérite; mais ce qui est de certain, c'est que, toute réflexion faite, je venais pour vous le conseiller. A part. Il faut céder au torrent. La Comtesse. - Vous me surprenez. Et vos profits, que deviendront-ils? Lisette. - Qu'est-ce que c'est que mes profits? La Comtesse. - Oui, vous ne gagneriez plus tant avec moi si j'avais un mari, avez-vous dit à Lépine. Penserait-on que je serai peut-être obligée de me remarier, pour échapper à la fourberie et aux services intéressés de mes domestiques? Lisette. - Ah! le coquin! il m'a donc tenu parole. Vous ne savez pas qu'il m'aime, Madame; que par là il a intérêt que vous épousiez son maÃtre; et, comme j'ai refusé de vous parler en faveur du Marquis, Lépine a cru que je le desservais auprès de vous; il m'a dit que je m'en repentirais; et voilà comme il s'y prend! Mais, en bonne foi, me reconnaissez-vous au discours qu'il me fait tenir? Y a-t-il même du bon sens? M'en aimerez-vous moins quand vous serez mariée? En serez-vous moins bonne, moins généreuse? La Comtesse. - Je ne pense pas. Lisette. - Surtout avec le Marquis, qui, de son côté, est le meilleur homme du monde? Ainsi, qu'est-ce que j'y perdrais? Au contraire, si j'aime tant mes profits, avec vos bienfaits je pourrai encore espérer les siens. La Comtesse. - Sans difficulté. Lisette. - Et enfin, je pense si différemment, que je venais actuellement, comme je vous l'ai dit, tâcher de vous porter au mariage en question, parce que je le juge nécessaire. La Comtesse. - Voilà qui est bien, je vous crois. Je ne savais pas que Lépine vous aimait; et cela change tout, c'est un article qui vous justifie. Lisette. - Oui; mais on vous prévient bien aisément contre moi, Madame; vous ne rendez guère justice à mon attachement pour vous. La Comtesse. - Tu te trompes; je sais ce que tu vaux, et je n'étais pas si persuadée que tu te l'imagines. N'en parlons plus. Qu'est-ce que tu voulais me dire? Lisette. - Que je songeais que le Marquis est un homme estimable. La Comtesse. - Sans contredit, je n'ai jamais pensé autrement. Lisette. - Un homme avec qui vous aurez l'agrément d'avoir un ami sûr, sans avoir de maÃtre. La Comtesse. - Cela est encore vrai; ce n'est pas là ce que je dispute. Lisette. - Vos affaires vous fatiguent. La Comtesse. - Plus que je ne puis dire; je les entends mal, et je suis une paresseuse. Lisette. - Vous en avez des instants de mauvaise humeur qui nuisent à votre santé. La Comtesse. - Je n'ai connu mes migraines que depuis mon veuvage. Lisette. - Procureurs, avocats, fermiers, le Marquis vous délivrerait de tous ces gens-là . La Comtesse. - Je t'avoue que tu as réfléchi là -dessus plus sûrement que moi. Jusqu'ici je n'ai point de raisons qui combattent les tiennes. Lisette. - Savez-vous bien que c'est peut-être le seul homme qui vous convienne? La Comtesse. - Il faut donc que j'y rêve. Lisette. - Vous ne vous sentez point de l'éloignement pour lui? La Comtesse. - Non, aucun. Je ne dis pas que je l'aime de ce qu'on appelle passion; mais je n'ai rien dans le coeur qui lui soit contraire. Lisette. - Eh! n'est-ce pas assez, vraiment! De la passion! Si, pour vous marier, vous attendez qu'il vous en vienne, vous resterez toujours veuve; et à proprement parler, ce n'est pas lui que je vous propose d'épouser, c'est son caractère. La Comtesse. - Qui est admirable, j'en conviens. Lisette. - Et puis, voyez le service que vous lui rendrez chemin faisant, en rompant le triste mariage qu'il va conclure plus par désespoir que par intérêt! La Comtesse. - Oui, c'est une bonne action que je ferai, et il est louable d'en faire autant qu'on peut. Lisette. - Surtout quand il n'en coûte rien au coeur. La Comtesse. - D'accord. On peut dire assurément que tu plaides bien pour lui. Tu me disposes on ne peut pas mieux; mais il n'aura pas l'esprit d'en profiter, mon enfant. Lisette. - D'où vient donc? Ne vous a-t-il pas parlé de son amour? La Comtesse. - Oui, il m'a dit qu'il m'aimait, et mon premier mouvement a été d'en paraÃtre étonnée; c'était bien le moins. Sais-tu ce qui est arrivé? Qu'il a pris mon étonnement pour de la colère. Il a commencé par établir que je ne pouvais pas le souffrir. En un mot, je le déteste, je suis furieuse contre son amour; voilà d'où il part; moyennant quoi je ne saurais le désabuser sans lui dire Monsieur, vous ne savez ce que vous dites. Ce serait me jeter à sa tête; aussi n'en ferai-je rien. Lisette. - Oh! c'est une autre affaire vous avez raison; ce n'est point ce que je vous conseille non plus, et il n'y a qu'à le laisser là . La Comtesse. - Bon! tu veux que je l'épouse, tu veux que je le laisse là ; tu me promènes d'une extrémité à l'autre. Eh! peut-être n'a-t-il pas tant de tort, et que c'est ma faute. Je lui réponds quelquefois avec aigreur. Lisette. - J'y pensais c'est ce que j'allais vous dire. Voulez-vous que j'en parle à Lépine, et que je lui insinue de l'encourager? La Comtesse. - Non, je te le défends, Lisette, à moins que je n'y sois pour rien. Lisette. - Apparemment, ce n'est pas vous qui vous en avisez, c'est moi. La Comtesse. - En ce cas, je n'y prends point de part. Si je l'épouse, c'est à toi à qui il en aura l'obligation; et je prétends qu'il le sache, afin qu'il t'en récompense. Lisette. - Comme il vous plaira, Madame. La Comtesse. - A propos, cette robe brune qui me déplaÃt, l'as-tu prise? J'ai oublié de te dire que je te la donne. Lisette. - Voyez comme votre mariage diminuera mes profits. Je vous quitte pour chercher Lépine, mais ce n'est pas la peine; je vois le Marquis, et je vous laisse. Scène XXIV Le Marquis, La Comtesse Le Marquis, à part, sans voir la Comtesse. - Voici cette lettre que je viens de faire pour le notaire, mais je ne sais pas si elle partira; je ne suis pas d'accord avec moi-même. A la Comtesse. On dit que vous souhaitez me parler, Comtesse? La Comtesse. - Oui, c'est en faveur de Lépine. Il n'a voulu que vous rendre service; il craint que vous ne le congédiiez, et vous m'obligerez de le garder; c'est une grâce que vous ne me refuserez pas, puisque vous dites que vous m'aimez. Le Marquis. - Vraiment oui, je vous aime, et ne vous aimerai encore que trop longtemps. La Comtesse. - Je ne vous en empêche pas. Le Marquis. - Parbleu! je vous en défierais, puisque je ne saurais m'en empêcher moi-même. La Comtesse, riant. - Ah! ah! ah! Ce ton brusque me fait rire. Le Marquis. - Oh! oui, la chose est fort plaisante! La Comtesse. - Plus que vous ne pensez. Le Marquis. - Ma foi, je pense que je voudrais ne vous avoir jamais vue. La Comtesse. - Votre inclination s'explique avec des grâces infinies. Le Marquis. - Bon! des grâces! A quoi me serviraient-elles? N'a-t-il pas plu à votre coeur de me trouver haïssable? La Comtesse. - Que vous êtes impatientant avec votre haine! Eh! quelles preuves avez-vous de la mienne? Vous n'en avez que de ma patience à écouter la bizarrerie des discours que vous me tenez toujours. Vous ai-je jamais dit un mot de ce que vous m'avez fait dire, ni que vous me fâchiez, ni que je vous hais, ni que je vous raille? Toutes visions que vous prenez, je ne sais comment, dans votre tête, et que vous vous figurez venir de moi; visions que vous grossissez, que vous multipliez à chaque fois que vous me répondez ou que vous croyez me répondre; car vous êtes d'une maladresse! Ce n'est non plus à moi que vous répondez, qu'à qui ne vous parla jamais; et cependant Monsieur se plaint! Le Marquis. - C'est que Monsieur est un extravagant. La Comtesse. - C'est du moins le plus insupportable homme que je connaisse. Oui, vous pouvez être persuadé qu'il n'y a rien de si original que vos conversations avec moi, de si incroyable! Le Marquis. - Comme votre aversion m'accommode! La Comtesse. - Vous allez voir. Tenez; vous dites que vous m'aimez, n'est-ce pas? Et je vous crois. Mais voyons, que souhaiteriez-vous que je vous répondisse? Le Marquis. - Ce que je souhaiterais? Voilà qui est bien difficile à deviner. Parbleu, vous le savez de reste. La Comtesse. - Eh bien! ne l'ai-je pas dit? Est-ce là me répondre? Allez, Monsieur, je ne vous aimerai jamais, non, jamais. Le Marquis. - Tant pis, Madame, tant pis; je vous prie de trouver bon que j'en sois fâché. La Comtesse. - Apprenez donc, lorsqu'on dit aux gens qu'on les aime, qu'il faut du moins leur demander ce qu'ils en pensent. Le Marquis. - Quelle chicane vous me faites! La Comtesse. - Je n'y saurais tenir; adieu. Elle veut s'en aller. Le Marquis, la retenant. - Eh bien! Madame, je vous aime; qu'en pensez-vous? et encore une fois, qu'en pensez-vous? La Comtesse. - Ah! ce que j'en pense? Que je le veux bien, Monsieur; et encore une fois, que je le veux bien; car, si je ne m'y prenais pas de cette façon, nous ne finirions jamais. Le Marquis, charmé. - Ah! Vous le voulez bien? Ah! je respire, Comtesse, donnez-moi votre main, que je la baise. Il baise avec transport la main de la Comtesse. Scène XXV et dernière La Comtesse, Le Marquis, Hortense, Le Chevalier, Lisette, Lépine Hortense. - Votre billet est-il prêt, Marquis? Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble? Le Marquis. - Oui; c'est pour la remercier du peu de regret que j'ai aux deux cent mille francs que je vous donne. Hortense. - Et moi, sans compliment, je vous remercie de vouloir bien les perdre. Le Chevalier. - Nous voilà donc contents. Que je vous embrasse, Marquis. A la Comtesse. Comtesse, voilà le dénouement que nous attendions. La Comtesse, en s'en allant. - Eh bien! vous n'attendrez plus. Lisette, à Lépine. - Maraud! je crois en effet qu'il faudra que je t'épouse. Lépine. - Je l'avais entrepris. Fin Les Fausses confidences Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 16 mars 1737 Acteurs Araminte, fille de Madame Argante. Dorante, neveu de Monsieur Remy. Monsieur Remy, procureur. Madame Argante. Arlequin, valet d'Araminte. Dubois, ancien valet de Dorante. Marton, suivante d'Araminte. Le Comte. Un domestique parlant. Un garçon joaillier. La scène est chez Madame Argante. Acte premier Scène première Dorante, Arlequin Arlequin, introduisant Dorante. - Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre. Dorante. - Je vous suis obligé. Arlequin. - Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne; nous discourrons en attendant. Dorante. - Je vous remercie; ce n'est pas la peine, ne vous détournez point. Arlequin. - Voyez, Monsieur, n'en faites pas de façon nous avons ordre de Madame d'être honnête, et vous êtes témoin que je le suis. Dorante. - Non, vous dis-je, je serai bien aise d'être un moment seul. Arlequin. - Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie. Scène II Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystère. Dorante. - Ah! te voilà ? Dubois. - Oui, je vous guettais. Dorante. - J'ai cru que je ne pourrais me débarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas encore venu? Dubois. - Non mais voici l'heure à peu près qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et regarde. N'y a-t-il là personne qui nous voie ensemble? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. Dorante. - Je ne vois personne. Dubois. - Vous n'avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent? Dorante. - Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d'intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adressé à lui il la prévint hier; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me présenterait à elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n'aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu'à personne, il me paraÃt extravagant, à moi qui m'y prête. Je n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu même te bien récompenser de ton zèle; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune! en vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive. Dubois. - Laissons cela, Monsieur; tenez, en un mot, je suis content de vous; vous m'avez toujours plu; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore à votre service. Dorante. - Quand pourrai-je reconnaÃtre tes sentiments pour moi? Ma fortune serait la tienne; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'être renvoyé demain. Dubois. - Eh bien, vous vous en retournerez. Dorante. - Cette femme-ci a un rang dans le monde; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien? Dubois. - Point de bien! votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame. Dorante. - Quelle chimère! Dubois. - Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. Dorante. - Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. Dubois. - Ah! vous en avez bien soixante pour le moins. Dorante. - Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable? Dubois. - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez? Dorante. - Je l'aime avec passion, et c'est ce qui fait que je tremble! Dubois. - Oh! vous m'impatientez avec vos terreurs eh que diantre! un peu de confiance; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions; toutes nos mesures sont prises; je connais l'humeur de ma maÃtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maÃtre, et il parlera adieu; je vous quitte; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Remy; nous voilà embarqués poursuivons. Il fait quelques pas, et revient. A propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi nous ferons le reste. Scène III Monsieur Remy, Dorante Monsieur Remy. - Bonjour, mon neveu; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir, on est allé l'avertir. La connaissez-vous? Dorante. - Non, monsieur, pourquoi me le demandez-vous? Monsieur Remy. - C'est qu'en venant ici, j'ai rêvé à une chose... Elle est jolie, au moins. Dorante. - Je le crois. Monsieur Remy. - Et de fort bonne famille c'est moi qui ai succédé à son père; il était fort ami du vôtre; homme un peu dérangé; sa fille est restée sans bien; la dame d'ici a voulu l'avoir; elle l'aime, la traite bien moins en suivante qu'en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a d'ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise; vous allez être tous deux dans la même maison; je suis d'avis que vous l'épousiez qu'en dites-vous? Dorante. - Eh!... mais je ne pensais pas à elle. Monsieur Remy. - Eh bien, je vous avertis d'y penser; tâchez de lui plaire. Vous n'avez rien, mon neveu, je dis rien qu'un peu d'espérance. Vous êtes mon héritier; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai, sans compter que je puis me marier je n'en ai point d'envie; mais cette envie-là vient tout d'un coup il y a tant de minois qui vous la donnent; avec une femme on a des enfants, c'est la coutume; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd'hui, et que je vous ôterai demain peut-être. Dorante. - Vous avez raison, Monsieur, et c'est aussi à quoi je vais travailler. Monsieur Remy. - Je vous y exhorte. Voici Mademoiselle Marton éloignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve. Dorante s'écarte un peu. Scène IV Monsieur Remy, Marton, Dorante Marton. - Je suis fâchée, Monsieur, de vous avoir fait attendre; mais j'avais affaire chez Madame. Monsieur Remy. - Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ? Montrant Dorante. Marton, riant. - Eh! par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise? Monsieur Remy. - C'est qu'il est mon neveu. Marton. - Eh bien! ce neveu-là est bon à montrer; il ne dépare point la famille. Monsieur Remy. - Tout de bon? C'est de lui dont j'ai parlé à Madame pour intendant, et je suis charmé qu'il vous revienne il vous a déjà vue plus d'une fois chez moi quand vous y êtes venue; vous en souvenez-vous? Marton. - Non, je n'en ai point d'idée. Monsieur Remy. - On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu'il me dit la première fois qu'il vous vit? Quelle est cette jolie fille-là ? Marton sourit. Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aimeraient-ils pas? En voilà un qui ne demande pas mieux; c'est un coeur qui se présente bien. Dorante, embarrassé. - Il n'y a rien là de difficile à croire. Monsieur Remy. - Voyez comme il vous regarde; vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette. Marton. - J'en suis persuadée; Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir. Monsieur Remy. - Bon, bon! il faudra! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu. Marton, riant. - Je craindrais d'aller trop vite. Dorante. - Vous importunez Mademoiselle, Monsieur. Marton, riant. - Je n'ai pourtant pas l'air si indocile. Monsieur Remy, joyeux. - Ah! je suis content, vous voilà d'accord. Oh! ça, mes enfants il leur prend les mains à tous deux, je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma nièce. Il sort. Marton, riant. - Adieu donc, mon oncle. Scène V Marton, Dorante Marton. - En vérité, tout ceci a l'air d'un songe. Comme Monsieur Remy expédie! Votre amour me paraÃt bien prompt, sera-t-il aussi durable? Dorante. - Autant l'un que l'autre, Mademoiselle. Marton. - Il s'est trop hâté de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens, ayez la bonté d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne. Dorante. - Volontiers, Mademoiselle. Marton, en le voyant sortir. - J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre. Scène VI Araminte, Marton Araminte. - Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse? Est-ce à vous à qui il en veut? Marton. - Non, Madame, c'est à vous-même. Araminte, d'un air assez vif. - Eh bien, qu'on le fasse venir; pourquoi s'en va-t-il? Marton. - C'est qu'il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de Monsieur Remy, celui qu'il vous a proposé pour homme d'affaires. Araminte. - Ah! c'est là lui! Il a vraiment très bonne façon. Marton. - Il est généralement estimé, je le sais. Araminte. - Je n'ai pas de peine à le croire il a tout l'air de le mériter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre; n'en dira-t-on rien? Marton. - Et que voulez-vous qu'on dise? Est-on obligé de n'avoir que des intendants mal faits? Araminte. - Tu as raison. Dis-lui qu'il revienne. Il n'était pas nécessaire de me préparer à le recevoir dès que c'est Monsieur Remy qui me le donne, c'en est assez; je le prends. Marton, comme s'en allant. - Vous ne sauriez mieux choisir. Et puis revenant. Etes-vous convenue du parti que vous lui faites? Monsieur Remy m'a chargée de vous en parler. Araminte. - Cela est inutile. Il n'y aura point de dispute là -dessus. Dès que c'est un honnête homme, il aura lieu d'être content. Appelez-le. Marton, hésitant à partir. - On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n'est-ce pas? Araminte. - Oui, comme il voudra; qu'il vienne. Marton va dans la coulisse. Scène VII Dorante, Araminte, Marton Marton. - Monsieur Dorante, Madame vous attend. Araminte. - Venez, Monsieur; je suis obligée à Monsieur Remy d'avoir songé à moi. Puisqu'il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu'il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d'un intendant qu'il doit m'envoyer aujourd'hui; mais je m'en tiens à vous. Dorante. - J'espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m'honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m'affligerait tant à présent que de la perdre. Marton. - Madame n'a pas deux paroles. Araminte. - Non, Monsieur; c'est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous êtes au fait des affaires apparemment; vous y avez travaillé? Dorante. - Oui, Madame; mon père était avocat, et je pourrais l'être moi-même. Araminte. - C'est-à -dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et même au-dessus du parti que vous prenez? Dorante. - Je ne sens rien qui m'humilie dans le parti que je prends, Madame; l'honneur de servir une dame comme vous n'est au-dessous de qui que ce soit, et je n'envierai la condition de personne. Araminte. - Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez; et si, dans les suites, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point. Marton. - Voilà Madame je la reconnais. Araminte. - Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes gens sans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge; car vous n'avez que trente ans tout au plus? Dorante. - Pas tout à fait encore, Madame. Araminte. - Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. Dorante. - Je commence à l'être aujourd'hui, Madame. Araminte. - On vous montrera l'appartement que je vous destine; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton? Marton. - Il n'y a qu'à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l'entrée de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez à Madame. Scène VIII Araminte, Dorante, Marton, Arlequin, un domestique Arlequin. - Me voilà , Madame. Araminte. - Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur; vous le servirez; je vous donne à lui. Arlequin. - Comment, Madame, vous me donnez à lui! Est-ce que je ne serai plus à moi? Ma personne ne m'appartiendra donc plus? Marton. - Quel benêt! Araminte. - J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras. Arlequin, comme pleurant. - Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congé je n'ai pas mérité ce traitement; je l'ai toujours servie à faire plaisir. Araminte. - Je ne te donne point ton congé, je te payerai pour être à Monsieur. Arlequin. - Je représente à Madame que cela ne serait pas juste je ne donnerai pas ma peine d'un côté, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages; autrement je friponnerais, Madame. Araminte. - Je désespère de lui faire entendre raison. Marton. - Tu es bien sot! quand je t'envoie quelque part ou que je te dis fais telle ou telle chose, n'obéis-tu pas? Arlequin. - Toujours. Marton. - Eh bien! ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de Madame et par son ordre. Arlequin. - Ah! c'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame. Marton. - Voilà ce que c'est. Arlequin. - Vous voyez bien que cela méritait explication. Un domestique. - Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, Madame. Araminte. - Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j'ai à vous parler d'une affaire; ne vous éloignez pas. Scène IX Dorante, Marton, Arlequin Arlequin. - Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l'un à l'autre, et vous avez le pas sur moi? Je sera le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre. Marton. - Ce faquin avec ses comparaisons! Va-t'en. Arlequin. - Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien? Vous a-t-on donné ordre d'être servi gratis? Dorante rit. Marton. - Allons, laisse-nous. Madame te payera; n'est-ce pas assez? Arlequin. - Pardi, Monsieur, je ne vous coûterai donc guère? On ne saurait avoir un valet à meilleur marché. Dorante. - Arlequin a raison. Tiens, voilà d'avance ce que je te donne. Arlequin. - Ah! voilà une action de maÃtre. A votre aise le reste. Dorante. - Va boire à ma santé. Arlequin, s'en allant. - Oh! s'il ne faut que boire afin qu'elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente. A part. Le gracieux camarade qui m'est venu là par hasard! Scène X Dorante, Marton, Madame Argante, qui arrive un instant après. Marton. - Vous avez lieu d'être satisfait de l'accueil de Madame; elle paraÃt faire cas de vous, et tant mieux, nous n'y perdons point. Mais voici Madame Argante; je vous avertis que c'est sa mère, et je devine à peu près ce qui l'amène. Madame Argante, femme brusque et vaine. - Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m'a-t-elle dit j'en suis fâchée; cela n'est point obligeant pour Monsieur le Comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre, et les voir tous deux. D'où vient préférer celui-ci? Quelle espèce d'homme est-ce? Marton. - C'est Monsieur, Madame. Madame Argante. - Hé! c'est Monsieur! Je ne m'en serais pas doutée; il est bien jeune. Marton. - A trente ans, on est en âge d'être intendant de maison, Madame. Madame Argante. - C'est selon. Etes-vous arrêté, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Madame Argante. - Et de chez qui sortez-vous? Dorante. - De chez moi, Madame je n'ai encore été chez personne. Madame Argante. - De chez vous! Vous allez donc faire ici votre apprentissage? Marton. - Point du tout. Monsieur entend les affaires; il est fils d'un père extrêmement habile. Madame Argante, à Marton, à part. - Je n'ai pas grande opinion de cet homme-là . Est-ce là la figure d'un intendant? Il n'en a non plus l'air... Marton, à part aussi. - L'air n'y fait rien. Je vous réponds de lui; c'est l'homme qu'il nous faut. Madame Argante. - Pourvu que Monsieur ne s'écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre. Dorante. - Peut-on savoir ces intentions, Madame? Madame Argante. - Connaissez-vous Monsieur le comte Dorimont? C'est un homme d'un beau nom; ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d'une terre considérable, il ne s'agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait, et on a songé à les marier, pour empêcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l'a laissée fort riche. Mais Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu; et, je l'avoue, je serai charmée moi-même d'être la mère de Madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être; car Monsieur le comte Dorimont est en passe d'aller à tout. Dorante. - Les paroles sont-elles données de part et d'autre? Madame Argante. - Pas tout à fait encore, mais à peu près; ma fille n'en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d'être bien instruite de l'état de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l'épouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n'a qu'un défaut; c'est que je ne lui trouve pas assez d'élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet état, malgré le bien qu'elle a. Dorante, doucement. - Peut-être n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort. Madame Argante, vivement. - Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis. Marton. - C'est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire. Madame Argante. - Morale subalterne qui me déplaÃt. Dorante. - De quoi est-il question, Madame? Madame Argante. - De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon; que si elle plaidait, elle perdrait. Dorante. - Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, Madame. Madame Argante, à part, à Marton. - Hum! quel esprit borné! A Dorante. Vous n'y êtes point; ce n'est pas là ce qu'on vous dit; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé. Dorante. - Mais, Madame, il n'y aurait point de probité à la tromper. Madame Argante. - De probité! J'en manque donc, moi? Quel raisonnement! C'est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous? c'est moi, moi. Dorante. - Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part. Madame Argante, à part, à Marton. - C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne. Elle sort. Scène XI Dorante, Marton Dorante. - Cette mère-là ne ressemble guère à sa fille. Marton. - Oui, il y a quelque différence; et je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrêmement entêtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant? Vous n'aurez rien à vous reprocher, ce me semble; ce ne sera pas là une tromperie. Dorante. - Eh! vous m'excuserez ce sera toujours l'engager à prendre un parti qu'elle ne prendrait peut-être pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide à l'y déterminer, elle y résiste donc? Marton. - C'est par indolence. Dorante. - Croyez-moi, disons la vérité. Marton. - Oh ça, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre; c'est que Monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat; et cet argent-là , suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez. Dorante. - Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille du monde; mais ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent. Marton. - Au contraire, c'est par réflexion qu'ils me tentent plus j'y rêve, et plus je les trouve bons. Dorante. - Mais vous aimez votre maÃtresse et si elle n'était pas heureuse avec cet homme-là , ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribué pour une si misérable somme? Marton. - Ma foi, vous avez beau dire d'ailleurs, le Comte est un honnête homme, et je n'y entends point de finesse. Voilà Madame qui revient, elle a à vous parler. Je me retire; méditez sur cette somme, vous la goûterez aussi bien que moi. Elle sort. Dorante. - Je ne suis plus si fâché de la tromper. Scène XII Araminte, Dorante Araminte. - Vous avez donc vu ma mère? Dorante. - Oui, Madame, il n'y a qu'un moment. Araminte. - Elle me l'a dit, et voudrait bien que j'en eusse pris un autre que vous. Dorante. - Il me l'a paru. Araminte. - Oui, mais ne vous embarrassez point, vous me convenez. Dorante. - Je n'ai point d'autre ambition. Araminte. - Parlons de ce que j'ai à vous dire; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie. Dorante. - Je me trahirais plutôt moi-même. Araminte. - Je n'hésite point non plus à vous donner ma confiance. Voici ce que c'est on veut me marier avec Monsieur le comte Dorimont pour éviter un grand procès que nous aurions ensemble au sujet d'une terre que je possède. Dorante. - Je le sais, Madame, et j'ai le malheur d'avoir déplu tout à l'heure là -dessus à Madame Argante. Araminte. - Eh! d'où vient? Dorante. - C'est que si, dans votre procès, vous avez le bon droit de votre côté, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite à ce mariage; et j'ai prié qu'on m'en dispensât. Araminte. - Que ma mère est frivole! Votre fidélité ne me surprend point; j'y comptais. Faites toujours de même, et ne vous choquez point de ce que ma mère vous a dit; je la désapprouve a-t-elle tenu quelque discours désagréable? Dorante. - Il n'importe, Madame, mon zèle et mon attachement en augmentent voilà tout. Araminte. - Et voilà pourquoi aussi je ne veux pas qu'on vous chagrine, et j'y mettrai bon ordre. Qu'est-ce que cela signifie? Je me fâcherai, si cela continue. Comment donc? vous ne seriez pas en repos! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d'estimables; cela serait plaisant! Dorante. - Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n'y prenez point garde je suis confus de vos bontés, et je suis trop heureux d'avoir été querellé. Araminte. - Je loue vos sentiments. Revenons à ce procès dont il est question si je n'épouse point Monsieur le Comte... Scène XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois. - Madame la Marquise se porte mieux, Madame il feint de voir Dorante avec surprise, et vous est fort obligée... fort obligée de votre attention. Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois. Araminte. - Voilà qui est bien. Dubois, regardant toujours Dorante. - Madame, on m'a chargé aussi de vous dire un mot qui presse. Araminte. - De quoi s'agit-il? Dubois. - Il m'est recommandé de ne vous parler qu'en particulier. Araminte, à Dorante. - Je n'ai point achevé ce que je voulais vous dire; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. Scène XIV Araminte, Dubois Araminte. - Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante? D'où vient cette attention à le regarder? Dubois. - Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congé. Araminte, surprise. - Quoi! seulement pour avoir vu Dorante ici? Dubois. - Savez-vous à qui vous avez affaire? Araminte. - Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur. Dubois. - Eh! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame? comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici? Araminte. - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant. Dubois. - Lui, votre intendant! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie hélas! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne; c'est un démon que ce garçon-là . Araminte. - Mais que signifient tes exclamations? Explique-toi est-ce que tu le connais? Dubois. - Si je le connais, Madame! si je le connais! Ah vraiment oui; et il me connaÃt bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse? Araminte. - Il est vrai; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme? Dubois. - Lui! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre; il a, peut-être, plus d'honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh! c'est une probité merveilleuse; il n'a peut-être pas son pareil. Araminte. - Eh! de quoi peut-il donc être question? D'où vient que tu m'alarmes? En vérité, j'en suis toute émue. Dubois. - Son défaut, c'est là . Il se touche le front. C'est à la tête que le mal le tient. Araminte. - A la tête? Dubois. - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent. Araminte. - Dorante! il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie? Dubois. - Quelle preuve? Il y a six mois qu'il est tombé fou; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu; je dois bien le savoir, car j'étais à lui, je le servais; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore, ôtez cela, c'est un homme incomparable. Araminte, un peu boudant. - Oh bien! il fera ce qu'il voudra; mais je ne le garderai pas on a bien affaire d'un esprit renversé; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine; car les hommes ont des fantaisies... Dubois. - Ah! vous m'excuserez; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste! sa folie est de bon goût. Araminte. - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne? Dubois. - J'ai l'honneur de la voir tous les jours; c'est vous, Madame. Araminte. - Moi, dis-tu? Dubois. - Il vous adore; il y a six mois qu'il n'en vit point, qu'il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu'il a l'air enchanté, quand il vous parle. Araminte. - Il y a bien en effet quelque petite chose qui m'a paru extraordinaire. Eh! juste ciel! le pauvre garçon, de quoi s'avise-t-il? Dubois. - Vous ne croiriez pas jusqu'où va sa démence; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d'une figure passable, bien élevé et de bonne famille; mais il n'est pas riche; et vous saurez qu'il n'a tenu qu'à lui d'épouser des femmes qui l'étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune et qui auraient mérité qu'on la leur fÃt à elles-mêmes il y en a une qui n'en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours; je le sais, car je l'ai rencontrée. Araminte, avec négligence. - Actuellement? Dubois. - Oui, Madame, actuellement, une grande brune très piquante, et qu'il fuit. Il n'y a pas moyen; Monsieur refuse tout. Je les tromperais, me disait-il; je ne puis les aimer, mon coeur est parti. Ce qu'il disait quelquefois la larme à l'oeil; car il sent bien son tort. Araminte. - Cela est fâcheux; mais où m'a-t-il vue, avant que de venir chez moi, Dubois? Dubois. - Hélas! Madame, ce fut un jour que vous sortÃtes de l'Opéra, qu'il perdit la raison; c'était un vendredi, je m'en ressouviens; oui, un vendredi; il vous vit descendre l'escalier, à ce qu'il me raconta, et vous suivit jusqu'à votre carrosse; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié; il ne remuait plus. Araminte. - Quelle aventure! Dubois. - J'eus beau lui crier Monsieur! Point de nouvelles, il n'y avait personne au logis. A la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J'espérais que cela se passerait, car je l'aimais c'est le meilleur maÃtre! Point du tout, il n'y avait plus de ressource ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié; et dès le lendemain nous ne fÃmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer; moi, d'épier depuis le matin jusqu'au soir où vous alliez. Araminte. - Tu m'étonnes à un point!... Dubois. - Je me fis même ami d'un de vos gens qui n'y est plus, un garçon fort exact, et qui m'instruisait, et à qui je payais bouteille. C'est à la Comédie qu'on va, me disait-il; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C'est chez Madame celle-ci, c'est chez Madame celle-là ; et sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir Madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés; car c'était dans l'hiver; lui, ne s'en souciant guère; moi, jurant par-ci par-là pour me soulager. Araminte. - Est-il possible? Dubois. - Oui, Madame. A la fin, ce train de vie m'ennuya; ma santé s'altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne, il le crut, et j'eus quelque repos. Mais n'alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s'attrister de votre absence. Au retour il était furieux, il voulut me battre, tout bon qu'il est; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur. Araminte. - Y a-t-il rien de si particulier? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probité; ce n'est pas que je sois fâchée, car je suis bien au-dessus de cela. Dubois. - Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achève. Araminte. - Vraiment, je le renverrais bien; mais ce n'est pas là ce qui le guérira. D'ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l'a recommandé, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en défaire, honnêtement. Dubois. - Oui; mais vous ferez un incurable, Madame. Araminte, vivement. - Oh! tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d'un intendant; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois au contraire, s'il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait même un service à lui rendre. Dubois. - Oui; c'est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot; jamais vous n'entendrez parler de son amour. Araminte. - En es-tu bien sûr? Dubois. - Oh! il ne faut pas en avoir peur; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé? Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mérite; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille; et puis c'est tout il me l'a dit mille fois. Araminte, haussant les épaules. - Voilà qui est bien digne de compassion! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois. Dubois. - Madame, je vous suis dévoué pour la vie. Araminte. - J'aurai soin de toi; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite; garde un profond secret; et que tout le monde, jusqu'à Marton, ignore ce que tu m'as dit; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. Dubois. - Je n'en ai jamais parlé qu'à Madame. Araminte. - Le voici qui revient; va-t'en. Scène XV Dorante, Araminte Araminte, un moment seule. - La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même. Dorante. - Madame, je me rends à vos ordres. Araminte. - Oui, Monsieur; de quoi vous parlais-je? Je l'ai oublié. Dorante. - D'un procès avec Monsieur le comte Dorimont. Araminte. - Je me remets; je vous disais qu'on veut nous marier. Dorante. - Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'étiez pas portée à ce mariage. Araminte. - Il est vrai. J'avais envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder. Dorante. - Ah! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là -dessus. Araminte. - Oui; mais je ne faisais pas réflexion que j'ai promis à Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main; vous voyez bien qu'il ne serait pas honnête de lui manquer de parole; et du moins faut-il que je parle à celui qu'il m'amènera. Dorante. - Je ne suis pas heureux; rien ne me réussit, et j'aurai la douleur d'être renvoyé. Araminte, par faiblesse. - Je ne dis pas cela; il n'y a rien de résolu là -dessus. Dorante. - Ne me laissez point dans l'incertitude où je suis, Madame. Araminte. - Eh! mais, oui, je tâcherai que vous restiez; je tâcherai. Dorante. - Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question? Araminte. - Attendons; si j'allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile. Dorante. - Je croyais avoir entendu dire à Madame qu'elle n'avait point de penchant pour lui. Araminte. - Pas encore. Dorante. - Et d'ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce. Araminte, à part. - Je n'ai pas le courage de l'affliger!... Eh bien, oui-da; examinez toujours, examinez. J'ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. En s'en allant. Je n'oserais presque le regarder. Scène XVI Dorante, Dubois, venant d'un air mystérieux et comme passant. Dubois. - Marton vous cherche pour vous montrer l'appartement qu'on vous destine. Arlequin est allé boire. J'ai dit que j'allais vous avertir. Comment vous traite-t-on? Dorante. - Qu'elle est aimable! Je suis enchanté! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit? Dubois, comme en fuyant. - Elle opine tout doucement à vous garder par compassion elle espère vous guérir par l'habitude de la voir. Dorante, charmé. - Sincèrement? Dubois. - Elle n'en réchappera point; c'est autant de pris. Je m'en retourne. Dorante. - Reste, au contraire; je crois que voici Marton. Dis-lui que Madame m'attend pour me remettre des papiers, et que j'irai la trouver dès que je les aurai. Dubois. - Partez; aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin. Scène XVII Dubois, Marton Marton. - Où est donc Dorante? il me semble l'avoir vu avec toi. Dubois, brusquement. - Il dit que Madame l'attend pour des papiers, il reviendra ensuite. Au reste, qu'est-il nécessaire qu'il voie cet appartement? S'il n'en voulait pas, il serait bien délicat pardi, je lui conseillerais... Marton. - Ce ne sont pas là tes affaires je suis les ordres de Madame. Dubois. - Madame est bonne et sage; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux? Marton. - Il les fait comme il les a. Dubois. - Je me trompe fort, si je n'ai pas vu la mine de ce freluquet considérer, je ne sais où, celle de Madame. Marton. - Eh bien, est-ce qu'on te fâche quand on la trouve belle? Dubois. - Non. Mais je me figure quelquefois qu'il n'est venu ici que pour la voir de plus près. Marton, riant. - Ah! ah! quelle idée! Va, tu n'y entends rien; tu t'y connais mal. Dubois, riant. - Ah! ah! je suis donc bien sot. Marton, riant en s'en allant. - Ah! ah! l'original avec ses observations! Dubois, seul. - Allez, allez, prenez toujours. J'aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. Acte II Scène première Araminte, Dorante Dorante. - Non, Madame, vous ne risquez rien; vous pouvez plaider en toute sûreté. J'ai même consulté plusieurs personnes, l'affaire est excellente; et si vous n'avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige à ce mariage. Araminte. - Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine à m'y résoudre. Dorante. - Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l'affliger. Araminte. - Mais avez-vous bien examiné? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse? N'êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur le Comte? Dorante. - Madame, j'aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde. Araminte. - Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l'épouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici à votre place, vous n'y perdrez point; je vous promets de vous en trouver une meilleure. Dorante, tristement. - Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne; et apparemment que je la perdrai; je m'y attends. Araminte. - Je crois pourtant que je plaiderai nous verrons. Dorante. - J'avais encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'une de vos terres est mort on pourrait y mettre un de vos gens; et j'ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je réponds. Araminte. - Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moi Dubois c'est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. A propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avait été à vous quelque temps? Dorante, feignant un peu d'embarras. - Il est vrai, Madame; il est fidèle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit? Araminte, négligemment. - Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que me veut Monsieur Remy? Scène II Araminte, Dorante, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Madame, je suis votre très humble serviteur. Je viens vous remercier de la bonté que vous avez eue de prendre mon neveu à ma recommandation. Araminte. - Je n'ai pas hésité, comme vous l'avez vu. Monsieur Remy. - Je vous rends mille grâces. Ne m'aviez-vous pas dit qu'on vous en offrait un autre? Araminte. - Oui, Monsieur. Monsieur Remy. - Tant mieux; car je viens vous demander celui-ci pour une affaire d'importance. Dorante, d'un air de refus. - Et d'où vient, Monsieur? Monsieur Remy. - Patience! Araminte. - Mais, Monsieur Remy, ceci est un peu vif; vous prenez assez mal votre temps, et j'ai refusé l'autre personne. Dorante. - Pour moi, je ne sortirai jamais de chez Madame, qu'elle ne me congédie. Monsieur Remy, brusquement. - Vous ne savez ce que vous dites. Il faut pourtant sortir; vous allez voir. Tenez, Madame, jugez-en vous-même; voici de quoi il est question c'est une dame de trente-cinq ans, qu'on dit jolie femme, estimable, et de quelque distinction; qui ne déclare pas son nom; qui dit que j'ai été son procureur; qui a quinze mille livres de rente pour le moins, ce qu'elle prouvera; qui a vu Monsieur chez moi, qui lui a parlé, qui sait qu'il n'a pas de bien, et qui offre de l'épouser sans délai. Et la personne qui est venue chez moi de sa part doit revenir tantôt pour savoir la réponse, et vous mener tout de suite chez elle. Cela est-il net? Y a-t-il à consulter là -dessus? Dans deux heures il faut être au logis. Ai-je tort, Madame? Araminte, froidement. - C'est à lui à répondre. Monsieur Remy. - Eh bien! à quoi pense-t-il donc? Viendrez-vous? Dorante. - Non, Monsieur, je ne suis pas dans cette disposition-là . Monsieur Remy. - Hum! Quoi? Entendez-vous ce que je vous dis, qu'elle a quinze mille livres de rente? entendez-vous? Dorante. - Oui, Monsieur; mais en eût-elle vingt fois davantage, je ne l'épouserais pas; nous ne serions heureux ni l'un ni l'autre j'ai le coeur pris; j'aime ailleurs. Monsieur Remy, d'un ton railleur, et traÃnant ses mots. - J'ai le coeur pris voilà qui est fâcheux! Ah, ah, le coeur est admirable! Je n'aurais jamais deviné la beauté des scrupules de ce coeur-là , qui veut qu'on reste intendant de la maison d'autrui pendant qu'on peut l'être de la sienne! Est-ce là votre dernier mot, berger fidèle? Dorante. - Je ne saurais changer de sentiment; Monsieur. Monsieur Remy. - Oh! le sot coeur, mon neveu; vous êtes un imbécile, un insensé; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon, si elle n'est pas de mon sentiment, n'est-il pas vrai, Madame, et ne le trouvez-vous pas extravagant? Araminte, doucement. - Ne le querellez point. Il paraÃt avoir tort; j'en conviens. Monsieur Remy, vivement. - Comment, Madame! il pourrait... Araminte. - Dans sa façon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tâchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile. Dorante. - Il n'y a pas moyen, Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie. Monsieur Remy, d'un air étonné. - Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent être contents; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame? Araminte. - Je vous laisse, parlez-lui vous-même. A part. Il me touche tant, qu'il faut que je m'en aille. Elle sort. Dorante, à part. - Il ne croit pas si bien me servir. Scène III Dorante, Monsieur Remy, Marton Monsieur Remy, regardant son neveu. - Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force? Marton arrive. Venez, Mademoiselle Marton. Marton. - Je viens d'apprendre que vous étiez ici. Monsieur Remy. - Dites-nous un peu votre sentiment; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'épouser une honnête et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants? Marton. - Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu'un rêve. Monsieur Remy, montrant Dorante. - Voilà le rêveur; et pour excuse, il allègue son coeur que vous avez pris; mais comme apparemment il n'a pas encore emporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connaissez, je vous prie de m'aider à le rendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point à un pareil établissement; il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là . Marton. - Quoi! Monsieur Remy, c'est de Dorante que vous parlez? C'est pour se garder à moi qu'il refuse d'être riche? Monsieur Remy. - Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir. Marton, avec un air de passion. - Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-même pour l'en empêcher, et je suis enchantée oh! Dorante, que je vous estime! Je n'aurais pas cru que vous m'aimassiez tant. Monsieur Remy. - Courage! je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà coiffée! Pardi, le coeur d'une femme est bien étonnant! le feu y prend bien vite. Marton, comme chagrine. - Eh! Monsieur, faut-il tant de bien pour être heureux? Madame, qui a de la bonté pour moi, suppléera en partie par sa générosité à ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante! Dorante. - Oh! non, Mademoiselle, aucune; vous n'avez point de gré à me savoir de ce que je fais; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là -dedans. Vous ne me devez rien; je ne pense pas à votre reconnaissance. Marton. - Vous me charmez que de délicatesse! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites. Monsieur Remy. - Par ma foi, je ne m'y connais donc guère; car je le trouve bien plat. A Marton. Adieu, la belle enfant; je ne vous aurais, ma foi, pas évaluée ce qu'il vous achète. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession. Il sort. Marton. - Il est en colère, mais nous l'apaiserons. Dorante. - Je l'espère. Quelqu'un vient. Marton. - C'est le Comte, celui dont je vous ai parlé, et qui doit épouser Madame. Dorante. - Je vous laisse donc; il pourrait me parler de son procès vous savez ce que je vous ai dit là -dessus, et il est inutile que je le voie. Scène IV Le Comte, Marton Le Comte. - Bonjour, Marton. Marton. - Vous voilà donc revenu, Monsieur? Le Comte. - Oui. On m'a dit qu'Araminte se promenait dans le jardin, et je viens d'apprendre de sa mère une chose qui me chagrine je lui avais retenu un intendant, qui devait aujourd'hui entrer chez elle, et cependant elle en a pris un autre, qui ne plaÃt point à la mère, et dont nous n'avons rien à espérer. Marton. - Nous n'en devons rien craindre non plus, Monsieur. Allez, ne vous inquiétez point, c'est un galant homme; et si la mère n'en est pas contente, c'est un peu de sa faute; elle a débuté tantôt par le brusquer d'une manière si outrée, l'a traité si mal, qu'il n'est pas étonnant qu'elle ne l'ait point gagné. Imaginez-vous qu'elle l'a querellé de ce qu'il est bien fait. Le Comte. - Ne serait-ce point lui que je viens de voir sortir d'avec vous? Marton. - Lui-même. Le Comte. - Il a bonne mine, en effet, et n'a pas trop l'air de ce qu'il est. Marton. - Pardonnez-moi, Monsieur; car il est honnête homme. Le Comte. - N'y aurait-il pas moyen de raccommoder cela? Araminte ne me hait pas, je pense, mais elle est lente à se déterminer; et pour achever de la résoudre, il ne s'agirait plus que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l'embarras d'un procès. Parlons à cet intendant; s'il ne faut que de l'argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l'épargnerai pas. Marton. - Oh! non, ce n'est point un homme à mener par là ; c'est le garçon de France le plus désintéressé. Le Comte. - Tant pis! ces gens-là ne sont bons à rien. Marton. - Laissez-moi faire. Scène V Le Comte, Arlequin, Marton Arlequin. - Mademoiselle, voilà un homme qui en demande un autre; savez-vous qui c'est? Marton, brusquement. - Et qui est cet autre? A quel homme en veut-il? Arlequin. - Ma foi, je n'en sais rien; c'est de quoi je m'informe à vous. Marton. - Fais-le entrer. Arlequin, le faisant sortir des coulisses. - Hé! le garçon venez ici dire votre affaire. Scène VI Le Comte, Marton, Le Garçon Marton. - Qui cherchez-vous? Le Garçon. - Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur à qui j'ai à rendre un portrait avec une boÃte qu'il nous a fait faire. Il nous a dit qu'on ne la remÃt qu'à lui-même, et qu'il viendrait la prendre; mais comme mon père est obligé de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoyé pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom. Marton. - N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte? Le Comte. - Non, sûrement. Le Garçon. - Je n'ai point affaire à Monsieur, Mademoiselle; c'est une autre personne. Marton. - Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez? Le Garçon. - Chez un procureur qui s'appelle Monsieur Remy. Le Comte. - Ah! n'est-ce pas le procureur de Madame? montrez-nous la boÃte. Le Garçon. - Monsieur, cela m'est défendu; je n'ai ordre de la donner qu'à celui à qui elle est le portrait de la dame est dedans. Le Comte. - Le portrait d'une dame? Qu'est-ce que cela signifie? Serait-ce celui d'Araminte? Je vais tout à l'heure savoir ce qu'il en est. Scène VII Marton, Le Garçon Marton. - Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez; c'est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez. Le Garçon. - Je le crois aussi, Mademoiselle. Marton. - Un grand homme qui s'appelle Monsieur Dorante. Le Garçon. - Il me semble que c'est son nom. Marton. - Il me l'a dit; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait? Le Garçon. - Non, je n'ai pas pris garde à qui il ressemble. Marton. - Eh bien, c'est de moi dont il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitôt. Vous n'avez qu'à me remettre la boÃte; vous le pouvez en toute sûreté; vous lui ferez même plaisir. Vous voyez que je suis au fait. Le Garçon. - C'est ce qui me paraÃt. La voilà , Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu. Marton. - Oh! je n'y manquerai pas. Le Garçon. - Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus, mais je tâcherai de repasser tantôt, et s'il n'y était pas, vous auriez la bonté d'achever de payer. Marton. - Sans difficulté. Allez. A part. Voici Dorante. Au Garçon. Retirez-vous vite. Scène VIII Marton, Dorante Marton, un moment seule et joyeuse. - Ce ne peut être que mon portrait. Le charmant homme! Monsieur Remy avait raison de dire qu'il y avait quelque temps qu'il me connaissait. Dorante. - Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande. Marton, le regardant avec tendresse. - Que vous êtes aimable, Dorante! je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos; l'ouvrier est venu, je lui ai parlé, j'ai la boÃte, je la tiens. Dorante. - J'ignore... Marton. - Point de mystère; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fâche pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mère et le Comte; c'est peut-être de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-moi les calmer là -dessus, et ne les attendez pas. Dorante, en s'en allant, et riant. - Tout a réussi, elle prend le change à merveille! Scène IX Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Araminte. - Marton, qu'est-ce que c'est qu'un portrait dont Monsieur le Comte me parle, qu'on vient d'apporter ici à quelqu'un qu'on ne nomme pas, et qu'on soupçonne être le mien? Instruisez-moi de cette histoire-là . Marton, d'un air rêveur. - Ce n'est rien, Madame; je vous dirai ce que c'est je l'ai démêlé après que Monsieur le Comte est parti; il n'a que faire de s'alarmer. Il n'y a rien là qui vous intéresse. Le Comte. - Comment le savez-vous, Mademoiselle? vous n'avez point vu le portrait. Marton. - N'importe, c'est tout comme si je l'avais vu. Je sais qui il regarde; n'en soyez point en peine. Le Comte. - Ce qu'il y a de certain, c'est un portrait de femme, et c'est ici qu'on vient chercher la personne qui l'a fait faire, à qui on doit le rendre, et ce n'est pas moi. Marton. - D'accord. Mais quand je vous dis que Madame n'y est pour rien, ni vous non plus. Araminte. - Eh bien! si vous êtes instruite, dites-nous donc de quoi il est question; car je veux le savoir. On a des idées qui ne me plaisent point. Parlez. Madame Argante. - Oui; ceci a un air de mystère qui est désagréable. Il ne faut pourtant pas vous fâcher, ma fille. Monsieur le Comte vous aime, et un peu de jalousie, même injuste, ne messied pas à un amant. Le Comte. - Je ne suis jaloux que de l'inconnu qui ose se donner le plaisir d'avoir le portrait de Madame. Araminte, vivement. - Comme il vous plaira, Monsieur; mais j'ai entendu ce que vous vouliez dire, et je crains un peu ce caractère d'esprit-là . Eh bien, Marton? Marton. - Eh bien, Madame, voilà bien du bruit! c'est mon portrait. Le Comte. - Votre portrait? Marton. - Oui, le mien. Eh! pourquoi non, s'il vous plaÃt? il ne faut pas tant se récrier. Madame Argante. - Je suis assez comme Monsieur le Comte; la chose me paraÃt singulière. Marton. - Ma foi, Madame, sans vanité, on en peint tous les jours, et des plus huppées, qui ne me valent pas. Araminte. - Et qui est-ce qui a fait cette dépense-là pour vous? Marton. - Un très aimable homme qui m'aime, qui a de la délicatesse et des sentiments, et qui me recherche; et puisqu'il faut vous le nommer, c'est Dorante. Araminte. - Mon intendant? Marton. - Lui-même. Madame Argante. - Le fat, avec ses sentiments! Araminte, brusquement. - Eh! vous nous trompez; depuis qu'il est ici, a-t-il eu le temps de vous faire peindre? Marton. - Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaÃt. Araminte, vivement. - Donnez donc. Marton. - Je n'ai pas encore ouvert la boÃte, mais c'est moi que vous y allez voir. Araminte l'ouvre, tous regardent. Le Comte. - Eh! je m'en doutais bien; c'est Madame. Marton. - Madame!... Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte! A part. Dubois avait raison tantôt. Araminte, à part. - Et moi, je vois clair. A Marton. Par quel hasard avez-vous cru que c'était vous? Marton. - Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y serait trompée. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble; Dorante est présent, et ne dit point non; il refuse devant moi un très riche parti; l'oncle s'en prend à moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient; je l'interroge à tout ce qu'il répond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'étendue de ma méprise, et je me tais. Araminte. - Ah! ce n'est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fâché, l'étonné, Monsieur le Comte; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises; mais vous ne m'abusez point; c'est à vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous. Marton, d'un air sérieux. - Je ne crois pas. Madame Argante. - Oui, oui, c'est Monsieur à quoi bon vous en défendre? Dans les termes où vous en êtes avec ma fille, ce n'est pas là un si grand crime; allons, convenez-en. Le Comte, froidement. - Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici? Cela ne se peut pas. Madame Argante, d'un air pensif. - Je ne faisais pas attention à cette circonstance. Araminte. - Bon! qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous? Voyez ce que c'est, Marton. Scène X Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, en entrant. - Tu es un plaisant magot! Marton. - A qui en avez-vous donc? vous autres? Dubois. - Si je disais un mot, ton maÃtre sortirait bien vite. Arlequin. - Toi? nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela. Dubois. - Comme je te bâtonnerais, sans le respect de Madame! Arlequin. - Arrive, arrive la voilà , Madame. Araminte. - Quel sujet avez-vous donc de quereller? De quoi s'agit-il? Madame Argante. - Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante; il serait bon de savoir ce que c'est. Arlequin. - Prononce donc ce mot. Araminte. - Tais-toi, laisse-le parler. Dubois. - Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame. Arlequin. - Je soutiens les intérêts de mon maÃtre, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu'un ostrogoth menace mon maÃtre d'un mot; j'en demande justice à Madame. Madame Argante. - Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot c'est le plus pressé. Arlequin. - Je le défie d'en dire seulement une lettre. Dubois. - C'est par pure colère que j'ai fait cette menace, Madame; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de Monsieur Dorante, j'ai vu par hasard un tableau où Madame est peinte, et j'ai cru qu'il fallait l'ôter, qu'il n'avait que faire là , qu'il n'était point décent qu'il y restât; de sorte que j'ai été pour le détacher; ce butor est venu pour m'en empêcher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. Arlequin. - Sans doute, de quoi t'avises-tu d'ôter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maÃtre considérait il n'y avait qu'un moment avec toute la satisfaction possible? Car je l'avais vu qui l'avait contemplé de tout son coeur, et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d'une peinture qui réjouit cet honnête homme. Voyez la malice! Ote-lui quelque autre meuble, s'il en a trop, mais laisse-lui cette pièce, animal. Dubois. - Et moi, je te dis qu'on ne la laissera point, que je la détacherai moi-même, que tu en auras le démenti, et que Madame le voudra ainsi. Araminte. - Eh! que m'importe? Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là pour un vieux tableau qu'on a mis là par hasard, et qui y est resté. Laissez-nous. Cela vaut-il la peine qu'on en parle? Madame Argante, d'un ton aigre. - Vous m'excuserez, ma fille; ce n'est point là sa place, et il n'y a qu'à l'ôter; votre intendant se passera bien de ses contemplations. Araminte, souriant d'un air railleur. - Oh! vous avez raison. Je ne pense pas qu'il les regrette. A Arlequin et à Dubois. Retirez-vous tous deux. Scène XI Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton Le Comte, d'un ton railleur. - Ce qui est de sûr, c'est que cet homme d'affaires-là est de bon goût. Araminte, ironiquement. - Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu'il ait jeté les yeux sur ce tableau. Madame Argante. - Cet homme-là ne m'a jamais plu un instant, ma fille; vous le savez, j'ai le coup d'oeil assez bon, et je ne l'aime point. Croyez-moi, vous avez entendu la menace que Dubois a faite en parlant de lui, j'y reviens encore, il faut qu'il ait quelque chose à en dire. Interrogez-le; sachons ce que c'est. Je suis persuadée que ce petit monsieur-là ne vous convient point; nous le voyons tous; il n'y a que vous qui n'y prenez pas garde. Marton, négligemment. - Pour moi je n'en suis pas contente. Araminte, riant ironiquement. - Qu'est-ce donc que vous voyez, et que je ne vois point? Je manque de pénétration j'avoue que je m'y perds! Je ne vois pas le sujet de me défaire d'un homme qui m'est donné de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et que trop bien peut-être; voilà ce qui n'échappe pas à ma pénétration, par exemple. Madame Argante. - Que vous êtes aveugle! Araminte, d'un air souriant. - Pas tant; chacun a ses lumières. Je consens, au reste, d'écouter Dubois, le conseil est bon, et je l'approuve. Allez, Marton, allez lui dire que je veux lui parler. S'il me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant assez hardi pour regarder un tableau, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi, on aura la bonté de trouver bon que je le garde, en attendant qu'il me déplaise à moi. Madame Argante, vivement. - Eh bien! il vous déplaira; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves. Le Comte. - Quant à moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servÃt mal auprès de vous, qu'il ne vous inspirât l'envie de plaider, et j'ai souhaité par pure tendresse qu'il vous en détournât. Il aura pourtant beau faire, je déclare que je renonce à tout procès avec vous; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer. Madame Argante, d'un ton décisif. - Mais où serait la dispute? Le mariage terminerait tout, et le vôtre est comme arrêté. Le Comte. - Je garde le silence sur Dorante; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu'à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps. Madame Argante. - Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m'accuseriez de vision, et votre entêtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons. Scène XII Dubois, Araminte Dubois. - On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame? Araminte. - Viens ici tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guère d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l'avais promis pour quoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu'on eût? Dubois. - Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans conséquence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle. Araminte, d'un air vif. - Eh! laisse là ton zèle, ce n'est pas là celui que je veux, ni celui qu'il me faut; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras où je suis, et où tu m'as jetée toi-même; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si près. Dubois. - J'ai bien senti que j'avais tort. Araminte. - Passe encore pour la dispute; mais pourquoi s'écrier si je disais un mot? Y a-t-il rien de plus mal à toi? Dubois. - C'est encore une suite de zèle mal entendu. Araminte. - Eh bien! tais-toi donc, tais-toi; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit. Dubois. - Oh! je suis bien corrigé. Araminte. - C'est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mère et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses étonnantes; quel rapport leur ferai-je à présent? Dubois. - Ah! il n'y a rien de plus facile à raccommoder ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'était un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous; quoiqu'il soit fort habile, au moins ce n'est pas cela qui lui manque. Araminte. - A la bonne heure; mais il y aura un inconvénient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps; j'y ai pensé depuis; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui éclaterait peut-être dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage. Elle radoucit le ton. A moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu'il l'avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent; je le voudrais. Dubois. - Bagatelle! Dorante n'a vu Marton ni de près ni de loin; c'est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osé l'en dédire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maÃtresse, et qui a cru ensuite que c'était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait. Araminte, négligemment. - Il t'a donc tout conté? Dubois. - Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la maison avec lui, et qu'il fallait qu'il sortÃt; ce qui l'a jeté dans des gémissements, dans des pleurs, dans le plus triste état du monde. Araminte. - Eh! tant pis; ne le tourmente point; tu vois bien que j'ai raison de dire qu'il faut aller doucement avec cet esprit-là , tu le vois bien. J'augurais beaucoup de ce mariage avec Marton; je croyais qu'il m'oublierait, et point du tout, il n'est question de rien. Dubois, comme s'en allant. - Pure fable! Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire? Araminte. - Attends comment faire? Si lorsqu'il me parle il me mettait en droit de me plaindre de lui; mais il ne lui échappe rien; je ne sais de son amour que ce que tu m'en dis; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer; il est vrai qu'il me fâcherait s'il parlait; mais il serait à propos qu'il me fâchât. Dubois. - Vraiment oui; Monsieur Dorante n'est point digne de Madame. S'il était dans une plus grande fortune, comme il n'y a rien à dire à ce qu'il est né, ce serait une autre affaire, mais il n'est riche qu'en mérite, et ce n'est pas assez. Araminte, d'un ton comme triste. - Vraiment non, voilà les usages; je ne sais pas comment je le traiterai; je n'en sais rien, je verrai. Dubois. - Eh bien! Madame a un si beau prétexte... Ce portrait que Marton a cru être le sien à ce qu'elle m'a dit... Araminte. - Eh! non, je ne saurais l'en accuser; c'est le Comte qui l'a fait faire. Dubois. - Point du tout, c'est de Dorante, je le sais de lui-même, et il y travaillait encore il n'y a que deux mois, lorsque je le quittai. Araminte. - Va-t'en; il y a longtemps que je te parle. Si on me demande ce que tu m'as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Le voici, j'ai envie de lui tendre un piège. Dubois. - Oui, Madame, il se déclarera peut-être, et tout de suite je lui dirais Sortez. Araminte. - Laisse-nous. Scène XIII Dorante, Araminte, Dubois Dubois, sortant, et en passant auprès de Dorante, et rapidement. - Il m'est impossible de l'instruire; mais qu'il se découvre ou non, les choses ne peuvent aller que bien. Dorante. - Je viens, Madame, vous demander votre protection. Je suis dans le chagrin et dans l'inquiétude j'ai tout quitté pour avoir l'honneur d'être à vous, je vous suis plus attaché que je ne puis le dire; on ne saurait vous servir avec plus de fidélité ni de désintéressement; et cependant je ne suis pas sûr de rester. Tout le monde ici m'en veut, me persécute et conspire pour me faire sortir. J'en suis consterné; je tremble que vous ne cédiez à leur inimitié pour moi, et j'en serais dans la dernière affliction. Araminte, d'un ton doux. - Tranquillisez-vous; vous ne dépendez point de ceux qui vous en veulent; ils ne vous ont encore fait aucun tort dans mon esprit, et tous leurs petits complots n'aboutiront à rien; je suis la maÃtresse. Dorante, d'un air bien inquiet. - Je n'ai que votre appui, Madame. Araminte. - Il ne vous manquera pas; mais je vous conseille une chose ne leur paraissez pas si alarmé, vous leur feriez douter de votre capacité, et il leur semblerait que vous m'auriez beaucoup d'obligation de ce que je vous garde. Dorante. - Ils ne se tromperaient pas, Madame; c'est une bonté qui me pénètre de reconnaissance. Araminte. - A la bonne heure; mais il n'est pas nécessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-être ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m'en faire accroire sur le chapitre du procès; conformez-vous à ce qu'ils exigent; regagnez-les par là , je vous le permets l'événement leur persuadera que vous les avez bien servis; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte. Dorante, d'un ton ému. - Déterminée, Madame! Araminte. - Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué; je le lui dirai même, et je vous garantis que vous resterez ici; je vous le promets. A part. Il change de couleur. Dorante. - Quelle différence pour moi, Madame! Araminte, d'un air délibéré. - Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter; il y a tout ce qu'il faut sur cette table. Dorante. - Et pour qui, Madame? Araminte. - Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table. Eh! vous n'allez pas à la table? A quoi rêvez-vous? Dorante, toujours distrait. - Oui, Madame. Araminte, à part, pendant qu'il se place. - Il ne sait ce qu'il fait; voyons si cela continuera. Dorante, à part, cherchant du papier. - Ah! Dubois m'a trompé! Araminte, poursuivant. - Etes-vous prêt à écrire? Dorante. - Madame, je ne trouve point de papier. Araminte, allant elle-même. - Vous n'en trouvez point! En voilà devant vous. Dorante. - Il est vrai. Araminte. - Ecrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit? Dorante. - Comment, Madame? Araminte. - Vous ne m'écoutez donc pas? Votre mariage est sûr; Madame veut que je vous l'écrive, et vous attend pour vous le dire. A part. Il souffre, mais il ne dit mot; est-ce qu'il ne parlera pas? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un procès douteux. Dorante. - Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame douteux, il ne l'est point. Araminte. - N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu'elle rend à votre mérite la détermine. Dorante, à part. - Ciel! je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui. Araminte. - Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous tremble! vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie? Vous trouvez-vous mal? Dorante. - Je ne me trouve pas bien, Madame. Araminte. - Quoi! si subitement! cela est singulier. Pliez la lettre et mettez A Monsieur le comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. A part. Le coeur me bat! A Dorante. Voilà qui est écrit tout de travers! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. A part. Il n'y a pas encore là de quoi le convaincre. Dorante, à part. - Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver? Dubois ne m'a averti de rien. Scène XIV Araminte, Dorante, Marton Marton. - Je suis bien aise, Madame, de trouver Monsieur ici; il vous confirmera tout de suite ce que j'ai à vous dire. Vous avez offert en différentes occasions de me marier, Madame; et jusqu'ici je ne me suis point trouvée disposée à profiter de vos bontés. Aujourd'hui Monsieur me recherche; il vient même de refuser un parti infiniment plus riche, et le tout pour moi; du moins me l'a-t-il laissé croire, et il est à propos qu'il s'explique; mais comme je ne veux dépendre que de vous, c'est de vous aussi, Madame, qu'il faut qu'il m'obtienne ainsi, Monsieur, vous n'avez qu'à parler à Madame. Si elle m'accorde à vous, vous n'aurez point de peine à m'obtenir de moi-même. Scène XV Dorante, Araminte Araminte, à part, émue. - Cette folle! Haut. Je suis charmée de ce qu'elle vient de m'apprendre. Vous avez fait là un très bon choix c'est une fille aimable et d'un excellent caractère. Dorante, d'un air abattu. - Hélas! Madame, je ne songe point à elle. Araminte. - Vous ne songez point à elle! Elle dit que vous l'aimez, que vous l'aviez vue avant de venir ici. Dorante, tristement. - C'est une erreur où Monsieur Remy l'a jetée sans me consulter; et je n'ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m'en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu'elle croit que je refuse à cause d'elle; et je n'ai nulle part à tout cela. Je suis hors d'état de donner mon coeur à personne je l'ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. Araminte. - Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton. Dorante. - Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez. Araminte. - Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d'entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre? Dorante. - Je trouve plus de douceur à être chez vous, Madame. Araminte. - Il y a quelque chose d'incompréhensible en tout ceci! Voyez-vous souvent la personne que vous aimez? Dorante, toujours abattu. - Pas souvent à mon gré, Madame; et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. Araminte, à part. - Il a des expressions d'une tendresse! Haut. Est-elle fille? A-t-elle été mariée? Dorante. - Madame, elle est veuve. Araminte. - Et ne devez-vous pas l'épouser? Elle vous aime, sans doute? Dorante. - Hélas! Madame, elle ne sait pas seulement que je l'adore. Excusez l'emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais presque parler d'elle qu'avec transport! Araminte. - Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l'aimez, dites-vous, et vous lui sacrifiez votre fortune? Voilà de l'incroyable. Comment, avec tant d'amour, avez-vous pu vous taire? On essaie de se faire aimer, ce me semble cela est naturel et pardonnable. Dorante. - Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance! Etre aimé, moi! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. Araminte. - Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison? Dorante. - Dispensez-moi de la louer, Madame je m'égarerais en la peignant. On ne connaÃt rien de si beau ni de si aimable qu'elle! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. Araminte baisse les yeux et continue. - Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous? Dorante. - Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle, est tout ce que je me propose. Araminte. - Avec elle! Oubliez-vous que vous êtes ici? Dorante. - Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. Araminte. - Son portrait! Est-ce que vous l'avez fait faire? Dorante. - Non, Madame; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. Araminte, à part. - Il faut le pousser à bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. Dorante. - Daignez m'en dispenser, Madame; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé. Araminte. - Il m'en est tombé un par hasard entre les mains on l'a trouvé ici. Montrant la boÃte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. Dorante. - Cela ne se peut pas. Araminte, ouvrant la boÃte. - Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire examinez. Dorante. - Ah! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier?... Il se jette à ses genoux. Araminte. - Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. Marton paraÃt et s'enfuit. - Ah! Dorante se lève vite. Araminte. - Ah ciel! c'est Marton! Elle vous a vu. Dorante, feignant d'être déconcerté. - Non, Madame, non je ne crois pas. Elle n'est point entrée. Araminte. - Elle vous a vu, vous dis-je laissez-moi, allez-vous-en vous m'êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé! Scène XVI Araminte, Dubois Dubois. - Dorante s'est-il déclaré, Madame? et est-il nécessaire que je lui parle? Araminte. - Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant à ce que tu m'as conté; et qu'il n'en soit plus question ne t'en mêle plus. Elle sort. Dubois. - Voici l'affaire dans sa crise. Scène XVII Dubois, Dorante Dorante. - Ah! Dubois. Dubois. - Retirez-vous. Dorante. - Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. Dubois. - A quoi songez-vous? Elle n'est qu'à deux pas voulez-vous tout perdre? Dorante. - Il faut que tu m'éclaircisses... Dubois. - Allez dans le jardin. Dorante. - D'un doute... Dubois. - Dans le jardin, vous dis-je; je vais m'y rendre. Dorante. - Mais... Dubois. - Je ne vous écoute plus. Dorante. - Je crains plus que jamais. Acte III Scène première Dorante, Dubois Dubois. - Non, vous dis-je; ne perdons point de temps. La lettre est-elle prête? Dorante, la lui montrant. - Oui, la voilà , et j'ai mis dessus rue du Figuier. Dubois. - Vous êtes bien assuré qu'Arlequin ne connaÃt pas ce quartier-là ? Dorante. - Il m'a dit que non. Dubois. - Lui avez-vous bien recommandé de s'adresser à Marton ou à moi pour savoir ce que c'est? Dorante. - Sans doute, et je lui recommanderai encore. Dubois. - Allez donc la lui donner je me charge du reste auprès de Marton que je vais trouver. Dorante. - Je t'avoue que j'hésite un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte? Dans l'agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donner l'embarras de voir subitement éclater l'aventure? Dubois. - Oh! oui point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit? Ah! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. Dorante. - Que j'ai souffert dans ce dernier entretien! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes? Dubois. - Cela aurait été joli, ma foi! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit? Monsieur a souffert! Parbleu! il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d'inquiétude. Dorante. - Sais-tu bien ce qui arrivera? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. Dubois. - Je lui en défie. Il est trop tard. L'heure du courage est passée. Il faut qu'elle nous épouse. Dorante. - Prends-y garde tu vois que sa mère la fatigue. Dubois. - Je serais bien fâché qu'elle la laissât en repos. Dorante. - Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux. Dubois. - Ah! vraiment, des confusions! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. Dorante. - Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable. Dubois. - Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dépit d'elle? Cela est-il agréable? Vous vous emparez de son bien, de son coeur; et cette femme ne criera pas! Allez vite, plus de raisonnements laissez-vous conduire. Dorante. - Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères. Dubois. - Ah! oui, je sais bien que vous l'aimez c'est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Etes-vous en état de juger de rien? Allons, allons, vous vous moquez; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. Scène II Dubois, Marton Marton, d'un air triste. - Je te cherchais. Dubois. - Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle? Marton. - Tu me l'avais bien dit, Dubois. Dubois. - Quoi donc? Je ne me souviens plus de ce que c'est. Marton. - Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. Dubois. - Ah! oui; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh! jamais je ne l'ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'était pas dans l'ordre. Marton. - Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. Dubois. - Pardi! tant qu'on voudra; je ne m'y épargne pas. J'ai déjà dit à Madame qu'on m'avait assuré qu'il n'entendait pas les affaires. Marton. - Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit à Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous déguise rien, tu n'en seras pas fâché. Dubois. - Ma foi! je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. Marton. - Ne dissimule point. Dubois. - Moi! un dissimulé! moi! garder un secret! Vous avez bien trouvé votre homme! En fait de discrétion, je mériterais d'être femme. Je vous demande pardon de la comparaison mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. Marton. - Il est certain qu'il aime Madame. Dubois. - Il n'en faut point douter je lui en ai même dit ma pensée à elle. Marton. - Et qu'a-t-elle répondu? Dubois. - Que j'étais un sot. Elle est si prévenue... Marton. - Prévenue à un point que je n'oserais le dire, Dubois. Dubois. - Oh! le diable n'y perd rien, ni moi non plus; car je vous entends. Marton. - Tu as la mine d'en savoir plus que moi là -dessus. Dubois. - Oh! point du tout, je vous jure. Mais, à propos, il vient tout à l'heure d'appeler Arlequin pour lui donner une lettre si nous pouvions la saisir, peut-être en saurions-nous davantage. Marton. - Une lettre, oui-da; ne négligeons rien. Je vais de ce pas parler à Arlequin, s'il n'est pas encore parti. Dubois. - Vous n'irez pas loin. Je crois qu'il vient. Scène III Marton, Dubois, Arlequin Arlequin, voyant Dubois. - Ah! te voilà donc, mal bâti. Dubois. - Tenez n'est-ce pas là une belle figure pour se moquer de la mienne? Marton. - Que veux-tu, Arlequin? Arlequin. - Ne sauriez-vous pas où demeure la rue du Figuier, Mademoiselle? Marton. - Oui. Arlequin. - C'est que mon camarade, que je sers, m'a dit de porter cette lettre à quelqu'un qui est dans cette rue, et comme je ne la sais pas, il m'a dit que je m'en informasse à vous ou à cet animal-là ; mais cet animal-là ne mérite pas que je lui en parle, sinon pour l'injurier. J'aimerais mieux que le diable eût emporté toutes les rues, que d'en savoir une par le moyen d'un malotru comme lui. Dubois, à Marton, à part. - Prenez la lettre. Haut. Non, non, Mademoiselle, ne lui enseignez rien qu'il galope. Arlequin. - Veux-tu te taire? Marton, négligemment. - Ne l'interrompez donc point, Dubois. Eh bien! veux-tu me donner ta lettre? Je vais envoyer dans ce quartier-là , et on la rendra à son adresse. Arlequin. - Ah! voilà qui est bien agréable! Vous êtes une fille de bonne amitié, Mademoiselle. Dubois, s'en allant. - Vous êtes bien bonne d'épargner de la peine à ce fainéant-là . Arlequin. - Ce malhonnête! Va, va trouver le tableau pour voir comme il se moque de toi. Marton, seule avec Arlequin. - Ne lui réponds rien donne ta lettre. Arlequin. - Tenez, Mademoiselle; vous me rendez un service qui me fait grand bien. Quand il y aura à trotter pour votre serviable personne, n'ayez point d'autre postillon que moi. Marton. - Elle sera rendue exactement. Arlequin. - Oui, je vous recommande l'exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités. Marton, à part. - L'indigne! Arlequin, s'en allant. - Je suis votre serviteur éternel. Marton. - Adieu. Arlequin, revenant. - Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope à ma place. Scène IV Madame Argante, Le Comte, Marton. Marton, un moment seule. - Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. Madame Argante. - Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois? Marton. - Rien que ce que vous saviez déjà , Madame, et ce n'est pas assez. Madame Argante. - Dubois est un coquin qui nous trompe. Le Comte. - Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. Madame Argante. - Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyé chercher; et s'il ne nous défait pas de cet homme-là , ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu'elle le chasse. D'un autre côté, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ. Marton. - Je doute que vous réussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'éclaircir. Elle veut sortir. Scène V Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton Monsieur Remy, à Marton qui se retire. - Bonjour, ma nièce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici? Marton, brusquement. - Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. Monsieur Remy. - Voilà une petite fille bien incivile. A Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame de quoi est-il donc question? Madame Argante, d'un ton revêche. - Ah! c'est donc vous, Monsieur le Procureur? Monsieur Remy. - Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-même. Madame Argante. - Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon? Monsieur Remy. - Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire? Madame Argante. - C'est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait. Monsieur Remy. - Ma foi! Madame, s'il n'est pas à votre goût, vous êtes bien difficile. Madame Argante. - C'est votre neveu, dit-on? Monsieur Remy. - Oui, Madame. Madame Argante. - Eh bien! tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. Monsieur Remy. - Ce n'est pas à vous que je l'ai donné. Madame Argante. - Non; mais c'est à nous qu'il déplaÃt, à moi et à Monsieur le Comte que voilà , et qui doit épouser ma fille. Monsieur Remy, élevant la voix. - Celui-ci est nouveau! Mais, Madame, dès qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie? Madame Argante. - Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. Monsieur Ma foi! vos compliments ne sont pas propres à l'adoucir, Madame Argante. Le Comte. - Doucement, Monsieur le Procureur, doucement il me paraÃt que vous avez tort. Monsieur Remy. - Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaÃtre, et nous n'avons que faire ensemble, pas la moindre chose. Le Comte. - Que vous me connaissiez ou non, il n'est pas si peu essentiel que vous le dites que notre neveu plaise à Madame. Elle n'est pas une étrangère dans la maison. Monsieur Remy. - Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur; on ne peut pas plus étrangère au surplus, Dorante est un homme d'honneur, connu pour tel, dont j'ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle ici d'une manière choquante. Madame Argante. - Votre Dorante est un impertinent. Monsieur Remy. - Bagatelle! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche. Madame Argante. - Dans ma bouche! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence? Monsieur Remy. - Comment donc! m'imposer silence! à moi, Procureur! Savez-vous bien qu'il y a cinquante ans que je parle, Madame Argante? Madame Argante. - Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites. Scène VI Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, le Comte Araminte. - Qu'y a-t-il donc? On dirait que vous vous querellez. Monsieur Remy. - Nous ne sommes pas fort en paix, et vous venez très à propos, Madame il s'agit de Dorante; avez-vous sujet de vous plaindre de lui? Araminte. - Non, que je sache. Monsieur Remy. - Vous êtes-vous aperçue qu'il ait manqué de probité? Araminte. - Lui? non vraiment. Je ne le connais que pour un homme très estimable. Monsieur Remy. - Au discours que Madame en tient, ce doit pourtant être un fripon, dont il faut que je vous délivre, et on se passerait bien du présent que je vous ai fait, et c'est un impertinent qui déplaÃt à Monsieur qui parle en qualité d'époux futur; et à cause que je le défends, on veut me persuader que je radote. Araminte, froidement. - On se jette là dans de grands excès. Je n'y ai point de part, Monsieur. Je suis bien éloignée de vous traiter si mal. A l'égard de Dorante, la meilleure justification qu'il y ait pour lui, c'est que je le garde. Mais je venais pour savoir une chose, Monsieur le Comte. Il y a là -bas, m'a-t-on dit, un homme d'affaires que vous avez amené pour moi. On se trompe apparemment. Le Comte. - Madame, il est vrai qu'il est venu avec moi; mais c'est Madame Argante... Madame Argante. - Attendez, je vais répondre. Oui, ma fille, c'est moi qui ai prié Monsieur de le faire venir pour remplacer celui que vous avez et que vous allez mettre dehors je suis sûre de mon fait. J'ai laissé dire votre procureur, au reste, mais il amplifie. Monsieur Remy. - Courage! Madame Argante, vivement. - Paix; vous avez assez parlé. A Araminte. Je n'ai point dit que son neveu fût un fripon. Il ne serait pas impossible qu'il le fût, je n'en serais pas étonnée. Monsieur Remy. - Mauvaise parenthèse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout à fait hors d'oeuvre. Madame Argante. - Honnête homme, soit du moins n'a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu'il l'est. Pour un impertinent et très impertinent, j'ai dit qu'il en était un, et j'ai raison. Vous dites que vous le garderez vous n'en ferez rien. Araminte, froidement. - Il restera, je vous assure. Madame Argante. - Point du tout; vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur à garder un intendant qui vous aime? Monsieur Remy. - Eh! à qui voulez-vous donc qu'il s'attache? A vous, à qui il n'a pas affaire? Araminte. - Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse? Madame Argante. - Eh! non, point d'équivoque. Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est amoureux de vous, en bon français; qu'il est ce qu'on appelle amoureux; qu'il soupire pour vous; que vous êtes l'objet secret de sa tendresse. Monsieur Remy, étonné. - Dorante? Araminte, riant. - L'objet secret de sa tendresse! Oh! oui, très secret, je pense. Ah! ah! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui? Peut-être qu'ils m'aiment aussi que sait-on? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j'ai envie de deviner que vous m'aimez aussi. Monsieur Remy. - Ma foi, Madame, à l'âge de mon neveu, je ne m'en tirerais pas mieux qu'on dit qu'il s'en tire. Madame Argante. - Ceci n'est pas matière à plaisanterie, ma fille. Il n'est pas question de votre Monsieur Remy; laissons là ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sérieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point à contempler vos portraits, vos gens n'ont point l'air galant, la mine doucereuse. Monsieur Remy, à Araminte. - J'ai laissé passer le bonhomme à cause de vous, au moins; mais le bonhomme est quelquefois brutal. Araminte. - En vérité, ma mère, vous seriez la première à vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression; ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu'on ne peut me voir sans m'aimer? Je n'y saurais que faire il faut bien m'y accoutumer et prendre mon parti là -dessus. Vous lui trouvez l'air galant, dites-vous? Je n'y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie à se fâcher de ce qu'il est bien fait. Je suis d'ailleurs comme tout le monde j'aime assez les gens de bonne mine. Scène VII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante Dorante. - Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort. Madame Argante, ironiquement. - Son sort! Le sort d'un intendant que cela est beau! Monsieur Remy. - Et pourquoi n'aurait-il pas un sort? Araminte, d'un air vif à sa mère. - Voilà des emportements qui m'appartiennent. A Dorante. Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiétude? Dorante. - Vous le savez, Madame. Il y a quelqu'un ici que vous avez envoyé chercher pour occuper ma place. Araminte. - Ce quelqu'un-là est fort mal conseillé. Désabusez-vous ce n'est point moi qui l'ai fait venir. Dorante. - Tout a contribué à me tromper, d'autant plus que Mademoiselle Marton vient de m'assurer que dans une heure je ne serais plus ici. Araminte. - Marton vous a tenu un fort sot discours. Madame Argante. - Le terme est encore trop long il devrait en sortir tout à l'heure. Monsieur Remy, comme à part. - Voyons par où cela finira. Araminte. - Allez, Dorante, tenez-vous en repos; fussiez-vous l'homme du monde qui me convÃnt le moins, vous resteriez dans cette occasion-ci, c'est à moi-même que je dois cela; je me sens offensée du procédé qu'on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d'affaires qu'il se retire; que ceux qui l'ont amené sas me consulter le remmènent, et qu'il n'en soit plus parlé. Scène VIII Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante, Marton Marton, froidement. - Ne vous pressez pas de le renvoyer, Madame; voilà une lettre de recommandation pour lui, et c'est Monsieur Dorante qui l'a écrite. Araminte. - Comment! Marton, donnant la lettre au Comte. - Un instant, Madame, cela mérite d'être écouté. La lettre est de Monsieur, vous dis-je. Le Comte lit haut. - Je vous conjure, mon cher ami, d'être demain sur les neuf heures du matin chez vous; j'ai bien des choses à vous dire; je crois que je vais sortir de chez la dame que vous savez; elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j'ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. Madame Argante. - De la passion, entendez-vous, ma fille? Le Comte lit. - Un misérable ouvrier que je n'attendais pas est venu ici pour m'apporter la boÃte de ce portrait que j'ai fait d'elle. Madame Argante. - C'est-à -dire que le personnage sait peindre. Le Comte lit. - J'étais absent, il l'a laissée à une fille de la maison. Madame Argante, à Marton. - Fille de la maison, cela vous regarde. Le Comte lit. - On a soupçonné que ce portrait m'appartenait; ainsi, je pense qu'on va tout découvrir, et qu'avec le chagrin d'être renvoyé et de perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j'adore... Madame Argante. - Que j'adore! ah! que j'adore! Le Comte lit. - J'aurai encore celui d'être méprisé d'elle. Madame Argante. - Je crois qu'il n'a pas mal deviné celui-là , ma fille. Le Comte lit. - Non pas à cause de la médiocrité de ma fortune, sorte de mépris dont je n'oserais la croire capable... Madame Argante. - Eh! pourquoi non? Le Comte lit. - Mais seulement du peu que je vaux auprès d'elle, tout honoré que je suis de l'estime de tant d'honnêtes gens. Madame Argante. - Et en vertu de quoi l'estiment-ils tant? Le Comte lit. - Auquel cas je n'ai plus que faire à Paris. Vous êtes à la veille de vous embarquer, et je suis déterminé à vous suivre. Madame Argante. - Bon voyage au galant. Monsieur Remy. - Le beau motif d'embarquement! Madame Argante. - Eh bien! en avez-vous le coeur net, ma fille? Le Comte. - L'éclaircissement m'en paraÃt complet. Araminte, à Dorante. - Quoi! cette lettre n'est pas d'une écriture contrefaite? vous ne la niez point? Dorante. - Madame... Araminte. - Retirez-vous. Dorante sort. Monsieur Remy. - Eh bien! quoi? c'est de l'amour qu'il a; ce n'est pas d'aujourd'hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n'en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-là lui coûte quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu'il veut courir; voilà le mal; car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre; il pourrait bien dire qu'il adore. Contrefaisant Madame Argante. Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste; je suis votre serviteur, Madame. Il sort. Marton. - Fera-t-on monter l'intendant que Monsieur le Comte a amené, Madame? Araminte. - N'entendrai-je parler que d'intendant! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions. Marton sort. Madame Argante. - Mais, ma fille, elle a raison; c'est Monsieur le Comte qui vous en répond, il n'y a qu'à le prendre. Araminte. - Et moi, je n'en veux point. Le Comte. - Est-ce à cause qu'il vient de ma part, Madame? Araminte. - Vous êtes le maÃtre d'interpréter, Monsieur; mais je n'en veux point. Le Comte. - Vous vous expliquez là -dessus d'un air de vivacité qui m'étonne. Madame Argante. - Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu'est-ce qui vous fâche? Araminte. - Tout; on s'y est mal pris; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants, que tout m'en choque. Madame Argante, étonnée. - On ne vous entend point. Le Comte. - Quoique je n'aie aucune part à ce qui vient de se passer, je ne m'aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fâché d'y contribuer davantage par ma présence. Madame Argante. - Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n'y songez pas, Araminte; on ne sait que penser. Scène IX Araminte, Dubois Dubois. - Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n'avez plus rien à craindre de sa douleur; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer; il m'a pourtant fait pitié je l'ai vu si défait, si pâle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal. Araminte, qui ne l'a pas regardé jusque-là , et qui a toujours rêvé, dit d'un ton haut. - Mais qu'on aille donc voir quelqu'un l'a-t-il suivi? que ne le secouriez-vous? faut-il le tuer, cet homme? Dubois. - J'y ai pourvu, Madame; j'ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose; c'est que je pense qu'il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage; ce n'est pas la peine. Araminte, sèchement. - Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires. Dubois. - En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d'Arlequin par mon avis; je me suis douté qu'elle pourrait vous être utile, et c'est une excellente idée que j'ai eue là , n'est-ce pas, Madame? Araminte, froidement. - Quoi! c'est à vous que j'ai l'obligation de la scène qui vient de se passer? Dubois, librement. - Oui, Madame. Araminte. - Méchant valet! ne vous présentez plus devant moi. Dubois, comme étonné. - Hélas! Madame, j'ai cru bien faire. Araminte. - Allez, malheureux! il fallait m'obéir; je vous avais dit de ne plus vous en mêler; vous m'avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C'est vous qui avez répandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait; ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en être instruite, c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maÃtre, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique. Dubois s'en va en riant. - Allons, voilà qui est parfait. Scène X Araminte, Marton Marton, triste. - La manière dont vous m'avez renvoyée, il n'y a qu'un moment, me montre que je vous suis désagréable, Madame, et je crois vous faire plaisir en vous demandant mon congé. Araminte, froidement. - Je vous le donne. Marton. - Votre intention est-elle que je sorte dès aujourd'hui, Madame? Araminte. - Comme vous voudrez. Marton. - Cette aventure-ci est bien triste pour moi! Araminte. - Oh! point d'explication, s'il vous plaÃt. Marton. - Je suis au désespoir. Araminte, avec impatience. - Est-ce que vous êtes fâchée de vous en aller? Eh bien, restez, Mademoiselle, restez j'y consens; mais finissons. Marton. - Après les bienfaits dont vous m'avez comblée, que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j'ai perdu toute votre confiance? Araminte. - Mais que voulez-vous que je vous confie? Inventerai-je des secrets pour vous les dire? Marton. - Il est pourtant vrai que vous me renvoyez, Madame, d'où vient ma disgrâce? Araminte. - Elle est dans votre imagination. Vous me demandez votre congé, je vous le donne. Marton. - Ah! Madame, pourquoi m'avez-vous exposée au malheur de vous déplaire? J'ai persécuté par ignorance l'homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu'on n'a jamais aimé. Araminte, à part. - Hélas! Marton. - Et à qui je n'ai rien à reprocher; car il vient de me parler. J'étais son ennemie, et je ne la suis plus. Il m'a tout dit. Il ne m'avait jamais vue c'est Monsieur Remy qui m'a trompée, et j'excuse Dorante. Araminte. - A la bonne heure. Marton. - Pourquoi avez-vous eu la cruauté de m'abandonner au hasard d'aimer un homme qui n'est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j'ai jeté dans une douleur dont je suis pénétrée? Araminte, d'un ton doux. - Tu l'aimais donc, Marton? Marton. - Laissons là mes sentiments. Rendez-moi votre amitié comme je l'avais, et je serai contente. Araminte. - Ah! je te la rends tout entière. Marton, lui baisant la main. - Me voilà consolée. Araminte. - Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris. Marton. - N'y prenez point garde. Rien ne m'est si cher que vous. Araminte. - Va, je prétends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin. Scène XI Araminte, Marton, Arlequin Araminte. - Que veux-tu? Arlequin, pleurant et sanglotant. - J'aurais bien de la peine à vous le dire; car je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole, à cause de la trahison que Mademoiselle Marton m'a faite. Ah! quelle ingrate perfidie! Marton. - Laisse là ta perfidie et nous dis ce que tu veux. Arlequin. - Ah! cette pauvre lettre. Quelle escroquerie! Araminte. - Dis donc. Arlequin. - Monsieur Dorante vous demande à genoux qu'il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu'il a eues dans les mains depuis qu'il est ici. Il m'attend à la porte où il pleure. Marton. - Dis-lui qu'il vienne. Arlequin. - Le voulez-vous, Madame? car je ne me fie pas à elle. Quand on m'a une fois affronté, je n'en reviens point. Marton, d'un air triste et attendri. - Parlez-lui, Madame, je vous laisse. Arlequin, quand Marton est partie. - Vous ne me répondez point, Madame? Araminte. - Il peut venir. Scène XII Dorante, Araminte Araminte. - Approchez, Dorante. Dorante. - Je n'ose presque paraÃtre devant vous. Araminte, à part. - Ah! je n'ai guère plus d'assurance que lui. Haut. Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers? Je m'en fie bien à vous. Ce n'est pas là -dessus que j'aurai à me plaindre. Dorante. - Madame... j'ai autre chose à dire... je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler. Araminte, à part, avec émotion. - Ah! que je crains la fin de tout ceci! Dorante, ému. - Un de vos fermiers est venu tantôt, Madame. Araminte, ému. - Un de mes fermiers!... cela se peut bien. Dorante. - Oui, Madame... il est venu. Araminte, toujours émue. - Je n'en doute pas. Dorante, ému. - Et j'ai de l'argent à vous remettre. Araminte. - Ah! de l'argent... nous verrons. Dorante. - Quand il vous plaira, Madame, de le recevoir. Araminte. - Oui... je le recevrai... vous me le donnerez. A part. Je ne sais ce que je lui réponds. Dorante. - Ne serait-il pas temps de vous l'apporter ce soir ou demain, Madame? Araminte. - Demain, dites-vous! Comment vous garder jusque-là , après ce qui est arrivé? Dorante, plaintivement. - De tout le temps de ma vie que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait précieux. Araminte. - Il n'y a pas moyen, Dorante; il faut se quitter. On sait que vous m'aimez, et l'on croirait que je n'en suis pas fâchée. Dorante. - Hélas! Madame, que je vais être à plaindre! Araminte. - Ah! allez, Dorante, chacun a ses chagrins. Dorante. - J'ai tout perdu! J'avais un portrait, et je ne l'ai plus. Araminte. - A quoi vous sert de l'avoir? vous savez peindre. Dorante. - Je ne pourrai de longtemps m'en dédommager. D'ailleurs, celui-ci m'aurait été bien cher! Il a été entre vos mains, Madame. Araminte. - Mais vous n'êtes pas raisonnable. Dorante. - Ah! Madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez vengée. N'ajoutez rien à ma douleur. Araminte. - Vous donner mon portrait! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime? Dorante. - Que vous m'aimez, Madame! Quelle idée! qui pourrait se l'imaginer? Araminte, d'un ton vif et naïf. - Et voilà pourtant ce qui m'arrive. Dorante, se jetant à ses genoux. - Je me meurs! Araminte. - Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie levez-vous, Dorante. Dorante se lève et dit tendrement. - Je ne la mérite pas. Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l'ôter, mais n'importe, il faut que vous soyez instruite. Araminte, étonnée. - Comment! que voulez-vous dire? Dorante. - Dans tout ce qui s'est passé chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour, qui m'en plaint, qui par le charme de l'espérance, du plaisir de vous voir, m'a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà , Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher. J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise; j'aime mieux votre haine que le remords d'avoir trompé ce que j'adore. Araminte, le regardant quelque temps sans parler. - Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais sans doute; mais l'aveu que vous m'en faites vous-même dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraÃt incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blâmable il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi. Dorante. - Quoi! la charmante Araminte daigne me justifier! Araminte. - Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler. Scène XIII Dorante, Araminte, Le Comte, Madame Argante, Dubois, Arlequin Madame Argante, voyant Dorante. - Quoi! le voilà encore! Araminte, froidement. - Oui, ma mère. Au Comte. Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser vous méritez qu'on vous aime; mon coeur n'est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne. Madame Argante. - Quoi donc! que signifie ce discours? Le Comte. - Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit à Madame montrant Madame Argante je songeais à me retirer; j'ai deviné tout; Dorante n'est venu chez vous qu'à cause qu'il vous aimait; il vous a plu; vous voulez lui faire sa fortune voilà tout ce que vous alliez dire. Araminte. - Je n'ai rien à ajouter. Madame Argante, outrée. - La fortune à cet homme-là ! Le Comte, tristement. - Il n'y a plus que notre discussion, que nous réglerons à l'amiable; j'ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole. Araminte. - Vous êtes bien généreux; envoyez-moi quelqu'un qui en décide, et ce sera assez. Madame Argante. - Ah! la belle chute! ah! ce maudit intendant! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira; mais il ne sera jamais mon gendre. Araminte. Laissons passer sa colère, et finissons. Ils sortent. Dubois. - Ouf! ma gloire m'accable; je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru. Arlequin. - Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent; l'original nous en fournira bien d'autres copies. La Joie imprévue Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 7 juillet 1738 Acteurs Monsieur Orgon. Madame Dorville. Constance, fille de Madame Dorville, maÃtresse de Damon. Damon, fils de Monsieur Orgon, amant de Constance. Le Chevalier. Lisette, suivante de Constance. Pasquin, valet de Damon. La scène est à Paris dans un jardin qui communique à un hôtel garni. Scène Première Damon, Pasquin Damon paraÃt triste. Pasquin, suivant son maÃtre, et d'un ton douloureux, un moment après qu'ils sont sur le théâtre. - Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne à mener une vie plus raisonnable! Damon. - Tais-toi, laisse-moi seul. Pasquin. - Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de conséquence. Damon. - De quoi s'agit-il donc? Pasquin. - Il y a quinze jours que vous êtes à Paris... Damon. - Abrège. Pasquin. - Patience, Monsieur votre père vous a envoyé pour acheter une charge l'argent de cette charge était en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez déjà reçu la moitié, que vous avez jouée et perdue; ce qui fait, par conséquent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitié de votre charge; et voilà ce qui est terrible. Damon. - Est-ce là tout ce que tu as à me dire? Pasquin. - Doucement, Monsieur; c'est qu'actuellement j'ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre père la veille de notre départ, je connais ton zèle, ton jugement et ta prudence; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tête, regarde-le comme un dépôt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole je me fondais sur votre docilité, et je me suis trompé. Votre conduite, vous la voyez, elle est détestable; mes conseils, vous les avez méprisés, vos fonds sont entamés, la moitié de votre argent est partie, et voilà mon dépôt dans le plus déplorable état du monde il faut pourtant que j'en rende compte, et c'est ce qui fait ma douleur. Damon. - Tu conviendras qu'il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant à Paris, je me mets dans cet hôtel garni j'y vois un jardin qui est commun à une autre maison, je m'y promène, j'y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation; il loge au même hôtel, nous mangeons à la même table, je vois que tout le monde joue après dÃner, il me propose d'en faire autant, je joue, je gagne d'abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu; voilà d'où cela vient; mais ne t'inquiète point, je ne veux plus jouer qu'une fois pour regagner mon argent; et j'ai un pressentiment que je serai heureux. Pasquin. - Ah! Monsieur, quel pressentiment! Soyez sûr que c'est le diable qui vous parle à l'oreille. Damon. - Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en état d'acheter la charge en question, afin que mon père ne sache rien de ce qui s'est passé au surplus, c'est dans ce jardin que j'ai connu l'aimable Constance; c'est ici où je la vois quelquefois, où je crois m'apercevoir qu'elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes. Pasquin. - Oh! quant à votre amour pour elle, j'y consens, j'y donne mon approbation; je vous dirai même que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrêmement adouci les afflictions que vous m'avez données, je n'aurais pu les supporter sans elle; il n'y a qu'une chose qui m'intrigue c'est que la mère de Constance, quand elle se promène ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraÃt pas fort touchée de votre compagnie, sa mine s'allonge, j'ai peur qu'elle ne vous trouve un étourdi; vous êtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tête légère... vous entendez bien? Et ces têtes-là ne sont pas du goût des mères. Damon, riant. - Que veut dire cet impertinent?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allée du jardin? Pasquin. - C'est peut-être ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent. Damon. - Prends garde à ce que tu dis, et avance pour voir qui c'est. Scène II Le Chevalier, Damon, Pasquin On voit paraÃtre le Chevalier. Le Chevalier. - Où est ton maÃtre, Pasquin? Pasquin. - Il est sorti, Monsieur. Le Chevalier. - Sorti! Eh! je le vois qui se promène. D'où vient est-ce que tu me le caches? Pasquin, brusquement. - Je fais tout pour le mieux. Le Chevalier. - Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire? Damon. - Non, c'est qu'il me rendait quelque compte qui ne presse pas. Pasquin. - C'est que je n'aime pas ceux qui gagnent l'argent de mon maÃtre. Le Chevalier. - Il le gagnera peut-être une autre fois. Pasquin. - Tarare! Damon, à Pasquin. - Tais-toi. Le Chevalier. - Laissez-le dire; je lui sais bon gré de sa méchante humeur, puisqu'elle vient de son zèle. Pasquin. - Ajoutez de ma prudence. Damon, à Pasquin. - Finiras-tu? Le Chevalier. - Je n'y prends pas garde. Je vais dÃner en ville, et je n'ai pas voulu partir sans vous voir. Damon. - Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour être au bal? Le Chevalier. - Je ne crois pas il y a toute apparence qu'on m'engagera à souper où je vais. Damon. - Comment donc? Mais j'ai compté que ce soir vous me donneriez ma revanche. Le Chevalier. - Cela me sera difficile, j'ai même, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m'obligera à aller demain en campagne pour quelques jours. Damon. - En campagne? Pasquin. - Eh oui! Monsieur, il fait si beau Partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence; il y a tant de châteaux dans les champs, amusez-vous à en ruiner quelqu'un. Damon, à Pasquin. - Encore? Le Chevalier. - Il commence à m'ennuyer. Damon. - Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir. Le Chevalier. - Vous parlerai-je franchement? Je ne joue jamais qu'argent comptant, et vous me dites hier que vous n'en aviez plus. Damon. - Que cela ne vous arrête point, je n'ai qu'un pas à faire pour en avoir. Le Chevalier. - En ce cas-là , nous nous reverrons tantôt. Pasquin, d'un ton dolent. - Hélas! nous n'étions que blessés, nous voilà morts. A son maÃtre. Monsieur, cet argent qui est à deux pas d'ici, n'est pas à vous, il est à Monsieur votre père, et vous savez bien que son intention n'est pas que Monsieur le Chevalier y ait part; il ne lui en destine pas une obole. Damon. - Oh! je me fâcherai à la fin retire-toi. Pasquin, en colère. - Monsieur, je suis sûr que vous perdrez. Le Chevalier, en riant. - Puisse-t-il dire vrai, au reste. Pasquin, au Chevalier. - Ah! vous savez bien que je ne me trompe pas. Le Chevalier, comme ému. - Hem? Pasquin. - Je dis qu'il perdra, vous êtes un si habile homme, que vous jouez à coup sûr. Damon. - Je crois que l'esprit lui tourne. Pasquin. - Il n'y a pas de mal à dire que vous perdrez, quand c'est la vérité. Le Chevalier. - Voilà un insolent valet. Pasquin, sans regarder. - Cela n'empêchera pas qu'il ne perde. Le Chevalier. - Adieu, jusqu'au revoir. Damon. - Ne me manquez donc pas. Pasquin. - Oh que non! il vise trop juste pour cela. Scène III Pasquin, Damon Damon. - Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu'à la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage? Pasquin. - C'est que vous avez du coeur, et lui de l'adresse. Damon. - Mais pourquoi t'obstines-tu à soutenir qu'il gagnera? Pasquin. - C'est qu'il voudra gagner. Damon. - T'a-t-on dit quelque chose de lui? T'a-t-on donné quelque avis? Pasquin. - Non, je n'en ai point reçu d'autre que de sa mine; c'est elle qui m'a dit tout le mal que j'en sais. Damon. - Tu extravagues. Pasquin. - Monsieur, je m'y ferais hacher, il n'y a point d'honnête homme qui puisse avoir ce visage-là Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi. Damon. - Lisette? Belle autorité! Pasquin. - Belle autorité! C'est pourtant une fille qui, du premier coup d'oeil, a senti tout ce que je valais. Damon, riant et partant. - Ah! ah! ah! Tu me donnes une grande idée de sa pénétration; je vais chez mon banquier, c'est aujourd'hui jour de poste, ne t'éloigne pas. Pasquin. - Arrêtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette légèreté d'esprit dont je vous ai parlé, que je tiendrai la main à ce que vous exécutiez tout ce que Monsieur votre père vous a dit de faire, et voici un petit agenda où j'ai tout écrit. Il lit. Liste des articles et commissions recommandés par Monsieur Orgon à Monsieur Damon son fils aÃné, sur les déportements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint à moi Pasquin, son serviteur, d'apporter mon inspection et contrôle. Damon, riant. - Inspection et contrôle! Pasquin. - Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions; c'est, comme qui dirait, gouverneur. Damon. - Achève. Pasquin. - Premièrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le coeur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c'était! Nous n'en avons plus que les débris; vous ne vous êtes que trop ressouvenu d'elle, et voilà l'article de mon mémoire le plus maltraité. Damon. - Finis, ou je te laisse. Pasquin. - Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers. Damon. - Passe, cela est fait. Pasquin. - Troisièmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon... Damon. - Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon. Pasquin. - Style de précepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre à l'adresse de Madame... Attendez... ma foi, c'est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue où nous sommes. Damon. - Madame Dorville Est-ce là le nom de l'adresse? je ne l'avais pas seulement lue. Eh! parbleu! ce serait donc la mère de Constance, Pasquin? Pasquin. - C'est elle-même, sans doute, qui loge dans cette maison, d'où elle passe dans le jardin de votre hôtel. Voyez ce que c'est, faute d'exactitude, nous négligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accès dans la maison. Damon. - J'étais bien éloigné de penser que j'avais en main quelque chose d'aussi favorable; je ne l'ai pas même sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu'à loisir. Mais par où mon père connaÃt-il Madame Dorville? Pasquin. - Oh! pardi, depuis le temps qu'il vit, il a eu le temps de faire des connaissances. Damon. - Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre; voilà de quoi m'introduire chez Madame Dorville, et j'irai la lui remettre au retour de chez mon banquier je pars, ne t'écarte pas. Pasquin, d'un ton triste. - Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grâce que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu. Damon, en s'en allant. - Je me moque de ton pronostic. Scène IV Damon, Lisette, Pasquin Damon, s'en allant, rencontre Lisette qui arrive. - Ah! te voilà , Lisette? ta maÃtresse viendra-t-elle tantôt se promener ici avec sa mère? Lisette. - Je crois qu'oui, Monsieur. Damon. - Lui parles-tu quelquefois de moi? Lisette. - Le plus souvent c'est elle qui me prévient. Damon. - Que tu me charmes! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d'être dans mes intérêts. Scène V Lisette, Pasquin Pasquin, s'approchant de Lisette. - Bonjour, ma fille, bonjour, mon coeur; serviteur à mes amours. Lisette, le repoussant un peu. - Tout doucement. Pasquin. - Qu'est-ce donc, beauté de mon âme? D'où te vient cet air grave et rembruni? Lisette. - C'est que j'ai à te parler, et que je rêve tu dis que tu m'aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre. Pasquin. - Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule; n'êtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable? Eh donc! Lisette. - Parlons sérieusement; je n'aime point les amours qui n'aboutissent à rien. Pasquin. - Qui n'aboutissent à rien! Pour qui me prends-tu donc? Veux-tu des sûretés? Lisette. - J'entends qu'il me faut un mari, et non pas un amant. Pasquin. - Pour ce qui est d'un amant, avec un mari comme moi, tu n'en auras que faire. Lisette. - Oui mais si notre mariage ne se fait jamais? si Madame Dorville, qui ne connaÃt point ton maÃtre, marie sa fille à un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu'il lui échappa qu'elle avait des vues, et c'est sur quoi nous raisonnions tantôt, Constance et moi, de façon qu'elle est fort inquiète, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentées de vous laisser là . Pasquin. - Malepeste! gardez-vous en bien; je suis d'avis même que nous vous donnions, mon maÃtre et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter. Lisette. - Ne badine point j'ai charge de ma maÃtresse de t'interroger adroitement sur de certaines choses. Il s'agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s'attacher imprudemment à des inconnus qu'il faut quitter, et qu'on regrette souvent plus qu'ils ne valent. Pasquin. - M'amour, un peu de politesse dans vos réflexions. Lisette. - Tu sens bien qu'il serait désagréable d'être obligée de donner sa main d'un côté, pendant qu'on laisserait son coeur d'un autre ainsi voyons tu dis que ton maÃtre a du bien et de la naissance que ne se propose-t-il donc? Que ne nous fait-il donc demander en mariage? Que n'écrit-il à son père qu'il nous aime, et que nous lui convenons? Pasquin. - Eh! morbleu! laisse-nous donc arriver à Paris; à peine y sommes-nous. Il n'y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous? Nous nous sommes rencontrés, et voilà tout. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie, rencontrés? Pasquin. - Oui, vraiment ce fut le Chevalier, avec qui nous étions, qui aborda la mère dans le jardin; ce qui continue de notre part de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s'abordent, en attendant qu'ils se fréquentent il est vrai que c'en est assez pour s'aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mères qui ne voudraient pas d'un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivée, écrit que deux petites lettres, où il n'a pu être question de vous, ma fille à la première, nous ne savions pas seulement que vos beautés étaient au monde; nous ne l'avons su qu'une heure avant la seconde; mais à la troisième, on mandera qu'on les a vues, et à la quatrième, qu'on les adore. Je défie qu'on aille plus vite. Lisette. - Je crains que la mère, qui a ses desseins, n'aille plus vite encore. Pasquin, d'un ton adroit. - En ce cas-là , si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu'elle. Lisette, froidement. - Oui, mais les expédients ne sont pas de notre goût; et en mon particulier, je congédierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer. Pasquin. - S'il n'y avait que le soufflet à essuyer, je serais volontiers ce coquin-là , mais je ne veux pas du congé. Lisette. - Achevons dis-moi, cette charge que doit avoir ton maÃtre est-elle achetée? Pasquin. - Pas encore, mais nous la marchandons. Lisette, d'un air incrédule et tout riant. - Vous la marchandez? Pasquin. - Sans doute; t'imagines-tu qu'on achète une charge considérable comme on achète un ruban? Toi qui parles, quand tu fais l'emplette d'une étoffe, prends-tu le marchand au mot? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et à la fin on lâche la main de part et d'autre, et nous la lâcherons, quand il en sera temps. Lisette, d'un air incrédule. - Pasquin, est-il réellement question d'une charge? Ne me trompes-tu pas? Pasquin. - Allons, allons, tu te moques; je n'ai point d'autre réponse à cela que de te montrer ce minois. Il montre son visage. Cette face d'honnête homme que tu as trouvée si belle et si pleine de candeur... Lisette. - Que sait-on? ta physionomie vaut peut-être mieux que toi? Pasquin. - Non, ma mie, non, on n'y voit qu'un échantillon de mes bonnes qualités, tout le monde en convient; informez-vous. Lisette. - Quoi qu'il en soit, je conseille à ton maÃtre de faire ses diligences. Mais voilà quelqu'un qui paraÃt avoir envie de te parler; adieu, nous nous reverrons tantôt. Scène VI Monsieur Orgon, Pasquin Pasquin, considérant Monsieur Orgon, qui de loin l'observe. - J'ôterais mon chapeau à cet homme-là , si je ne m'en empêchais pas, tant il ressemble au père de mon maÃtre. Orgon se rapproche. Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-même. Allant après Orgon. Monsieur, Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Tu as donc bien de la peine à me reconnaÃtre, faquin? Pasquin, les premiers mots à part. - Ce début-là m'inquiète... Monsieur... comme vous êtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-même... tandis que l'original était en province. Monsieur Orgon. - Eh! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie. Pasquin. - Monsieur, j'ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'à votre ordinaire. Monsieur Orgon. - Il est vrai que j'ai fort sujet d'être content de ce qui se passe. Pasquin. - Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous; mais vous savez donc nos aventures? Monsieur Orgon. - Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous êtes ici, et il y en a autant que j'y suis; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y êtes; c'est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu'une partie de l'argent destiné à l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste; on m'a appris qu'il a joué, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissé mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j'ai dit qu'on l'amusât pour me donner le temps de venir te parler. Pasquin. - Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute. Monsieur Orgon. - Ne devais-tu pas parler à Damon, et tâcher de le détourner de son extravagance? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l'emploi! Pasquin. - Ah! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites! Ce jardin-ci m'en est témoin, il m'a vu pleurer, Monsieur mes larmes apparemment ne sont pas touchantes; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n'est pas digne de vos bontés. Monsieur Orgon. - Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas à toi à les lui donner. Pasquin. - Hélas! Monsieur, il ne les mérite pas non plus; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colère et pour ma justification mais la vérité est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a joué que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur. Monsieur Orgon. - Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie; il y bâille, même en y gagnant vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh! cet enfant-là a pour vous un amour qui n'est pas croyable. Monsieur Orgon. - Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui; je voulais achever de le connaÃtre il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente; c'est ce qui décidera de son caractère ce sera un peu d'argent qu'il m'en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige. Pasquin. - Oh! voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m'a juré qu'il ne jouerait plus qu'une fois. Monsieur Orgon. - Comment donc! il veut jouer encore? Pasquin. - Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu; il n'y a rien de si tendre; et ce que je vous dis là est exactement vrai. Monsieur Orgon. - Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer? Pasquin. - Ce soir même, pendant le bal qu'on doit donner ici, et où se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste. Monsieur Orgon. - C'est donc pour ce beau projet qu'il est allé chez le banquier? Pasquin. - Oui, Monsieur. Monsieur Orgon. - Le Chevalier et lui seront-ils masqués? Pasquin. - Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal où ils l'étaient tous deux; mon maÃtre a même encore son domino vert qu'il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au même hôtel, a aussi gardé le sien qui est jaune. Monsieur Orgon. - Tâche de savoir cela bien précisément, et viens m'en informer tantôt à ce café attenant l'hôtel, où tu me trouveras; j'y serai sur les six heures du soir. Pasquin. - Et moi, vous m'y verrez à six heures frappantes. Monsieur Orgon, tirant une lettre de sa poche. - Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste; mais ce n'est pas là tout on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mère; est-ce qu'il l'aime? Pasquin. - Ma foi, Monsieur, vous êtes bien servi; sans doute qu'on vous aura parlé aussi de ma tendresse... n'est-il pas vrai? Monsieur Orgon. - Passons, il n'est pas question de toi. Pasquin. - C'est que nos déesses sont camarades. Monsieur Orgon. - N'est-ce pas la fille de Madame Dorville? Pasquin. - Oui, celle de mon maÃtre. Monsieur Orgon. - Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu'il ne la voit pas chez elle. Pasquin. - Il l'avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies? Monsieur Orgon. - Beaucoup. Pasquin, enchanté et caressant Monsieur Orgon. - Ah, que vous êtes charmant! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause; il ne tiendra qu'à vous de faire notre fortune. Monsieur Orgon. - C'est à quoi je pense. Constance et Damon doivent être mariés ensemble. Pasquin, enchanté. - Cela est adorable! Monsieur Orgon. - Sois discret, au moins. Pasquin. - Autant qu'amoureux. Monsieur Orgon. - Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive. Pasquin, quand Orgon s'en va. - C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine! Monsieur Orgon, se retournant. - Tais-toi. Scène VII Pasquin, Lisette Pasquin, à part. - Allons, modérons-nous. Lisette, d'un air sérieux et triste. - Je te cherchais. Pasquin, d'un air souriant. - Et moi j'avais envie de te voir. Lisette. - Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j'ai ordre de ne te plus voir. Pasquin, d'un air badin. - Ordre! Lisette. - Oui, ordre, oui, il n'y a point à plaisanter. Pasquin, toujours riant. - Et dis-moi, auras-tu de la peine à obéir? Lisette. - Et dis-moi, à ton tour, un animal qui me répond sur ce ton-là mérite-t-il qu'il m'en coûte? Pasquin, toujours riant. - Tu es donc fâchée de ce que je ris? Lisette, le regardant. - La cervelle t'aurait-elle subitement tourné, par hasard? Pasquin. - Point du tout, je n'eus jamais tant de bon sens, ma tête est dans toute sa force. Lisette. - C'est donc la tête d'un grand maraud ah, l'indigne! Pasquin. - Ah, quelles délices! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Lisette, le considérant. - La maudite race que les hommes! J'aurais juré qu'il m'aimait. Pasquin, riant. - Bon, t'aimer! je t'adore. Lisette. - Ecoute-moi, monstre, et ne réplique plus. Tu diras à ton maÃtre, de la part de Madame Dorville, qu'elle le prie de ne plus parler à Constance, que c'est une liberté qui lui déplaÃt, et qu'il s'en abstiendra, s'il est galant homme; ce dont l'impudence du valet fait que je doute. Adieu. Pasquin. - Oh! j'avoue que je ne me sens pas d'aise, et cependant tu t'abuses je suis plein d'amour, là , ce qu'on appelle plein, mon coeur en a pour quatre, en vérité, tu le verras. Lisette, s'arrêtant. - Je le verrai? Que veux-tu dire? Pasquin. - Je dis... que tu verras; oui, ce qu'on appelle voir... Prends patience. Lisette, comme à part. - Tout bien examiné, je lui crois pourtant l'esprit en mauvais état. Scène VIII Lisette, Pasquin, Damon Damon. - Ah! Lisette, je te trouve à propos. Lisette. - Un peu moins que vous ne pensez; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester votre homme sait les nouvelles, qu'il vous les dise. Pasquin, riant. - Ha, ha, ha. Ce n'est rien, c'est qu'elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s'emporte, et prétend que nous supprimions tout commerce avec elle; notre fréquentation dans le jardin n'est pas de son goût, dit-elle; elle s'imagine que nous lui déplaisons, cette bonne femme! Damon. - Comment? Lisette. - Oui, Monsieur voilà ce qui le réjouit, il n'est plus permis à Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous êtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et même, en vous parlant, je fais actuellement un crime. Damon, à Pasquin. - Misérable! et tu ris de ce qui m'arrive. Pasquin. - Oui, Monsieur, c'est une bagatelle; Madame Dorville ne sait ce qu'elle dit, ni de qui elle parle; je vous retiens ce soir à souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette? Damon. - Tais-toi, faquin, tu m'indignes. Lisette, à part, à Damon. - Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d'égaré? Pasquin, à Damon, en riant. - Elle me croit timbré, n'est-ce pas? Lisette. - Voici Madame que je vois de loin se promener; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre. Elle s'en va. Pasquin bat du pied sans répondre. Scène IX Damon, Pasquin Damon, parlant à lui-même. - Que je suis à plaindre! Pasquin, froidement. - Point du tout, c'est une erreur. Damon. - Va-t'en, va-t'en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou. Pasquin, sérieusement. - Erreur sur erreur. Où est votre lettre pour cette Madame Dorville? Damon. - Ne t'en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dès que j'aurai porté mon argent chez moi. Viens, suis-moi. Pasquin, froidement. - Non, je vous attends ici; allez vite, nous nous amuserions l'un et l'autre, et il n'y a point de temps à perdre; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre père. Damon prend la lettre, et s'en va en regardant Pasquin. Scène X Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin Pasquin, seul. - Nos gens s'approchent, ne bougeons. Il chante. La, la, rela. Madame Dorville, à Lisette. - Avez-vous parlé à ce garçon de ce que je vous ai dit? Lisette. - Oui, Madame. Pasquin, saluant Madame Dorville. - Par ce garçon, n'est-ce pas moi que vous entendez, Madame? Oui, je sais ce dont il est question, et j'en ai instruit mon maÃtre; mais ce n'est pas là votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment; je prends la liberté de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit. Madame Dorville. - Vous êtes bien hardi, mon ami; allez, passez votre chemin. Pasquin, doucement. - Madame, je vous demande pardon; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin. Madame Dorville. - Qu'est-ce que c'est que cet impertinent-là ? Lisette, dites-lui qu'il se retire. Lisette, en priant Pasquin. - Eh! va-t'en, mon pauvre Pasquin, je t'en prie. A part. Voilà une démence bien étonnante! Et à sa maÃtresse. Madame, c'est qu'il est un peu imbécile. Pasquin, souriant froidement. - Point du tout, c'est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne séparera sa fille et mon maÃtre. Ils sont faits pour s'aimer; c'est l'avis des astres et le vôtre. Madame Dorville. - Va-t'en. Et puis regardant Constance. Ils sont nés pour s'aimer! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idée? Je me persuade que non, vous êtes trop bien née pour cela. Constance, timidement et tristement. - Assurément, ma mère. Madame Dorville. - C'est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries? Constance. - Mais, oui. Lisette. - C'est un jeune homme fort estimable. Madame Dorville. - Peut-être même vous a-t-il parlé d'amour? Constance, tendrement. - Quelques mots approchants. Lisette. - Je ne plains pas celle qui l'épousera. Madame Dorville, à Lisette. - Taisez-vous. A Constance. Et vous en avez badiné? Constance. - Comme il s'expliquait d'une façon très respectueuse, et de l'air de la meilleure foi; que, d'ailleurs, j'étais le plus souvent avec vous, et que je ne prévoyais pas que vous me défendriez de le voir, je n'ai pas cru devoir me fâcher contre un si honnête homme. Madame Dorville, d'un air mystérieux. - Constance, il était temps que vous ne le vissiez plus. Pasquin, de loin. - Et moi, je dis que voici le temps qu'ils se verront bien autrement. Madame Dorville. - Retirons-nous, puisqu'il n'y a pas moyen de se défaire de lui. Pasquin, à part. - Où est cet étourdi qui ne vient point avec sa lettre? Scène XI Madame Dorville, Constance, Lisette, Pasquin, Damon, qui arrête Madame Dorville comme elle s'en va, et la salue, la lettre à la main, sans lui rien dire. Madame Dorville. - Monsieur, vous êtes instruit de mes intentions, et j'espérais que vous y auriez plus d'égard. Retirez-vous, Constance. Damon. - Quoi! Constance sera privée du plaisir de se promener, parce que j'arrive! Madame Dorville. - Il n'est plus question de se voir, Monsieur, j'ai des vues pour ma fille qui ne s'accordent plus avec de pareilles galanteries. A Constance. Retirez-vous donc. Constance. - Voilà la première fois que vous me le dites. Elle part et retourne la tête. Pasquin, à Damon, à part. - Allons vite à la lettre. Damon. - Je suis si mortifié du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas à vous rendre cette lettre, Madame. Il lui présente la lettre. Madame Dorville. - A moi, Monsieur, et de quelle part, s'il vous plaÃt? Damon. - De mon père, Madame. Pasquin. - Oui, d'un gentilhomme de votre ancienne connaissance. Lisette, à Pasquin pendant que Madame Dorville ouvre le paquet. - Tu ne m'as rien dit de cette lettre. Pasquin, vite. - Ne t'abaisse point à parler à un fou. Madame Dorville, à part, en regardant Pasquin. - Ce valet n'est pas si extravagant. A Damon. Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmée d'apprendre des nouvelles de Monsieur votre père. Lisette, à Pasquin. - Je te fais réparation. Damon. - Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables? Madame Dorville. - Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets; je ne saurais m'en dispenser avec le fils d'un si honnête homme. Lisette, à part, à Pasquin. - A merveille, Pasquin. Pasquin, à part, à Lisette. - Non, j'extravague. Madame Dorville, à Damon. - Cependant, les vues que j'avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment. Damon. - Qu'entends-je? Lisette, à part, à Pasquin. - Je n'y suis plus. Pasquin. - J'y suis toujours. Madame Dorville. - Suivez-moi dans cette autre allée, Lisette, j'ai à vous parler. A Damon. Monsieur, je suis votre servante. Damon, tristement. - Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre. Scène XII Madame Dorville, Lisette Lisette. - Hélas! vous venez de le désespérer. Madame Dorville. - Dis-moi naturellement ma fille a-t-elle de l'inclination pour lui? Lisette. - Ma foi, tenez, c'est lui qu'elle choisirait, si elle était sa maÃtresse. Madame Dorville. - Il me paraÃt avoir du mérite. Lisette. - Si vous me consultez, je lui donne ma voix; je le choisirais pour moi. Madame Dorville. - Et moi je le choisis pour elle. Lisette. - Tout de bon? Madame Dorville. - C'est positivement à lui que je destinais Constance. Lisette. - Voilà quatre jeunes gens qui seront bien contents. Madame Dorville. - Quatre! Je n'en connais que deux. Lisette. - Si fait Pasquin et moi nous sommes les deux autres. Madame Dorville. - Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu'à Damon, Lisette; je veux les surprendre, et c'est aussi l'intention du père qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s'il aime ma fille, que nous avons dessein d'en faire mon gendre; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraÃtre obliger Damon en consentant à ce mariage. Lisette. - Je vous promets le secret; il faut que Pasquin soit instruit, et qu'il ait eu ses raisons pour m'avoir tu ce qu'il sait; je ne m'étonne plus que mes injures l'aient tant diverti; je lui ai donné la comédie, et je prétends qu'il me la rende. Madame Dorville. - Rappelez Constance. Lisette. - La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider à la tromper. Scène XIII Madame Dorville, Constance, Lisette Madame Dorville. - Approchez, Constance. Je disais à Lisette que je vais vous marier. Lisette, d'un ton froid. - Oui, et depuis que Madame m'a confié ses desseins, je suis fort de son sentiment; je trouve que le parti vous convient. Constance, mutine avec timidité. - Ce ne sont pas là vos affaires. Lisette. - Je dois m'intéresser à ce qui vous regarde, et puis on m'a fait l'honneur de me communiquer les choses. Constance, à part, à Lisette en lui faisant la moue. - Vous êtes jolie! Madame Dorville. - Qu'avez-vous, ma fille? Vous me paraissez triste. Constance. - Il y a des moments où l'on n'est pas gai. Lisette. - Qui est-ce qui n'a pas l'humeur inconstante? Constance, toujours piquée. - Qui est-ce qui vous parle? Lisette. - Eh! mais je vous excuse. Madame Dorville. - A l'aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne répondez rien? Constance. - Mais je l'aurais trouvé assez à mon gré, si vous me l'aviez permis, au lieu que je ne connais pas l'autre. Lisette. - Allez, si j'en crois Madame, l'autre le vaut bien. Constance, à part, à Lisette. - Vous me fatiguez. Madame Dorville. - Damon vous plaÃt, ma fille? je m'en suis doutée, vous l'aimez. Constance. - Non, ma mère, je n'ai pas osé. Lisette. - Quand elle l'aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n'avez pas de résistance à craindre. Constance, à part, à Lisette. - Y a-t-il rien de plus méchant que vous? Madame Dorville. - Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hâter ou retarder le mariage dont il s'agit; parlez nettement est-ce que vous aimez Damon? Constance, timidement et hésitant. - Je ne l'ai encore dit à personne. Lisette, froidement. - Je suis pourtant une personne, moi. Constance. - Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l'aimais, mais seulement qu'il était aimable vous m'en avez dit mille biens vous-même; et puisque ma mère veut que je m'explique avec franchise, j'avoue qu'il m'a prévenue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez égard à mes sentiments, ils me sont venus sans que je m'en aperçusse. Je les aurais combattus, si j'y avais pris garde, et je tâcherai de les surmonter, puisque vous me l'ordonnez; il aurait pu devenir mon époux, si vous l'aviez voulu; il a de la naissance et de la fortune, il m'aime beaucoup; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu'on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-être plus d'amour qu'il n'en aura; je n'en aurai peut-être point pour lui, quelque envie que j'aie d'en avoir; cela ne dépend pas de nous. Mais n'importe, mon obéissance dépend de moi. Vous rejetez Damon, vous préférez l'autre, je l'épouserai. La seule grâce dont j'ai besoin, c'est que vous m'accordiez du temps pour me mettre en état de vous obéir d'une manière moins pénible. Lisette. - Bon! quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-être pas fâchée qu'on expédie, et mon avis n'est pas qu'on recule. Constance. - Ma mère, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontés; il est indécent qu'un domestique se mêle de cela. Madame Dorville, en s'en allant. - Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas différer votre mariage. Adieu; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu'il vous aborde; vous me paraissez si raisonnable que ce n'est pas la peine de vous rien défendre là -dessus. Scène XIV Constance, Lisette Lisette, d'un air plaisant. - En vérité, voilà une mère fort raisonnable aussi, elle a un très bon procédé. Constance. - Faites vos réflexions à part, et point de conversation ensemble. Lisette. - A la bonne heure, mais je n'aime point le silence, je vous en avertis; si je ne parle, je m'en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence. Constance, soupirant. - Ah! eh bien! parlez, je ne vous en empêche pas; mais ne vous attendez pas que je vous réponde. Lisette. - Ce n'est pas là mon compte; il faut que vous me répondiez. Constance, outrée. - J'aurai le chagrin de me marier au gré de ma mère; mais j'aurai le plaisir de vous mettre dehors. Lisette. - Point du tout. Constance. - Je serai pourtant la maÃtresse. Lisette. - C'est à cause de cela que vous me garderez. Constance, soupirant. - Ah! quel mauvais sujet! Allons, je ne veux plus me promener, vous n'avez qu'à me suivre. Lisette, riant. - Ha! ha! partons! Scène XV Damon, Constance, Lisette Damon, accourant. - Ah! Constance, je vous revois donc encore! Auriez-vous part à la défense qu'on m'a faite? Je me meurs de douleur! Lisette, observe de grâce si Madame Dorville ne vient point. Lisette ne bouge. Constance. - Ne vous adressez point à elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m'aimez, vous ne savez pas encore que j'y suis sensible; mais le temps nous presse, et je vous l'avoue. Ma mère veut me marier à un autre que je hais, quel qu'il soit. Lisette, se retournant. - Je gage que non. Constance, à Lisette. - Je vous défends de m'interrompre. A Damon. Sur tout ce que vous m'avez dit, vous êtes un parti convenable; votre père a sans doute quelques amis à Paris, allez les trouver, engagez-les à parler à ma mère. Quand elle vous connaÃtra mieux, peut-être vous préférera-t-elle. Damon. - Ah! Madame, rien ne manque à mon malheur. Lisette. - Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie. Constance. - Laissez-la dire, et continuez. Damon, lui montrant une lettre. - Il ne me servirait à rien d'avoir recours à des amis, on vous a promise d'un côté, et on m'a engagé d'un autre Voici ce que m'écrit mon père. Il lit. J'arrive incessamment à Paris, mon fils; je compte que les affaires de votre charge sont terminées, et que je n'aurai plus qu'à remplir un engagement que j'ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu. Lisette. - Une des plus aimables filles de Paris! Votre père s'y connaÃt, apparemment? Damon. - Eh! n'achevez pas de me désoler. Constance, tendrement. - Quelle conjoncture! Il n'y a donc plus de ressource, Damon? Damon. - Il ne m'en reste qu'une, c'est d'attendre ici mon rival; je ne m'explique pas sur le reste. Lisette, en riant. - Il ne serait pas difficile de vous le montrer. Damon. - Quoi! il est ici? Lisette. - Depuis que vous y êtes figurez-vous qu'il n'est pas arrivé un moment plus tôt ni plus tard. Damon. - Il n'ose donc se montrer? Lisette. - Il se montre aussi hardiment que vous, et n'a pas moins de coeur que vous. Damon. - C'est ce que nous verrons. Constance. - Point d'emportement, Damon; je vous quitte peut-être qu'elle nous trompe pour nous épouvanter; il est du moins certain que je n'ai point vu ce rival. Quoi qu'il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mère, et tâcher d'obtenir un délai qu'elle m'aurait déjà accordé, si cette fourbe que voilà ne l'en avait pas dissuadée. Adieu, Damon, ne laissez pas que d'agir de votre côté, et ne perdons point de temps. Elle part. Damon. - Oui, Constance, je ne négligerai rien; peut-être nous arrivera-t-il quelque chose de favorable. Il veut partir. Lisette l'arrête par le bras. - Non, Monsieur; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j'y ai toujours été je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi; mais ne vous désespérez pas, tout ira bien, très bien, c'est moi qui vous le dis; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez. Damon. - Quoi! tout ce que je vois... Lisette. - N'est rien; point de questions, je suis muette. Damon, en s'en allant. - Je n'y comprends rien. Scène XVI Lisette, Pasquin Lisette. - Ah! voilà mon homme qui m'a tantôt ballottée. A Pasquin. Je te rencontre fort à propos. D'où viens-tu? Pasquin. - Du café voisin, où j'avais à parler à un homme de mon pays qui m'y attendait pour affaire sérieuse. Eh bien! comment suis-je dans ton esprit? Quelle opinion as-tu de ma cervelle? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons? Lisette. - Non, au lieu d'être fou, tu ne seras plus que sot. Pasquin. - Moi, sot! Je ne suis pas tourné dans ce goût-là ; tu me menaces de l'impossible. Lisette. - Ce n'est pourtant que l'affaire d'un instant. Tiens, tu t'imagines que je serai à toi; point du tout; il faut que je t'oublie, il n'y a plus moyen de te conserver. Pasquin. - Tu n'y entends rien, moitié de mon âme. Lisette. - Je te dis que tu te blouses, mon butor. Pasquin. - Ma poule, votre ignorance est comique. Lisette. - Benêt, ta science me fait pitié; veux-tu que je te confonde? Damon devait épouser ma maÃtresse, suivant la lettre qu'il a tantôt remise à Madame Dorville de la part de son père; on en était convenu; n'est-il pas vrai? Pasquin. - Mais effectivement; je sens que ma mine s'allonge as-tu commerce avec le diable? Il n'y a que lui qui puisse t'avoir révélé cela. Lisette. - Il m'a révélé un secret de mince valeur, car tout est changé; votre lettre est venue trop tard; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrêtées pour d'autres. Pasquin. - Tu m'anéantis! Lisette. - Es-tu sot, à présent? Tu en as du moins l'air. Pasquin. - J'ai l'air de ce que je suis. Lisette, riant. - Ah! ah! ah! ah!... Pasquin. - Tu m'assommes! tu me poignardes! je me meurs! j'en mourrai! Lisette. - Tu es donc fâché de me perdre? Quelles délices! Pasquin. - Ah! scélérate, ah! masque! Lisette. - Courage! tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Pasquin. - Girouette! Lisette. - A merveille, tu régales bien ma vanité; mais écoute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j'épouse à ta place est jaloux, ne te montre plus. Pasquin, outré. - Quand je l'aurai étranglé, il sera le maÃtre. Lisette, riant. - Tu es ravissant! Pasquin. - Je suis furieux, ôte ta cornette, que je te batte. Lisette. - Oh! doucement, ceci est brutal. Pasquin. - Allons, je cours vite avertir le père de mon maÃtre. Lisette. - Le père de ton maÃtre? Est-ce qu'il est ici? Pasquin. - L'esprit familier qui t'a dit le reste, doit t'avoir dit sa secrète arrivée. Lisette. - Non, tu me l'apprends, nigaud. Pasquin. - Que m'importe? Adieu, vous êtes à nous, vos personnes nous appartiennent; il faut qu'on nous en fasse la délivrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi. Lisette, l'arrêtant. - Tout beau, ne dérangeons rien; ne va point faire de sottises qui gâteraient tout peut-être; il n'y a pas le mot de ce que je t'ai dit; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent; c'est ce que m'a confié Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scène de tantôt. Pasquin. - Ah! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement; aussi le méritons-nous-bien. Lisette. - A force de joie, tu deviens fat; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maÃtre se cache voici l'heure où l'on s'assemble dans la salle du bal; Madame Dorville m'a dit qu'elle y mènerait Constance, et je vais voir si elles n'auront pas besoin de moi. Pasquin, l'arrêtant. - Attends, Lisette; vois-tu ce domino jaune qui arrive? C'est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maÃtre, et qui lui gagnerait le reste de son argent; je vais tâcher de l'amuser, pour l'empêcher d'aller joindre Damon; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m'aider à le retenir. Lisette. - Tout à l'heure, je te rejoins; il me vient une idée, je t'en débarrasserai laisse-moi faire. Scène XVII Pasquin, Monsieur Orgon, en domino pareil à celui que, suivant l'instruction de Pasquin, doit porter le Chevalier. Monsieur Orgon, un moment démasqué, en entrant. - Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier. Pasquin. - Ah! vraiment, celui-ci n'avait garde de manquer. Monsieur Orgon, contrefaisant sa voix. - Où est ton maÃtre? Pasquin. - Je n'en sais rien; et en quelque endroit qu'il soit, il ferait mieux de s'y tenir, il y serait mieux qu'avec vous; mais il ne tardera pas attendez. Monsieur Orgon. - Tu es bien brusque. Pasquin. - Vous êtes bien alerte, vous. Monsieur Orgon. - Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maÃtre? Pasquin. - Ah! jouer. Cela vous plaÃt à dire; ce sera lui qui jouera; tout le hasard sera de son côté, toute la fortune du vôtre; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez. Monsieur Orgon. - C'est que je suis plus heureux que lui. Pasquin. - Bon! du bonheur; ce n'est pas là votre fort, vous êtes trop sage pour en avoir affaire. Monsieur Orgon. - Je crois que tu m'insultes. Pasquin. - Point du tout, je vous devine. Monsieur Orgon, se démasquant. - Tiens, me devinais-tu? Pasquin, étonné. - Quoi! Monsieur, c'est vous? Ah! je commence à vous deviner mieux. Monsieur Orgon. - Où est mon fils? Pasquin. - Apparemment qu'il est dans la salle. Monsieur Orgon. - Paix! je pense que le voilà . Pasquin. - Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble. Scène XVIII Monsieur Orgon, Damon, Pasquin Damon, son masque à la main. - Ah! c'est vous, Chevalier, je commençais à m'impatienter hâtons-nous de passer dans le cabinet qui est à côté de la salle. Ils sortent. Pasquin. - Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dédis; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde. Scène XIX Pasquin et le véritable Chevalier démasqué. Pasquin. - Il était temps qu'ils partissent; voici mon homme, le véritable. Le Chevalier. - Damon est-il venu? Pasquin. - Non, il va venir, et vous m'êtes consigné; j'ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu'il vienne. Le Chevalier. - Penses-tu qu'il tarde? Pasquin. - Il devrait être arrivé. Et à part. Lisette me manque de parole. Le Chevalier. - C'est peut-être son banquier qui l'a remis. Pasquin. - Oh! non, Monsieur, il a la somme comptée en bel et bon or, je l'ai vue ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine... A part. Quel appétit je lui donne! Et vous, Monsieur le Chevalier, êtes-vous bien riche? Le Chevalier. - Pas mal; et, suivant ta prédiction, je le serai encore davantage. Pasquin. - Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m'étais trompé tantôt mon maÃtre perdra peut-être, mais vous ne gagnerez point. Le Chevalier. - Qu'est-ce que tu veux dire? Pasquin. - Je ne saurais vous l'expliquer, les astres ne m'en ont pas dit davantage; ce qu'on lit dans le ciel est écrit en si petit caractère! Le Chevalier. - Et tu n'es pas, je pense, un grand astrologue. Pasquin. - Vous verrez, vous verrez tenez, je déchiffre encore qu'aujourd'hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe. Le Chevalier. - Quoi! qui gagnera mon argent? Pasquin. - Non, mais qui vous empêchera d'avoir celui de mon maÃtre. Le Chevalier. - Tais-toi, mauvais bouffon. Pasquin. - J'aperçois aussi, dans votre étoile, un domino qui vous portera malheur; il sera cause d'une méprise qui vous sera fatale. Le Chevalier, sérieusement. - Ne vois-tu pas aussi dans mon étoile que je pourrais me fâcher contre toi? Pasquin. - Oui, cela y est encore; mais je vois qu'il ne m'en arrivera rien. Le Chevalier. - Prends-y garde. C'est peut-être le petit caractère qui t'empêche d'y lire des coups de bâton. Laisse là tes contes; ton maÃtre ne vient point, et cela m'impatiente. Pasquin, froidement. - Il est même écrit que vous vous impatienterez. Le Chevalier. - Parle t'a-t-il assuré qu'il viendrait? Pasquin. - Un peu de patience. Le Chevalier. - C'est que je n'ai qu'un quart d'heure à lui donner. Pasquin. - Malepeste! le mauvais quart d'heure! Le Chevalier. - Je vais toujours l'attendre dans le cabinet de la salle. Pasquin. - Eh! non, Monsieur, j'ai ordre de rester ici avec vous. Scène XX Pasquin, le Chevalier, Lisette, en chauve-souris. Lisette, masquée. - Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler. Le Chevalier. - A moi? Lisette. - A vous-même. Cet entretien-là peut vous mettre en jolie posture; il y a longtemps qu'on vous connaÃt; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi. Pasquin, à part le premier mot. - C'est Lisette. Monsieur, vous avez donné parole à mon maÃtre; il va venir avec un sac plein d'or, et cela se gagne encore plus vite qu'une femme; que la veuve attende. Lisette. - Qu'est-ce donc que cet impertinent qui vous retient? Venez. Elle le prend par la main. Pasquin, prenant aussi le Chevalier par le bras. - Soubrette d'aventurière, vous ne l'aurez point, votre action est contre la police. Lisette, en colère. - Comment! soubrette d'aventurière! on insulte ma maÃtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas! je vais dire à Madame de quelle façon on m'a reçue. Le Chevalier, la retenant. - Un moment. C'est un coquin qui ne m'appartient point. Tais-toi, insolent. Pasquin. - Mais songez donc au sac. Lisette. - Je rougis pour Madame, et je pars. Pasquin. - Pour épouser Madame, il faut du temps; pour acquérir cet or, il ne faut qu'une minute. Lisette, en colère. - Adieu, Monsieur. Le Chevalier. - Arrêtez, je vous suis. A Pasquin. Dis à ton maÃtre que je reviendrai. Pasquin, le prenant à quartier, et tout bas. - Je vous avertis qu'il y a ici d'autres joueurs qui le guettent. Le Chevalier. - Oh! que ne vient-il? Marchons. Scène XXI Monsieur Orgon, Damon, entrant démasqué et au désespoir, Pasquin, Lisette, le Chevalier Damon, démasqué. - Ah! le maudit coup! Le Chevalier. - Eh! d'où sortez-vous donc? Je vous attendais. Damon. - Que vois-je? Ce n'est donc pas contre vous que j'ai joué? Le Chevalier. - Non, votre fourbe de valet m'a dit que vous n'étiez pas arrivé. A Pasquin. Tu m'amusais donc? Pasquin. - Oui, pour accomplir la prophétie. Le Chevalier. - Damon, je ne saurais rester; une affaire m'appelle ailleurs. A Lisette. Conduisez-moi. Lisette, se démasquant. - Ce n'est pas la peine, je vous amusais aussi, moi. Elle se retire. Damon, à Monsieur Orgon masqué. - A qui donc ai-je eu affaire? Qui êtes-vous, masque? Monsieur Orgon. - Que vous importe? Vous n'avez point à vous plaindre, j'ai joué avec honneur. Damon. - Assurément. Mais après tout ce que j'ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole. Monsieur Orgon. - Le ciel m'en préserve! Je n'irai point vous jeter dans l'embarras où vous seriez, si vous les perdiez. Vous êtes jeune, vous dépendez apparemment d'un père; je me reprocherais de profiter de l'étourdissement où vous êtes, et d'être, pour ainsi dire, le complice du désordre où vous voulez vous jeter; j'ai même regret d'avoir tant joué; votre âge et la considération de ceux à qui vous appartenez devaient m'en empêcher croyez-moi, Monsieur; vous me paraissez un jeune homme plein d'honneur, n'altérez point votre caractère par une aussi dangereuse habitude que l'est celle du jeu, et craignez d'affliger un père, à qui je suis sûr que vous êtes cher. Damon. - Vous m'arrachez des larmes, en me parlant de lui; mais je veux savoir avec qui j'ai joué êtes-vous digne du discours que vous me tenez? Monsieur Orgon, se démasquant. - Jugez-en vous-même. Damon, se jetant à ses genoux. - Ah! Mon père, je vous demande pardon. Le Chevalier, à part. - Son père! Monsieur Orgon, relevant son fils. - J'oublie tout, mon fils; si cette scène-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colère; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu'en vous donnant de nouveaux témoignages de ma tendresse; ils feront plus d'effet sur votre coeur que mes reproches. Damon, se rejetant à ses genoux. - Eh bien! mon père, laissez-moi encore vous jurer à genoux que je suis pénétré de vos bontés; que vos ordres, que vos moindres volontés me seront désormais sacrés; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur égal à celui d'avoir un père qui vous ressemble. Le Chevalier, à Monsieur Orgon. - Voilà qui est fort touchant; mais j'allais lui donner sa revanche; j'offre de vous la donner à vous-même. Monsieur Orgon. - On n'en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient à nous? Scène XXII et dernière Madame Dorville, Constance, Monsieur Orgon, Damon, Lisette, Pasquin Madame Dorville, à Constance. - Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je? Monsieur Orgon! Monsieur Orgon. - Oui, Madame, c'est moi-même; et j'allais dans le moment me faire connaÃtre; je m'étais fait un plaisir de vous surprendre. Madame Dorville. - Ma fille, saluez Monsieur, il est le père de l'époux que je vous destine. Constance. - Non, ma mère, vous êtes trop bonne pour me le donner; et je suis obligée de dire naturellement à Monsieur que je n'aimerai point son fils. Damon. - Qu'entends-je? Monsieur Orgon. - Après cet aveu-là , Madame, je crois qu'il ne doit plus être question de notre projet. Madame Dorville. - Plus que jamais, je vous assure que votre fils l'épousera. Constance. - Vous me sacrifierez donc, ma mère? Monsieur Orgon. - Non, certes, c'est à quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous. A Madame Dorville. Demain, Madame, j'aurai l'honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon. Constance. - Damon! mais ce n'est pas de lui dont je parle. Damon. - Ah, Madame! Monsieur Orgon. - Quoi! belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils? Constance. - Je ne le savais pas. J'obéirai donc. Madame Dorville. - Vous voyez bien qu'ils sont assez d'accord; ce n'est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi. Monsieur Orgon, lui donnant la main. - Allons, Madame. Pasquin, à Lisette. - Je demandais tantôt si votre vin était bon; c'est moi qui vais t'en dire des nouvelles. Les Sincères Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 13 janvier 1739 par les comédiens Italiens Acteurs La Marquise. Lisette, suivante de la Marquise. Frontin, valet d'Ergaste. La scène se passe en campagne chez la Marquise. Scène première Lisette, Frontin Ils entrent chacun d'un côté. Lisette. - Ah! mons Frontin, puisque je vous trouve, vous m'épargnez la peine de parler à votre maÃtre de la part de ma maÃtresse. Dites-lui qu'actuellement elle achève une lettre qu'elle voudrait bien qu'il envoyât à Paris porter avec les siennes, entendez-vous? Adieu. Elle s'en va, puis s'arrête. Frontin. - Serviteur. A part. On dirait qu'elle ne se soucie point de moi je pourrais donc me confier à elle, mais la voilà qui s'arrête. Lisette, à part. - Il ne me retient point, c'est bon signe. A Frontin. Allez donc. Frontin. - Il n'y a rien qui presse; Monsieur a plusieurs lettres à écrire, à peine commence-t-il la première; ainsi soyez tranquille. Lisette. - Mais il serait bon de le prévenir, de crainte... Frontin. - Je n'en irai pas un moment plus tôt, je sais mon compte. Lisette. - Oh! je reste donc pour prendre mes mesures, suivant le temps qu'il vous plaira de prendre pour vous déterminer. Frontin, à part. - Ah! nous y voilà ; je me doutais bien que je ne lui étais pas indifférent; cela était trop difficile. A Lisette. De conversation, il ne faut pas en attendre, je vous en avertis; je m'appelle Frontin le Taciturne. Lisette. - Bien vous en prend, car je suis muette. Frontin. - Coiffée comme vous l'êtes, vous aurez de la peine à me le persuader. Lisette. - Je me tais cependant. Frontin. - Oui, vous vous taisez en parlant. Lisette, à part. - Ce garçon-là ne m'aime point je puis me fier à lui. Frontin. - Tenez, je vous vois venir; abrégeons, comment me trouvez-vous? Lisette. - Moi? je ne vous trouve rien. Frontin. - Je dis, que pensez-vous de ma figure? Lisette. - De votre figure? mais est-ce que vous en avez une? je ne la voyais pas. Auriez-vous par hasard dans l'esprit que je songe à vous? Frontin. - C'est que ces accidents-là me sont si familiers! Lisette, riant. - Ah! ah! ah! vous pouvez vous vanter que vous êtes pour moi tout comme si vous n'étiez pas au monde. Et moi, comment me trouvez-vous, à mon tour? Frontin. - Vous venez de me voler ma réponse. Lisette. - Tout de bon? Frontin. - Vous êtes jolie, dit-on. Lisette. - Le bruit en court. Frontin. - Sans ce bruit-là , je n'en saurais pas le moindre mot. Lisette, joyeuse. - Grand merci! vous êtes mon homme; voilà ce que je demandais. Frontin, joyeux. - Vous me rassurez, mon mérite m'avait fait peur. Lisette, riant. - On appelle cela avoir peur de son ombre. Frontin. - Je voudrais pourtant de votre part quelque chose de plus sûr que l'indifférence; il serait à souhaiter que vous aimassiez ailleurs. Lisette. - Monsieur le fat, j'ai votre affaire. Dubois, que Monsieur Dorante a laissé à Paris, et auprès de qui vous n'êtes qu'un magot, a toute mon inclination; prenez seulement garde à vous. Frontin. - Marton, l'incomparable Marton, qu'Araminte n'a pas amenée avec elle, et devant qui toute soubrette est plus ou moins guenon, est la souveraine de mon coeur. Lisette. - Qu'elle le garde. Grâce au ciel, nous voici en état de nous entendre pour rompre l'union de nos maÃtres. Frontin. - Oui, ma fille rompons, brisons, détruisons; c'est à quoi j'aspirais. Lisette. - Ils s'imaginent sympathiser ensemble, à cause de leur prétendu caractère de sincérité. Frontin. - Pourrais-tu me dire au juste le caractère de ta maÃtresse? Lisette. - Il y a bien des choses dans ce portrait-là en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique; elle est sans quartier sur vos défauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualités; impitoyablement muette à cet égard, et muette de mauvaise humeur; fière de son caractère sec et formidable qu'elle appelle austérité de raison; elle épargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible à l'amitié, pourvu qu'elle y prime il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grâces c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet; vous êtes à elle, vous la servez, et elle vous voit faire. Généreuse d'ailleurs, noble dans ses façons; sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur coeur du monde; vos louanges la chagrinent, dit-elle; mais c'est comme si elle vous disait Louez-moi encore du chagrin qu'elles me font. Frontin. - Ah! l'espiègle! Lisette. - Quant à moi, j'ai là -dessus une petite manière qui l'enchante; c'est que je la loue brusquement, du ton dont on querelle; je boude en la louant, comme si je la grondais d'être louable; et voilà surtout l'espèce d'éloges qu'elle aime, parce qu'ils n'ont pas l'air flatteur, et que sa vanité hypocrite peut les savourer sans indécence. C'est moi qui l'ajuste et qui la coiffe; dans les premiers jours je tâchai de faire de mon mieux, je déployai tout mon savoir-faire. Eh mais! Lisette, finis donc, me disait-elle, tu y regardes de trop près, tes scrupules m'ennuient. Moi, j'eus la bêtise de la prendre au mot, et je n'y fis plus tant de façons; je l'expédiais un peu aux dépens des grâces. Oh! ce n'était pas là son compte! Aussi me brusquait-elle; je la trouvais aigre, acariâtre Que vous êtes gauche! laissez-moi; vous ne savez ce que vous faites. Ouais, dis-je, d'où cela vient-il? je le devinai c'est que c'était une coquette qui voulait l'être sans que je le susse, et qui prétendait que je le fusse pour elle; son intention, ne vous déplaise, était que je fisse violence à la profonde indifférence qu'elle affectait là -dessus. Il fallait que je servisse sa coquetterie sans la connaÃtre; que je prisse cette coquetterie sur mon compte, et que Madame eût tout le bénéfice des friponneries de mon art, sans qu'il y eût de sa faute. Frontin. - Ah! le bon petit caractère pour nos desseins! Lisette. - Et ton maÃtre? Frontin. - Oh! ce n'est pas de même; il dit ce qu'il pense de tout le monde, mais il n'en veut à personne; ce n'est pas par malice qu'il est sincère, c'est qu'il a mis son affection à se distinguer par là . Si, pour paraÃtre franc, il fallait mentir, il mentirait c'est un homme qui vous demanderait volontiers, non pas M'estimez-vous? mais Etes-vous étonné de moi? Son but n'est pas de persuader qu'il vaut mieux que les autres, mais qu'il est autrement fait qu'eux; qu'il ne ressemble qu'à lui. Ordinairement, vous fâchez les autres en leur disant leurs défauts; vous le chatouillez, lui, vous le comblez d'aise en lui disant les siens; parce que vous lui procurez le rare honneur d'en convenir; aussi personne ne dit-il tant de mal de lui que lui-même; il en dit plus qu'il n'en sait. A son compte, il est si imprudent, il a si peu de capacité, il est si borné, quelquefois si imbécile. Je l'ai entendu s'accuser d'être avare, lui qui est libéral; sur quoi on lève les épaules, et il triomphe. Il est connu partout pour homme de coeur, et je ne désespère pas que quelque jour il ne dise qu'il est poltron; car plus les médisances qu'il fait de lui sont grosses, et plus il a de goût à les faire, à cause du caractère original que cela lui donne. Voulez-vous qu'il parle de vous en meilleurs termes que de son ami? brouillez-vous avec lui, la recette est sûre; vanter son ami, cela est trop peuple mais louer son ennemi, le porter aux nues, voilà le beau! Je te l'achèverai par un trait. L'autre jour, un homme contre qui il avait un procès presque sûr vint lui dire Tenez, ne plaidons plus, jugez vous-même, je vous prends pour arbitre, je m'y engage. Là -dessus voilà mon homme qui s'allume de la vanité d'être extraordinaire; le voilà qui pèse, qui prononce gravement contre lui, et qui perd son procès pour gagner la réputation de s'être condamné lui-même il fut huit jours enivré du bruit que cela fit dans le monde. Lisette. - Ah çà , profitons de leur marotte pour les brouiller ensemble; inventons, s'il le faut; mentons peut-être même nous en épargneront-ils la peine. Frontin. - Oh! je ne me soucie pas de cette épargne-là . Je mens fort aisément, cela ne me coûte rien. Lisette. - C'est-à -dire que vous êtes né menteur; chacun a ses talents. Ne pourrions-nous pas imaginer d'avance quelque matière de combustion toute prête? nous sommes gens d'esprit. Frontin. - Attends; je rêve. Lisette. - Chut! voici ton maÃtre. Frontin. - Allons donc achever ailleurs. Lisette. - Je n'ai pas le temps, il faut que je m'en aille. Frontin. - Eh bien! dès qu'il n'y sera plus, auras-tu le temps de revenir? je te dirai ce que j'imagine. Lisette. - Oui, tu n'as qu'à te trouver ici dans un quart d'heure. Adieu. Frontin. - Eh! à propos, puisque voilà Ergaste, parle-lui de la lettre de Madame la Marquise. Lisette. - Soit. Scène II Ergaste, Frontin, Lisette Frontin. - Monsieur, Lisette a un mot à vous dire. Lisette. - Oui, Monsieur. Madame la Marquise vous prie de n'envoyer votre commissionnaire à Paris qu'après qu'elle lui aura donné une lettre. Ergaste, s'arrêtant. - Hem! Lisette, haussant le ton. - Je vous dis qu'elle vous prie de n'envoyer votre messager qu'après qu'il aura reçu une lettre d'elle. Ergaste. - Qu'est-ce qui me prie? Lisette, plus haut. - C'est Madame la Marquise. Ergaste. - Ah! oui, j'entends. Lisette, à Frontin. - Cela est bien heureux! Heu! le haïssable homme! Frontin, à Lisette. - Conserve-lui ces bons sentiments, nous en ferons quelque chose. Scène III Araminte, Ergaste, rêvant. Araminte. - Me voyez-vous, Ergaste? Ergaste, toujours rêvant. - Oui, voilà qui est fini, vous dis-je, j'entends. Araminte. - Qu'entendez-vous? Ergaste. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je croyais parler à Lisette. Araminte. - Je venais à mon tour rêver dans cette salle. Ergaste. - J'y étais à peu près dans le même dessein. Araminte. - Souhaitez-vous que je vous laisse seul et que je passe sur la terrasse? cela m'est indifférent. Ergaste. - Comme il vous plaira, Madame. Araminte. - Toujours de la sincérité; mais avant que je vous quitte, dites-moi, je vous prie, à quoi vous rêvez tant; serait-ce à moi, par hasard? Ergaste. - Non, Madame. Araminte. - Est-ce à la Marquise? Ergaste. - Oui, Madame. Araminte. - Vous l'aimez donc? Ergaste. - Beaucoup. Araminte. - Et le sait-elle? Ergaste. - Pas encore, j'ai différé jusqu'ici de le lui dire. Araminte. - Ergaste, entre nous, je serais assez fondée à vous appeler infidèle. Ergaste. - Moi, Madame? Araminte. - Vous-même; il est certain que vous m'aimiez avant que de venir ici. Ergaste. - Vous m'excuserez, Madame. Araminte. - J'avoue que vous ne me l'avez pas dit; mais vous avez eu des empressements pour moi, ils étaient même fort vifs. Ergaste. - Cela est vrai. Araminte. - Et si je ne vous avais pas amené chez la Marquise, vous m'aimeriez actuellement. Ergaste. - Je crois que la chose était immanquable. Araminte. - Je ne vous blâme point; je n'ai rien à disputer à la Marquise, elle l'emporte en tout sur moi. Ergaste. - Je ne dis pas cela; votre figure ne le cède pas à la sienne. Araminte. - Lui trouvez-vous plus d'esprit qu'à moi? Ergaste. - Non, vous en avez pour le moins autant qu'elle. Araminte. - En quoi me la préférez-vous donc? ne m'en faites point mystère. Ergaste. - C'est que, si elle vient à m'aimer, je m'en fierai plus à ce qu'elle me dira, qu'à ce que vous m'auriez dit. Araminte. - Comment! me croyez-vous fausse? Ergaste. - Non; mais vous êtes si gracieuse, si polie! Araminte. - Eh bien! est-ce un défaut? Ergaste. - Oui; car votre douceur naturelle et votre politesse m'auraient trompé, elles ressemblent à de l'inclination. Araminte. - Je n'ai pas cette politesse et cet air de douceur avec tout le monde. Mais il n'est plus question du passé; voici la Marquise, ma présence vous gênerait, et je vous laisse. Ergaste, à part. - Je suis assez content de tout ce qu'elle m'a dit; elle m'a parlé assez uniment. Scène IV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Ah! vous voici, Ergaste? je n'en puis plus! j'ai le coeur affadi des douceurs de Dorante que je quitte; je me mourais déjà des sots discours de cinq ou six personnes d'avec qui je sortais, et qui me sont venues voir; vous êtes bien heureux de ne vous y être pas trouvé. La sotte chose que l'humanité! qu'elle est ridicule! que de vanité! que de duperies! que de petitesse! et tout cela, faute de sincérité de part et d'autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l'on n'était point applaudi quand on s'en fait accroire, insensiblement l'amour-propre se rebuterait d'être impertinent, et chacun n'oserait plus s'évaluer que ce qu'il vaut. Mais depuis que je vis, je n'ai encore vu qu'un homme vrai; et en fait de femmes, je n'en connais point de cette espèce. Ergaste. - Et moi, j'en connais une; devinez-vous qui c'est? La Marquise. - Non, je n'y suis point. Ergaste. - Eh, parbleu! c'est vous, Marquise; où voulez-vous que je la prenne ailleurs? La Marquise. - Eh bien, vous êtes l'homme dont je vous parle; aussi m'avez-vous prévenue d'une estime pour vous, d'une estime... Ergaste. - Quand je dis vous, Marquise, c'est sans faire réflexion que vous êtes là ; je vous le dis comme je le dirais à un autre. Je vous le raconte. La Marquise. - Comme de mon côté je vous cite sans vous voir; c'est un étranger à qui je parle. Ergaste. - Oui, vous m'avez surpris; je ne m'attendais pas à un caractère comme le vôtre. Quoi! dire inflexiblement la vérité! la dire à vos amis même! quoi! voir qu'il ne vous échappe jamais un mot à votre avantage! La Marquise. - Eh mais! vous qui parlez, faites-vous autre chose que de vous critiquer sans cesse? Ergaste. - Revenons à vos originaux; quelle sorte de gens était-ce? La Marquise. - Ah! les sottes gens! L'un était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, un fat toujours agité du plaisir de se sentir fait comme il est; il ne saurait s'accoutumer à lui; aussi sa petite âme n'a-t-elle qu'une fonction, c'est de promener son corps comme la merveille de nos jours; c'est d'aller toujours disant Voyez mon enveloppe, voilà l'attrait de tous les coeurs, voilà la terreur des maris et des amants, voilà l'écueil de toutes les sagesses. Ergaste, riant. - Ah! la risible créature! La Marquise. - Imaginez-vous qu'il n'a précisément qu'un objet dans la pensée, c'est de se montrer; quand il rit, quand il s'étonne, quand il vous approuve, c'est qu'il se montre. Se tait-il? Change-t-il de contenance? Se tient-il sérieux? ce n'est rien de tout cela qu'il veut faire, c'est qu'il se montre; c'est qu'il vous dit Regardez-moi. Remarquez mes gestes et mes attitudes; voyez mes grâces dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis; voyez mon air fin, mon air leste, mon air cavalier, mon air dissipé; en voulez-vous du vif, du fripon, de l'agréablement étourdi? en voilà . Il dirait volontiers à tous les amants N'est-il pas vrai que ma figure vous chicane? à leurs maÃtresses Où en serait votre fidélité, si je voulais? à l'indifférente Vous n'y tenez point, je vous réveille, n'est-ce pas? à la prude Vous me lorgnez en dessous? à la vertueuse Vous résistez à la tentation de me regarder? à la jeune fille Avouez que votre coeur est ému! Il n'y a pas jusqu'à la personne âgée qui, à ce qu'il croit, dit en elle-même en le voyant Quel dommage que je ne suis plus jeune! Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! je voudrais bien que le personnage vous entendÃt. La Marquise. - Il sentirait que je n'exagère pas d'un mot. Il a parlé d'un mariage qui a pensé se conclure pour lui; mais que trois ou quatre femmes jalouses, désespérées et méchantes, ont trouvé sourdement le secret de faire manquer cependant il ne sait pas encore ce qui arrivera; il n'y a que les parents de la fille qui se soient dédits, mais elle n'est pas de leur avis. Il sait de bonne part qu'elle est triste, qu'elle est changée; il est même question de pleurs elle ne l'a pourtant vu que deux fois; et ce que je vous dis là , je vous le rends un peu plus clairement qu'il ne l'a conté. Un fat se doute toujours un peu qu'il l'est; et comme il a peur qu'on ne s'en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu'il lui est possible; et c'est justement cette modestie-là qui rend sa fatuité sensible. Ergaste, riant. - Vous avez raison. La Marquise. - A côté de lui était une nouvelle mariée, d'environ trente ans, de ces visages d'un blanc fade, et qui font une physionomie longue et sotte; et cette nouvelle épousée, telle que je vous la dépeins, avec ce visage qui, à dix ans, était antique, prenait des airs enfantins dans la conversation; vous eussiez dit d'une petite fille qui vient de sortir de dessous l'aile de père et de mère; figurez-vous qu'elle est toute étonnée de la nouveauté de son état; elle n'a point de contenance assurée; ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure; elle n'est pas encore bien sûre qu'il soit honnête d'avoir un mari; elle baisse les yeux quand on la regarde; elle ne croit pas qu'il lui soit permis de parler si on ne l'interroge; elle me faisait toujours une inclination de tête en me répondant, comme si elle m'avait remerciée de la bonté que j'avais de faire comparaison avec une personne de son âge; elle me traitait comme une mère, moi, qui suis plus jeune qu'elle, ah, ah, ah! Ergaste. - Ah! ah! ah! il est vrai que, si elle a trente ans, elle est à peu près votre aÃnée de deux. La Marquise. - De près de trois, s'il vous plaÃt. Ergaste, riant. - Est-ce là tout? La Marquise. - Non; car il faut que je me venge de tout l'ennui que m'ont donné ces originaux. Vis-à -vis de la petite fille de trente ans, était une assez grosse et grande femme de cinquante à cinquante-cinq ans, qui nous étalait glorieusement son embonpoint, et qui prend l'épaisseur de ses charmes pour de la beauté; elle est veuve, fort riche, et il y avait auprès d'elle un jeune homme, un cadet qui n'a rien, et qui s'épuise en platitudes pour lui faire sa cour. On a parlé du dernier bal de l'Opéra. J'y étais, a-t-elle dit, et j'y trompai mes meilleurs amis, ils ne me reconnurent point. Vous! Madame, a-t-il repris, vous n'êtes pas reconnaissable? Ah! je vous en défie, je vous reconnus du premier coup d'oeil à votre air de tête. Eh! comment cela, Monsieur? Oui, Madame, à je ne sais quoi de noble et d'aisé qui ne pouvait appartenir qu'à vous; et puis vous ôtâtes un gant; et comme, grâce au ciel, nous avons une main qui ne ressemble guère à d'autres, en la voyant je vous nommai. Et cette main sans pair, si vous l'aviez vue, Monsieur, est assez blanche, mais large, ne vous déplaise, mais charnue, mais boursouflée, mais courte, et tient au bras le mieux nourri que j'aie vu de ma vie. Je vous en parle savamment; car la grosse dame au grand air de tête prit longtemps du tabac pour exposer cette main unique, qui a de l'étoffe pour quatre, et qui finit par des doigts d'une grosseur, d'une brièveté, à la différence de ceux de la petite fille de trente ans qui sont comme des filets. Ergaste, riant. - Un peu de variété ne gâte rien. La Marquise. - Notre cercle finissait par un petit homme qu'on trouvait si plaisant, si sémillant, qui ne dit rien et qui parle toujours; c'est-à -dire qu'il a l'action vive, l'esprit froid et la parole éternelle il était auprès d'un homme grave qui décide par monosyllabes, et dont la compagnie paraissait faire grand cas; mais à vous dire vrai, je soupçonne que tout son esprit est dans sa perruque elle est ample et respectable, et je le crois fort borné quand il ne l'a pas; les grandes perruques m'ont si souvent trompée que je n'y crois plus. Ergaste, riant. - Il est constant qu'il est de certaines têtes sur lesquelles elles en imposent. La Marquise. - Grâce au ciel, la visite a été courte, je n'aurais pu la soutenir longtemps, et je viens respirer avec vous. Quelle différence de vous à tout le monde! Mais dites sérieusement, vous êtes donc un peu content de moi? Ergaste. - Plus que je ne puis dire. La Marquise. - Prenez garde, car je vous crois à la lettre; vous répondez de ma raison là -dessus, je vous l'abandonne. Ergaste. - Prenez garde aussi de m'estimer trop. La Marquise. - Vous, Ergaste? vous êtes un homme admirable vous me diriez que je suis parfaite que je n'en appellerais pas je ne parle pas de la figure, entendez-vous? Ergaste. - Oh! de celle-là , vous vous en passeriez bien, vous l'avez de trop. La Marquise. - Je l'ai de trop? Avec quelle simplicité il s'exprime! vous me charmez, Ergaste, vous me charmez... A propos, vous envoyez à Paris; dites à votre homme qu'il vienne chercher une lettre que je vais achever. Ergaste. - Il n'y a qu'à le dire à Frontin que je vois. Frontin! Scène V Frontin, Ergaste, La Marquise Frontin. - Monsieur? Ergaste. - Suivez Madame, elle va vous donner une lettre, que vous remettrez à celui que je fais partir pour Paris. Frontin. - Il est lui-même chez Madame qui attend la lettre. La Marquise. - Il l'aura dans un moment. J'aperçois Dorante qui se promène là -bas, et je me sauve. Ergaste. - Et moi je vais faire mes paquets. Scène VI Frontin, Lisette, qui survient. Frontin. - Ils me paraissent bien satisfaits tous deux. Oh! n'importe, cela ne saurait durer. Lisette. - Eh bien! me voilà revenue; qu'as-tu imaginé? Frontin. - Toutes réflexions faites, je conclus qu'il faut d'abord commencer par nous brouiller tous deux. Lisette. - Que veux-tu dire? à quoi cela nous mènera-t-il? Frontin. - Je n'en sais encore rien; je ne saurais t'expliquer mon projet; j'aurais de la peine à me l'expliquer à moi-même ce n'est pas un projet, c'est une confusion d'idées fort spirituelles qui n'ont peut-être pas le sens commun, mais qui me flattent. Je verrai clair à mesure; à présent je n'y vois goutte. J'aperçois pourtant en perspective des discordes, des querelles, des dépits, des explications, des rancunes tu m'accuseras, je t'accuserai; on se plaindra de nous; tu auras mal parlé, je n'aurai pas mieux dit. Tu n'y comprends rien, la chose est obscure, j'essaie, je hasarde; je te conduirai, et tout ira bien; m'entends-tu un peu? Lisette. - Oh! belle demande! cela est si clair! Frontin. - Paix; voici nos gens qui arrivent tu sa le rôle que je t'ai donné; obéis, j'aurai soin du reste. Scène VII Dorante, Araminte, Lisette, Frontin Araminte. - Ah! c'est vous, Lisette? nous avons cru qu'Ergaste et la Marquise se promenaient ici. Lisette. - Non, Madame, mais nous parlions d'eux, à votre profit. Dorante. - A mon profit! et que peut-on faire pour moi? La Marquise est à la veille d'épouser Ergaste; il y a du moins lieu de le croire, à l'empressement qu'ils ont l'un pour l'autre. Frontin. - Point du tout, nous venons tout à l'heure de rompre ce mariage, Lisette et moi, dans notre petit conseil... Araminte. - Sur ce pied-là , vous ne vous aimez donc pas, vous autres? Lisette. - On ne peut pas moins. Frontin. - Mon étoile ne veut pas que je rende justice à Mademoiselle. Lisette. - Et la mienne veut que je rende justice à Monsieur. Frontin. - Nous avions déjà conclu d'affaire avec d'autres, et Madame loge chez elle la petite personne que j'aime. Araminte. - Quoi! Marton? Frontin. - Vous l'avez dit, Madame; mon amour est de sa façon. Quant à Mademoiselle, son coeur est allé à Dubois, c'est lui qui le possède. Dorante. - J'en serais charmé, Lisette. Lisette. - Laissons là ce détail; vous aimez toujours ma maÃtresse; dans le fond elle ne vous haïssait pas, et c'est vous qui l'épouserez, je vous la donne. Frontin. - Et c'est Madame à qui je prends la liberté de transporter mon maÃtre. Araminte, riant. - Vous me le transportez, Frontin? Et que savez-vous si je voudrai de lui? Lisette. - Madame a raison, tu ne lui ferais pas là un grand présent. Araminte. - Vous parlez fort mal, Lisette; ce que j'ai répondu à Frontin ne signifie rien contre Ergaste, que je regarde comme un des hommes les plus dignes de l'attachement d'une femme raisonnable. Lisette, d'un ton ironique. - A la bonne heure; je le trouvais un homme fort ordinaire, et je vais le regarder comme un homme fort rare. Frontin. - Pour le moins aussi rare que ta maÃtresse soit dit sans préjudice de la reconnaissance que j'ai pour la bonne chère que j'ai fait chez elle. Dorante. - Halte-là , faquin; prenez garde à ce que vous direz de Madame la Marquise. Frontin. - Monsieur, je défends mon maÃtre. Lisette. - Voyez donc cet animal; c'est bien à toi à parler d'elle tu nous fais là une belle comparaison. Frontin, criant. - Qu'appelles-tu une comparaison? Araminte. - Allez, Lisette; vous êtes une impertinente avec vos airs méprisants contre un homme dont je prends le parti, et votre maÃtresse elle-même me fera raison du peu de respect que vous avez pour moi. Lisette. - Pardi! voilà bien du bruit pour un petit mot; c'est donc le phénix, Monsieur Ergaste? Frontin. - Ta maÃtresse en est-elle un plus que nous? Dorante. - Paix! vous dis-je. Frontin. - Monsieur, je suis indigné qu'est-ce donc que sa maÃtresse a qui la relève tant au-dessus de mon maÃtre? On sait bien qu'elle est aimable; mais il y en a encore de plus belles, quand ce ne serait que Madame. Dorante, haut. - Madame n'a que faire là -dedans, maraud; mais je te donnerais cent coups de bâton, sans la considération que j'ai pour ton maÃtre. Scène VIII Dorante, Frontin, Ergaste, Araminte Ergaste. - Qu'est-ce donc, Dorante, il me semble que tu cries? est-ce ce coquin-là qui te fâche? Dorante. - C'est un insolent. Ergaste. - Qu'as-tu donc fait, malheureux? Frontin. - Monsieur, si la sincérité loge quelque part, c'est dans votre coeur. Parlez la plus belle femme du monde est-ce la Marquise? Ergaste. - Non, qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie-là , butor? La Marquise est aimable et non pas belle. Frontin, joyeux. - Comme un ange! Ergaste. - Sans aller plus loin, Madame a les traits plus réguliers qu'elle. Frontin. - J'ai prononcé de même sur ces deux articles, et Monsieur s'emporte; il dit que sans vous la dispute finirait sur mes épaules; je vous laisse mon bon droit à soutenir, et je me retire avec votre suffrage. Scène IX Ergaste, Dorante, Araminte Ergaste, riant. - Quoi! Dorante, c'est là ce qui t'irrite? A quoi songes-tu donc? Eh mais je suis persuadé que la Marquise elle-même ne se pique pas de beauté, elle n'en a que faire pour être aimée. Dorante. - Quoi qu'il en soit, nous sommes amis. L'opiniâtreté de cet impudent m'a choqué, et j'espère que tu voudras bien t'en défaire; et s'il le faut, je t'en ferai prier par la Marquise, sans lui dire ce dont il s'agit. Ergaste. - Je te demande grâce pour lui, et je suis sûr que la Marquise te la demandera elle-même. Au reste, j'étais venu savoir si vous n'avez rien à mander à Paris, où j'envoie un de mes gens qui va partir; peut-il vous être utile? Araminte. - Je le chargerai d'un petit billet, si vous le voulez bien. Ergaste, lui donnant la main. - Allons, Madame, vous me le donnerez à moi-même. La Marquise arrive au moment qu'ils sortent. Scène X La Marquise, Ergaste, Dorante, Araminte La Marquise. - Eh! où allez-vous donc, tous deux? Ergaste. - Madame va me remettre un billet pour être porté à Paris; et je reviens ici dans le moment, Madame. Scène XI Dorante, la Marquise, après s'être regardés, et avoir gardé un grand silence. La Marquise. - Eh bien! Dorante, me promènerai-je avec un muet? Dorante. - Dans la triste situation où me met votre indifférence pour moi, je n'ai rien à dire, et je ne sais que soupirer. La Marquise, tristement. - Une triste situation et des soupirs! que tout cela est triste! que vous êtes à plaindre! mais soupirez-vous quand je n'y suis point, Dorante? j'ai dans l'esprit que vous me gardez vos langueurs. Dorante. - Eh! Madame, n'abusez point du pouvoir de votre beauté ne vous suffit-il pas de me préférer un rival? pouvez-vous encore avoir la cruauté de railler un homme qui vous adore? La Marquise. - Qui m'adore! l'expression est grande et magnifique assurément mais je lui trouve un défaut; c'est qu'elle me glace, et vous ne la prononcez jamais que je ne sois tentée d'être aussi muette qu'une idole. Dorante. - Vous me désespérez, fut-il jamais d'homme plus maltraité que je le suis? fut-il de passion plus méprisée? La Marquise. - Passion! j'ai vu ce mot-là dans Cyrus ou dans Cléopâtre. Eh! Dorante, vous n'êtes pas indigne qu'on vous aime; vous avez de tout, de l'honneur, de la naissance, de la fortune, et même des agréments; je dirai même que vous m'auriez peut-être plu; mais je n'ai jamais pu me fier à votre amour; je n'y ai point de foi, vous l'exagérez trop; il révolte la simplicité de caractère que vous me connaissez. M'aimez-vous beaucoup? ne m'aimez-vous guère? faites-vous semblant de m'aimer? c'est ce que je ne saurais décider. Eh! le moyen d'en juger mieux, à travers toutes les emphases ou toutes les impostures galantes dont vous l'enveloppez? Je ne sais plus que soupirer, dites-vous. Y a-t-il rien de si plat? Un homme qui aime une femme raisonnable ne dit point Je soupire; ce mot n'est pas assez sérieux pour lui, pas assez vrai; il dit Je vous aime; je voudrais bien que vous m'aimassiez; je suis bien mortifié que vous ne m'aimiez pas voilà tout, et il n'y a que cela dans votre coeur non plus. Vous n'y verrez, ni que vous m'adorez, car c'est parler en poète; ni que vous êtes désespéré, car il faudrait vous enfermer; ni que je suis cruelle, car je vis doucement avec tout le monde; ni peut-être que je suis belle, quoique à tout prendre il se pourrait que je la fusse; et je demanderai à Ergaste ce qui en est; je compterai sur ce qu'il me dira; il est sincère c'est par là que je l'estime; et vous me rebutez par le contraire. Dorante, vivement. - Vous me poussez à bout; mon coeur en est plus croyable qu'un misanthrope qui voudra peut-être passer pour sincère à vos dépens, et aux dépens de la sincérité même. A mon égard, je n'exagère point je dis que je vous adore, et cela est vrai; ce que je sens pour vous ne s'exprime que par ce mot-là . J'appelle aussi mon amour une passion, parce que c'en est une; je dis que votre raillerie me désespère, et je ne dis rien de trop; je ne saurais rendre autrement la douleur que j'en ai; et s'il ne faut pas m'enfermer, c'est que je ne suis qu'affligé, et non pas insensé. Il est encore vrai que je soupire, et que je meurs d'être méprisé oui, je m'en meurs, oui, vos railleries sont cruelles, elles me pénètrent le coeur, et je le dirai toujours. Adieu, Madame; voici Ergaste, cet homme si sincère, et je me retire. Jouissez à loisir de la froide et orgueilleuse tranquillité avec laquelle il vous aime. La Marquise, le voyant s'en aller. - Il en faut convenir, ces dernières fictions-ci sont assez pathétiques. Scène XII La Marquise, Ergaste Ergaste. - Je suis charmé de vous trouver seule, Marquise; je ne m'y attendais pas. Je viens d'écrire à mon frère à Paris; savez-vous ce que je lui mande? ce que je ne vous ai pas encore dit à vous-même. La Marquise. - Quoi donc? Ergaste. - Que je vous aime. La Marquise, riant. - Je le savais, je m'en étais aperçue. Ergaste. - Ce n'est pas là tout; je lui marque encore une chose. La Marquise. - Qui est?... Ergaste. - Que je croyais ne vous pas déplaire. La Marquise. - Toutes vos nouvelles sont donc vraies? Ergaste. - Je vous reconnais à cette réponse franche. La Marquise. - Si c'était le contraire, je vous le dirais tout aussi uniment. Ergaste. - A ma première lettre, si vous voulez, je manderai tout net que je vous épouserai bientôt. La Marquise. - Eh mais! apparemment. Ergaste. - Et comme on peut se marier à la campagne, je pourrai même mander que c'en est fait. La Marquise, riant. - Attendez; laissez-moi respirer en vérité, vous allez si vite que je me suis crue mariée. Ergaste. - C'est que ce sont de ces choses qui vont tout de suite, quand on s'aime. La Marquise. - Sans difficulté; mais, dites-moi, Ergaste, vous êtes homme vrai qu'est-ce que c'est que votre amour? car je veux être véritablement aimée. Ergaste. - Vous avez raison; aussi vous aimé-je de tout mon coeur. La Marquise. - Je vous crois. N'avez-vous jamais rien aimé plus que moi? Ergaste. - Non, d'homme d'honneur passe pour autant une fois en ma vie. Oui, je pense bien avoir aimé autant; pour plus, je n'en ai pas l'idée; je crois même que cela ne serait pas possible. La Marquise. - Oh! très possible, je vous en réponds; rien n'empêche que vous n'aimiez encore davantage je n'ai qu'à être plus aimable et cela ira plus loin; passons. Laquelle de nous deux vaut le mieux, de celle que vous aimiez ou de moi? Ergaste. - Mais ce sont des grâces différentes; elle en avait infiniment. La Marquise. - C'est-à -dire un peu plus que moi. Ergaste. - Ma foi, je serais fort embarrassé de décider là -dessus. La Marquise. - Et moi, non, je prononce. Votre incertitude décide; comptez aussi que vous l'aimiez plus que moi. Ergaste. - Je n'en crois rien. La Marquise, riant. - Vous rêvez; n'aime-t-on pas toujours les gens à proportion de ce qu'ils sont aimables? et dès qu'elle l'était plus que je ne la suis, qu'elle avait plus de grâces, il a bien fallu que vous l'aimassiez davantage? votre coeur n'a guère de mémoire. Ergaste. - Elle avait plus de grâces! mais c'est ce qui est indécis, et si indécis, que je penche à croire que vous en avez bien autant. La Marquise. - Oui! penchez-vous, vraiment? cela est considérable; mais savez-vous à quoi je penche, moi? Ergaste. - Non. La Marquise. - A laisser là cette égalité si équivoque, elle ne me tente point; j'aime autant la perdre que de la gagner, en vérité. Ergaste. - Je n'en doute pas; je sais votre indifférence là -dessus, d'autant plus que si cette égalité n'y est point, ce serait de si peu de chose! La Marquise, vivement. - Encore! Eh! je vous dis que je n'en veux point, que j'y renonce. A quoi sert d'éplucher ce qu'elle a de plus, ce que j'ai de moins? Ne vous travaillez plus à nous évaluer; mettez-vous l'esprit en repos; je lui cède, j'en ferai un astre, si vous voulez. Ergaste, riant. - Ah! ah! ah! votre badinage me charme; il en sera donc ce qu'il vous plaira; l'essentiel est que je vous aime autant que je l'aimais. La Marquise. - Vous me faites bien de la grâce; quand vous en rabattriez, je ne m'en plaindrais pas. Continuons, vos naïvetés m'amusent, elles sont de si bon goût! Vous avez paru, ce me semble, avoir quelque inclination pour Araminte? Ergaste. - Oui, je me suis senti quelque envie de l'aimer; mais la difficulté de pénétrer ses dispositions m'a rebuté. On risque toujours de se méprendre avec elle, et de croire qu'elle est sensible quand elle n'est qu'honnête; et cela ne me convient point. La Marquise, ironiquement. - Je fais grand cas d'elle; comment la trouvez-vous? à qui de nous deux, amour à part, donneriez-vous la préférence? ne me trompez point. Ergaste. - Oh! jamais, et voici ce que j'en pense Araminte a de la beauté, on peut dire que c'est une belle femme. La Marquise. - Fort bien. Et quant à moi, à cet égard-là , je n'ai qu'à me cacher, n'est-ce pas? Ergaste. - Pour vous, Marquise, vous plaisez plus qu'elle. La Marquise, à part, en riant. - J'ai tort, je passe l'étendue de mes droits. Ah! le sot homme! qu'il est plat! Ah! ah! ah! Ergaste. - Mais de quoi riez-vous donc? La Marquise. - Franchement, c'est que vous êtes un mauvais connaisseur, et qu'à dire vrai, nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Ergaste. - Il me semble cependant qu'une certaine régularité de traits... La Marquise. - Visions, vous dis-je; pas plus belles l'une que l'autre. De la régularité dans les traits d'Araminte! de la régularité! vous me faites pitié! et si je vous disais qu'il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air? Ergaste. - Du baroque à Araminte! La Marquise. - Oui, Monsieur, du baroque; mais on s'y accoutume, et voilà tout; et quand je vous accorde que nous n'avons pas plus de beauté l'une que l'autre, c'est que je ne me soucie guère de me faire tort; mais croyez que tout le monde la trouvera encore plus éloignée d'être belle que moi, tout effroyable que vous me faites. Ergaste. - Moi, je vous fais effroyable? La Marquise. - Mais il faut bien, dès que je suis au-dessous d'elle. Ergaste. - J'ai dit que votre partage était de plaire plus qu'elle. La Marquise. - Soit, je plais davantage, mais je commence par faire peur. Ergaste. - Je puis m'être trompé, cela m'arrive souvent; je réponds de la sincérité de mes sentiments, mais je n'en garantis pas la justesse. La Marquise. - A la bonne heure; mais quand on a le goût faux, c'est une triste qualité que d'être sincère. Ergaste. - Le plus grand défaut de ma sincérité, c'est qu'elle est trop forte. La Marquise. - Je ne vous écoute pas, vous voyez de travers; ainsi changeons de discours, et laissons là Araminte. Ce n'est pas la peine de vous demander ce que vous pensiez de la différence de nos esprits, vous ne savez pas juger. Ergaste. - Quant à vos esprits, le vôtre me paraÃt bien vif, bien sensible, bien délicat. La Marquise. - Vous biaisez ici, c'est vain et emporté que vous voulez dire. Scène XIII La Marquise, Ergaste, Lisette La Marquise. - Mais que vient faire ici Lisette? A qui en voulez-vous? Lisette. - A Monsieur, Madame; je viens vous avertir d'une chose, Monsieur. Vous savez que tantôt Frontin a osé dire à Dorante même qu'Araminte était beaucoup plus belle que ma maÃtresse? La Marquise. - Quoi! qu'est-ce donc, Lisette? est-ce que nos beautés ont déjà été débattues? Lisette. - Oui, Madame, et Frontin vous mettait bien au-dessous d'Araminte, elle présente et moi aussi. La Marquise. - Elle présente! Qui répondait? Lisette. - Qui laissait dire. La Marquise, riant. - Eh mais, conte-moi donc cela. Comment! je suis en procès sur d'aussi grands intérêts, et je n'en savais rien! Eh bien? Lisette. - Ce que je veux apprendre à Monsieur, c'est que Frontin dit qu'il est arrivé dans le temps que Dorante se fâchait, s'emportait contre lui en faveur de Madame. La Marquise. - Il s'emportait, dis-tu? toujours en présence d'Araminte? Lisette. - Oui, Madame; sur quoi Frontin dit donc que vous êtes arrivé, Monsieur; que vous avez demandé à Dorante de quoi il se plaignait, et que, l'ayant su, vous avez extrêmement loué son avis, je dis l'avis de Frontin; que vous y avez applaudi, et déclaré que Dorante était un flatteur ou n'y voyait goutte; voilà ce que cet effronté publie, et j'ai cru qu'il était à propos de vous informer d'un discours qui ne vous ferait pas honneur, et qui ne convient ni à vous ni à Madame. La Marquise, riant. - Le rapport de Frontin est-il exact, Monsieur? Ergaste. - C'est un sot, il en a dit beaucoup trop il est faux que je l'aie applaudi ou loué mais comme il ne s'agissait que de la beauté, qu'on ne saurait contester à Araminte, je me suis contenté de dire froidement que je ne voyais pas qu'il eût tort. La Marquise, d'un air critique et sérieux. - Il est vrai que ce n'est pas là applaudir, ce n'est que confirmer, qu'appuyer la chose. Ergaste. - Sans doute. La Marquise. - Toujours devant Araminte? Ergaste. - Oui; et j'ai même ajouté, par une estime particulière pour vous, que vous seriez de mon avis vous-même. La Marquise. - Ah! vous m'excuserez. Voilà où l'oracle s'est trop avancé; je ne justifierai point votre estime j'en suis fâchée; mais je connais Araminte, et je n'irai point confirmer aussi une décision qui lui tournerait la tête; car elle est si sotte je gage qu'elle vous aura cru, et il n'y aurait plus moyen de vivre avec elle. Laissez-nous, Lisette. Scène XIV La Marquise, Ergaste La Marquise. - Monsieur, vous m'avez rendu compte de votre coeur; il est juste que je vous rende compte du mien. Ergaste. - Voyons. La Marquise. - Ma première inclination a d'abord été mon mari, qui valait mieux que vous, Ergaste, soit dit sans rien diminuer de l'estime que vous méritez. Ergaste. - Après, Madame? La Marquise. - Depuis sa mort, je me suis senti, il y a deux ans, quelque sorte de penchant pour un étranger qui demeura peu de temps à Paris, que je refusai de voir, et que je perdis de vue; homme à peu près de votre taille, ni mieux ni plus mal fait; de ces figures passables, peut-être un peu plus remplie, un peu moins fluette, un peu moins décharnée que la vôtre. Ergaste. - Fort bien. Et de Dorante, que m'en direz-vous, Madame? La Marquise. - Qu'il est plus doux, plus complaisant, qu'il a la mine un peu plus distinguée, et qu'il pense plus modestement de lui que vous; mais que vous plaisez davantage. Ergaste. - J'ai tort aussi, très tort mais ce qui me surprend, c'est qu'une figure aussi chétive que la mienne, qu'un homme aussi désagréable, aussi revêche, aussi sottement infatué de lui-même, ait pu gagner votre coeur. La Marquise. - Est-ce que nos coeurs ont de la raison? Il entre tant de caprices dans les inclinations! Ergaste. - Il vous en a fallu un des plus déterminés pour pouvoir m'aimer avec de si terribles défauts, qui sont peut-être vrais, dont je vous suis obligé de m'avertir, mais que je ne savais guère. La Marquise. - Eh! savais-je, moi, que j'étais vaine, laide et mutine? Vous me l'apprenez, et je vous rends instruction pour instruction. Ergaste. - Je tâcherai d'en profiter; tout ce que je crains, c'est qu'un homme aussi commun, et qui vaut si peu, ne vous rebute. La Marquise, froidement. - Eh! dès que vous pardonnez à mes désagréments, il est juste que je pardonne à la petitesse de votre mérite. Ergaste. - Vous me rassurez. La Marquise, à part. - Personne ne viendra-t-il me délivrer de lui? Ergaste. - Quelle heure est-il? La Marquise. - Je crois qu'il est tard. Ergaste. - Ne trouvez-vous pas que le temps se brouille? La Marquise. - Oui, nous aurons de l'orage. Ils sont quelque temps sans se parler. Ergaste. - Je suis d'avis de vous laisser; vous me paraissez rêver. La Marquise. - Non, c'est que je m'ennuie; ma sincérité ne vous choquera pas. Ergaste. - Je vous en remercie, et je vous quitte; je suis votre serviteur. La Marquise. - Allez, Monsieur... A propos, quand vous écrirez à votre frère, n'allez pas si vite sur les nouvelles de notre mariage. Ergaste. - Madame, je ne lui en dirai plus rien. Scène XV La Marquise, un moment seule; Lisette survient. La Marquise, seule. - Ah! je respire. Quel homme avec son imbécile sincérité! Assurément, s'il dit vrai, je ne suis pas une jolie personne. Lisette. - Eh bien, Madame! que dites-vous d'Ergaste? est-il assez étrange? La Marquise. - Eh mais! après tout, peut-être pas si étrange, Lisette; je ne sais plus qu'en penser moi-même; il a peut-être raison; je me méfie de tout ce qu'on m'a dit jusqu'ici de flatteur pour moi; et surtout de ce que m'a dit ton Dorante, que tu aimes tant, et qui doit être le plus grand fourbe, le plus grand menteur avec ses adulations. Ah! que je me sais bon gré de l'avoir rebuté! Lisette. - Fort bien; c'est-à -dire que nous sommes tous des aveugles. Toute la terre s'accorde à dire que vous êtes une des plus jolies femmes de France, je vous épargne le mot de belle, et toute la terre en a menti. La Marquise. - Mais, Lisette, est-ce qu'on est sincère? toute la terre est polie... Lisette. - Oh! vraiment, oui; le témoignage d'un hypocondre est bien plus sûr. La Marquise. - Il peut se tromper, Lisette; mais il dit ce qu'il voit. Lisette. - Où a-t-il donc pris des yeux? Vous m'impatientez. Je sais bien qu'il y a des minois d'un mérite incertain, qui semblent jolis aux uns, et qui ne le semblent pas aux autres; et si vous aviez un de ceux-là , qui ne laissent pas de distinguer beaucoup une femme, j'excuserais votre méfiance. Mais le vôtre est charmant; petits et grands, jeunes et vieux, tout en convient, jusqu'aux femmes; il n'y a qu'un cri là -dessus. Quand on me donna à vous, que me dit-on? Vous allez servir une dame charmante. Quand je vous vis, comment vous trouvai-je? charmante. Ceux qui viennent ici, ceux qui vous rencontrent, comment vous trouvent-ils? charmante. A la ville, aux champs, c'est le même écho, partout charmante; que diantre! y a-t-il rien de plus confirmé, de plus prouvé, de plus indubitable? La Marquise. - Il est vrai qu'on ne dit pas cela d'une figure ordinaire; mais tu vois pourtant ce qui m'arrive? Lisette, en colère. - Pardi! vous avez un furieux penchant à vous rabaisser, je n'y saurais tenir; la petite opinion que vous avez de vous est insupportable. La Marquise. - Ta colère me divertit. Lisette. - Tenez, il vous est venu tantôt compagnie; il y avait des hommes et des femmes. J'étais dans la salle d'en bas quand ils sont descendus, j'entendais ce qu'ils disaient; ils parlaient de vous, et précisément de beauté, d'agréments. La Marquise. - En descendant? Lisette. - Oui, en descendant mais il faudra que votre misanthrope les redresse, car ils étaient aussi sots que moi. La Marquise. - Et que disaient-ils donc? Lisette. - Des bêtises, ils n'avaient pas le sens commun; c'étaient des yeux fins, un regard vif, une bouche, un sourire, un teint, des grâces! enfin des visions, des chimères. La Marquise. - Et ils ne te voyaient point? Lisette. - Oh! vous me feriez mourir; la porte était fermée sur moi. La Marquise. - Quelqu'un de mes gens pouvait être là ; ce n'est pas par vanité, au reste, que je suis en peine de savoir ce qui en est; car est-ce par là qu'on vaut quelque chose? Non, c'est qu'il est bon de se connaÃtre. Mais voici le plus hardi de mes flatteurs. Lisette. - Il n'en est pas moins outré des impertinences de Frontin dont il a été témoin. . Scène XVI La Marquise, Dorante, Lisette La Marquise. - Eh bien! Monsieur, prétendez-vous que je vous passe encore vos soupirs, vos je vous adore; vos enchantements sur ma personne? Venez-vous encore m'entretenir de mes appas? J'ai interrogé un homme vrai pour achever de vous connaÃtre, j'ai vu Ergaste; allez savoir ce qu'il pense de moi; il vous dira si je dois être contente du sot amour-propre que vous m'avez supposé par toutes vos exagérations. Lisette. - Allez, Monsieur, il vous apprendra que Madame est laide. Dorante. - Comment? Lisette. - Oui, laide, c'est une nouvelle découverte; à la vérité, cela ne se voit qu'avec les lunettes d'Ergaste. La Marquise. - Il n'est pas question de plaisanter, peu m'importe ce que je suis à cet égard; ce n'est pas l'intérêt que j'y prends qui me fait parler, pourvu que mes amis me croient le coeur bon et l'esprit bien fait, je les quitte du reste mais qu'un homme que je voulais estimer, dont je voulais être sûre, m'ait regardée comme une femme dont il croyait que ses flatteries démonteraient la petite cervelle, voilà ce que je lui reproche. Dorante, vivement. - Et moi, Madame, je vous déclare que ce n'est plus ni vous ni vos grâces que je défends; vous êtes fort libre de penser de vous ce qu'il vous plaira, je ne m'y oppose point; mais je ne suis ni un adulateur ni un visionnaire, j'ai les yeux bons, j'ai le jugement sain, je sais rendre justice; et je soutiens que vous êtes une des femmes du monde la plus aimable, la plus touchante, je soutiens qu'il n'y aura point de contradiction là -dessus; et tout ce qui me fâche en le disant, c'est que je ne saurais le soutenir sans faire l'éloge d'une personne qui m'outrage, et que je n'ai nulle envie de louer. Lisette. - Je suis de même; on est fâché du bien qu'on dit d'elle. La Marquise. - Mais comment se peut-il qu'Ergaste me trouve difforme et vous charmante? comment cela se peut-il? c'est pour votre honneur que j'insiste; les sentiments varient-ils jusque-là ? Ce n'est jamais que du plus au moins qu'on diffère; mais du blanc au noir, du tout au rien, je m'y perds. Dorante, vivement. - Ergaste est un extravagant, la tête lui tourne; cet esprit-là ne fera pas bonne fin. Lisette. - Lui? je ne lui donne pas six mois sans avoir besoin d'être enfermé. Dorante. - Parlez, Madame, car je suis piqué; c'est votre sincérité que j'interroge vous êtes-vous jamais présentée nulle part, au spectacle, en compagnie, que vous n'ayez fixé les yeux de tout le monde, qu'on ne vous y ait distinguée? La Marquise. - Mais... qu'on ne m'ait distinguée... Dorante. - Oui, Madame, oui, je m'en fierai à ce que vous en savez, je ne vous crois pas capable de me tromper. Lisette. - Voyons comment Madame se tirera de ce pas-ci. Il faut répondre. La Marquise. - Eh bien! j'avoue que la question m'embarrasse. Dorante. - Eh! morbleu! Madame, pourquoi me condamnez-vous donc? La Marquise. - Mais cet Ergaste? Lisette. - Mais cet Ergaste est si hypocondre, qu'il a l'extravagance de trouver Araminte mieux que vous. Dorante. - Et cette Araminte est si dupe, qu'elle en est émue, qu'elle se rengorge, et s'en estime plus qu'à l'ordinaire. La Marquise. - Tout de bon? cette pauvre petite femme! ah! ah! ah! ah!... Je voudrais bien voir l'air qu'elle a dans sa nouvelle fortune. Elle est donc bien gonflée? Dorante. - Ma foi, je l'excuse; il n'y a point de femme, en pareil cas, qui ne se redressât aussi bien qu'elle. La Marquise. - Taisez-vous, vous êtes un fripon; peu s'en faut que je ne me redresse aussi, moi. Dorante. - Je parle d'elle, Madame, et non pas de vous. La Marquise. - Il est vrai que je me sens obligée de dire, pour votre justification, qu'on a toujours mis quelque différence entre elle et moi; je ne serai pas de bonne foi si je le niais; ce n'est pas qu'elle ne soit aimable. Très aimable; mais en fait de grâces il y a bien des degrés. La Marquise. - J'en conviens; j'entends raison quand il faut. Dorante. - Oui, quand on vous y force. La Marquise. - Eh! pourquoi est-ce que je dispute? ce n'est pas pour moi, c'est pour vous; je ne demande pas mieux que d'avoir tort pour être satisfaite de votre caractère. Dorante. - Ce n'est pas que vous n'ayez vos défauts; vous en avez, car je suis sincère aussi, moi, sans me vanter de l'être. La Marquise, étonnée. - Ah! ah! mais vous me charmez, Dorante; je ne vous connaissais pas. Eh bien! ces défauts, je veux que vous me les disiez, au moins. Voyons. Dorante. - Oh! voyons. Est-il permis, par exemple, avec une figure aussi distinguée que la vôtre, et faite au tour, est-il permis de vous négliger quelquefois autant que vous le faites? La Marquise. - Que voulez-vous? c'est distraction, c'est souvent par oubli de moi-même. Dorante. - Tant pis; ce matin encore vous marchiez toute courbée, pliée en deux comme une femme de quatre-vingts ans, et cela avec la plus belle taille du monde. Lisette. - Oh! oui; le plus souvent cela va comme cela peut. La Marquise. - Eh bien! tu vois, Lisette; en bon français, il me dit que je ressemble à une vieille, que je suis contrefaite, que j'ai mauvaise façon; et je ne m'en fâche pas, je l'en remercie d'où vient? c'est qu'il a raison et qu'il parle juste. Dorante. - J'ai eu mille fois envie de vous dire comme aux enfants Tenez-vous droite. La Marquise. - Vous ferez fort bien; je ne vous rendais pas justice, Dorante et encore une fois il faut vous connaÃtre; je doutais même que vous m'aimassiez, et je résistais à mon penchant pour vous. Dorante. - Ah! Marquise! La Marquise. - Oui, j'y résistais mais j'ouvre les yeux, et tout à l'heure vous allez être vengé. Ecoutez-moi, Lisette; le notaire d'ici est actuellement dans mon cabinet qui m'arrange des papiers; allez lui dire qu'il tienne tout prêt un contrat de mariage. A Dorante. Voulez-vous bien qu'il le remplisse de votre nom et du mien, Dorante? Dorante, lui baisant la main. - Vous me transportez, Madame! La Marquise. - Il y a longtemps que cela devrait être fait. Allez, Lisette, et approchez-moi cette table; y a-t-il dessus tout ce qu'il faut pour écrire? Lisette. - Oui, Madame, voilà la table, et je cours au notaire. La Marquise. - N'est-ce pas Araminte que je vois? que vient-elle nous dire? Scène XVII Araminte, La Marquise, Dorante Araminte, en riant. - Marquise, je viens rire avec vous d'un discours sans jugement, qu'un valet a tenu, et dont je sais que vous êtes informée. Je vous dirais bien que je le désavoue, mais je pense qu'il n'en est pas besoin; vous me faites apparemment la justice de croire que je me connais, et que je sais à quoi m'en tenir sur pareille folie. La Marquise. - De grâce, permettez-moi d'écrire un petit billet qui presse, il n'interrompra point notre entretien. Araminte. - Que je ne vous gêne point. La Marquise, écrivant. - Ne parlez-vous pas de ce qui s'est passé tantôt devant vous, Madame? Araminte. - De cela même. La Marquise. - Eh bien! il n'y a plus qu'à vous féliciter de votre bonne fortune. Tout ce qu'on y pourrait souhaiter de plus, c'est qu'Ergaste fût un meilleur juge. Araminte. - C'est donc par modestie que vous vous méfiez de son jugement; car il vous a traitée plus favorablement que moi il a décidé que vous plaisiez davantage, et je changerais bien mon partage contre vous. La Marquise. - Oui-da; je sais qu'il vous trouve régulière, mais point touchante; c'est-à -dire que j'ai des grâces, et vous des traits mais je n'ai pas plus de foi à mon partage qu'au vôtre; je dis le vôtre elle se lève après avoir plié son billet parce qu'entre nous nous savons que nous ne sommes belles ni l'une ni l'autre. Araminte. - Je croirais assez la moitié de ce que vous dites. La Marquise, plaisantant. - La moitié! Dorante, les interrompant. - Madame, vous faut-il quelqu'un pour donner votre billet? souhaitez-vous que j'appelle? La Marquise. - Non, je vais le donner moi-même. A Araminte. Pardonnez si je vous quitte, Madame; j'en agis sans façon. Scène XVIII Ergaste, Araminte Ergaste. - Je ne sais si je dois me présenter devant vous. Araminte. - Je ne sais pas trop si je dois vous regarder moi-même; mais d'où vient que vous hésitez? Ergaste. - C'est que mon peu de mérite et ma mauvaise façon m'intimident; car je sais toutes mes vérités, on me les a dites. Araminte. - J'avoue que vous avez bien des défauts. Ergaste. - Auriez-vous le courage de me les passer? Araminte. - Vous êtes un homme si particulier! Ergaste. - D'accord. Araminte. - Un enfant sait mieux ce qu'il vaut, se connaÃt mieux que vous ne vous connaissez. Ergaste. - Ah! que me voilà bien! Araminte. - Défiant sur le bien qu'on vous veut jusqu'à en être ridicule. Ergaste. - C'est que je ne mérite pas qu'on m'en veuille. Araminte. - Toujours concluant que vous déplaisez. Ergaste. - Et que je déplairai toujours. Araminte. - Et par là toujours ennemi de vous-même en voici une preuve; je gage que vous m'aimiez, quand vous m'avez quittée? Ergaste. - Cela n'est pas douteux. Je ne l'ai cru autrement que par pure imbécillité. Araminte. - Et qui plus est, c'est que vous m'aimez encore, c'est que vous n'avez pas cessé d'un instant. Ergaste. - Pas d'une minute. Scène XIX Araminte, Ergaste, Lisette Lisette, donnant un billet à Tenez, Monsieur, voilà ce qu'on vous envoie. Ergaste. - De quelle part? Lisette. - De celle de ma maÃtresse. Ergaste. - Eh! où est-elle donc? Lisette. - Dans son cabinet, d'où elle vous fait ses compliments. Ergaste. - Dites-lui que je les lui rends dans la salle où je suis. Lisette. - Ouvrez, ouvrez. Ergaste, lisant. - Vous n'êtes pas au fait de mon caractère; je ne suis peut-être pas mieux au fait du vôtre; quittons-nous, Monsieur, actuellement nous n'avons point d'autre parti à prendre. Ergaste, rendant le billet. - Le conseil est bon, je vais dans un moment l'assurer de ma parfaite obéissance. Lisette. - Ce n'est pas la peine; vous l'allez voir paraÃtre, et je ne suis envoyée que pour vous préparer sur votre disgrâce. Scène XX Ergaste, Araminte Ergaste. - Madame, j'ai encore une chose à vous dire. Araminte. - Quoi donc? Ergaste. - Je soupçonne que le notaire est là dedans qui passe un contrat de mariage; n'écrira-t-il rien en ma faveur? Araminte. - En votre faveur! mais vous êtes bien hardi; vous avez donc compté que je vous pardonnerais? Ergaste. - Je ne le mérite pas. Araminte. - Cela est vrai, et je ne vous aime plus; mais quand le notaire viendra, nous verrons. Scène XXI La Marquise, Ergaste, Araminte, Dorante, Lisette, Frontin La Marquise. - Ergaste, ce que je vais vous dire vous surprendra peut-être; c'est que je me marie, n'en serez-vous point fâché? Ergaste. - Eh! non, Madame, mais à qui? La Marquise, donnant la main à Dorante, qui la baise. - Ce que vous voyez vous le dit. Ergaste. - Ah! Dorante, que j'en ai de joie! La Marquise. - Notre contrat de mariage est passé. Ergaste. - C'est fort bien fait. A Araminte. Madame, dirai-je aussi que je me marie? La Marquise. - Vous vous mariez! à qui donc? Araminte, donnant la main à Ergaste. - Tenez; voilà de quoi répondre. Ergaste, lui baisant la main. - Ceci vous l'apprend, Marquise. On me fait grâce, tout fluet que je suis. La Marquise, avec joie. - Quoi! c'est Araminte que vous épousez? Araminte. - Notre contrat était presque passé avant le vôtre. Ergaste. - Oui, c'est Madame que j'aime, que j'aimais, et que j'ai toujours aimée, qui plus est. La Marquise. - Ah! la comique aventure! je ne vous aimais pas non plus, Ergaste, je ne vous aimais pas; je me trompais, tout mon penchant était pour Dorante. Dorante, lui prenant la main. - Et tout mon coeur ne sera jamais qu'à vous. Ergaste, reprenant la main d'Araminte. - Et jamais vous ne sortirez du mien. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! nous avons pris un plaisant détour pour arriver là . Allons, belle Araminte, passons dans mon cabinet pour signer, et ne songeons qu'à nous réjouir. Frontin. - Enfin nous voilà délivrés l'un de l'autre; j'ai envie de t'embrasser de joie. Lisette. - Non, cela serait trop fort pour moi; mais je te permets de baiser ma main, pendant que je détourne la tête. Frontin, se cachant avec son chapeau. - Non; voilà mon transport passé, et je te salue en détournant la mienne. L'Epreuve Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois par les comédiens Italiens le 19 novembre 1740 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, suivante. Lucidor, amant d'Angélique. Frontin, valet de Lucidor. MaÃtre Blaise, jeune fermier du village. La scène se passe à la campagne, dans une terre appartenant depuis peu à Lucidor. Scène première Lucidor, Frontin, en bottes et en habit de maÃtre. Lucidor. - Entrons dans cette salle. Tu ne fais donc que d'arriver? Frontin. - Je viens de mettre pied à terre à la première hôtellerie du village, j'ai demandé le chemin du château suivant l'ordre de votre lettre, et me voilà dans l'équipage que vous m'avez prescrit. De ma figure, qu'en dites-vous? Il se retourne. Y reconnaissez-vous votre valet de chambre, et n'ai-je pas l'air un peu trop seigneur? Lucidor. - Tu es comme il faut; à qui t'es-tu adressé en entrant? Frontin. - Je n'ai rencontré qu'un petit garçon dans la cour, et vous avez paru. A présent, que voulez-vous faire de moi et de ma bonne mine? Lucidor. - Te proposer pour époux à une très aimable fille. Frontin. - Tout de bon? Ma foi, Monsieur, je soutiens que vous êtes encore plus aimable qu'elle. Lucidor. - Eh! non, tu te trompes, c'est moi que la chose regarde. Frontin. - En ce cas-là , je ne soutiens plus rien. Lucidor. - Tu sais que je suis venu ici il y a près de deux mois pour y voir la terre que mon homme d'affaires m'a achetée; j'ai trouvé dans le château une Madame Argante, qui en était comme la concierge, et qui est une petite bourgeoise de ce pays-ci. Cette bonne dame a une fille qui m'a charmé, et c'est pour elle que je veux te proposer. Frontin, riant. - Pour cette fille que vous aimez? la confidence est gaillarde! Nous serons donc trois, vous traitez cette affaire-ci comme une partie de piquet. Lucidor. - Ecoute-moi donc, j'ai dessein de l'épouser moi-même. Frontin. - Je vous entends bien, quand je l'aurai épousée. Lucidor. - Me laisseras-tu dire? Je te présenterai sur le pied d'un homme riche et mon ami, afin de voir si elle m'aimera assez pour te refuser. Frontin. - Ah! c'est une autre histoire; et cela étant, il y a une chose qui m'inquiète. Lucidor. - Quoi? Frontin. - C'est qu'en venant, j'ai rencontré près de l'hôtellerie une fille qui ne m'a pas aperçu, je pense, qui causait sur le pas d'une porte, mais qui m'a bien la mine d'être une certaine Lisette que j'ai connue à Paris, il y a quatre ou cinq ans, et qui était à une dame chez qui mon maÃtre allait souvent. Je n'ai vu cette Lisette-là que deux ou trois fois; mais comme elle était jolie, je lui en ai conté tout autant de fois que je l'ai vue, et cela vous grave dans l'esprit d'une fille. Lucidor. - Mais, vraiment, il y en a une chez Madame Argante de ce nom-là , qui est du village, qui y a toute sa famille, et qui a passé en effet quelque temps à Paris avec une dame du pays. Frontin. - Ma foi, Monsieur, la friponne me reconnaÃtra; il y a de certaines tournures d'hommes qu'on n'oublie point. Lucidor. - Tout le remède que j'y sache, c'est de payer d'effronterie, et de lui persuader qu'elle se trompe. Frontin. - Oh! pour de l'effronterie, je suis en fonds. Lucidor. - N'y a-t-il pas des hommes qui se ressemblent tant, qu'on s'y méprend? Frontin. - Allons, je ressemblerai, voilà tout, mais dites-moi, Monsieur, souffririez-vous un petit mot de représentation? Lucidor. - Parle. Frontin. - Quoique à la fleur de votre âge, vous êtes tout à fait sage et raisonnable, il me semble pourtant que votre projet est bien jeune. Lucidor, fâché. - Hein? Frontin. - Doucement, vous êtes le fils d'un riche négociant qui vous a laissé plus de cent mille livres de rente, et vous pouvez prétendre aux plus grands partis; le minois dont vous parlez là est-il fait pour vous appartenir en légitime mariage? Riche comme vous êtes, on peut se tirer de là à meilleur marché, ce me semble. Lucidor. - Tais-toi, tu ne connais point celle dont tu parles. Il est vrai qu'Angélique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne; mais originairement elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entêtement des grandes alliances; elle est d'ailleurs si aimable, et je démêle, à travers son innocence, tant d'honneur et tant de vertu en elle; elle a naturellement un caractère si distingué, que, si elle m'aime, comme je le crois, je ne serai jamais qu'à elle. Frontin. - Comment! si elle vous aime? Est-ce que cela n'est pas décidé? Lucidor. - Non, il n'a pas encore été question du mot d'amour entre elle et moi; je ne lui ai jamais dit que je l'aime; mais toutes mes façons n'ont signifié que cela; toutes les siennes n'ont été que des expressions du penchant le plus tendre et le plus ingénu. Je tombai malade trois jours après mon arrivée; j'ai été même en quelque danger, je l'ai vue inquiète, alarmée, plus changée que moi; j'ai vu des larmes couler de ses yeux, sans que sa mère s'en aperçut et, depuis que la santé m'est revenue, nous continuons de même; je l'aime toujours, sans le lui dire, elle m'aime aussi, sans m'en parler, et sans vouloir cependant m'en faire un secret; son coeur simple, honnête et vrai, n'en sait pas davantage. Frontin. - Mais vous, qui en savez plus qu'elle, que ne mettez-vous un petit mot d'amour en avant, il ne gâterait rien? Lucidor. - Il n'est pas temps; tout sûr que je suis de son coeur, je veux savoir à quoi je le dois; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime c'est ce que j'éclaircirai par l'épreuve où je vais la mettre; il m'est encore permis de n'appeler qu'amitié tout ce qui est entre nous deux, et c'est de quoi je vais profiter. Frontin. - Voilà qui est fort bien; mais ce n'était pas moi qu'il fallait employer. Lucidor. - Pourquoi? Frontin. - Oh! pourquoi? Mettez-vous à la place d'une fille, et ouvrez les yeux, vous verrez pourquoi, il y a cent à parier contre un que je plairai. Lucidor. - Le sot! hé bien! si tu plais, j'y remédierai sur-le-champ, en te faisant connaÃtre. As-tu apporté les bijoux? Frontin, fouillant dans sa poche. - Tenez, voilà tout. Lucidor. - Puisque personne ne t'a vu entrer, retire-toi avant que quelqu'un que je vois dans le jardin n'arrive, va t'ajuster, et ne parais que dans une heure ou deux. Frontin. - Si vous jouez de malheur, souvenez-vous que je vous l'ai prédit. Scène II Lucidor, MaÃtre Blaise, qui vient doucement habillé en riche fermier. Lucidor. - Il vient à moi, il paraÃt avoir à me parler. MaÃtre Blaise. - Je vous salue, Monsieur Lucidor. Eh bien! qu'est-ce? Comment vous va? Vous avez bonne maine à cette heure. Lucidor. - Oui je me porte assez bien, Monsieur Blaise. MaÃtre Blaise. - Faut convenir que voute maladie vous a bian fait du proufit; vous velà , morgué! pus rougeaud, pus varmeil, ça réjouit, ça me plaÃt à voir. Lucidor. - Je vous en suis obligé. MaÃtre Blaise. - C'est que j'aime tant la santé des braves gens, alle est si recommandabe, surtout la vôtre, qui est la pus recommandabe de tout le monde. Lucidor. - Vous avez raison d'y prendre quelque intérêt, je voudrais pouvoir vous être utile à quelque chose. MaÃtre Blaise. - Voirement, cette utilité-là est belle et bonne; et je vians tout justement vous prier de m'en gratifier d'une. Lucidor. - Voyons. MaÃtre Blaise. - Vous savez bian, Monsieur, que je fréquente chez Madame Argante, et sa fille Angélique, alle est gentille, au moins. Lucidor. - Assurément. MaÃtre Blaise, riant. - Eh! eh! eh! C'est, ne vous déplaise, que je vourais avoir sa gentillesse en mariage. Lucidor. - Vous aimez donc Angélique? MaÃtre Blaise. - Ah! cette criature-là m'affole, j'en pards si peu d'esprit que j'ai; quand il fait jour, je pense à elle; quand il fait nuit, j'en rêve; il faut du remède à ça, et je vians envars vous à celle fin, par voute moyen, pour l'honneur et le respect qu'on vous porte ici, sauf voute grâce, et si ça ne vous torne pas à importunité, de me favoriser de queuques bonnes paroles auprès de sa mère, dont j'ai itou besoin de la faveur. Lucidor. - Je vous entends, vous souhaitez que j'engage Madame Argante à vous donner sa fille. Et Angélique vous aime-t-elle? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, quand parfois je li conte ma chance, alle rit de tout son coeur, et me plante là , c'est bon signe, n'est-ce pas? Lucidor. - Ni bon, ni mauvais; au surplus, comme je crois que Madame Argante a peu de bien, que vous êtes fermier de plusieurs terres, fils de fermier vous-même... MaÃtre Blaise. - Et que je sis encore une jeunesse, je n'ons que trente ans, et d'humeur folichonne, un Roger-Bontemps. Lucidor. - Le parti pourrait convenir, sans une difficulté. MaÃtre Blaise. - Laqueulle? Lucidor. - C'est qu'en revanche des soins que Madame Argante et toute sa maison ont eu de moi pendant ma maladie, j'ai songé à marier Angélique à quelqu'un de fort riche, qui va se présenter, qui ne veut précisément épouser qu'une fille de campagne, de famille honnête, et qui ne se soucie pas qu'elle ait du bien. MaÃtre Blaise. - Morgué! vous me faites là un vilain tour avec voute avisement, Monsieur Lucidor; velà qui m'est bian rude, bian chagrinant et bian traÃtre. Jarnigué! soyons bons, je l'approuve, mais ne foulons parsonne, je sis voute prochain autant qu'un autre, et ne faut pas peser sur ceti-ci, pour alléger ceti-là . Moi qui avais tant de peur que vous ne mouriez, c'était bian la peine de venir vingt fois demander Comment va-t-il, comment ne va-t-il pas? Velà -t-il pas une santé qui m'est bian chanceuse, après vous avoir mené moi-même ceti-là qui vous a tiré deux fois du sang, et qui est mon cousin, afin que vous le sachiez, mon propre cousin gearmain; ma mère était sa tante, et jarni! ce n'est pas bian fait à vous. Lucidor. - Votre parenté avec lui n'ajoute rien à l'obligation que je vous ai. MaÃtre Blaise. - Sans compter que c'est cinq bonnes mille livres que vous m'ôtez comme un sou, et que la petite aura en mariage. Lucidor. - Calmez-vous, est-ce cela que vous en espérez? Eh bien! je vous en donne douze pour en épouser une autre et pour vous dédommager du chagrin que je vous fais. MaÃtre Blaise, étonné. - Quoi! douze mille livres d'argent sec? Lucidor. - Oui, je vous les promets, sans vous ôter cependant la liberté de vous présenter pour Angélique; au contraire, j'exige même que vous la demandiez à Madame Argante, je l'exige, entendez-vous; car si vous plaisez à Angélique, je serais très fâché de la priver d'un homme qu'elle aimerait. MaÃtre Blaise, se frottant les yeux de surprise. - Eh mais! c'est comme un prince qui parle! Douze mille livres! Les bras m'en tombont, je ne saurais me ravoir; allons, Monsieur, boutez-vous là , que je me prosterne devant vous, ni pus ni moins que devant un prodige. Lucidor. - Il n'est pas nécessaire, point de compliments, je vous tiendrai parole. MaÃtre Blaise. - Après que j'ons été si malappris, si brutal! Eh! dites-moi, roi que vous êtes, si, par aventure, Angélique me chérit, j'aurons donc la femme et les douze mille francs avec? Lucidor. - Ce n'est pas tout à fait cela, écoutez-moi, je prétends, vous dis-je, que vous vous proposiez pour Angélique, indépendamment du mari que je lui offrirai; si elle vous accepte, comme alors je n'aurai fait aucun tort à votre amour, je ne vous donnerai rien; si elle vous refuse, les douze mille francs sont à vous. MaÃtre Blaise. - Alle me refusera, Monsieur, alle me refusera; le ciel m'en fera la grâce, à cause de vous qui le désirez. Lucidor. - Prenez garde, je vois bien qu'à cause des douze mille francs, vous ne demandez déjà pas mieux que d'être refusé. MaÃtre Blaise. - Hélas! peut-être bien que la somme m'étourdit un petit brin; j'en sis friand, je le confesse, alle est si consolante! Lucidor. - Je mets cependant encore une condition à notre marché, c'est que vous feigniez de l'empressement pour obtenir Angélique, et que vous continuiez de paraÃtre amoureux d'elle. MaÃtre Blaise. - Oui, Monsieur, je serons fidèle à ça, mais j'ons bonne espérance de n'être pas daigne d'elle, et mêmement j'avons opinion, si alle osait, qu'alle vous aimerait pus que parsonne. Lucidor. - Moi, MaÃtre Blaise? Vous me surprenez, je ne m'en suis pas aperçu, vous vous trompez; en tout cas, si elle ne veut pas de vous, souvenez-vous de lui faire ce petit reproche-là , je serais bien aise de savoir ce qui en est, par pure curiosité. MaÃtre Blaise. - An n'y manquera pas; an li reprochera devant vous, drès que Monsieur le commande. Lucidor. - Et comme je ne vous crois pas mal à propos glorieux, vous me ferez plaisir aussi de jeter vos vues sur Lisette, que, sans compter les douze mille francs, vous ne vous repentirez pas d'avoir choisi, je vous en avertis. MaÃtre Blaise. - Hélas! il n'y a qu'à dire, an se revirera itou sur elle, je l'aimerai par mortification. Lucidor. - J'avoue qu'elle sert Madame Argante, mais elle n'est pas de moindre condition que les autres filles du village. MaÃtre Blaise. - Eh! voirement, alle en est née native. Lucidor. - Jeune et bien faite, d'ailleurs. MaÃtre Blaise. - Charmante. Monsieur verra l'appétit que je prends déjà pour elle. Lucidor. - Mais je vous ordonne une chose; c'est de ne lui dire que vous l'aimez qu'après qu'Angélique se sera expliquée sur votre compte; il ne faut pas que Lisette sache vos desseins auparavant. MaÃtre Blaise. - Laissez faire à Blaise, en li parlant, je li dirai des propos où elle ne comprenra rin; la velà , vous plaÃt-il que je m'en aille? Lucidor. - Rien ne vous empêche de rester. Scène III Lucidor, MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Je viens d'apprendre, Monsieur, par le petit garçon de notre vigneron, qu'il vous était arrivé une visite de Paris. Lucidor. - Oui, c'est un de mes amis qui vient me voir. Lisette. - Dans quel appartement du château souhaitez-vous qu'on le loge? Lucidor. - Nous verrons quand il sera revenu de l'hôtellerie où il est retourné; où est Angélique, Lisette? Lisette. - Il me semble l'avoir vue dans le jardin, qui s'amusait à cueillir des fleurs. Lucidor, en montrant MaÃtre Blaise. - Voici un homme qui est de bonne volonté pour elle, qui a grande envie de l'épouser, et je lui demandais si elle avait de l'inclination pour lui; qu'en pensez-vous? MaÃtre Blaise. - Oui, de queul avis êtes-vous touchant ça, belle brunette, m'amie? Lisette. - Eh mais! autant que j'en puis juger, mon avis est que jusqu'ici elle n'a rien dans le coeur pour vous. MaÃtre Blaise, gaiement. - Rian du tout, c'est ce que je disais. Que Mademoiselle Lisette a de jugement! Lisette. - Ma réponse n'a rien de trop flatteur, mais je ne saurais en faire une autre. MaÃtre Blaise, cavalièrement. - Cetelle-là est belle et bonne, et je m'y accorde. J'aime qu'on soit franc, et en effet, queul mérite avons-je pour li plaire à cette enfant? Lisette. - Ce n'est pas que vous ne valiez votre prix, Monsieur Blaise, mais je crains que Madame Argante ne vous trouve pas assez de bien pour sa fille. MaÃtre Blaise, riant. - Ca est vrai, pas assez de bian. Pus vous allez, mieux vous dites. Lisette. - Vous me faites rire avec votre air joyeux. Lucidor. - C'est qu'il n'espère pas grand-chose. MaÃtre Blaise. - Oui, velà ce que c'est, et pis tout ce qui viant, je le prends. A Lisette. Le biau brin de fille que vous êtes! Lisette. - La tête lui tourne, ou il y a là quelque chose que je n'entends pas. MaÃtre Blaise. - Stapendant, je me baillerai bian du tourment pour avoir Angélique, et il en pourra venir que je l'aurons, ou bian que je ne l'aurons pas, faut mettre les deux pour deviner juste. Lisette, en riant. - Vous êtes un très grand devin! Lucidor. - Quoi qu'il en soit, j'ai aussi un parti à lui offrir, mais un très bon parti, il s'agit d'un homme du monde, et voilà pourquoi je m'informe si elle n'aime personne. Lisette. - Dès que vous vous mêlez de l'établir, je pense bien qu'elle s'en tiendra là . Lucidor. - Adieu, Lisette, je vais faire un tour dans la grande allée; quand Angélique sera venue, je vous prie de m'en avertir. Soyez persuadée, à votre égard, que je ne m'en retournerai point à Paris sans récompenser le zèle que vous m'avez marqué. Lisette. - Vous avez bien de la bonté, Monsieur. Lucidor, à MaÃtre Blaise, en s'en allant, et à part. - Ménagez vos termes avec Lisette, MaÃtre Blaise. MaÃtre Blaise. - Aussi fais-je, je n'y mets pas le sens commun. Scène IV MaÃtre Blaise, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor a le meilleur coeur du monde. MaÃtre Blaise. - Oh! un coeur magnifique, un coeur tout d'or; au surplus, comment vous portez-vous, Mademoiselle Lisette? Lisette, riant. - Eh! que voulez-vous dire avec votre compliment, MaÃtre Blaise? Vous tenez depuis un moment des discours bien étranges. MaÃtre Blaise. - Oui, j'ons des manières fantasques, et ça vous étonne, n'est-ce pas? Je m'en doute bian. Et par réflexion. Que vous êtes agriable! Lisette. - Que vous êtes original avec votre agréable! Comme il regarde; en vérité, vous extravaguez. MaÃtre Blaise. - Tout au contraire, c'est ma prudence qui vous contemple. Lisette. - Eh bien! contemplez, voyez, ai-je aujourd'hui le visage autrement fait que je l'avais hier? MaÃtre Blaise. - Non, c'est moi qui le voix mieux que de coutume; il est tout nouviau pour moi. Lisette, voulant s'en aller. - Eh! que le ciel vous bénisse. MaÃtre Blaise, l'arrêtant. - Attendez donc. Lisette. - Eh! que me voulez-vous? C'est se moquer que de vous entendre; on dirait que vous m'en contez; je sais bien que vous êtes un fermier à votre aise, et que je ne suis pas pour vous, de quoi s'agit-il donc? MaÃtre Blaise. - De m'acouter sans y voir goutte, et de dire à part vous Ouais! faut qu'il y ait un secret à ça. Lisette. - Et à propos de quoi un secret? Vous ne me dites rien d'intelligible. MaÃtre Blaise. - Non, c'est fait exprès, c'est résolu. Lisette. - Voilà qui est bien particulier; ne recherchez-vous pas Angélique? MaÃtre Blaise. - Ça est itou conclu. Lisette. - Plus je rêve, et plus je m'y perds. MaÃtre Blaise. - Faut que vous vous y perdiais. Lisette. - Mais pourquoi me trouver si agréable; par quel accident le remarquez-vous plus qu'à l'ordinaire? Jusqu'ici vous n'avez pas pris garde si je l'étais ou non, croirai-je que vous êtes tombé subitement amoureux de moi? Je ne vous en empêche pas. MaÃtre Blaise, vite et vivement. - Je ne dis pas que je vous aime. Lisette, riant. - Que dites-vous donc? MaÃtre Blaise. - Je ne vous dis pas que je ne vous aime point; ni l'un ni l'autre, vous m'en êtes témoin; j'ons donné ma parole, je marche droit en besogne, voyez-vous, il n'y a pas à rire à ça; je ne dis rien, mais je pense, et je vais répétant que vous êtes agriable! Lisette, étonnée et le regardant. - Je vous regarde à mon tour et, si je me figurais pas que vous êtes timbré, en vérité, je soupçonnerais que vous ne me haïssez pas. MaÃtre Blaise. - Oh! soupçonnez, croyez, persuadez-vous, il n'y aura pas de mal, pourvu qu'il n'y ait pas de ma faute, et que ça vianne de vous toute seule sans que je vous aide. Lisette. - Qu'est-ce que cela signifie? MaÃtre Blaise. - Et mêmement, à vous permis de m'aimer, par exemple, j'y consens encore; si le coeur vous y porte, ne vous retenez pas, je vous lâche la bride là -dessus; il n'y aura rian de pardu. Lisette. - Le plaisant compliment! Eh! quel avantage en tirerais-je? MaÃtre Blaise. - Oh! dame, je sis bridé, mais ce n'est pas comme vous, je ne saurais parler pus clair; voici venir Angélique, laissez-moi li toucher un petit mot d'affection, sans que ça empêche que vous soyez gentille. Lisette. - Ma foi, votre tête est dérangée, Monsieur Blaise, je n'en rabats rien. Scène V Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise Angélique, un bouquet à la main. - Bonjour, Monsieur Blaise. Est-il vrai, Lisette, qu'il est venu quelqu'un de Paris pour Monsieur Lucidor? Lisette. - Oui, à ce que j'ai su. Angélique. - Dit-on que ce soit pour l'emmener à Paris qu'on est venu? Lisette. - C'est ce que je ne sais pas, Monsieur Lucidor ne m'en a rien appris. MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas d'apparence, il veut auparavant vous marier dans l'opulence, à ce qu'il dit. Angélique. - Me marier, Monsieur Blaise, et à qui donc, s'il vous plaÃt? MaÃtre Blaise. - La personne n'a pas encore de nom. Lisette. - Il parle vraiment d'un très grand mariage; il s'agit d'un homme du monde, et il ne dit pas qui c'est, ni d'où il viendra. Angélique, d'un air content et discret. - D'un homme du monde qu'il ne nomme pas! Lisette. - Je vous rapporte ses propres termes. Angélique. - Eh bien! je n'en suis pas inquiète, on le connaÃtra tôt ou tard. MaÃtre Blaise. - Ce n'est pas moi, toujours. Angélique. - Oh! je le crois bien, ce serait là un beau mystère, vous n'êtes qu'un homme des champs, vous. MaÃtre Blaise. - Stapendant j'ons mes prétentions itou, mais je ne me cache pas, je dis mon nom, je me montre, en publiant que je suis amoureux de vous, vous le savez bian. Lisette lève les épaules. Angélique. - Je l'avais oublié. MaÃtre Blaise. - Me velà pour vous en aviser derechef, vous souciez-vous un peu de ça, Mademoiselle Angélique? Lisette boude. Angélique. - Hélas! guère. MaÃtre Blaise. - Guère! C'est toujours queuque chose. Prenez-y garde, au moins, car je vais me douter, sans façon, que je vous plais. Angélique. - Je ne vous le conseille pas, Monsieur Blaise; car il me semble que non. MaÃtre Blaise. - Ah! bon ça; velà qui se comprend; c'est pourtant fâcheux, voyez-vous, ça me chagraine; mais n'importe, ne vous gênez pas, je reviendrai tantôt pour savoir si vous désirez que j'en parle à Madame Argante, ou s'il faudra que je m'en taise; ruminez ça à part vous, et faites à votre guise, bonjour. Et à Lisette, à part. Que vous êtes avenante! Lisette, en colère. - Quelle cervelle! Scène VI Lisette, Angélique Angélique. - Heureusement, je ne crains pas son amour, quand il me demanderait à ma mère, il n'en sera pas plus avancé. Lisette. - Lui! c'est un conteur de sornettes qui ne convient pas à une fille comme vous. Angélique. - Je ne l'écoute pas; mais dis-moi, Lisette, Monsieur Lucidor parle donc sérieusement d'un mari? Lisette. - Mais d'un mari distingué, d'un établissement considérable. Angélique. - Très considérable, si c'est ce que je soupçonne. Lisette. - Et que soupçonnez-vous? Angélique. - Oh! je rougirais trop, si je me trompais! Lisette. - Ne serait-ce pas lui, par hasard, que vous vous imaginez être l'homme en question, tout grand seigneur qu'il est par ses richesses? Angélique. - Bon, lui! je ne sais pas seulement moi-même ce que je veux dire, on rêve, on promène sa pensée, et puis c'est tout; on le verra, ce mari, je ne l'épouserai pas sans le voir. Lisette. - Quand ce ne serait qu'un de ses amis, ce serait toujours une grande affaire; à propos, il m'a recommandé d'aller l'avertir quand vous seriez venue, et il m'attend dans l'allée. Angélique. - Eh! va donc; à quoi t'amuses-tu là ? pardi, tu fais bien les commissions qu'on te donne, il n'y sera peut-être plus. Lisette. - Tenez, le voilà lui-même. Scène VII Angélique, Lucidor, Lisette Lucidor. - Y a-t-il longtemps que vous êtes ici, Angélique? Angélique. - Non, Monsieur, il n'y a qu'un moment que je sais que vous avez envie de me parler, et je la querellais de ne me l'avoir pas dit plus tôt. Lucidor. - Oui, j'ai à vous entretenir d'une chose assez importante. Lisette. - Est-ce en secret? M'en irai-je? Lucidor. - Il n'y a pas de nécessité que vous restiez. Angélique. - Aussi bien je crois que ma mère aura besoin d'elle. Lisette. - Je me retire donc. Scène VIII Lucidor, Angélique Lucidor la regardant attentivement. Angélique, en riant. - A quoi songez-vous donc en me considérant si fort? Lucidor. - Je songe que vous embellissez tous les jours. Angélique. - Ce n'était pas de même quand vous étiez malade. A propos, je sais que vous aimez les fleurs, et je pensais à vous aussi en cueillant ce petit bouquet; tenez, Monsieur, prenez-le. Lucidor. - Je ne le prendrai que pour vous le rendre, j'aurai plus de plaisir à vous le voir. Angélique prend. - Et moi, à cette heure que je l'ai reçu, je l'aime mieux qu'auparavant. Lucidor. - Vous ne répondez jamais rien que d'obligeant. Angélique. - Ah! cela est si aisé avec de certaines personnes; mais que me voulez-vous donc? Lucidor. - Vous donner des témoignages de l'extrême amitié que j'ai pour vous, à condition qu'avant tout, vous m'instruirez de l'état de votre coeur. Angélique. - Hélas! le compte en sera bientôt fait! Je ne vous en dirai rien de nouveau; ôtez notre amitié que vous savez bien, il n'y a rien dans mon coeur, que je sache, je n'y vois qu'elle. Lucidor. - Vos façons de parler me font tant de plaisir, que j'en oublie presque ce que j'ai à vous dire. Angélique. - Comment faire? Vous oublierez donc toujours, à moins que je ne me taise; je ne connais point d'autre secret. Lucidor. - Je n'aime point ce secret-là ; mais poursuivons il n'y a encore environ que sept semaines que je suis ici. Angélique. - Y a-t-il tant que cela? Que le temps passe vite! Après? Lucidor. - Et je vois quelquefois bien des jeunes gens du pays qui vous font la cour; lequel de tous distinguez-vous parmi eux? Confiez-moi ce qui en est comme au meilleur ami que vous ayez. Angélique. - Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi vous pensez que j'en distingue, des jeunes gens qui me font la cour; est-ce que je les remarque? est-ce que je les vois? Ils perdent donc bien leur temps. Lucidor. - Je vous crois, Angélique. Angélique. - Je ne me souciais d'aucun quand vous êtes venu ici, et je ne m'en soucie pas davantage depuis que vous y êtes, assurément. Lucidor. - Etes-vous aussi indifférente pour maÃtre Blaise, ce jeune fermier qui veut vous demander en mariage, à ce qu'il m'a dit? Angélique. - Il me demandera en ce qu'il lui plaira, mais, en un mot, tous ces gens-là me déplaisent depuis le premier jusqu'au dernier, principalement lui, qui me reprochait, l'autre jour, que nous nous parlions trop souvent tous deux, comme s'il n'était pas bien naturel de se plaire plus en votre compagnie qu'en la sienne; que cela est sot! Lucidor. - Si vous ne haïssez pas de me parler, je vous le rends bien, ma chère Angélique quand je ne vous vois pas, vous me manquez, et je vous cherche. Angélique. - Vous ne cherchez pas longtemps, car je reviens bien vite, et ne sors guère. Lucidor. - Quand vous êtes revenue, je suis content. Angélique. - Et moi, je ne suis pas mélancolique. Lucidor. - Il est vrai, je vois avec joie que votre amitié répond à la mienne. Angélique. - Oui, mais malheureusement vous n'êtes pas de notre village, et vous retournerez peut-être bientôt à votre Paris, que je n'aime guère. Si j'étais à votre place, il me viendrait plutôt chercher que je n'irais le voir. Lucidor. - Eh! qu'importe que j'y retourne ou non, puisqu'il ne tiendra qu'à vous que nous y soyons tous deux? Angélique. - Tous deux, Monsieur Lucidor! Eh mais! contez-moi donc comme quoi. Lucidor. - C'est que je vous destine un mari qui y demeure. Angélique. - Est-il possible? Ah çà , ne me trompez pas, au moins, tout le coeur me bat; loge-t-il avec vous? Lucidor. - Oui, Angélique; nous sommes dans la même maison. Angélique. - Ce n'est pas assez, je n'ose encore être bien aise en toute confiance. Quel homme est-ce? Lucidor. - Un homme très riche. Angélique. - Ce n'est pas là le principal; après. Lucidor. - Il est de mon âge et de ma taille. Angélique. - Bon; c'est ce que je voulais savoir. Lucidor. - Nos caractères se ressemblent, il pense comme moi. Angélique. - Toujours de mieux en mieux, que je l'aimerai! Lucidor. - C'est un homme tout aussi uni, tout aussi sans façon que je le suis. Angélique. - Je n'en veux point d'autre. Lucidor. - Qui n'a ni ambition, ni gloire, et qui n'exigera de celle qu'il épousera que son coeur. Angélique, riant. - Il l'aura, Monsieur Lucidor, il l'aura, il l'a déjà ; je l'aime autant que vous, ni plus ni moins. Lucidor. - Vous aurez le sien, Angélique, je vous en assure, je le connais; c'est tout comme s'il vous le disait lui-même. Angélique. - Eh! sans doute, et moi je réponds aussi comme s'il était là . Lucidor. - Ah! que de l'humeur dont il est, vous allez le rendre heureux! Angélique. - Ah! je vous promets bien qu'il ne sera pas heureux tout seul. Lucidor. - Adieu, ma chère Angélique; il me tarde d'entretenir votre mère et d'avoir son consentement. Le plaisir que me fait ce mariage ne me permet pas de différer davantage; mais avant que je vous quitte, acceptez de moi ce petit présent de noce que j'ai droit de vous offrir, suivant l'usage, et en qualité d'ami; ce sont de petits bijoux que j'ai fait venir de Paris. Angélique. - Et moi je les prends, parce qu'ils y retourneront avec vous, et que nous y serons ensemble; mais il ne fallait point de bijoux, c'est votre amitié qui est le véritable. Lucidor. - Adieu, belle Angélique; votre mari ne tardera pas à paraÃtre. Angélique. - Courez donc, afin qu'il vienne plus vite. Scène IX Angélique, Lisette Lisette. - Eh bien! Mademoiselle, êtes-vous instruite? A qui vous marie-t-on? Angélique. - A lui, ma chère Lisette, à lui-même, et je l'attends. Lisette. - A lui, dites-vous? Et quel est donc cet homme qui s'appelle lui par excellence? Est-ce qu'il est ici? Angélique. - Eh! tu as dû le rencontrer; il va trouver ma mère. Lisette. - Je n'ai vu que Monsieur Lucidor, et ce n'est pas lui qui vous épouse. Angélique. - Eh! si fait, voilà vingt fois que je te le répète; si tu savais comme nous nous sommes parlé, comme nous nous entendions bien sans qu'il ait dit C'est moi!, mais cela était si clair, si clair, si agréable, si tendre!... Lisette. - Je ne l'aurais jamais imaginé, mais le voici encore. Scène X Lucidor, Frontin, Lisette, Angélique Lucidor. - Je reviens, belle Angélique; en allant chez votre mère, j'ai trouvé Monsieur qui arrivait, et j'ai cru qu'il n'y avait rien de plus pressé que de vous l'amener; c'est lui, c'est ce mari pour qui vous êtes si favorablement prévenue, et qui, par le rapport de nos caractères, est en effet un autre moi-même; il m'a apporté aussi le portrait d'une jeune et jolie personne qu'on veut me faire épouser à Paris. Il le lui présente. Jetez les yeux dessus comment le trouvez-vous? Angélique, d'un air mourant, le repousse. - Je ne m'y connais pas. Lucidor. - Adieu, je vous laisse ensemble, et je cours chez Madame Argante. Il s'approche d'elle. Etes-vous contente? Angélique, sans lui répondre, tire la boÃte aux bijoux et la lui rend sans le regarder elle la met dans sa main; et il s'arrête comme surpris et sans la lui remettre, après quoi il sort. Scène XI Angélique, Frontin, Lisette Angélique reste immobile; Lisette tourne autour de Frontin avec surprise, et Frontin paraÃt embarrassé. Frontin. - Mademoiselle, l'étonnante immobilité où je vous vois intimide extrêmement mon inclination naissante; vous me découragez tout à fait, et je sens que je perds la parole. Lisette. - Mademoiselle est immobile, vous muet, et moi stupéfaite; j'ouvre les yeux, je regarde, et je n'y comprends rien. Angélique, tristement. - Lisette, qui est-ce qui l'aurait cru? Lisette. - Je ne le crois pas, moi qui le vois. Frontin. - Si la charmante Angélique daignait seulement jeter un regard sur moi, je crois que je ne lui ferais point de peur, et peut-être y reviendrait-elle on s'accoutume aisément à me voir, j'en ai l'expérience, essayez-en. Angélique, sans le regarder. - Je ne saurais; ce sera pour une autre fois. Lisette, tenez compagnie à Monsieur, je lui demande pardon, je ne me sens pas bien; j'étouffe, et je vais me retirer dans ma chambre. Scène XII Lisette, Frontin Frontin, à part. - Mon mérite a manqué son coup. Lisette, à part. - C'est Frontin, c'est lui-même. Frontin, les premiers mots à part. - Voici le plus fort de ma besogne ici; m'amie, que dois-je conjecturer d'un aussi langoureux accueil? Elle ne répond pas, et le regarde. Il continue. Eh bien! répondez donc. Allez-vous me dire aussi que ce sera pour une autre fois? Lisette. - Monsieur, ne t'ai-je pas vu quelque part? Frontin. - Comment donc? Ne t'ai-je pas vu quelque part? Ce village-ci est bien familier. Lisette, à part les premiers mots. - Est-ce que je me tromperais? Monsieur, excusez-moi; mais n'avez-vous jamais été à Paris chez une Madame Dorman, où j'étais? Frontin. - Qu'est-ce que c'est que Madame Dorman? Dans quel quartier? Lisette. - Du côté de la place Maubert, chez un marchand de café, au second. Frontin. - Une place Maubert, une Madame Dorman, un second! Non, mon enfant, je ne connais point cela, et je prends toujours mon café chez moi. Lisette. - Je ne dis plus mot, mais j'avoue que je vous ai pris pour Frontin, et il faut que je me fasse toute la violence du monde pour m'imaginer que ce n'est point lui. Frontin. - Frontin! mais c'est un nom de valet. Lisette. - Oui, Monsieur, et il m'a semblé que c'était toi... que c'était vous, dis-je. Frontin. - Quoi! toujours des tu et des toi! Vous me lassez à la fin. Lisette. - J'ai tort, mais tu lui ressembles si fort!... Eh! Monsieur, pardon. Je retombe toujours; quoi! tout de bon, ce n'est pas toi... je veux dire, ce n'est pas vous? Frontin, riant. - Je crois que le plus court est d'en rire moi-même; allez, ma fille, un homme moins raisonnable et de moindre étoffe se fâcherait; mais je suis trop au-dessus de votre méprise, et vous me divertiriez beaucoup, n'était le désagrément qu'il y a d'avoir une physionomie commune avec ce coquin-là . La nature pouvait se passer de lui donner le double de la mienne, et c'est un affront qu'elle m'a fait, mais ce n'est pas votre faute; parlons de votre maÃtresse. Lisette. - Oh! Monsieur, n'y ayez point de regret; celui pour qui je vous prenais est un garçon fort aimable, fort amusant, plein d'esprit et d'une très jolie figure. Frontin. - J'entends bien, la copie est parfaite. Lisette. - Si parfaite que je n'en reviens point, et tu serais le plus grand maraud... Monsieur, je me brouille encore, la ressemblance m'emporte. Frontin. - Ce n'est rien, je commence à m'y faire ce n'est pas à moi à qui vous parlez. Lisette. - Non, Monsieur, c'est à votre copie, et je voulais dire qu'il aurait grand tort de me tromper; car je voudrais de tout mon coeur que ce fût lui; je crois qu'il m'aimait, et je le regrette. Frontin. - Vous avez raison, il en valait bien la peine. Et à part. Que cela est flatteur! Lisette. - Voilà qui est bien particulier; à chaque fois que vous parlez, il me semble l'entendre. Frontin. - Vraiment, il n'y a rien là de surprenant; dès qu'on se ressemble, on a le même son de voix, et volontiers les mêmes inclinations; il vous aimait, dites-vous, et je ferais comme lui, sans l'extrême distance qui nous sépare. Lisette. - Hélas! je me réjouissais en croyant l'avoir retrouvé. Frontin, à part le premier mot. - Oh?... Tant d'amour sera récompensé, ma belle enfant, je vous le prédis; en attendant, vous ne perdrez pas tout, je m'intéresse à vous et je vous rendrai service; ne vous mariez point sans me consulter. Lisette. - Je sais garder un secret; Monsieur, dites-moi si c'est toi... Frontin, en s'en allant. - Allons, vous abusez de ma bonté; il est temps que je me retire. Et après. Ouf, le rude assaut! Scène XIII Lisette, un moment seule, MaÃtre Blaise Lisette. - Je m'y suis pris de toutes façons, et ce n'est pas lui sans doute, mais il n'y a jamais rien eu de pareil. Quand ce serait lui, au reste, MaÃtre Blaise est bien un autre parti, s'il m'aime. MaÃtre Blaise. - Eh bien! fillette, à quoi en suis-je avec Angélique? Lisette. - Au même état où vous étiez tantôt. MaÃtre Blaise, en riant. - Eh mais! tant pire, ma grande fille. Lisette. - Ne me direz-vous point ce que peut signifier le tant pis que vous dites en riant? MaÃtre Blaise. - C'est que je ris de tout, mon poulet. Lisette. - En tout cas, j'ai un avis à vous donner; c'est qu'Angélique ne paraÃt pas disposée à accepter le mari que Monsieur Lucidor lui destine, et qui est ici, et que si, dans ces circonstances, vous continuez à la rechercher, apparemment vous l'obtiendrez. MaÃtre Blaise, tristement. - Croyez-vous? Eh mais! tant mieux. Lisette. - Oh! vous m'impatientez avec vos tant mieux si tristes, vos tant pis si gaillards, et le tout en m'appelant ma grande fille et mon poulet; il faut, s'il vous plaÃt, que j'en aie le coeur net, Monsieur Blaise pour la dernière fois, est-ce que vous m'aimez? MaÃtre Blaise. - Il n'y a pas encore de réponse à ça. Lisette. - Vous vous moquez donc de moi? MaÃtre Blaise. - Velà une mauvaise pensée. Lisette. - Avez-vous toujours dessein de demander Angélique en mariage? MaÃtre Blaise. - Le micmac le requiert. Lisette. - Le micmac! Et si on vous la refuse, en serez-vous fâché? MaÃtre Blaise, riant. - Oui-da. Lisette. - En vérité, dans l'incertitude où vous me tenez de vos sentiments, que voulez-vous que je réponde aux douceurs que vous me dites? Mettez-vous à ma place. MaÃtre Blaise. - Boutez-vous à la mienne. Lisette. - Eh! quelle est-elle? car si vous êtes de bonne foi, si effectivement vous m'aimez... MaÃtre Blaise, riant. - Oui, je suppose... Lisette. - Vous jugez bien que je n'aurai pas le coeur ingrat. MaÃtre Blaise, riant. - Hé, hé, hé... Lorgnez-moi un peu, que je voie si ça est vrai. Lisette. - Qu'en ferez-vous? MaÃtre Blaise. - Hé, hé... Je le garde. La gentille enfant, queu dommage de laisser ça dans la peine! Lisette. - Quelle obscurité! Voilà Madame Argante et Monsieur Lucidor; il est apparemment question du mariage d'Angélique avec l'amant qui lui est venu; la mère voudra qu'elle l'épouse; et si elle obéit, comme elle y sera peut-être obligée, il ne sera plus nécessaire que vous la demandiez; ainsi, retirez-vous, je vous prie. MaÃtre Blaise. - Oui, mais je sis d'obligation aussi de revenir voir ce qui en est, pour me comporter à l'avenant. Lisette, fâchée. - Encore! Oh! votre énigme est d'une impertinence qui m'indigne. MaÃtre Blaise, riant et s'en allant. - C'est pourtant douze mille francs qui vous fâchent. Lisette, le voyant aller. - Douze mille francs! Où va-t-il prendre ce qu'il dit là ? Je commence à croire qu'il y a quelque motif à cela. Scène XIV Madame Argante, Lucidor, Frontin, Lisette Madame Argante, en entrant, à Frontin. - Eh! Monsieur, ne vous rebutez point, il n'est pas possible qu'Angélique ne se rende, il n'est pas possible. A Lisette. Lisette, vous étiez présente quand Monsieur a vu ma fille; est-il vrai qu'elle ne l'ait pas bien reçu? Qu'a-t-elle donc dit? Parlez; a-t-il lieu de se plaindre? Lisette. - Non, Madame, je ne me suis point aperçu de mauvaise réception; il n'y a eu qu'un étonnement naturel à une jeune et honnête fille, qui se trouve, pour ainsi dire, mariée dans la minute; mais pour le peu que Madame la rassure, et s'en mêle, il n'y aura pas la moindre difficulté. Lucidor. - Lisette a raison, je pense comme elle. Madame Argante. - Eh! sans doute; elle est si jeune et si innocente! Frontin. - Madame, le mariage en impromptu étonne l'innocence, mais ne l'afflige pas, et votre fille est allée se trouver mal dans sa chambre. Madame Argante. - Vous verrez, Monsieur, vous verrez... Allez, Lisette, dites-lui que je lui ordonne de venir tout à l'heure. Amenez-la ici; partez. A Frontin. Il faut avoir la bonté de lui pardonner ces premiers mouvements-là , Monsieur, ce ne sera rien. Lisette part. Frontin. - Vous avez beau dire, on a eu tort de m'exposer à cette aventure-ci; il est fâcheux à un galant homme, à qui tout Paris jette ses filles à la tête, et qui les refuse toutes, de venir lui-même essuyer les dédains d'une jeune citoyenne de village, à qui on ne demande précisément que sa figure en mariage. Votre fille me convient fort; et je rends grâces à mon ami de l'avoir retenue; mais il fallait, en m'appelant, me tenir sa main si prête et si disposée que je n'eusse qu'à tendre la mienne pour la recevoir; point d'autre cérémonie. Lucidor. - Je n'ai pas dû deviner l'obstacle qui se présente. Madame Argante. - Eh! Messieurs, un peu de patience; regardez-la, dans cette occasion-ci, comme un enfant. Scène XV Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette, Madame Argante Madame Argante. - Approchez, Mademoiselle, approchez, n'êtes-vous pas bien sensible à l'honneur que vous fait Monsieur, de venir vous épouser, malgré votre peu de fortune et la médiocrité de votre état? Frontin. - Rayons ce mot d'honneur, mon amour et ma galanterie le désapprouvent. Madame Argante. - Non, Monsieur, je dis la chose comme elle est; répondez, ma fille. Angélique. - Ma mère... Madame Argante. - Vite donc! Frontin. - Point de ton d'autorité, sinon je reprends mes bottes et monte à cheval. A Angélique. Vous ne m'avez pas encore regardé, fille aimable, vous n'avez point encore vu ma personne, vous la rebutez sans la connaÃtre; voyez-la pour la juger. Angélique. - Monsieur... Madame Argante. - Monsieur!... ma mère! Levez la tête. Frontin. - Silence, maman, voilà une réponse entamée. Lisette. - Vous êtes trop heureuse, Mademoiselle, il faut que vous soyez née coiffée. Angélique, vivement. - En tout cas, je ne suis pas née babillarde. Frontin. - Vous n'en êtes que plus rare; allons, Mademoiselle, reprenez haleine, et prononcez. Madame Argante. - Je dévore ma colère. Lucidor. - Que je suis mortifié! Frontin, à Angélique. - Courage! encore un effort pour achever. Angélique. - Monsieur, je ne vous connais point. Frontin. - La connaissance est si tôt faite en mariage, c'est un pays où l'on va si vite... Madame Argante. - Comment? étourdie, ingrate que vous êtes! Frontin. - Ah! ah! Madame Argante, vous avez le dialogue d'une rudesse insoutenable. Madame Argante. - Je sors, je ne pourrais pas me retenir, mais je la déshérite, si elle continue de répondre aussi mal aux obligations que nous vous avons, Messieurs. Depuis que Monsieur Lucidor est ici, son séjour n'a été marqué pour nous que par des bienfaits; pour comble de bonheur, il procure à ma fille un mari tel qu'elle ne pouvait pas l'espérer, ni pour le bien, ni pour le rang, ni pour le mérite... Frontin. - Tout doux, appuyez légèrement sur le dernier. Madame Argante, en s'en allant. - Et, merci de ma vie! qu'elle l'accepte, ou je la renonce. Scène XVI Lucidor, Frontin, Angélique, Lisette Lisette. - En vérité, Mademoiselle, on ne saurait vous excuser; attendez-vous qu'il vienne un prince? Frontin. - Sans vanité, voici mon apprentissage; en fait de refus, je ne connaissais pas cet affront-là . Lucidor. - Vous savez, belle Angélique, que je vous ai d'abord consulté sur ce mariage; je n'y ai pensé que par zèle pour vous, et vous m'en avez paru satisfaite. Angélique. - Oui, Monsieur, votre zèle est admirable, c'est la plus belle chose du monde, et j'ai tort, je suis une étourdie, mais laissez-moi dire. A cette heure que ma mère n'y est plus, et que je suis un peu plus hardie, il est juste que je parle à mon tour, et je commence par vous, Lisette; c'est que je vous prie de vous taire, entendez-vous; il n'y a rien ici qui vous regarde; quand il vous viendra un mari, vous en ferez ce qu'il vous plaira, sans que je vous en demande compte, et je ne vous dirai point sottement, ni que vous êtes née coiffée, ni que vous êtes trop heureuse, ni que vous attendez un prince, ni d'autres propos aussi ridicules que vous m'avez tenus, sans savoir ni quoi, ni qu'est-ce. Frontin. - Sur sa part, je devine la mienne. Angélique. - La vôtre est toute prête, Monsieur. Vous êtes honnête homme, n'est-ce pas? Frontin. - C'est en quoi je brille. Angélique. - Vous ne voudrez pas causer du chagrin à une fille qui ne vous a jamais fait de mal, cela serait cruel et barbare. Frontin. - Je suis l'homme du monde le plus humain, vos pareilles en ont mille preuves. Angélique. - C'est bien fait, je vous dirai donc, Monsieur, que je serais mortifiée s'il fallait vous aimer, le coeur me le dit; on sent cela; non que vous ne soyez fort aimable, pourvu que ce ne soit pas moi qui vous aime; je ne finirai point de vous louer quand ce sera pour une autre; je vous prie de prendre en bonne part ce que je vous dis là , j'y vais de tout mon coeur; ce n'est pas moi qui ai été vous chercher, une fois; je ne songeais pas à vous, et si je l'avais pu, il ne m'en aurait pas plus coûté de vous crier Ne venez pas! que de vous dire Allez-vous-en. Frontin. - Comme vous me le dites? Angélique. - Oh! sans doute, et le plus tôt sera le mieux. Mais que vous importe? Vous ne manquerez pas de filles; quand on est riche, on en a tant qu'on veut, à ce qu'on dit, au lieu que naturellement je n'aime pas l'argent; j'aimerais mieux en donner que d'en prendre; c'est là mon humeur. Frontin. - Elle est bien opposée à la mienne; à quelle heure voulez-vous que je parte? Angélique. - Vous êtes bien honnête; quand il vous plaira, je ne vous retiens point, il est tard, à cette heure, mais il fera beau demain. Frontin, à Lucidor. - Mon grand ami, voilà ce qu'on appelle un congé bien conditionné, et je le reçois, sauf vos conseils, qui me régleront là -dessus cependant; ainsi, belle ingrate, je diffère encore mes derniers adieux. Angélique. - Quoi, Monsieur! ce n'est pas fait? Pardi! vous avez bon courage! Et quand il est parti. Votre ami n'a guère de coeur, il me demande à quelle heure il partira, et il reste. Scène XVII Lucidor, Angélique, Lisette Lucidor. - Il n'est pas si aisé de vous quitter, Angélique; mais je vous débarrasserai de lui. Lisette. - Quelle perte! un homme qui lui faisait sa fortune! Lucidor. - Il y a des antipathies insurmontables; si Angélique est dans ce cas-là , je ne m'étonne point de son refus, et je ne renonce pas au projet de l'établir avantageusement. Angélique. - Eh, Monsieur! ne vous en mêlez pas. Il y a des gens qui ne font que nous porter guignon. Lucidor. - Vous porter guignon, avec les intentions que j'ai! Et qu'avez-vous à reprocher à mon amitié? Angélique, à part. - Son amitié, le méchant homme! Lucidor. - Dites-moi de quoi vous vous plaignez. Angélique. - Moi, Monsieur, me plaindre! Eh! qui est-ce qui y songe? Où sont les reproches que je vous fais? Me voyez-vous fâchée? Je suis très contente de vous; vous en agissez on ne peut pas mieux; comment donc! vous m'offrez des maris tant que j'en voudrai; vous m'en faites venir de Paris sans que j'en demande y a-t-il rien là de plus obligeant, de plus officieux? Il est vrai que je laisse là tous vos mariages; mais aussi il ne faut pas croire, à cause de vos rares bontés, qu'on soit obligé, vite et vite, de se donner au premier venu que vous attirerez de je ne sais où, et qui arrivera tout botté pour m'épouser sur votre parole; il ne faut pas croire cela, je suis fort reconnaissante, mais je ne suis pas idiote. Lucidor. - Quoi que vous en disiez, vos discours ont une aigreur que je ne sais à quoi attribuer, et que je ne mérite point. Lisette. - Ah! j'en sais bien la cause, moi, si je voulais parler. Angélique. - Hem! Qu'est-ce que c'est que cette science que vous avez? Que veut-elle dire? Ecoutez, Lisette, je suis naturellement douce et bonne; un enfant a plus de malice que moi; mais si vous me fâchez, vous m'entendez bien? je vous promets de la rancune pour mille ans. Lucidor. - Si vous ne vous plaignez pas de moi, reprenez donc ce petit présent que je vous avais fait, et que vous m'avez rendu sans me dire pourquoi. Angélique. - Pourquoi? C'est qu'il n'est pas juste que je l'aie. Le mari et les bijoux étaient pour aller ensemble, et en rendant l'un, je rends l'autre. Vous voilà bien embarrassé; gardez cela pour cette charmante beauté dont on vous a apporté le portrait. Lucidor. - Je lui en trouverai d'autres; reprenez ceux-ci. Angélique. - Oh! qu'elle garde tout, Monsieur, je les jetterais. Lisette. - Et moi je les ramasserai. Lucidor. - C'est-à -dire que vous ne voulez pas que je songe à vous marier, et que, malgré ce que vous m'avez dit tantôt, il y a quelque amour secret dont vous me faites mystère. Angélique. - Eh mais, cela se peut bien, oui, Monsieur, voilà ce que c'est, j'en ai pour un homme d'ici, et quand je n'en aurais pas, j'en prendrais tout exprès demain pour avoir un mari à ma fantaisie. Scène XVIII Lucidor, Angélique, Lisette, MaÃtre Blaise MaÃtre Blaise. - Je requiers la parmission d'interrompre, pour avoir la déclaration de voute darnière volonté, Mademoiselle, retenez-vous voute amoureux nouviau venu? Angélique. - Non, laissez-moi. MaÃtre Blaise. - Me retenez-vous, moi? Angélique. - Non. MaÃtre Blaise. - Une fois, deux fois, me voulez-vous? Angélique. - L'insupportable homme! Lisette. - Etes-vous sourd, MaÃtre Blaise? Elle vous dit que non. MaÃtre Blaise, à Lisette, les premiers mots à part, et ne souriant. - Oui, ma mie. Ah çà , Monsieur, je vous prends à témoin comme quoi je l'aime, comme quoi alle me repousse, que, si elle ne me prend pas, c'est sa faute, et que ce n'est pas sur moi qu'il en faut jeter l'endosse. A Lisette, à part. Bonjour, poulet. Et puis à tous. Au demeurant, ça ne me surprend point; Mademoiselle Angélique en refuse deux, alle en refuserait trois; alle en refuserait un boissiau; il n'y en a qu'un qu'alle envie, tout le reste est du fretin pour alle, hormis Monsieur Lucidor, que j'ons deviné drès le commencement. Angélique, outrée. - Monsieur Lucidor! MaÃtre Blaise. - Li-même, n'ons-je pas vu que vous pleuriez quand il fut malade, tant vous aviez peur qu'il ne devÃnt mort? Lucidor. - Je ne croirai jamais ce que vous dites là ; Angélique pleurait par amitié pour moi? Angélique. - Comment, vous ne croirez pas! vous ne seriez pas un homme de bien de le croire. M'accuser d'aimer, à cause que je pleure; à cause que je donne des marques de bon coeur! eh mais! je pleure tous les malades que je vois, je pleure pour tout ce qui est en danger de mourir; si mon oiseau mourait devant moi, je pleurerais; dira-t-on que j'ai de l'amour pour lui? Lisette. - Passons, passons là -dessus; car, à vous parler franchement, je l'ai cru de même. Angélique. - Quoi! vous aussi, Lisette? Vous m'accablez, vous me déchirez. Eh! que vous ai-je fait? Quoi! un homme qui ne songe point à moi, qui veut me marier à tout le monde, et je l'aimerais, moi, qui ne pourrais pas le souffrir s'il m'aimait, moi qui ai de l'inclination pour un autre? J'ai donc le coeur bien bas, bien misérable; ah! que l'affront qu'on me fait m'est sensible! Lucidor. - Mais en vérité, Angélique, vous n'êtes pas raisonnable; ne voyez-vous pas que ce sont nos petites conversations qui ont donné lieu à cette folie qu'on a rêvée, et qu'elle ne mérite pas votre attention? Angélique. - Hélas! Monsieur, c'est par discrétion que je ne vous ai pas dit ma pensée; mais je vous aime si peu, que, si je ne me retenais pas, je vous haïrais, depuis ce mari que vous avez mandé de Paris; oui, Monsieur, je vous haïrais, je ne sais trop même si je ne vous hais pas, je ne voudrais pas jurer que non, car j'avais de l'amitié pour vous, et je n'en ai plus; est-ce là des dispositions pour aimer? Lucidor. - Je suis honteux de la douleur où je vous vois, avez-vous besoin de vous défendre, dès que vous en aimez un autre, tout n'est-il pas dit? MaÃtre Blaise. - Un autre galant? Alle serait, morgué! bian en peine de le montrer. Angélique. - En peine? Eh bien! puisqu'on m'obstine, c'est justement lui qui parle, cet indigne. Lucidor. - Je l'ai soupçonné. MaÃtre Blaise. - Moi! Lisette. - Bon! cela n'est pas vrai. Angélique. - Quoi! je ne sais pas l'inclination que j'ai? Oui, c'est lui, je vous dis que c'est lui! MaÃtre Blaise. - Ah! çà , Mademoiselle, ne badinons point; ça n'a ni rime ni raison. Par votre foi, est-ce ma personne qui vous a pris le coeur? Angélique. - Oh! je l'ai assez dit. Oui, c'est vous, malhonnête que vous êtes! Si vous ne m'en croyez pas, je ne m'en soucie guère. MaÃtre Blaise. - Eh mais! jamais voute mère n'y consentira. Angélique. - Vraiment, je le sais bien. MaÃtre Blaise. - Et pis, vous m'avez rebuté d'abord, j'ai compté là -dessus, moi, je me sis arrangé autrement. Angélique. - Eh bien! ce sont vos affaires. MaÃtre Blaise. - On n'a pas un coeur qui va et qui vient comme une girouette faut être fille pour ça; on se fie à des refus. Angélique. - Oh! accommodez-vous, benêt. MaÃtre Blaise. - Sans compter que je ne sis pas riche. Lucidor. - Ce n'est pas là ce qui embarrassera, et j'aplanirai tout; puisque vous avez le bonheur d'être aimé, MaÃtre Blaise, je donne vingt mille francs en faveur de ce mariage, je vais en porter la parole à Madame Argante, et je reviens dans le moment vous en rendre la réponse. Angélique. - Comme on me persécute! Lucidor. - Adieu, Angélique, j'aurai enfin la satisfaction de vous avoir mariée selon votre coeur, quelque chose qu'il m'en coûte. Angélique. - Je crois que cet homme-là me fera mourir de chagrin. Scène XIX MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lisette. - Ce Monsieur Lucidor est un grand marieur de filles; à quoi vous déterminez-vous, MaÃtre Blaise? MaÃtre Blaise, après avoir rêvé. - Je dis qu'ous êtes toujours bian jolie, mais que ces vingt mille francs vous font grand tort. Lisette. - Hum! le vilain procédé! Angélique, d'un air languissant. - Est-ce que vous aviez quelque dessein pour elle? MaÃtre Blaise. - Oui, je n'en fais pas le fin. Angélique, languissante. - Sur ce pied-là , vous ne m'aimez pas. MaÃtre Blaise. - Si fait da ça m'avait un peu quitté, mais je vous r'aime chèrement à cette heure. Angélique, toujours languissante. - A cause des vingt mille francs? MaÃtre Blaise. - A cause de vous, et pour l'amour d'eux. Angélique. - Vous avez donc intention de les recevoir? MaÃtre Blaise. - Pargué! A voute avis? Angélique. - Et moi je vous déclare que, si vous les prenez, que je ne veux point de vous. MaÃtre Blaise. - En veci bian d'un autre! Angélique. - Il y aurait trop de lâcheté à vous de prendre de l'argent d'un homme qui a voulu me marier à un autre, qui m'a offensée en particulier en croyant que je l'aimais, et qu'on dit que j'aime moi-même. Lisette. - Mademoiselle a raison; j'approuve tout à fait ce qu'elle dit là . MaÃtre Blaise. - Mais acoutez donc le bon sens, si je ne prends pas les vingt mille francs, vous me pardrez, vous ne m'aurez point, voute mère ne voura point de moi. Angélique. - Eh bien! si elle ne veut point de vous, je vous laisserai. MaÃtre Blaise, inquiet. - Est-ce votre dernier mot? Angélique. - Je ne changerai jamais. MaÃtre Blaise. - Ah! me velà biau garçon. Scène XX Lucidor, MaÃtre Blaise, Angélique, Lisette Lucidor. - Votre mère consent à tout, belle Angélique j'en ai sa parole, et votre mariage avec MaÃtre Blaise est conclu, moyennant les vingt mille francs que je donne. Ainsi vous n'avez qu'à venir tous deux l'en remercier. MaÃtre Blaise. - Point du tout; il y a un autre vartigo qui la tiant; elle a de l'aversion pour le magot de vingt mille francs, à cause de vous qui les délivrez alle ne veut point de moi si je les prends, et je veux du magot avec alle. Angélique, s'en allant. - Et moi je ne veux plus de qui que ce soit au monde. Lucidor. - Arrêtez, de grâce, chère Angélique. Laissez-nous, vous autres. MaÃtre Blaise, prenant Lisette sous le bras, à Lucidor. - Noute premier marché tiant-il toujours? Lucidor. - Oui, je vous le garantis. MaÃtre Blaise. - Que le ciel vous conserve en joie; je vous fiance donc fillette. Scène XXI Lucidor, Angélique Lucidor. - Vous pleurez, Angélique? Angélique. - C'est que ma mère sera fâchée, et puis j'ai eu assez de confusion pour cela. Lucidor. - A l'égard de votre mère, ne vous en inquiétez pas, je la calmerai; mais me laisserez-vous la douleur de n'avoir pu vous rendre heureuse? Angélique. - Oh! voilà qui est fini; je ne veux rien d'un homme qui m'a donné le renom que je l'aimais toute seule. Lucidor. - Je ne suis point l'auteur des idées qu'on a eu là -dessus. Angélique. - On ne m'a point entendue me vanter que vous m'aimiez, quoique je l'eusse pu croire aussi bien que vous, après toutes les amitiés et toutes les manières que vous avez eues pour moi, depuis que vous êtes ici, je n'ai pourtant pas abusé de cela; vous n'en avez pas agi de même, et je suis la dupe de ma bonne foi. Lucidor. - Quand vous auriez pensé que je vous aimais, quand vous m'auriez cru pénétré de l'amour le plus tendre, vous ne vous seriez pas trompée. Angélique ici redouble ses pleurs et sanglote davantage. Lucidor continue. Et pour achever de vous ouvrir mon coeur, je vous avoue que je vous adore, Angélique. Angélique. - Je n'en sais rien; mais si jamais je viens à aimer quelqu'un, ce ne sera pas moi qui lui chercherai des filles en mariage, je le laisserai plutôt mourir garçon. Lucidor. - Hélas! Angélique, sans la haine que vous m'avez déclarée, et qui m'a paru si vraie, si naturelle, j'allais me proposer moi-même. Lucidor revenant. Mais qu'avez-vous donc encore à soupirer? Angélique. - Vous dites que je vous hais, n'ai-je pas raison? Quand il n'y aurait que ce portrait de Paris qui est dans votre poche. Lucidor. - Ce portrait n'est qu'une feinte; c'est celui d'une soeur que j'ai. Angélique. - Je ne pouvais pas deviner. Lucidor. - Le voici, Angélique; et je vous le donne. Angélique. - Qu'en ferai-je, si vous n'y êtes plus? un portrait ne guérit de rien. Lucidor. - Et si je restais, si je vous demandais votre main, si nous ne nous quittions de la vie? Angélique. - Voilà du moins ce qu'on appelle parler, cela. Lucidor. - Vous m'aimez donc? Angélique. - Ai-je jamais fait autre chose? Lucidor, se mettant tout à fait à genoux. - Vous me transportez, Angélique. Scène XXII et dernière Tous les acteurs qui arrivent avec Madame Argante Madame Argante. - Eh! bien! Monsieur; mais que vois-je? Vous êtes aux genoux de ma fille, je pense? Lucidor. - Oui Madame, et je l'épouse dès aujourd'hui, si vous y consentez. Madame Argante, charmée. - Vraiment, que de reste, Monsieur, c'est bien de l'honneur à nous tous, et il ne manquera rien à la joie où je suis, si Monsieur montrant Frontin, qui est votre ami, demeure aussi le nôtre. Frontin. - Je suis de si bonne composition, que ce sera moi qui vous verserai à boire à table. A Lisette. Ma reine, puisque vous aimiez tant Frontin, et que je lui ressemble, j'ai envie de l'être. Lisette. - Ah! coquin, je t'entends bien, mais tu l'es trop tard. MaÃtre Blaise. - Je ne pouvons nous quitter, il y a douze mille francs qui nous suivent. Madame Argante. - Que signifie donc cela? Lucidor. - Je vous l'expliquerai tout à l'heure; qu'on fasse venir les violons du village, et que la journée finisse par des danses. Divertissement Vaudeville Madame Argante. Maris jaloux, tendres amants, Dormez sur la foi des serments, Qu'aucun soupçon ne vous émeuve; Croyez l'objet de vos amours, Car on ne gagne pas toujours A la mettre à l'épreuve. Avoir le coeur de son mari, Qu'il tienne lieu d'un favori, Quel bonheur d'en fournir la preuve! Blaise me donne du souci; Mais en revanche, Dieu merci, Je le mets à l'épreuve. Vous qui courez après l'hymen, Pour éloigner tout examen, Prenez toujours fille pour veuve; Si l'amour trompe en ce moment, C'est du moins agréablement Quelle charmante épreuve! MaÃtre Blaise. Que Mathuraine ait de l'humeur, Et qu'al me refuse son coeur, Qu'il vente, qu'il tonne ou qu'il pleuve, Que le froid gèle notre vin, Je n'en prenons point de chagrin, Je somme à toute épreuve. Vous qui tenez dans vos filets Chaque jour de nouveaux objets, Soit fille, soit femme, soit veuve, Vous croyez prendre, et l'on vous prend. Gardez-vous d'un coeur qui se rend A la première épreuve. Angélique. Ah! que l'hymen paraÃt charmant Quand l'époux est toujours amant! Mais jusqu'ici la chose est neuve Que l'on verrait peu de maris, Si le sort nous avait permis De les prendre à l'épreuve! La Commère Acteurs Comédie en un acte pour les comédiens Italiens par M. De Marivaux 1741 Acteurs La vallée. Monsieur Remy. Monsieur Thibaut et son confrère, notaires. Le neveu de mademoiselle Habert. Madame Alain. Mademoiselle Habert. Agathe. Javotte La scène est à Paris chez Madame Alain. Scène I La Vallée, Mademoiselle Habert La Vallée. - Entrons dans cette salle. Puisqu'on dit que Madame Alain va revenir, ce n'est pas la peine de remonter chez vous pour redescendre après; nous n'avons qu'à l'attendre ici en devisant. Mademoiselle Habert. - Je le veux bien. La Vallée. - Que j'ai de contentement quand je vous regarde! Que je suis aise! On dit que l'on meurt de joie; cela n'est pas vrai, puisque me voilà . Et si je me réjouis tant de notre mariage, ce n'est pas à cause du bien que vous avez et de celui que je n'ai pas, au moins. De belles et bonnes rentes sont bonnes, je ne dis pas que non, et on aime toujours à avoir de quoi; mais tout cela n'est rien en comparaison de votre personne. Quel bijou! Mademoiselle Habert. - Il est donc bien vrai que vous m'aimez un peu, La Vallée? La Vallée. - Un peu, Mademoiselle? Là , de bonne foi, regardez-moi dans l'oeil pour voir si c'est un peu. Mademoiselle Habert. - Hélas! Ce me fait quelquefois douter de votre tendresse, c'est l'inégalité de nos âges. La Vallée. - Mais votre âge, où le mettez-vous donc? Ce n'est pas sur votre visage; est-ce qu'il est votre cadet? Mademoiselle Habert. - Je ne dis pas que je sois bien âgée; je serais encore assez bonne pour un autre. La Vallée. - Eh bien, c'est moi qui suis l'autre. Au surplus, chacun a son tour pour venir au monde; l'un arrive le matin et l'autre le soir, et puis on se rencontre sans se demander depuis quand on y est. Mademoiselle Habert. - Vous voyez ce que je fais pour vous, mon cher enfant. La Vallée. - Pardi, je vois des bontés qui sont des merveilles! Je vois que vous avez levé un habit qui me fait brave comme un marquis; je vois que je m'appelais Jacob quand nous nous sommes connus, et que depuis quinze jours vous avez eu l'invention de m'appeler votre cousin, Monsieur de la Vallée. Est-ce que cela n'est pas admirable? Mademoiselle Habert. - Je me suis séparée d'une soeur avec qui je vivais depuis plus de vingt-cinq ans dans l'union la plus parfaite, et je brave les reproches de toute ma famille, qui ne me pardonnera jamais notre mariage quand elle le saura. La Vallée. - Vraiment, que n'avez-vous point fait! Je ne savais pas la civilité du monde, par exemple, et à cette heure, par votre moyen, je suis poli, j'ai des manières. Je proférais des paroles rustiques, au lieu qu'à présent. je dis des mots délicats on me prendrait pour un livre. Cela n'est-il pas bien gracieux? Mademoiselle Habert. - Ce n'est pas votre bien qui me détermine. La Vallée. - Ce n'est pas ma condition non plus. Finalement, je vous dois mon nom, ma braverie, ma parenté, mon beau langage, ma politesse, ma bonne mine; et puis vous m'allez prendre pour votre homme comme si j'étais un bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - Dites que je vous épouse, La Vallée, et non pas que je vous prends pour mon homme; cette façon de parler ne vaut rien. La Vallée. - Pardi, grand merci, cousine! Je vous fais bien excuse, Mademoiselle oui, vous m'épousez. Quel plaisir! Vous me donnez votre coeur qui en vaut quatre comme le mien. Mademoiselle Habert. - Si vous m'aimez, je suis assez payée. La Vallée. - Je paie tant que je puis, sans compter, et je n'y épargne rien. Mademoiselle Habert. - Je vous crois; mais pourquoi regardez-vous tant Agathe, lorsqu'elle est avec nous? La Vallée. - La fille de Madame Alain? Bon, c'est qu'elle m'agace! Elle a peut-être envie que je lui en conte et n'ose pas lui dire que je suis retenu. Mademoiselle Habert. - La petite sotte! La Vallée. - Eh! Pardi, est-ce que la mère ne va pas toujours disant que je suis beau garçon? Mademoiselle Habert. - Oh! Pour la mère, elle ne m'inquiète pas, toute réjouie qu'elle est, et je suis persuadée , après toute l'amitié qu'elle me témoigne, que je ne risque rien à lui confier mon dessein. A qui le confierais-je, d'ailleurs? il ne serait pas prudent d'en parler aux gens qui me connaissent. Je ne veux pas qu'on sache qui je suis, et il n'y a que Madame Alain à qui nous puissions nous adresser. Mais elle n'arrive point. Je me rappelle que j'ai un ordre à donner pour le repas de ce soir, et je remonte. Restez ici; prévenez-la toujours, quand elle sera venue; je redescends bientôt. La Vallée. - Oui, ma bonne parente, afin que le parent vous revoie plus vite. Etes-vous revenue? Il lui baise la main. Scène II La Vallée, Agathe La Vallée. - Cette fille-là m'adore. Elle se meurt pour ma jeunesse. Et voilà ma fortune faite. Agathe. - Oh! C'est vous, Monsieur de la Vallée. Vous avez l'air bien gai; qu'avez-vous donc? La Vallée. - Ce que j'ai, Mademoiselle Agathe? C'est que je vous vois. Agathe. - Oui-da. Il me semble en effet depuis que nous nous connaissons, que vous aimez assez à me voir. La Vallée. - Oh! vous avez raison, Mademoiselle Agathe, j'aime cela tout à fait. Mais vous parlez de mon oeil gai. C'est le vôtre qui est gaillard. Quelle prunelle! d'où cela vient-il? Agathe . - Apparemment de ce que je vous vois aussi. La Vallée. - Tout de bon? vraiment tant mieux. Est-ce que par hasard je vous plais un peu, Mademoiselle Agathe? Agathe . - Dites, qu'en pensez-vous, Monsieur de la Vallée? La Vallée. - Eh mais, je crois que j'ai opinion que oui, Mademoiselle Agathe. Agathe . - Nous sommes tous deux du même avis. La Vallée. - Tous deux! la jolie parole! Où est-ce qu'est votre petite main que je l'en remercie? Qui est-ce qui pourrait s'empêcher de prendre cela en passant? Agathe. - Je n'ai jamais permis à Monsieur Dumont de me baiser la main au moins, quoiqu'il m'aime bien. La Vallée. - C'est signe que vous m'aimez mieux que lui, mon mouton. Agathe. - Quelle différence! La Vallée. - Tout le monde est amoureux de moi. Je la baiserai donc encore si je veux. Agathe. - Eh! vous venez de l'avoir. Parlez à ma mère si vous voulez l'avoir tant que vous voudrez. La Vallée. - Vraiment il faut bien que je lui parle aussi, je l'attends. Agathe. - Vous l'attendez? La Vallée. - Je viens exprès. Agathe. - Vous faites fort bien, car Monsieur Dumont y songe. Heureusement, la voilà qui arrive. Ma mère, Monsieur de la Vallée vous demande. Il a à vous entretenir de mariage, et votre volonté sera la mienne. Adieu, Monsieur. Scène III La Vallée, Madame Alain Madame Alain. - Dites-moi donc, gros garçon, qu'est-ce qu'elle me conte là ? Que souhaitez-vous? La Vallée. - Discourir, comme elle vous le dit, d'amour et de mariage. Madame Alain. - Ah! ah! Je ne croyais pas que vous songiez à Agathe; je me serais imaginé autre chose. La Vallée. - Ce n'est pas à elle non plus; c'est le mot de mariage qui l'abuse. Madame Alain. - Voyez-vous cette petite fille! Sans doute qu'elle ne vous hait pas; elle fait comme sa mère. La Vallée, à part. - Encore une amoureuse; mon mérite ne finit point. A Madame Alain. Non, je ne pense pas à elle. Madame Alain. - Et c'est un entretien d'amour et de mariage? Oh! j'y suis! Je vous entends à cette heure! La Vallée. - Et encore qu'entendez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - Eh! Pardi, mon enfant, j'entends ce que votre mérite m'a toujours fait comprendre. Il n'y a rien de si clair. Vous avez tant dit que mon humeur et mes manières vous revenaient, vous êtes toujours si folâtre autour de moi que cela s'entend de reste. La Vallée, à part. - Autour d'elle?... Madame Alain. - Je me suis bien doutée que vous m'en vouliez et je n'en suis pas fâchée. La Vallée. - Pour ce qui est dans le cas de vous en vouloir, il est vrai... que vous vous portez si bien, que vous êtes si fraÃche... Madame Alain. - Eh! Qu'aurais-je pour ne l'être pas! Je n'ai que trente-cinq ans, mon fils. J'ai été mariée à quinze ma fille est presque aussi vieille que moi; j'ai encore ma mère, qui a la sienne. La Vallée. - Vous n'êtes qu'un enfant qui a grandi. Madame Alain. - Et cet enfant vous plaÃt, n'est-ce pas? Parlez hardiment. La Vallée, à part. - Quelle vision! A Madame Alain. Oui-da. A part. Comment lui dire non? Madame Alain. - Je suis franche et je vous avoue que vous êtes fort à mon gré aussi; ne vous en êtes-vous pas aperçu? La Vallée. - Hem! hem! Par-ci, par-là Madame Alain. - Je le crois bien. Si vous aviez seulement dix ans de plus, cependant, tout n'en irait que mieux; car vous êtes bien jeune. Quel âge avez-vous? La Vallée. - Pas encore vingt ans. Je ne les aurai que demain matin. Madame Alain. - Oh! Ne vous pressez pas; je m'en accommode comme ils sont; ils ne me font pas plus de peur aujourd'hui qu'ils ne m'en feront demain; et après tout, un mari de vingt ans avec une veuve de trente-cinq vont bien ensemble, fort bien; ce n'est pas là l'embarras, surtout avec un mari aussi bien fait que vous et d'un caractère aussi doux. La Vallée. - Oh! point du tout, vous m'excuserez! Madame Alain. - Très bien fait, vous dis-je, et très aimable. La Vallée. - Arrêtez-vous donc, Madame Alain; ne prenez pas la peine de me louer, il y aura trop à rabattre, en vérité, vous me confondez. Je ne sais plus comment faire avec elle. Madame Alain. - Voyez cette modestie! Allons, je ne dis plus mot. Ah ça! arrangeons-nous, puisque vous m'aimez. Voyons. Ce n'est pas le tout que de se marier il faut faire une fin. A votre âge, on est bien vivant; vous avez l'air de l'être plus qu'un autre, et je ne le suis pas mal aussi, moi qui vous parle. La Vallée. - Oh! oui, très vivante! Madame Alain. - Ainsi nous voilà déjà deux en danger d'être bientôt trois, peut-être quatre, peut-être cinq, que sait-on jusqu'où peut aller une famille? Il est toujours bon d'en supposer plus que moins, n'est-ce pas? J'ai assez de bien de mon chef; j'ai ma mère qui en a aussi, une grand-mère qui n'en manque pas, un vieux parent dont j'hérite et qui en laissera; et pour peu que vous en ayez, on se soutient en prenant quelque charge; on roule. Qu'est-ce que c'est que vous avez de votre côté? La Vallée. - Oh! Moi, je n'ai point de côté. Madame Alain. - Que voulez-vous dire par là ? La Vallée. - Que je n'ai rien. C'est moi qui suis tout mon bien. Madame Alain. - Quoi! Rien du tout? La Vallée. - Non. Rien que des frères et des soeurs. Madame Alain. - Rien, mon fils, mais ce n'est pas assez. La Vallée. - Je n'en ai pourtant pas davantage; vous en contentez-vous, Madame Alain? Madame Alain. - En vérité, il n'y a pas moyen, mon garçon; il n'y a pas moyen. La Vallée. - C'est ce que je voulais savoir avant de m'aviser, car pour vous aimer, ce serait besogne faite. Madame Alain. - C'est dommage; j'ai grand regret à vos vingt ans, mais rien, que fait-on de rien? Est-ce que vous n'avez pas au moins quelque héritage? La Vallée. - Oh! si fait. J'ai sept ou huit parents robustes et en bonne santé, dont j'aurai infailliblement la succession quand ils seront morts. Madame Alain. - Il faudrait une furieuse mortalité, Monsieur de la Vallée, et cela sera bien long à mourir, à moins qu'on ne les tue. Est-ce que cette demoiselle Habert, votre cousine qui vous aime tant, ne pourrait pas vous avancer quelque chose? La Vallée. - Vraiment, elle m'avancera de reste, puisqu'elle veut m'épouser. Madame Alain. - Hem! Dites-vous pas que votre cousine vous épouse? La Vallée. - Hé oui! Je vous l'apprends, et c'est de quoi elle a à vous entretenir. N'allez pas lui dire que je vous donnais la préférence, elle est jalouse, et vous me feriez tort. Madame Alain. - Moi, lui dire! Ah! mon ami, est-ce que je dis quelque chose? Est-ce que je suis une femme qui parle? Madame Alain, parler? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot! La Vallée. - Qu'il est beau d'être si rare! Madame Alain. - Pardi, allez! je ferais bien d'autres vacarmes si je voulais. J'ai bien autre chose à cacher que votre amour. Vous vÃtes encore hier Madame Remy ici. Je n'aurais donc qu'à lui dire que son mari m'en conte, sans qu'il y gagne; à telles enseignes que je reçus l'autre jour à mon adresse une belle et bonne étoffe bien empaquetée qui arriva de la part de personne, et que je ne sus qui venait de lui qu'après qu'elle a été coupée, ce qui m'a obligée de la garder. Et ce n'était pas ma faute; mais je n'en ai jamais dit le mot à personne, et ce n'est pas même pour vous l'apprendre que je le dis, c'est seulement pour vous montrer qu'on sait se taire. La Vallée. - Vertuchou! quelle discrétion! Madame Alain. - Demeurez en repos. Mais parlez donc, Monsieur de la Vallée, vous qui m'aimez tant, vous aimez là une fille bien ancienne, entre nous. Que je vous plains! ce que c'est de n'avoir rien! la vieille folle! La Vallée. - Motus! La voilà , prenez garde à ce que vous direz. Madame Alain. - Ne craignez rien. Scène IV La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Bonjour, Madame. Madame Alain. - Je suis votre servante, Mademoiselle. J'apprends là une nouvelle qui me fait plaisir; on dit que vous vous mariez. Mademoiselle Habert. - Doucement, ne parlez pas si haut; il ne faut pas qu'on le sache. Madame Alain. - C'est donc un secret? Mademoiselle Habert. - Sans doute; est-ce que Monsieur de la Vallée ne vous l'a pas dit? La Vallée. - Je n'ai pas eu le temps. Madame Alain. - Nous commencions je ne sais encore rien de rien mais je parlerai bas. Eh bien! contez-moi vos petites affaires de coeur. Vous vous aimez donc, que cela est plaisant! Mademoiselle Habert. - Que trouvez-vous de si plaisant à ce mariage, Madame? Madame Alain. - Je n'y trouve rien. Au contraire, je l'approuve, je l'aime. Il me divertit, j'en ai de la joie. Que voulez-vous que j'y trouve, moi? Qu'y a-t-il à dire? Vous aimez ce garçon c'est bien fait. S'il n'a que vingt ans, ce n'est pas votre faute, vous le prenez comme il est; dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu'importe! On a de l'amour; on se contente; on se marie à l'âge qu'on a; si je pouvais vous ôter les trois quarts du vôtre, vous seriez bientôt du sien. Mademoiselle Habert. - Qu'appelez-vous du sien? Rêvez-vous, Madame Alain? Savez-vous que je n'ai que quarante ans tout au plus? Madame Alain. - Calmez-vous! C'est qu'on s'y méprend à la mine qu'ils vous donnent. La Vallée. - Vous vous moquez! On les prendrait pour des années de six mois. Finissez donc! Madame Alain. - De quoi se fâche-t-elle? Mademoiselle Habert sait que je l'aime. Allons, ma chère amie, un peu de gaieté! Vous êtes toujours sur le qui-vive. Eh! Mort de ma vie, en valez-vous moins pour être un peu mûre? Voyez comme elle s'est soutenue, elle est plus blanche, plus droite! La Vallée. - Elle a des yeux, un teint... Madame Alain. - Ah! le fripon, comme il en débite! Revenons. Vous l'épousez; après, que faut-il que je fasse? Mademoiselle Habert. - Personne ne viendra-t-il nous interrompre? Madame Alain. - Attendez; je vais y mettre bon ordre. Javotte! Javotte! Mademoiselle Habert. - Qu'allez-vous faire? Madame Alain. - Laissez, laissez! C'est qu'on peut entrer ici à tout moment, et moyennant la précaution que je prends, il ne viendra personne. Scène V Javotte, les acteurs précédents Javotte. - Comme vous criez, Madame! On n'a pas le temps de vous répondre. Que vous plaÃt-il? Madame Alain. - Si quelqu'un vient me demander, qu'on dise que je suis en affaire. Il faut que nous soyons seuls, Mademoiselle Habert a un secret de conséquence à me dire. N'entrez point non plus sans que je vous appelle, entendez-vous? Javotte. - Pardi! je m'embarrasse bien du secret des autres; ne dirait-on pas que je suis curieuse? Madame Alain. - Marchez, marchez, raisonneuse! Mademoiselle Habert, à La Vallée. - Voilà une sotte femme, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Oui, elle n'est pas assez prudente. Scène VI Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Nous voilà tranquilles à cette heure. Mademoiselle Habert. - Eh ! Madame Alain, pour informer cette fille que j'ai une confidence à vous faire? Il ne fallait pas... Madame Alain. - Si fait vraiment. C'est afin qu'on ne vienne pas nous troubler. Pensez-vous qu'elle aille se douter de quelque chose? Eh bien, si vous avez la moindre inquiétude là -dessus, il y a bon remède; ne vous embarrassez pas. Javotte! Holà ! Mademoiselle Habert. - Quel est votre dessein? Pourquoi la rappeler? Madame Alain. - Je ne gâterai rien. Scène VII Les précédents, Javotte Javotte. - Encore! Que me voulez-vous donc, Madame? On ne fait qu'aller et venir ici. Qu'y a-t-il? Madame Alain. - Ecoutez-moi. Je me suis mal expliquée tout à l'heure. Ce n'est pas un secret que Mademoiselle veut m'apprendre; n'allez pas le croire et encore moins le dire. Ce que j'en fais n'est que pour être libre et non pas pour une confidence. Javotte. - Est-ce là tout? Pardi! la peine d'autrui ne vous coûte guère. Est-ce moi qui suis la plus babillarde de la maison? Madame Alain. - Taisez-vous et faites attention à ce qu'on vous dit, sans tant de raisonnements. Scène VIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Ah ça! vous devez avoir l'esprit en repos à présent. Voilà tout raccommodé. Mademoiselle Habert. - Soit. Mais ne raccommodez plus rien, je vous prie. J'ai besoin d'un extrême secret. Madame Alain. - Vous jouez de bonheur; une muette et moi, c'est tout un. J'ai les secrets de tout le monde. Hier au soir, le marchand qui est mon voisin me fit serrer dans ma salle basse je ne sais combien de marchandises de contrebande qui seraient confisquées si on le savait voyez si on me croit sûre. Mademoiselle Habert. - Vous m'en donnez une étrange preuve; pourquoi me le dire? Madame Alain. - L'étrange fille! C'est pour vous rassurer. Mademoiselle Habert. - Quelle femme! Madame Alain. - Poursuivons. Il faut que je sois informée de tout de peur de surprise. Par quel motif cachez-vous votre mariage? Mademoiselle Habert. - C'est que je ne veux pas qu'une soeur que j'ai, et avec qui j'ai passé toute ma vie, le sache. Madame Alain. - Fort bien. Je ne savais pas que vous aviez une soeur, par exemple. Cela est bon à savoir. S'il vient ici quelque femme vous demander, je commencerai par dire Etes-vous sa soeur ou non? Mademoiselle Habert. - Eh non! Madame. Vous devez absolument ignorer qui je suis. La Vallée. - On vous demanderait à vous comment vous savez que cette chère enfant a une soeur. Madame Alain. - Vous avez raison, j'ignore tout, je laisserai dire. Ou bien, je dirai Qu'est-ce que c'est que Mademoiselle Habert? Je ne connais point cela, moi, non plus que son cousin, Monsieur de la Vallée. Mademoiselle Habert. - Quel cousin? Madame Alain. - Eh! lui que voilà . La Vallée. - Eh! non; nous ne sommes pas trop cousins non plus, voyez-vous. Madame Alain. - Ah! oui-da. C'est que vous ne l'êtes pas du tout. La Vallée. - Rien que par honnêteté, depuis quinze jours et pour la commodité de se voir ici, sans qu'on en babille. Madame Alain. - Ah! j'entends. Point de cousins! Que cela est comique! Ce que c'est que l'amour! Cette chère fille... Mais n'admirez-vous pas comme on se prévient? J'avais déjà trouvé un air de famille entre vous deux. De bien loin, à la vérité, car ce sont des visages si différents! Parlons du reste. Qu'appréhendez-vous de votre soeur? Mademoiselle Habert. - Les reproches, les plaintes. La Vallée. - Les caquets des uns, les remontrances des autres. Madame Alain. - Oui, oui! L'étonnement de tout le monde. Mademoiselle Habert. - J'appréhenderais que par malice, par industrie, ou par autorité on ne mÃt opposition à mon mariage. La Vallée. - On me percerait l'âme. Madame Alain. - Oh! des oppositions, il y en aurait; on parlerait peut-être d'interdire. Mademoiselle Habert. - M'interdire, moi? En vertu de quoi? Madame Alain. - En vertu de quoi, ma fille? En vertu de ce qu'ils diront que vous faites une folie, que la tête vous baisse, que sais-je? Ce qu'on dit en pareil cas quand il y a un peu de sujet, et le sujet y est. Mademoiselle Habert. - Vous me prenez donc pour une folle. Madame Alain. - Eh non! ma mie. Je vous excuse, moi; je compatis à l'état de votre coeur et vous ne m'entendez pas. C'est par amitié que je parle. Je sais bien que vous êtes sage. Je signerai que vous l'êtes. Je vous reconnais pour telle, mais pour preuve que vous ne l'êtes pas, ils apporteront vos amours, qu'ils traiteront de ridicules; votre dessein d'épouser qu'ils traiteront d'enfance; ils apporteront une quarantaine d'années qui, malheureusement, en paraissent cinquante; ils allégueront son âge à lui et mille mauvaises raisons que vous êtes en danger d'essuyer comme bonnes. Ecoutez-moi, est-ce que j'ai dessein de vous fâcher? Ce n'est que par zèle, en un mot, que je vous épouvante. Mademoiselle Habert. - Elle est d'une maladresse, avec son zèle! La Vallée. - Mais, Madame Alain, vous alléguez l'âge de ma cousine. Regardez-y à deux fois. Où voulez-vous qu'on le prenne? Madame Alain. - Sur le registre où il est écrit, mon petit bonhomme. Car vous m'impatientez, vous autres. On est pour vous et vous criez comme des troublés. Oui, je vous le soutiens, on dira que c'est la grand-mère qui épouse le petit-fils, et par conséquent radote. Vous n'êtes encore qu'au berceau par rapport à elle, afin que vous le sachiez; oui, au berceau, mon mignon, il est inutile de se flatter là -dessus. La Vallée. - Pas si mignon, Madame Alain, pas si mignon. Mademoiselle Habert. - Eh! de grâce, Madame, laissons cette matière-là , je vous en conjure. Toutes les contradictions viendraient uniquement de ce que Monsieur de la Vallée est un cadet qui n'a point de bien... Madame Alain. - Le cadet me l'a dit point de bien. J'oubliais cet article. Mademoiselle Habert. - Viendraient aussi de ce que j'ai un neveu que ma soeur aime et qui compte sur ma succession. Madame Alain. - Où est le neveu qui ne compte pas? Il faut que le vôtre se trompe et que Monsieur de la Vallée ait tout. La Vallée, montrant Mademoiselle Habert. - Oh! pour moi, voilà mon tout. Madame Alain. - D'accord, mais il n'y aura point de mal que le reste y tienne, à condition que vous le mériterez, Monsieur de la Vallée. Traitez votre femme en bon mari, comme elle s'y attend; ne vous écartez point d'elle, et ne la négligez pas sous prétexte qu'elle est sur son déclin. Mademoiselle Habert. - Eh! que fait ici mon déclin, Madame? Nous n'en sommes pas là ! Finissons. Je vous disais que j'ai quitté ma soeur. Je ne l'ai pas informée de l'endroit où j'allais demeurer; vous voyez même que je ne sors guère de peur de la rencontrer ou de trouver quelques gens de connaissance qui me suivent. Cependant, j'ai besoin de deux notaires et d'un témoin, je pense. Voulez-vous bien vous charger de me les avoir? Madame Alain. - Il suffit. Les voulez-vous pour demain? La Vallée. - Pour tout à l'heure. Je languis. Mademoiselle Habert. - Je serais bien aise de finir aujourd'hui, si cela se peut. Madame Alain. - Aujourd'hui, dit-elle! Cet amour! Cette impatience! elle donne envie de se marier. La voilà rajeunie de vingt ans. Oui, mon coeur, oui, ma reine, aujourd'hui! Réjouissez-vous; je vais dans l'instant travailler pour vous. La Vallée. - Chère dame, que vous allez m'être obligeante! Mademoiselle Habert. - Surtout, Madame Alain, qu'on ne soupçonne point, par ce que vous direz, que c'est pour moi que vous envoyez chercher ces messieurs. Madame Alain, - Oh! ne craignez rien. Pas même les notaires ne sauront pour qui c'est que lorsqu'ils seront ici; encore n'en diront-ils rien après si vous voulez. Je vous réponds d'un qui est jeune, un peu mon allié, qui venait ici du temps qu'il était clerc, et qui nous gardera bien le secret, car je lui en garde un qui est d'une conséquence... Je vous dirai une autre fois ce que c'est; faites-m'en souvenir. Et puis notre témoin sera Monsieur Remy, ce marchand attenant ici et que vous voyez quelquefois chez moi. La Vallée. - Quoi! Votre galant qui a envoyé l'étoffe? Madame Alain. - Tout juste. L'homme à la robe, il est éperdu de moi; et à qui appartient aussi cette contrebande que j'ai dans mon armoire. Voyez s'il nous trahira! Mais laissez-moi appeler ma fille que je vois qui passe. Agathe! Approchez. Scène IX Les précédents, Agathe Agathe. - Que souhaitez-vous, ma mère? Madame Alain. - Allez-vous-en tout à l'heure chez Monsieur Remy le prier de venir ici sur-le-champ. Tâchez même de l'amener avec vous. Agathe. - J'y vais de ce pas, ma mère. Madame Alain. - Ecoutez! Dites-lui que j'aurais passé chez lui si je ne m'étais pas proposé d'aller chez Monsieur Thibaut et un autre notaire que je vais chercher pour un acte qui presse. Agathe. - Deux notaires, ma mère, et pour un acte? Madame Alain. - Oui, ma fille. Allez. Agathe. - Et si Monsieur Remy me demande ce que vous voulez, que lui dirai-je? Madame Alain. - Que c'est pour servir de témoin; il n'y a pas d'inconvénient à l'en avertir. Agathe. - Ah! c'est notre ami, il ne demandera pas mieux. Madame Alain. - Hâtez-vous, de peur qu'il ne sorte, afin qu'on termine aujourd'hui. Agathe. - Vous êtes la maÃtresse, ma mère. Donnez-moi seulement le temps de saluer Mademoiselle Habert. Bonjour, Mademoiselle. J'espère que vous me continuerez l'honneur de votre amitié, et plus à présent que jamais. Mademoiselle Habert. - Je n'ai nulle envie de vous l'ôter et je vous remercie du redoublement de la vôtre. Agathe. - Je ne fais que mon devoir, Mademoiselle, et je suis mon inclination. Madame Alain. - Vous êtes bien en humeur de complimenter, ce me semble. Partez-vous? Agathe. - Oui, ma mère. Adieu, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Je vous salue, Mademoiselle. Agathe. - Je vous aime bien; vous m'avez tenu parole. Madame Alain. - Que Monsieur Remy attende que je sois de retour; au reste, que je l'en prie, que je reviens dans moins de dix minutes. Agathe. - Oui, je le retiendrai. Mademoiselle Habert. - Un petit mot ne lui dites point que c'est pour servir de témoin. Agathe. - Comme il vous plaira. A La Vallée. Vous êtes un honnête homme. Scène X Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée Mademoiselle Habert. - Devine-t-elle que c'est pour un mariage? Madame Alain. - Ce n'est pas moi qui le lui ai appris. A La Vallée. C'est qu'elle croit que vous l'épousez. La Vallée. - Chut! Vous verrez qu'elle a remarqué mon oeil amoureux sur la cousine, et puis une fille, quand on parle du notaire, voit toujours un mari au bout. Madame Alain. - Oui, elle croit qu'un notaire n'est bon qu'à cela. Ah çà ! mes enfants, je vous quitte, mais c'est pour vous servir au plus tôt. Mademoiselle Habert. - Je vous demande pardon de la peine. Scène XI Mademoiselle Habert, La Vallée Mademoiselle Habert. - Vous allez donc enfin être à moi, mon cher La Vallée. La Vallée. - Attendez, ma mie, le coeur me bat. Cette pensée me rend l'haleine courte. Quel ravissement! Mademoiselle Habert. - Vous ne sauriez douter de ma joie. La Vallée. - Tenez, il me semble que je ne touche pas à terre. Mademoiselle Habert. - J'aime à te voir si pénétré. Je crois que tu m'aimes, mais je te défie de m'aimer plus que ma tendresse pour toi ne le mérite. La Vallée. - 'est ce que nous verrons dans le ménage. Mademoiselle Habert. - Pourvu que Madame Alain avec ses indiscrétions... Cette femme-là m'épouvante toujours. La Vallée. - Elle n'ira pas loin, et dès que vous m'aimez, je suis né coiffé. C'est une affaire finie dans le ciel. Mademoiselle Habert. - Ce qui me surprend, c'est que cette petite Agathe sache que c'est pour un mariage. Je crois même qu'elle pense que c'est pour elle. S'imaginerait-elle que vous l'aimez? Vous n'en êtes pas capable... La Vallée. - Mignonne, votre propos m'afflige l'âme. Mademoiselle Habert. - N'y fais pas d'attention, je ne m'y arrête pas. Scène XII Les précédents, Agathe Agathe. - Monsieur Remy va monter tout à l'heure. Je ne lui ai pas dit que c'était pour être témoin. Mademoiselle Habert. - Vous avez bien fait. Agathe. - C'est bien le moins que je fasse vos volontés. Je serais bien fâchée de vous déplaire en rien, Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Je n'entends rien à ses politesses. Agathe. - J'ai trouvé chez lui Monsieur Dumont, que vous connaissez bien, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Monsieur Dumont? Agathe. - Oui, ce jeune monsieur qui me fait la cour et que je vous ai dit qui me recherchait, et comme je disais à M. Remy que ma mère aurait passé chez lui si elle n'avait pas été chez des notaires, il m'a dit avec des mines doucereuses dont j'ai pensé rire de tout mon coeur Mademoiselle, n'approuvez-vous pas que nous ayons au premier jour affaire à lui pour nous-mêmes et que j'en parle à Madame Alain? et moi je n'ai rien répondu. La Vallée. - Oh! c'était parler avec esprit. Agathe. - Ce n'est pas qu'il n'ait du mérite, mais j'en sais qui en ont davantage. Mademoiselle Habert. - On ne saurait en trop avoir pour vous, belle Agathe. Agathe. - Je m'estime bien glorieuse que vous m'en ayez trouvé, allez, Mademoiselle. Je vous avais bien dit que Monsieur Remy ne tarderait pas. Scène XIII Les ci-dessus, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Où est donc Madame Alain, Mademoiselle Agathe? Agathe. - Oh dame! si je vous avais dit qu'elle est sortie, vous ne seriez peut-être pas venu si tôt. Elle va revenir, Monsieur Remy. - Je retourne un instant chez moi; je vais remonter. Agathe. - Ma mère m'a dit en m'envoyant Dis-lui qu'il reste. Je fermerai plutôt la porte. La voilà elle-même. Scène XIV Madame Alain, les précédents. Madame Alain. - Monsieur Thibaut va amener un de ses confrères. Bonjour, Monsieur Remy. J'ai à vous parler. Agathe, descendez là -bas; amenez ces messieurs quand ils seront venus, et qu'on renvoie tout le monde. Mademoiselle Habert. - Nous allons vous laisser avec Monsieur. Vous nous ferez avertir quand vous aurez besoin de nous. Madame Alain. - Sans adieu. Le cher bonhomme, il me regrette; il s'en va tristement avec sa vieille... Monsieur Remy, y a-t-il longtemps que vous êtes ici? Monsieur Remy. - J'arrive, mais y eût-il une heure, elle serait bien employée puisque je vous vois. Madame Alain. - Toujours des douceurs; vous recommencez toujours. Monsieur Remy. - C'est que vous ne cessez pas d'être aimable. Madame Alain. - Patience, je me corrigerai avec le temps. Je vous demande un petit service pour une affaire que je tiens cachée. Monsieur Remy. - De quoi s'agit-il? Madame Alain. - D'un mariage, où je vous prie d'être témoin. Monsieur Remy. - Si c'est pour le vôtre, je n'en ferai rien. Je n'aiderai jamais personne à vous épouser. Serviteur! Madame Alain. - Où va-t-il? A qui en avez-vous, Monsieur l'emporté? Ce n'est pas pour moi. Monsieur Remy. - C'est donc pour Mademoiselle Agathe? Madame Alain. - Non. Monsieur Remy. - Il n'y a pourtant que vous deux à marier dans la maison. Madame Alain. - Raisonnablement parlant, vous dites assez vrai. Monsieur Remy. - Comment! Serait-ce pour cette demoiselle Habert à qui vous avez loué depuis trois semaines? Madame Alain. - Je ne parle pas. Monsieur Remy. - Je vous entends; c'est pour elle. Madame Alain. - Je me tais tout court. Je pourrais vous le dire puisqu'on va signer le contrat, et que vous y serez, mais je ne parle pas. En fait de secret confié, il ne faut se rien permettre. Monsieur Remy. - Mais si je devine? Madame Alain. - Ce ne sera pas ma faute. Monsieur Remy. - Il me sera permis d'en rire? Madame Alain. - C'est une liberté que j'ai pris la première. Monsieur Remy. - Et pourquoi se cacher? Madame Alain. - Oh! pour celui-là , il m'est permis de le dire. C'est pour éviter les reproches d'une famille qui ne serait pas contente de lui voir prendre un mari tout des plus jeunes. Monsieur Remy. - Ce mari ressemble bien à son petit cousin La Vallée! Madame Alain. - Ils ne sont pas cousins. Monsieur Remy. - Ah! ils ne sont pas! Madame Alain. - Pas plus que vous et moi. Au reste, vous soupez ici, je vous en avertis. Monsieur Remy. - Tant mieux; j'aime la comédie. Mais je vais dire chez moi que je suis retenu pour un mariage. Madame Alain. - Faites donc vite. Les notaires vont arriver; ils seront discrets; il y en a un dont je suis bien sûre c'est Monsieur Thibaut, qui va épouser la fille de Monsieur Constant, à qui il ne dit qu'il paiera sa charge des deniers de la dot, ce qu'il n'ignore pas que je sais. Ce fut feu mon mari qui ajusta l'affaire de la charge. Monsieur Remy. - Adieu. Dans un instant je suis à vous. Madame Alain. - Il a soupçonné fort juste, quoique je ne lui aie rien dit. Scène XV Agathe, Monsieur Thibaut, son confrère, Madame Alain Agathe. - Ma mère, voilà ces messieurs. Madame Alain. - Je suis votre servante, Monsieur Thibaut. Il y a longtemps que nous ne nous étions vus, quoique alliés. Monsieur Thibaut. - Je ne m'en cache pas, Madame. Qu'y a-t-il pour votre service? Madame Alain. - Ma fille, Mademoiselle Habert et Monsieur de la Vallée sont dans mon cabinet. Dites-leur de venir. Ah! les voilà . Agathe, retirez-vous. Agathe. - Je sors, ma mère. C'est à vous de me gouverner là -dessus. Scène XVI Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée, les notaires. Madame Alain. - Messieurs, il est question d'un contrat de mariage pour les deux personnes que vous voyez, et Monsieur Remy, qui est connu de vous, Monsieur Thibaut, va servir de témoin. Le Notaire. - Nous n'avons rien à demander à Mademoiselle; elle est en état de disposer d'elle, mais Monsieur me paraÃt bien jeune. Est-il en puissance de père et de mère? La Vallée. - Non. Il y aura deux ans vienne l'été que le dernier des deux mourut hydropique. Le Notaire. - N'auriez-vous pas un consentement de parents? La Vallée. - Vlà celui de mon oncle. Oh! il n'y manque rien; le juge du lieu y a passé signature, paraphe, tout y est; la feuille timbrée dit tout. Monsieur Thibaut. - Vous n'êtes pas d'ici apparemment. La Vallée. - Non, Monsieur. Je suis bourguignon pour la vie, du pays du bon vin. Monsieur Thibaut. - Cela me paraÃt en bonne forme, et puis nous nous en rapportons à Madame Alain dès que c'est chez elle que vous vous mariez. Madame Alain. - Je les connais tous deux; Mademoiselle loge chez moi. Monsieur Thibaut. - Commençons toujours, en attendant Monsieur Remy. Madame Alain. - Je le vois qui vient. Scène XVII Les précédents, Monsieur Remy Monsieur Remy. - Messieurs, je vous salue. Madame, j'ai un petit mot à vous dire à quartier, avec la permission de la compagnie. Madame Alain. - Qu'est-il arrivé? Monsieur Remy. - J'ai été obligé de dire à ma femme pourquoi j'étais retenu ici, mais je n'ai nommé personne. Madame Alain. - C'est vous qui avez deviné. Je ne vous ai rien dit. Monsieur Remy. - Non. Au mot de secret, un jeune monsieur qui venait pour une maison que je vends m'a prié de l'amener chez vous. Il vous apprendra, dit-il, des choses singulières que vous ne savez pas. Madame Alain. - Des choses singulières! Qu'il vienne! Monsieur Remy. - Il m'attend en bas, et je vais le chercher si vous le voulez. Madame Alain. - Si je le veux! Belle demande! Des choses singulières! je n'ai garde d'y manquer; il y a des cas où il faut tout savoir. Monsieur Remy. - Je vais le faire venir, et prendre de ces marchandises dans votre armoire; je les porterai chez moi où l'on doit les venir prendre ce soir. Madame Alain. - Allez, Monsieur Remy. Il sort. A la compagnie. Messieurs, je vous demande pardon, mais passez je vous prie pour un demi-quart d'heure dans le cabinet. A Mademoiselle Habert. Approchez, ma chère amie. Il va monter un homme qui, je crois, veut m'entretenir de vous. Laissez-moi, et que Monsieur de la Vallée soit témoin du zèle et de la discrétion que j'aurai. Mademoiselle Habert. - Oui, mais si c'est quelqu'un qui l'ait vu chez ma soeur? Madame Alain. - La réflexion est sensée. Retirez-vous, Mademoiselle, et vous, Monsieur, de la porte du cabinet, vous jetterez un coup d'oeil sur l'homme qui va entrer. S'il ne vous connaÃt pas, vous serez mon parent, comme vous étiez celui de Mademoiselle. Mademoiselle Habert. - Cette visite m'inquiète. Scène XVIII Le Neveu de Mademoiselle Habert, La Vallée, Madame Alain Madame Alain. - Monsieur de la Vallée, vous ne serez point de trop. Monsieur, vous pouvez dire devant lui ce qu'il vous plaira. Le Neveu. - Excusez la liberté que je prends. On dit que vous avez chez vous une demoiselle qui va se marier incognito. La Vallée. - Il n'y a point de cet incognito ici. Il faut que ce soit à une autre porte. Défiez-vous de ce gaillard-là , cousine. Madame Alain. - Il n'y a point de mystère; c'est Monsieur Remy qui l'a amené. Oui, il y a une demoiselle qui se marie, et qui n'est peut-être que la vingtième du quartier qui en fait autant. J'en sais cinq ou six pour ma part. Reste à savoir si Monsieur connaÃt la nôtre. Le Neveu. - Si c'est celle que je cherche, je suis de ses amis et j'ai quelque chose à lui remettre. La Vallée. - La nôtre n'attend rien. Ne donnez pas dans le panneau. Madame Alain. - Paix! Où sont ces choses singulières que vous devez m'apprendre, qui, apparemment, ne lui sont pas favorables? et je conclus que vous n'êtes pas son ami autant que vous le dites. La Vallée. - Et que vous ne marchez pas droit en besogne. Le Neveu. - Jouons d'adresse. Vous m'excuserez, Madame. Il est très vrai que j'ai à lui parler et que je suis son ami. Et c'est cette amitié qui veut la détourner d'un mariage qui déplaÃt à sa famille et qui n'est pas supportable. La Vallée. - Il va encore de travers. Madame Alain. - Venons d'abord aux choses singulières; c'est le principal. Le Neveu. - Mettez-vous à ma place. Ne dois-je point savoir avant de vous les confier si la personne qui loge chez vous est celle que je cherche? Donnez-moi du moins quelque idée de la vôtre. La Vallée. - C'est une fille qui se marie; voilà tout. Madame Alain. - Il y a un bon moyen de s'en éclaircir, et bien court. Ne cherchez-vous pas une jeune fille? Vous m'en avez tout l'air. Répondez. Le Neveu. - Jeune... oui, Mademoiselle. Est-ce que la vôtre ne l'est pas? Madame Alain. - Ah! vraiment non. C'est une fille âgée. Voilà une grande différence et tout le reste va de même. Nous n'avons pas ce qu'il vous faut. Je gage aussi que votre demoiselle a père et mère. Le Neveu. - J'en demeure d'accord. Madame Alain. - Vous voyez bien que rien ne se rapporte. Le Neveu. - La vôtre n'a donc plus ses parents? Madame Alain. - Elle n'a qu'une soeur avec qui elle a passé sa vie. La Vallée. - Le coeur me dit que vous me coupez la gorge. Madame Alain. - Votre coeur rêve. Le Neveu. - Nous n'y sommes plus. La mienne est blonde et n'a qu'une tante. Madame Alain. - Hé bien! la nôtre est brune et n'a qu'un neveu. La Vallée. - Ni la soeur ni le neveu n'avaient que faire là . Je ne les aurais pas déclaré. Madame Alain. - Avec qui la vôtre se marie-t-elle? Le Neveu. - Avec un veuf de trente ans, homme assez riche, mais qui ne convient point à la famille. Madame Alain. - Et voilà le futur de la nôtre. La Vallée. - Le portier dira le reste. Le Neveu. - En voilà assez, Madame. Je me rends. Ce n'est point ici qu'on trouvera Mademoiselle Dumont. Madame Alain. - Non. Il faut que vous vous contentiez de Mademoiselle Habert, qui a peur de son côté et que je vais rassurer, en l'avertissant qu'elle n'a rien à craindre. La Vallée. - C'est pour nous achever. Tout est décousu. Madame Alain. - Paraissez, notre amie! Venez rire de la frayeur de Monsieur de la Vallée. Scène XIX Les précédents, Mademoiselle Habert Mademoiselle Habert. - Hé bien! Madame, de quoi s'agissait-il? D'avec qui sortez-vous? Que vois-je? C'est mon neveu. Elle se sauve. Scène XX Les précédents. Madame Alain. - Son neveu! Votre tante! Le Neveu. - Oui, Madame. La Vallée. - J'étais devin. Madame Alain. - Ne rougissez-vous pas de votre fourberie? Le Neveu. - Ecoutez-moi et ne vous fâchez pas. Votre franchise naturelle et louable, aidée d'un peu d'industrie de ma part, a causé cet événement. Avec une femme moins vraie, je ne tenais rien. Madame Alain. - Cette bonne qualité a toujours été mon défaut et je ne m'en corrige point. Je suis outrée. Le Neveu. - Vous n'avez rien à vous reprocher. La Vallée. - Que d'avoir eu de la langue. Madame Alain. - N'ai-je pas été surprise? Le Neveu. - N'ayez point de regret à cette aventure. Profitez au contraire de l'occasion qu'elle vous offre de rendre service à d'honnêtes gens et ne vous prêtez plus à un mariage aussi ridicule et aussi disproportionné que l'est celui-ci. La Vallée. - Qu'y a-t-il donc tant à dire aux proportions? Ne sommes-nous pas garçon et fille? Le Neveu. - Taisez-vous, Jacob. Madame Alain. - Comment, Jacob! On l'appelle Monsieur de la Vallée. Le Neveu. - C'est sans doute un nom de guerre que ma tante lui a donné. La Vallée. - Donné! Qu'il soit de guerre ou de paix, le beau présent! Le Neveu. - Son véritable est Jacques Giroux, petit berger, venu depuis sept ou huit mois de je ne sais quel village de Bourgogne, et c'est de lui-même que mes tantes le savent. La Vallée. - Berger, parce qu'on a des moutons. Le Neveu. - Petit paysan, autrement dit; c'est même chose. La Vallée. - On dit paysan, nom qu'on donne à tous les gens des champs. Madame Alain. - Petit paysan, petit berger, Jacob, qu'est-ce donc que tout cela, Monsieur de la Vallée? Car, enfin, les parents auraient raison. La Vallée. - Je vous réponds qu'on arrange cette famille-là bien malhonnêtement, Madame Alain, et que sans la crainte du bruit et le respect de votre maison et du cabinet où il y a du monde... Le Neveu. - Hem! Que diriez-vous, mon petit ami? Pouvez-vous nier que vous êtes arrivé à Paris avec un voiturier, frère de votre mère? La Vallée. - Quand vous crieriez jusqu'à demain, je ne ferai point d'esclandre. Le Neveu. - De son propre aveu, c'était un vigneron que son père. La Vallée. - Je me tais. Le silence ne m'incommode pas, moi. Le Neveu. - Il ne saurait nier que ces demoiselles avaient besoin d'un copiste pour mettre au net nombre de papiers et que ce fut un de ses parents, qui est un scribe, qui le présenta à elles. Madame Alain. - Quoi! un de ces grimauds en boutique, qui dressent des écriteaux et des placets! Le Neveu. - C'est ce qu'il y a de plus distingué parmi eux, et le petit garçon sait un peu écrire, de sorte qu'il fut trois semaines à leurs gages, mangeant avec une gouvernante qui est au logis. Madame Alain. - Oh! diantre; il mange à table à cette heure. La Vallée. - Quelles balivernes vous écoutez là ! Le Neveu. - Hem! Vous raisonnez, je pense. La Vallée. - Je ne souffle pas. Chantez mes louanges à votre aise. Madame Alain. - Il m'a pourtant fait l'amour, le petit effronté! Le Neveu. - Il est bien vêtu. C'est sans doute ma tante qui lui a fait faire cet habit-là , car il était en fort mauvais équipage au logis. La Vallée. - C'est que j'avais mon habit de voyage. Le Neveu. - Jugez, Madame, vous qui êtes une femme respectable, et qui savez ce que c'est que des gens de famille... Madame Alain. - Oui, Monsieur. Je suis la veuve d'un honnête homme extrêmement considéré pour son habileté dans les affaires, et qui a été plus de vingt ans secrétaire de président. Ainsi, je dois être aussi délicate qu'une autre sur ces matières. La Vallée. - Ah! que tout cela m'ennuie. Le Neveu. - Mademoiselle Habert a eu tort de fuir; elle n'avait à craindre que des représentations soumises. Je ne désapprouve pas qu'elle se marie; toute la grâce que je lui demande, c'est de se choisir un mari que nous puissions avouer, qui ne fasse pas rougir un neveu plein de tendresse et de respect pour elle, et qui n'afflige pas une soeur à qui elle est si chère, à qui sa séparation a coûté tant de larmes. La Vallée. - Oh! le madré crocodile. Madame Alain. - Je ne m'en cache pas, vous me touchez. Les gens comme nous doivent se soutenir; j'entre dans vos raisons. La Vallée. - Que j'en rirais, si j'étais de bonne humeur! Madame Alain. - Je vais parler à Mademoiselle Habert en attendant que vous ameniez sa soeur. Rien ne se terminera aujourd'hui. Laissez-moi agir. Le Neveu. - Vous êtes notre ressource et nous nous reposons sur vos soins, Madame. Scène XXI La Vallée, Madame Alain La Vallée. - Eh bien! que vous dit le coeur? Madame Alain. - Ce n'est pas vous que je blâme, Jacob; mais il n'y a pas moyen d'être, pour un petit berger. Messieurs, vous pouvez revenir ici. Scène XXII Les deux notaires, Mademoiselle Habert, Madame Alain, La Vallée Monsieur Thibaut. - Procédons... Madame Alain. - Non, Messieurs. Il n'est plus question de cela. Il n'y a point de mariage; il est du moins remis. Mademoiselle Habert. - Comment donc? Que voulez-vous dire? Madame Alain. - Demandez à votre copiste. Mademoiselle Habert. - Mon copiste! Parlez donc, Monsieur de la Vallée. La Vallée. - Dame! C'est la besogne du parent que vous savez. C'est lui qui a retourné la tête. Mademoiselle Habert. - Oh! je l'ai prévu. Madame Alain. - Ne m'entendez-vous pas, ma chère amie? Un petit Jacob qui mangeait à l'office, un cousin scribe, un oncle voiturier, un vigneron... Dispensez-moi de parler. Ce n'est pas là un parti pour vous, Mademoiselle Habert. L'autre notaire. - Si vous êtes Mademoiselle Habert, je connais votre neveu. C'est un jeune homme estimable, et qui, de votre aveu même, est sur le point d'épouser la fille d'un de mes amis. Ainsi, trouvez bon que je ne prête point mon ministère pour un mariage qui peut lui faire tort. Monsieur Thibaut. - Je suis d'avis de me retirer aussi. Adieu, Madame. La Vallée. - Quel désarroi! Mademoiselle Habert. - Hé! Monsieur, arrêtez un instant, je vous en supplie. Ma chère Madame Alain, retenez du moins Monsieur Thibaut. Souffrez que je vous dise un mot avant qu'il nous quitte. La Vallée. - Rien qu'un mot, pour vous raccommoder l'esprit. Vous me vouliez tant de bien; souvenez-vous-en. Madame Alain. - Hélas! j'y consens; je ne suis point votre ennemie. Ayez donc la bonté de rester, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Il n'est point encore sûr que vous ayez affaire de moi. En tous cas, je repasserai ici dans un quart d'heure. Mademoiselle Habert. - Je vous en conjure. A La Vallée. Cette femme est faible et crédule. Regagnons-la. Scène XXIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, La Vallée Madame Alain. - Que je vous plains, ma chère Mademoiselle Habert! Que tout ceci est désagréable pour moi! Ce neveu qui paraÃt vous aimer est d'une tristesse... Mademoiselle Habert. - Est-il possible que vous vous déterminiez à me chagriner sur les rapports d'un homme qui vous doit être suspect, qui a tant d'intérêt à les faire faux, qui est mon neveu enfin, et de tous les neveux le plus avide? Ne reconnaissez-vous pas les parents? Pouvez-vous vous y méprendre, avec autant d'esprit que vous en avez? La Vallée. - Remplie de sens commun comme vous l'êtes. Madame Alain. - Calmez-vous, Mademoiselle Habert; vous m'affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux. La Vallée, sanglotant. - Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite... Madame Alain, pleurant. - Doucement. Le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous! Je sais bien que tous les neveux et les cousins qui héritent ne valent rien, mais on croit le vôtre. Il approuve que vous vous mariez, il n'y a que Jacob qui le fâche, et il n'a pas tort. Jacob est joli garçon, un bon garçon, je suis de votre avis; ce n'est pas que je le méprise, on est ce qu'on est, mais il y a une règle dans la vie; on a rangé les conditions, voyez-vous; je ne dis pas qu'on ait bien fait, c'est peut-être une folie, mais il y a longtemps qu'elle dure, tout le monde la suit, nous venons trop tard pour la contredire. C'est la mode; on ne la changera pas, ni pour vous ni pour ce petit bonhomme. En France et partout, un paysan n'est qu'un paysan, et ce paysan n'est pas pour la fille d'un citoyen bourgeois de Paris. Mademoiselle Habert. - On exagère, Madame Alain. La Vallée. - Je suis calomnié, ma chère dame. Madame Alain. - Vous ne vous êtes pas défendu. La Vallée. - J'avais peur du tapage. Mademoiselle Habert. - Il n'a pas voulu faire de vacarme, La Vallée. - Récapitulons les injures. Il m'appelle paysan; mon père est pourtant mort le premier marguillier du lieu. Personne ne m'ôtera cet honneur, Mademoiselle Habert. - Ce sont d'ordinaire les principaux d'un bourg ou d'une ville qu'on choisit pour cette fonction. Madame Alain. - Je l'avoue. Je ne demande pas mieux que d'avoir été trompée; mais le père vigneron? La Vallée. - Vigneron, c'est qu'il avait des vignes, et n'en a pas qui veut. Mademoiselle Habert. - Voilà comme on abuse des choses. Madame Alain. - Mais vraiment, des vignes, comtes, marquis, princes, ducs, tout le monde en a, et j'en ai aussi. La Vallée. - Vous êtes donc une vigneronne. Madame Alain. - Il n'y aurait rien de si impertinent. La Vallée. - J'ai, dit-il, un oncle qui mène des voitures; encore une malice; il les fait mener. Le maÃtre d'un carrosse et le cocher sont deux. Cet oncle a des voitures, mais les voitures et les meneurs sont à lui. Qu'y a-t-il à dire? Madame Alain. - Qu'est-ce que cela signifie? Quoi! c'est ainsi que votre neveu l'entend! Mon beau-père avait bien vingt fiacres sur la place; il n'était donc pas de bonne famille, à son compte? La Vallée. - Non. Votre mari était fils de gens de rien; vous avez perdu votre honneur en l'épousant. Madame Alain. - Il en a menti. Qu'il y revienne! Mais, Monsieur de la Vallée, vous n'avez rien dit de cela devant lui. La Vallée. - Je n'osais me fier à moi; je suis trop violent. Mademoiselle Habert. - Ils se seraient peut-être battus. Madame Alain. - Voyez le fourbe avec son copiste! Mademoiselle Habert. - Eh! c'était par amitié qu'il copiait; nous l'en avions prié. La Vallée. - Ces demoiselles me dictaient; elles se trompaient; je me trompais aussi; tantôt mon écriture montait, tantôt elle descendait; je griffonnais; et puis, c'était à rire de Monsieur Jacob! Mademoiselle Habert. - L'étourdi! Madame Alain. - Et pourquoi ce nom de Jacob? Mademoiselle Habert. - C'est que, dans les provinces, c'est l'usage de donner ces noms-là aux enfants dans les familles. Madame Alain. - A parler franchement, j'avoue que j'ai été prise pour dupe, et je suis indignée. Je laisse là les autres articles, qui ne doivent être aussi que des impostures. Ah! le méchant parent! Il nous manque un notaire. Allez vous tranquilliser dans votre chambre, et que Monsieur de la Vallée ne s'écarte pas. Je veux que votre soeur vous trouve mariée, et je vais pourvoir à tout ce qu'il vous faut. La Vallée. - Il y a de bons coeurs, mais le vôtre est charmant. Madame Alain. - Allez, vous en serez content. Dans le fond, j'avais été trop vite. Scène XXIV Madame Alain, Agathe Agathe. - J'ai quelque chose à vous dire, ma mère. Madame Alain. - Oh! vous prenez bien votre temps! Que vous est-il arrivé avec votre air triste? Venez-vous m'annoncer quelque désastre? Agathe. - Non, ma mère. Madame Alain.. - Eh bien! attendez. J'ai un billet à écrire, et vous me parlerez après. Scène XXV Les précédents, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Vous voyez que je vous tiens parole, Madame. Madame Alain. - Vous me faites grand plaisir. Je vous laisse pour un instant. Ma fille, faites compagnie à Monsieur; je reviens. Elle sort. Monsieur Thibaut. - Apparemment que la partie est renouée et que le mariage se termine. Agathe. - Je n'en sais rien. J'ai empêché Monsieur Remy de sortir, mais si vous en avez envie, je vais vous ouvrir la porte; vous vous en irez tant qu'il vous plaira. Monsieur Thibaut. - Vous êtes fâchée. Est-ce que ce mariage vous déplaÃt? Agathe. - Sans doute. C'est un malheur pour cette fille-là d'épouser un petit fripon qui ne l'aime point et qui, encore aujourd'hui, faisait l'amour à une autre pour l'épouser. Monsieur Thibaut. - A vous, peut-être? Agathe. - A moi, Monsieur! Il n'aurait qu'à y venir, l'impertinent qu'il est. C'est bien à un petit rustre comme lui qu'il appartient d'aimer des filles de ma sorte. Vous croyez donc que j'aurais écouté un homme de rien! Car je sais tout du neveu. Monsieur Thibaut. - Non, sans doute. On voit bien à la colère où vous êtes que vous ne vous souciez pas de lui. Agathe. - Je soupçonne que vous vous moquez de moi, Monsieur Thibaut. Monsieur Thibaut. - Ce n'est pas mon dessein. Agathe. - Vous auriez grand tort. Ce n'est que par bon caractère que je parle. J'avoue aussi que je suis fâchée, mais vous verrez que j'ai raison. Je dirai tout devant vous à ma mère. Scène XXVI Les précédents, Madame Alain Madame Alain. - Pardon, Monsieur Thibaut; j'écris à Monsieur Lefort, votre confrère. C'est un homme riche, fier, et qui salue si froidement tout ce qui n'est pas notaire... Savez-vous ce que j'ai fait? Je lui ai écrit que vous le priez de venir. Monsieur Thibaut. - Il n'y manquera pas. Voilà Mademoiselle Agathe qui se plaint beaucoup du prétendu. Madame Alain. - Du prétendu! Vous, ma fille? Agathe. - Moi, Ma Mère. Ce mariage n'est pas rompu? Mademoiselle Habert ne sait donc pas que ce La Vallée est de la lie du peuple? Madame Alain. - Est-ce que le neveu vous a aussi gâté l'esprit? Vous avez là un plaisant historien. De quoi vous embarrassez-vous? Monsieur Thibaut. - Elle n'en parle que par bon caractère. Agathe. - Et puis c'est que ce La Vallée m'a fait un affront qui mérite punition. Monsieur Thibaut. - Oh! Ceci devient sérieux! Madame Alain. - Un affront, petite fille! Eh! de quelle espèce est-il? Mort de ma vie, un affront! Monsieur Thibaut. - Puis-je rester? Madame Alain. - Je n'en sais rien. Que veut-elle dire? Agathe. - Il m'a fait entendre qu'il allait vous parler pour moi. Madame Alain. - Après. Agathe. - Je crus de bonne foi ce qu'il me disait, ma mère. Madame Alain. - Après. Agathe. - Et il sait bien que je l'ai cru. Madame Alain. - Ensuite. Agathe. - Eh mais! voilà tout. N'est-ce pas bien assez? Monsieur Thibaut. - Ce n'est qu'une bagatelle. Madame Alain. - Cette innocente avec son affront! Allez, vous êtes une sotte, ma fille. Il m'a dit que c'est qu'il n'a pu vous désabuser sans trahir son secret, et vous y avez donné comme une étourdie. Qu'il n'y paraisse pas, surtout. Allez, laissez-moi en repos. Agathe. - Il a même poussé la hardiesse jusqu'à me baiser la main. Madame Alain. - Que ne la retiriez-vous, Mademoiselle! Apprenez qu'une fille ne doit jamais avoir de mains. Monsieur Thibaut. - Passons les mains, quand elles sont jolies. Madame Alain. - Ce n'est pas lui qui a tort; il fait sa charge. Apprenez aussi, soit dit entre nous, que La Vallée songeait si peu à vous que c'est moi qu'il aime, qu'il m'épouserait si j'étais femme à vous donner un beau-père. Agathe. - Vous, ma mère? Madame Alain. - Oui, Mademoiselle, moi-même. C'est à mon refus qu'il se donne à Mademoiselle Habert, qui, heureusement pour lui, s'imagine qu'il l'aime, et à qui je vous défends d'en parler, puisque le jeune homme n'a rien. Oui, je l'ai refusé, quoiqu'il m'ait baisé la main aussi bien qu'à vous, et de meilleur coeur, ma fille. Retirez-vous; tenez-vous là -bas et renvoyez toutes les visites. Agathe, à part. - La Vallée me le paiera pourtant. Scène XXVII Madame Alain, Monsieur Thibaut Monsieur Thibaut. - Hé bien! Madame, qu'a-t-on déterminé? Madame Alain. - De passer le contrat tout à l'heure. Cela serait fait, sans cet indiscret Monsieur Remy. Quel homme! il rapporte, il redit, c'est une gazette! Monsieur Thibaut. - Qu'a-t-il donc fait? Madame Alain. - C'est que sans lui, qui a dit au neveu de Mademoiselle Habert qu'elle était chez moi, ce neveu ne serait point venu ici débiter mille faussetés qui ont produit la scène que vous avez vue. Que je hais les babillards! Si je lui ressemblais, sa femme serait en de bonnes mains. Monsieur Thibaut. - Hé D'où vient... Madame Alain. - Oh! d'où vient? Je puis vous le dire, à vous. C'est qu'avant-hier, elle me pria de lui serrer une somme de quatre mille livres qu'elle a épargnée à son insu et qu'il n'épargnerait pas, lui, car il dissipe tout. Monsieur Thibaut. - Je le crois un peu libertin. Madame Alain. - Vraiment, il se pique d'être galant. Il se prend de goût pour les jolies femmes, à qui il envoie des présents malgré qu'elles en aient. Monsieur Thibaut. - Eh! avez-vous encore les quatre mille livres? Madame Alain. - Vraiment oui, je les ai, et s'il le savait, je ne les aurais pas longtemps. Mais le voici qui vient. Et nos amants aussi. Scène XXVIII Madame Alain, Mademoiselle Habert, Monsieur Thibaut, Monsieur Remy, La Vallée Madame Alain. - Nous voilà donc parvenus à pouvoir vous marier, Mademoiselle. Le ciel en soit loué! Monsieur Thibaut, commencez toujours; Monsieur Lefort va venir. Monsieur Thibaut. - Tout à l'heure, Madame. Monsieur Remy, je suis à la veille de me marier moi-même. Vous me devez mille écus que je vous prêtai il y a six mois; depuis quinze jours ils sont échus; je vous en ai accordé six autres, mais comme j'en ai besoin, je vous avertis que, sans vous incommoder, sans débourser un sol, vous êtes en état de me payer à présent. Madame Alain. - Quoi donc! Qu'est-ce que c'est? Monsieur Thibaut. - Madame Alain vient de me dire que votre femme lui a confié avant-hier quatre mille livres qu'elle lui garde. Madame Alain. - Ah! que cela est beau! le joli tour d'esprit que vous me jouez là ! Moi qui vous ai parlé de cela de si bonne foi! Monsieur Thibaut. - Vous ne m'avez pas demandé le secret. Monsieur Remy. - J'aurai soin de remercier Madame Remy de son économie. Et je vous paierai, Monsieur, je vous paierai, mais priez Madame Alain de vous garder mieux le secret qu'elle n'a fait à ma femme, et qu'elle ne dise pas à d'autres qu'à moi que vous faites accroire à Monsieur Constant, dont vous allez épouser la fille, que votre charge est à vous, pendant que vous vous disposez à la payer des deniers de la dot. Madame Alain. - Hé bien! ne dirait-on pas de deux perroquets qui répètent leur leçon! Monsieur Thibaut. - Il me reste encore quelque chose de la mienne et vous n'en êtes pas quitte, Monsieur Remy. Dites aussi à Madame Alain de ne pas divulguer les présents ruineux que vous faites à de jolies femmes. Madame Alain. - Courage, Messieurs. N'y a-t-il personne ici pour vous aider? Monsieur Remy. - Je n'ai qu'un mot à répondre vous n'aurez plus de présents, Madame Alain. Adieu, cherchez des témoins ailleurs. La Vallée. - Si vous vous en allez, emportez donc les marchandises de contrebande que Madame Alain vous a caché dans l'armoire de sa salle. Monsieur Remy. - Encore! Hé bien! je reste. Vos mille écus vous seront rendus, Monsieur Thibaut. Ignorez ma contrebande; et j'ignorerai l'affaire de votre charge. Monsieur Thibaut. - J'en suis d'accord. Travaillons pour Mademoiselle. Et qu'elle ait la bonté de nous dire ses intentions. Scène XXIX et dernière Les précédents, Agathe, Javotte Agathe. - Ma mère, Monsieur Lefort envoie dire qu'on ne s'impatiente pas; il achève une lettre qu'on doit mettre à la poste. Madame Alain. - A la bonne heure. Mademoiselle Habert, montrant Javotte. - Ayez la bonté de renvoyer cette fille. Agathe. - Vraiment laissez-la, ma mère; elle vient signer au contrat, elle est parente de Monsieur de la Vallée et va l'être de Mademoiselle. La Vallée. - Ma parente, à moi? Javotte. - Oui, Jacques Giroux, votre tante à la mode de Bretagne. C'est ce qu'on a su dans la maison par le neveu de ma nièce Mademoiselle Habert, qui, en s'en allant, a dit votre pays, votre nom, ce qui a fait que je vous ai reconnu tout d'un coup, et je l'avais bien dit que vous feriez un jour quelque bonne trouvaille, car il n'était pas plus grand que ça quand je quittai le pays, mais vous saurez, Messieurs et Mesdames, que c'était le plus beau petit marmot du canton. Je vous salue, ma nièce. Mademoiselle Habert. - Qu'est-ce que c'est que votre nièce? Javotte. - Eh! pardi oui! ma nièce, puisque mon neveu va être votre homme. C'est pourquoi je viens pour mettre ma marque au contrat, faute de savoir signer. La Vallée. - Ma foi, gardez votre marque, ma tante. Je ne sais qui vous êtes. Attendez que notre pays m'en récrive. Javotte. - Vous ne savez pas qui je suis, Giroux? Ah! ah! Voyez le glorieux qui recule déjà de m'avouer pour sienne parce qu'il va être riche et un monsieur! Prenez garde que je ne dise à Mademoiselle ma nièce que vous faisiez l'amour à Mademoiselle Agathe. Mademoiselle Habert. - L'amour à Agathe! Est-il vrai, Mademoiselle? Agathe. - Ne vous avais-je pas recommandé de n'en rien dire? La Vallée. - Oh! cet amour-là n'était qu'un équivoque. Mademoiselle Habert. - Ah! fourbe. Voilà l'énigme expliquée. Je ne m'étonne plus si Mademoiselle me demandait tantôt mon amitié. C'est qu'elle croyait que c'était elle qu'on mariait. Javotte. - Bon. N'a-t-il pas offert d'épouser notre dame, si elle voulait de sa figure? Mademoiselle Habert. - Qu'entends-je? Madame Alain. - D'où le savez-vous, caqueteuse? Agathe. - C'est vous qui me l'avez dit, ma mère, et même qu'il ne se souciait pas de Mademoiselle. Javotte. - Et qu'il ne faisait semblant de l'aimer qu'à cause de son bien. Agathe. - Et Javotte est la seule à qui j'en ai ouvert la bouche. Madame Alain, à La Vallée. - Et moi, je n'en ai parlé qu'à ma fille, en passant. A qui se fiera-t-on? Monsieur Thibaut. - C'est en passant que vous me l'avez dit aussi, souvenez-vous-en. Madame Alain. - A l'autre. Mademoiselle Habert. - Ingrat! Sont-ce là les témoignages de ta reconnaissance? Messieurs, il n'y a plus de contrat. Va, je ne veux te voir de ma vie. La Vallée. - Ma mie, écoutez l'histoire! C'est un quiproquo qui vous brouille. Mademoiselle Habert. - Laisse-moi, te dis-je! Je te déteste. La Vallée. - Je vous dis qu'il faut que nous raisonnions là -dessus. Messieurs, discourez un instant pour vous amuser, en attendant que je la regagne. Oh! langue qui me poignarde! Madame Alain. - Parlez de la vôtre, mon ami Giroux, et non pas de la mienne. Aussi bien est-ce vous, maudite fille, qui m'attirez des reproches? Agathe. - Ce n'est pas moi, ma mère, c'est Javotte. Madame Alain. - Pardi, Monsieur Thibaut, vous êtes une franche commère avec vos quatre mille livres que vous êtes venu nous dégoiser là si mal à propos. N'avez-vous pas honte? Monsieur Thibaut. - Puisse le ciel vous aimer assez pour vous rendre muette! Madame Alain. - Oui! vous verrez que c'est moi qui ai tort. Monsieur Remy. - Quand j'aurai vidé votre armoire, je vous achèverai aussi mes compliments. Madame Alain. - C'est fort bien fait, Messieurs. Voilà ce qui arrive quand on ne sait pas se taire. La Dispute Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens Français Le 19 Octobre 1744 Acteurs Le prince. Eglé. La suite du prince. La scène est à la campagne. Scène première Le prince, Hermiane, Carise, Mesrou Hermiane. - Où allons-nous, Seigneur, voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire, et rien n'y annonce la fête que vous m'avez promise. Le prince, en riant. - Tout y est prêt. Hermiane. - Je n'y comprends rien; qu'est-ce que c'est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l'environnent où me menez-vous? Le prince. - A un spectacle très curieux; vous savez la question que nous agitâmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n'était pas votre sexe, mais le nôtre, qui avait le premier donné l'exemple de l'inconstance et de l'infidélité en amour. Hermiane. - Oui, Seigneur, je le soutiens encore. La première inconstance, ou la première infidélité, n'a pu commencer que par quelqu'un d'assez hardi pour ne rougir de rien. Oh! comment veut-on que les femmes, avec la pudeur et la timidité naturelles qu'elles avaient, et qu'elles ont encore depuis que le monde et sa corruption durent, comment veut-on qu'elles soient tombées les premières dans des vices de coeur qui demandent autant d'audace, autant de libertinage de sentiment, autant d'effronterie que ceux dont nous parlons? Cela n'est pas croyable. Le prince. - Eh! sans doute, Hermiane, je n'y trouve pas plus d'apparence que vous, ce n'est pas moi qu'il faut combattre là -dessus, je suis de votre sentiment contre tout le monde, vous le savez. Hermiane. - Oui, vous en êtes par pure galanterie, je l'ai bien remarqué. Le prince. - Si c'est par galanterie, je ne m'en doute pas. Il est vrai que je vous aime, et que mon extrême envie de vous plaire peut fort bien me persuader que vous avez raison, mais ce qui est de certain, c'est qu'elle me le persuade si finement que je ne m'en aperçois pas. Je n'estime point le coeur des hommes, et je vous l'abandonne; je le crois sans comparaison plus sujet à l'inconstance et à l'infidélité que celui des femmes; je n'en excepte que le mien, à qui même je ne ferais pas cet honneur-là si j'en aimais une autre que vous. Hermiane. - Ce discours-là sent bien l'ironie. Le prince. - J'en serai donc bientôt puni; car je vais vous donner de quoi me confondre, si je ne pense pas comme vous. Hermiane. - Que voulez-vous dire? Le prince. - Oui, c'est la nature elle-même que nous allons interroger, il n'y a qu'elle qui puisse décider la question sans réplique, et sûrement elle prononcera en votre faveur. Hermiane. - Expliquez-vous, je ne vous entends point. Le prince. - Pour bien savoir si la première inconstance ou la première infidélité est venue d'un homme, comme vous le prétendez, et moi aussi, il faudrait avoir assisté au commencement du monde et de la société. Hermiane. - Sans doute, mais nous n'y étions pas. Le prince. - Nous allons y être; oui, les hommes et les femmes de ce temps-là , le monde et ses premières amours vont reparaÃtre à nos yeux tels qu'ils étaient, ou du moins tels qu'ils ont dû être; ce ne seront peut-être pas les mêmes aventures, mais ce seront les mêmes caractères; vous allez voir le même état de coeur, des âmes tout aussi neuves que les premières, encore plus neuves s'il est possible. A Carie et à Mesrou. Carise, et vous, Mesrou, partez, et quand il sera temps que nous nous retirions, faites le signal dont nous sommes convenus. A sa suite. Et vous, qu'on nous laisse. Scène II Hermiane, Le prince Hermiane. - Vous excitez ma curiosité, je l'avoue. Le prince. - Voici le fait il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute d'aujourd'hui s'éleva à la cour de mon père, s'échauffa beaucoup et dura très longtemps. Mon père, naturellement assez philosophe, et qui n'était pas de votre sentiment, résolut de savoir à quoi s'en tenir, par une épreuve qui ne laissât rien à désirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nôtre, furent portés dans la forêt où il avait fait bâtir cette maison exprès pour eux, où chacun d'eux fut! logé à part, et où actuellement même il occupe un terrain dont il n'est jamais sorti, de sorte qu'ils ne se sont jamais vus. Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa soeur qui les ont élevés, et qui ont toujours eu soin d'eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs élèves en fussent plus étonnés quand ils verraient d'autres hommes. On va donc pour la première fois leur laisser la liberté de sortir de leur enceinte, et de se connaÃtre; on leur a appris la langue que nous parlons; on peut regarder le commerce qu'ils vont avoir ensemble comme le premier âge du monde; les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera. Ici, on entend un bruit de trompettes. Mais hâtons-nous de nous retirer, j'entends le signal qui nous en avertit, nos jeunes gens vont paraÃtre; voici une galerie qui règne tout le long de l'édifice, et d'où nous pourrons les voir et les écouter, de quelque côté qu'ils sortent de chez eux. Partons. Scène III Carise, Eglé Carise. - Venez, Eglé, suivez-moi; voici de nouvelles terres que vous n'avez jamais vues, et que vous pouvez parcourir en sûreté. Eglé. - Que vois-je? quelle quantité de nouveaux mondes! Carise. - C'est toujours le même, mais vous n'en connaissez pas toute l'étendue. Egle. - Que de pays! que d'habitations! il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. Elle regarde et s'arrête à un ruisseau. Qu'est-ce que c'est que cette eau ne je vois et qui roule à terre? Je n'ai rien vu de semblable à cela dans le monde d'où je sors. Carise. - Vous avez raison, et c'est ce qu'on appelle un ruisseau. Eglé, regardant. - Ah! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraÃt aussi étonnée de moi que je le suis d'elle. Carise, riant. - Eh! non, c'est vous que vous y voyez tous les ruisseaux font cet effet-là . Eglé. - Quoi! c'est là moi, c'est mon visage? Carise. - Sans doute. Eglé. - Mais savez-vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant? Quel dommage de ne l'avoir pas su plus tôt! Carise. - Il est vrai que vous êtes belle. Eglé. - Comment, belle, admirable! cette découverte-là m'enchante. Elle se regarde encore. Le ruisseau fait toutes mes mines, et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir à me regarder, Mesrou et vous. Je passerais ma vie à me contempler; que je vais m'aimer à présent! Carise. - Promenez-vous à votre aise, je vous laisse pour rentrer dans votre habitation, où j'ai quelque chose à faire. Eglé. - Allez, allez, je ne m'ennuierai pas avec le ruisseau. Scène IV Eglé, Azor Eglé un instant seule, Azor parait vis-à -vis d'elle. Eglé, continuant et se tâtant le visage. - Je ne me lasse point de moi. Et puis, apercevant. Azor, avec frayeur. Qu'est-ce que c'est que cela, une personne comme moi?... N'approchez point. Azor étendant les bras d'admiration et souriant. Eglé continue. La personne rit, on dirait qu'elle m'admire. Azor fait un pas. Attendez... Ses regards sont pourtant bien doux... Savez-vous parler? Azor. - Le plaisir de vous voir m'a d'abord ôté la parole. Eglé, gaiement. - La personne m'entend, me répond, et si agréablement! Azor. - Vous me ravissez. Eglé. - Tant mieux. Azor. - Vous m'enchantez. Eglé. - Vous me plaisez aussi. Azor. - Pourquoi donc me défendez-vous d'avancer? Eglé. - Je ne vous le défends plus de bon coeur. Azor. - Je vais donc approcher. Eglé. - J'en ai bien envie. Il avance. Arrêtez un peu... Que je suis émue! Azor - J'obéis, car je suis à vous. Eglé. - Elle obéit; venez donc tout à fait, afin d'être à moi de plus près. Il vient. Ah! la voilà , c'est vous, qu'elle est bien faite! en vérité, vous êtes aussi belle que moi. Azor. - Je meurs de joie d'être auprès de vous, je me donne à vous, je ne sais pas ce que je sens, je ne saurais le dire. Eglé. - Eh! c'est tout comme moi. Azor. - Je suis heureux, je suis agité. Eglé. - Je soupire. Azor. - J'ai beau être auprès de vous, je ne vous vois pas encore assez. Eglé. - C'est ma pensée, mais on ne peut pas se voir davantage, car nous sommes là . Azor. - Mon coeur désire vos mains. Eglé. - Tenez, le mien vous les donne; êtes-vous plus contente? Azor. - Oui, mais non pas plus tranquille Eglé. - C'est ce qui m'arrive, nous nous ressemblons en tout. Azor. - Oh! quelle différence! tout ce que je suis ne vaut pas vos yeux, ils sont si tendres! Eglé. - Les vôtres si vifs! Azor. - Vous êtes si mignonne, si délicate! Eglé. - Oui, mais je vous assure qu'il vous sied fort bien de ne l'être pas tant que moi, je ne voudrais pas que vous fussiez autrement, c'est une autre perfection, je ne nie pas la mienne, gardez-moi la vôtre. Azor - Je n'en changerai point, je l'aurai toujours. Eglé. - Ah çà ! dites-moi, où étiez-vous quand je ne vous connaissais pas? Azor. - Dans un monde à moi, où je ne retournerai plus, puisque vous n'en êtes pas, et que je veux toujours avoir vos mains; ni moi ni ma bouche ne saurions plus nous passer d'elles. Eglé. - Ni mes mains se passer de votre bouche; mais j'entends du bruit, ce sont des personnes de mon monde de peur de les effrayer, cachez-vous derrière les arbres, je vais vous rappeler. Azor. - Oui, mais je vous perdrai de vue. Eglé. - Non, vous n'avez qu'à regarder dans cette eau qui coule, mon visage y est, vous l'y verrez. Scène V Mesrou, Carise, Eglé Eglé, soupirant. - Ah! je m'ennuie déjà de son absence. Carise. - Eglé, je vous retrouve inquiète, ce me semble, qu'avez-vous? Mesrou. - Elle a même les yeux plus attendris qu'à l'ordinaire. Eglé. - C'est qu'il y a une grande nouvelle; vous croyez que nous ne sommes que trois, je vous avertis que nous sommes quatre; j'ai fait l'acquisition d'un objet qui me tenait la main tout à l'heure. Carise. - Qui vous tenait la main, Eglé! Que n'avez-vous a appelé à votre secours? Eglé - Du secours contre quoi? contre le plaisir qu'il me faisait? J'étais bien aise qu'il me la tint; il me la tenait par ma permission il la baisait tant qu'il pouvait, et je ne l'aurai pas plus tôt rappelé qu'il la baisera encore pour mon plaisir et le sien. Mesrou. - Je sais qui c'est, je crois même l'avoir entrevu qui se retirait; cet objet s'appelle un homme, c'est Azor, nous le connaissons. Eglé. - C'est Azor? le joli nom! le cher Azor! le cher homme! il va venir. Carise. - Je ne m'étonne point qu'il vous aime et que vous l'aimiez, vous êtes faits l'un pour l'autre. Eglé. - Justement, nous l'avons deviné de nous-mêmes. Elle l'appelle. Azor, mon Azor, venez vite, l'homme! Scène VI Carise, Eglé, Mesrou, Azor Azor. - Eh! c'est Carise et Mesrou, ce sont mes amis. Eglé, gaÃment. - Ils me l'ont dit, vous êtes fait exprès pour moi, moi faite exprès pour vous, ils me l'apprennent voilà pourquoi nous nous aimons tant, je suis votre Eglé, vous mon Azor. Mesrou. - L'un est l'homme, et l'autre la femme. Azor. - Mon Eglé, mon charme, mes délices, et ma femme! Eglé. - Tenez, voilà ma main, consolez-vous d'avoir été caché. A Mesrou et à Carise. Regardez, voilà comme il faisait tantôt, fallait-il appeler à mon secours? Carise. - Mes enfants, je vous l'ai déjà dit, votre destination naturelle est d'être charmés l'un de l'autre. Eglé, le tenant par la main. - Il n'y a rien de si clair. Carise. - Mais il y a une chose à observer, si vous voulez vous aimer toujours. Eglé. - Oui, je comprends, c'est d'être toujours ensemble. Carise. - Au contraire, c'est qu'il faut de temps en temps vous priver du plaisir de vous voir. Eglé, étonnée. - Comment? Azor, étonné. - Quoi? Carise. - Oui, vous dis-je, sans quoi ce plaisir diminuerait et vous deviendrait indifférent. Eglé, riant. - Indifférent, indifférent, mon Azor! Ah! ah! ah!... la plaisante pensée! Azor, riant. - Comme elle s'y entend! Mesrou. - N'en riez pas, elle vous donne un très bon conseil, ce n'est qu'en pratiquant ce qu'elle vous dit là , et qu'en nous séparant quelquefois, que nous continuons de nous aimer, Carise et moi. Eglé. - Vraiment, je le crois bien, cela peut vous être bon à vous autres qui êtes tous deux si noirs, et qui avez dû vous enfuir de peur la première fois que vous vous êtes vus. Azor. - Tout ce que vous avez pu faire, c'est de vous supporter l'un et l'autre. Eglé. - Et vous seriez bientôt rebutés de vous voir si vous ne vous quittiez jamais, car vous n'avez rien de beau à vous montrer; moi qui vous aime, par exemple, quand je ne vous vois pas, je me passe de vous, je n'ai pas besoin de votre présence, pourquoi? C'est que vous ne me charmez pas; au lieu que nous nous charmons, Azor et moi; il est si beau, moi si admirable, si attrayante, que nous nous ravissons en nous contemplant. Azor, prenant la main d'Eglé. - La seule main d'Eglé, voyez-vous, sa main seule, je souffre quand je ne la tiens pas et quand je la tiens, je me meurs si je ne la baise, et quand je l'ai baisée, je me meurs encore. Eglé. - L'homme a raison, tout ce qu'il vous dit là , je le sens; voilà pourtant où nous en sommes, et vous qui. parlez de notre plaisir, vous ne savez pas ce que c'est, nous ne le comprenons pas, nous qui le sentons, il est infini. Mesrou. - Nous ne vous proposons de vous séparer que deux ou trois heures seulement dans la journée. Eglé. - Pas d'une minute. Mesrou. - Tant pis. Eglé. - Vous m'impatientez, Mesrou; est-ce qu'à force de nous voir nous deviendrons laids? Cesserons-nous d'être charmants? Carise. - Non, mais vous cesserez de sentir que vous l'êtes. Eglé. - Eh! qu'est-ce qui nous empêchera de le sentir puisque nous le sommes? Azor. - Eglé sera toujours Eglé. Eglé. - Azor toujours Azor. Mesrou. - J'en conviens, mais que sait-on ce qui peut arriver? Supposons, par exemple, que je devinsse aussi aimable qu'Azor, que Carise devÃnt aussi belle qu'Eglé. Eglé. - Qu'est-ce que cela nous ferait? Carise. - Peut-être alors que, rassasiés de vous voir, vous seriez tentés de vous quitter tous deux pour nous aimer. Eglé. - Pourquoi tentés? Quitte-t-on ce qu'on aime? Est-ce là raisonner? Azor et moi, nous nous aimons, voilà qui est fini, devenez beau tant qu'il vous plaira, que nous importe? ce sera votre affaire, la nôtre est arrêtée. Azor. - Ils n'y comprendront jamais rien, il faut être nous pour savoir ce qui en est. Mesrou. - Comme vous voudrez. Azor. - Mon amitié, c'est ma vie. Eglé. - Entendez-vous ce qu'il dit, sa vie? comment me quitterait-il? Il faut bien qu'il vive, et moi aussi. Azor. - Oui, ma vie, comment est-il possible qu'on soit si belle, qu'on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau? Eglé. - J'aime tant qu'il m'admire! Mesrou. - Il est vrai qu'il vous adore. Azor. - Ah! que c'est bien dit, je l'adore! Mesrou me comprend, je vous adore. Eglé, soupirant - Adorez donc, mais donnez-moi le temps de respirer; ah! Carise. - Que de tendresse! j'en suis enchantée moi-même! Mais il n'y a qu'un moyen de la conserver, c'est de nous en croire; et si vous avez la sagesse de vous y déterminer, tenez, Eglé, donnez ceci à Azor, ce sera de quoi l'aider à supporter votre absence. Eglé, prenant un portrait que Carise lui donne. - Comment donc! je me reconnais; c'est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau, c'est toute ma beauté, c'est moi, quel plaisir de se trouver partout! Regardez, Azor, regardez mes charmes. Azor. - Ah! c'est Eglé, c'est ma chère femme, la voilà , sinon que la véritable est encore plus belle. Il baise le portrait. Mesrou. - Du moins cela il représente. Azor. - Oui, cela la fait désirer. Il le baise encore. Eglé - Je n'y trouve qu'un défaut, quand il le baise, ma copie a tout. Azor, prenant sa main, qu'il baise. - Otons ce défaut-là . Eglé. - Ah çà ! j'en veux autant pour m'amuser. Mesrou. - Choisissez de son portrait ou du vôtre. Eglé. - Je les retiens tous deux. Mesrou. - Oh! il faut opter, s'il vous plaÃt, je suis bien aise d'en garder un. Eglé. - Eh bien! en ce cas-là je n'ai que faire de vous pour avoir Azor; car j'ai déjà son portrait dans mon esprit, ainsi donnez-moi le mien, je les aurai tous deux. Carise. - Le voilà d'une autre manière. Cela s'appelle un miroir, il n'y a qu'à presser cet endroit pour l'ouvrir. Adieu, nous reviendrons vous trouver dans quelque temps, mais, de grâce, songez aux petites absences. Scène VII Azor, Eglé Eglé, tâchant d'ouvrir la boÃte. - Voyons, je ne saurais l'ouvrir; essayez, Azor, c'est là qu'elle a dit de presser. Azor l'ouvre et se regarde. - Bon! ce n'est que moi, je pense, c'est ma mine que le ruisseau d'ici près m'a montrée. Eglé. - Ah! ah! que je voie donc! Eh! point du tout, cher homme, c'est plus moi que jamais, c'est réellement votre Eglé, la véritable, tenez, approchez. Azor. - Eh! oui, c'est vous, attendez donc, c'est nous deux, c'est moitié l'un et moitié l'autre; j'aimerais mieux que ce fût vous toute seule, car je m'empêche de vous voir tout entière. Eglé. - Ah! je suis bien aise d'y voir un peu de vous aussi, vous n'y gâtez rien; avancez encore, tenez-vous bien. Azor. - Nos visages vont se toucher, voilà qu'ils se touchent, quel bonheur pour le mien! quel ravissement! Eglé. - Je vous sens bien, et je le trouve bon. Si nos bouches s'approchaient! Il lui prend un baiser. Eglé, en se retournant. - Oh! vous nous dérangez, à présent je ne vois plus que moi, l'aimable invention qu'un miroir! Azor, prenant le miroir d'Eglé. - Ah! le portrait est aussi une excellente chose. Il le baise. Eglé. - Carise et Mesrou sont pourtant de bonnes gens. Azor. - Ils ne veulent que notre bien, j'allais vous parler d'eux, et de ce conseil qu'ils nous ont donné. Eglé. - Sur ces absences, n'est-ce pas? J'y rêvais aussi. Azor. - Oui, mon Eglé, leur prédiction me fait quelque peur; je n'appréhende rien de ma part, mais n'allez pas vous ennuyer de moi, au moins, je serais désespéré. Eglé. - Prenez garde à vous-même, ne vous lassez pas de m'adorer, en vérité, toute belle que je suis, votre peur m'effraie aussi. Azor. - A merveille! ce n'est pas à vous de trembler... A quoi rêvez-vous? Eglé. - Allons, allons, tout bien examiné, mon parti est pris donnons-nous du chagrin, séparons-nous pour deux heures, j'aime encore mieux votre coeur et son adoration que votre présence, qui m'est pourtant bien douce. Azor. - Quoi! nous quitter! Eglé. - Ah! si vous ne me prenez pas au mot, tout à l'heure je ne le voudrai plus. Azor. - Hélas! le courage me manque. Eglé. - Tant pis, je vous déclare que le mien se passe. Azor, pleurant. - Adieu, Eglé, puisqu'il le faut. Eglé. - Vous pleurez? eh bien! restez donc pourvu qu'il n'y ait point de danger. Azor. - Mais s'il y en avait! Eglé. - Partez donc. Azor. - Je m'enfuis. Scène VIII Eglé, seule. Ah! il n'y est plus, je suis seule, je n'entends plus sa voix, il n'y a plus que le miroir. Elle s'y regarde. J'ai eu tort de renvoyer mon homme, Carise et Mesrou ne savent ce qu'ils disent. En se regardant. Si je m'étais mieux considérée, Azor ne serait point parti. Pour aimer toujours ce que je vois là , il n'avait pas besoin de l'absence... Allons, je vais m'asseoir auprès du ruisseau, c'est encore un miroir de plus. Scène IX Eglé, Adine Eglé. - Mais que vois-je? encore une autre personne! Adine. - Ah! ah! qu'est-ce que c'est que ce nouvel objet-ci? Elle avance. Eglé. - Elle me considère avec attention, mais ne m'admire point, ce n'est pas là un Azor. Elle se regarde dans son miroir. C'est encore moins une Eglé... Je crois pourtant qu'elle se compare. Adine. - Je ne sais que penser de cette figure-là , je ne sais ce qui lui manque, elle a quelque chose d'insipide. Eglé. - Elle est d'une espèce qui ne me revient point. Adine. - A-t-elle un langage?... Voyons... Etes-vous une personne? Eglé. - Oui assurément, et très personne. Adine. - Eh bien! n'avez-vous rien à me dire? Eglé. - Non, d'ordinaire on me prévient, c'est à moi qu'on parle. Adine. - Mais n'êtes-vous pas charmée de moi? Eglé. - De vous? C'est moi qui charme les autres. Adine. - Quoi! vous n'êtes pas bien aise de me voir? Eglé. - Hélas! ni bien aise ni fâchée, qu'est-ce que cela me fait? Adine. - Voilà qui est particulier! vous me considérez, je me montre, et vous ne sentez rien? C'est que vous regardez ailleurs; contemplez-moi un peu attentivement, là , comment me trouvez-vous? Eglé. - Mais qu'est-ce que c'est que vous? Est-il question de vous? Je vous dis que c'est d'abord moi qu'on voit, moi qu'on informe de ce qu'on pense, voilà comme cela se pratique, et vous voulez que ce soit moi qui vous contemple pendant que je suis présente! Adine. - Sans doute, c'est la plus belle à attendre qu'on la remarque et qu'on s'étonne. Eglé. - Eh bien, étonnez-vous donc! Adine. - Vous ne m'entendez donc pas? on vous dit que c'est à la plus belle à attendre. Eglé - On vous répond qu'elle attend. Adine. - Mais si ce n'est pas moi, où est-elle? Je suis pourtant l'admiration de trois autres personnes qui habitent dans le monde. Eglé. - Je ne connais pas vos personnes, mais je sais qu'il y en a trois que je ravis et qui me traitent de merveille. Adine. - Et moi je sais que je suis si belle, si belle, que je me charme moi-même toutes les fois que je me regarde, voyez ce que c'est. Eglé. - Que me contez-vous là ? Je ne me considère jamais que je ne sois enchantée, moi qui vous parle. Adine. - Enchantée! Il est vrai que vous êtes passable, et même assez gentille, je vous rends justice, je ne suis pas comme vous. Eglé, à part. - Je la battrais de bon coeur avec sa justice. Adine. - Mais de croire que vous pouvez entrer en dispute avec moi, c'est se moquer, il n'y a qu'à voir. Eglé. - Mais c'est aussi en voyant, que je vous trouve assez laide. Adine. - Bon! c'est que vous me portez envie, et que vous vous empêchez de me trouver belle. Eglé. - Il n'y a que votre visage qui m'en empêche. Adine. - Mon visage! Oh! je n'en suis pas en peine, car je l'ai vu, allez demander ce qu'il est aux eaux du ruisseau qui coule, demandez-le à Mesrin qui m'adore. Eglé. - Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m'apprendront qu'il n'y a rien de si beau que moi, et elles me l'ont déjà appris, je ne sais ce que c'est qu'un Mesrin, mais il ne vous regarderait pas s'il me voyait; j'ai un Azor qui vaut mieux que lui, un Azor que j'aime, qui est presque aussi admirable que moi, et qui dit que je suis sa vie; vous n'êtes la vie de personne, vous; et puis j'ai un miroir qui achève de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent; y a-t-il rien de plus fort? Adine, en riant. - Un miroir! vous avez aussi un miroir! Eh! à quoi vous sert-il? A vous regarder? ah! ah! ah! Eglé. - Ah! ah! ah!.. n'ai-je pas deviné qu'elle me déplairait? Adine, en riant. - Tenez, en voilà un meilleur, venez apprendre à vous connaÃtre et à vous taire. Carise paraÃt dans l'éloignement. Eglé, ironiquement. - Jetez les yeux sur celui-ci pour y savoir votre médiocrité, et la modestie qui vous est convenable avec moi. Adine. - Passez votre chemin dès que vous refusez de prendre du plaisir à me considérer, vous ne m'êtes bonne à rien, je ne. vous parle plus. Elles ne se regardent plus. Eglé. - Et moi, j'ignore que vous êtes là . Elles s'écartent. Adine, à part. - Quelle folle! Eglé, à part. - Quelle visionnaire, de quel monde cela sort-il? Scène X Carise, Adine, Eglé Carise. - Que faites-vous donc là toutes deux éloignées l'une de l'autre, et sans vous parler? Adine, riant. - C'est une nouvelle figure que j'ai rencontrée et que ma beauté désespère. Eglé. - Que diriez-vous de ce fade objet, de cette ridicule espèce de personne qui aspire à m'étonner, qui me demande ce que je sens en la voyant, qui veut que j'aie du plaisir à la voir, qui me dit Eh! contemplez-moi donc! eh! comment me trouvez-vous? et qui prétend être aussi belle que moi! Adine. - Je ne dis pas cela, je dis plus belle, comme cela se voit dans le miroir. Eglé, montrant le sien. - Mais qu'elle se voie donc dans celui-ci, si elle ose! Adine. - Je ne lui demande qu'un coup d'oeil dans le mien, qui est le véritable. Carise. - Doucement, ne vous emportez point; profitez plutôt du hasard qui vous a fait faire connaissance ensemble, unissons-nous tous, devenez compagnes, et joignez l'agrément de vous voir à la douceur d'être toutes deux adorées, Eglé par l'aimable Azor qu'elle chérit, Adine par l'aimable Mesrin qu'elle aime; allons, raccommodez-vous. Eglé. - Qu'elle se défasse donc de sa vision de beauté qui m'ennuie. Adine. - Tenez, je sais le moyen de lui faire entendre raison, je n'ai qu'à lui ôter son Azor dont je ne me soucie pas, mais rien que pour avoir la paix. Eglé, fâchée. - Où est son imbécile Mesrin? Malheur à elle, si je le rencontre! Adieu, je m'écarte, car je ne saurais la souffrir. Adine. - Ah! ah! ah!.. mon mérite est son aversion. Eglé, se retournant. - Ah! ah! ah! quelle grimace! Scène XI Adine, Carise Carise. - Allons, laissez-la dire. Adine. - Vraiment, bien entendu; elle me fait pitié. Carise. - Sortons d'ici, voilà l'heure de votre leçon de musique, je ne pourrai pas vous la donner si vous tardez. Adine. - Je vous suis, mais j'aperçois Mesrin, je n'ai qu'un mot à lui dire. Carise. - Vous venez de le quitter. Adine. - Je ne serai qu'un moment en passant. Scène XII Mesrin, Carise, Adine Adine appelle. - Mesrin! Mesrin, accourant. - Quoi! c'est vous, c'est mon Adine qui est revenue; que j'ai de joie! que j'étais impatient! Adine. - Eh! non, remettez votre joie, je ne suis pas revenue, je m'en retourne, ce n'est que par hasard que je suis ici. Mesrin. - Il fallait donc y être avec moi par hasard. Adine. - Ecoutez, écoutez ce qui vient de m'arriver. Carise. - Abrégez, car j'ai autre chose à faire. Adine. - J'ai fait A Mesrin. Je suis belle, n'est-ce pas? Mesrin. - Belle! si vous êtes belle! Adine. - Il n'hésite pas, lui, il dit ce qu'il voit. Mesrin. - Si vous êtes divine! la beauté même. Adine. - Eh! oui, je n'en doute pas; et cependant, vous, Carise et moi, nous nous trompons, je suis laide. Mesrin. - Mon Adine! Adine. - Elle-même; en vous quittant, j'ai trouvé une nouvelle personne qui est d'un autre monde, et qui, au lieu d'être étonnée de moi, d'être transportée comme vous l'êtes et comme elle devrait l'être, voulait au contraire que je fusse charmée d'elle, et sur le refus que j'en ai fait, m'a accusée d'être laide. Mesrin. - Vous me mettez d'une colère! Adine. - M'a soutenu que vous me quitteriez quand vous l'auriez vue. Carise. - C'est qu'elle était fâchée. Mesrin. - Mais, est-ce bien une personne? Adine. - Elle dit que oui, et elle en paraÃt une, à peu près. Carise. - C'en est une aussi. Adine. - Elle reviendra sans doute, et je veux absolument que vous la méprisiez, quand vous la trouverez, je veux qu'elle vous fasse peur. Mesrin. - Elle doit être horrible? Adine. - Elle s'appelle... attendez, elle s'appelle... Carise. - Eglé. Adine. - Oui, c'est une Eglé. Voici à présent comme elle est faite c'est un visage fâché, renfrogné, qui n'est pas comme celui de Carise, qui n'est pas blanc comme le mien non plus, c'est une couleur qu'on ne peut pas bien dire. Mesrin. - Et qui ne plaÃt pas? Adine. - Oh! point du tout, couleur indifférente; elle a des yeux, comment vous dirai-je? des yeux qui ne font pas plaisir, qui regardent, voilà tout; une bouche ni grande ni petite, une bouche qui lui sert à parler; une figure toute droite, toute droite et qui serait pourtant à peu près comme la nôtre, si elle était bien faite; qui a des mains qui vont et qui viennent, des doigts longs et maigres, le pense; avec une voix rude et aigre; oh! vous la reconnaÃtrez bien. Mesrin. - Il me semble que je la vois, laissez-moi faire il faut la renvoyer dans un autre monde, après que je l'aurai bien mortifiée. Adine. - Bien humiliée, bien désolée. Mesrin. - Et bien moquée, oh! ne vous embarrassez pas, et donnez-moi cette main. Adine. - Eh! prenez-la, c'est pour vous que je l'ai. Mesrin baise sa main. Carise, lui ôtant la main. - Allons, tout est dit, partons. Adine - Quand il aura achevé de baiser ma main. Carise. - Laissez-la donc, Mesrin, je suis pressée. Adine. - Adieu tout ce que j'aime, je ne serai pas longtemps, songez à ma vengeance. Mesrin. - Adieu tout mon charme! Je suis furieux. Scène XIII Mesrin, Azor Mesrin, les premiers mots seul, répétant le portrait. - Une couleur ni noire ni blanche, une figure toute droite, une bouche qui parle... où pourrais-je la trouver? Voyant Azor. Mais j'aperçois quelqu'un, c'est une personne comme moi, serait-ce Eglé? Non, car elle n'est point difforme. Azor, le considérant. - Vous êtes pareille à moi, ce me semble? Mesrin. - C'est ce que je pensais. Azor. - Vous êtes donc un homme? Mesrin. - On m'a dit que oui. Azor. - On m'en a dit de moi tout autant. Mesrin. - On vous a dit est-ce que vous connaissez des personnes Azor. - Oh! oui, je les connais toutes, deux noires et une blanche. Mesrin. - Moi, c'est la même chose, d'où venez-vous? Azor. - Du monde. Mesrin. - Est-ce du mien? Azor. - Ah! je n'en sais rien, car il y en a tant! Mesrin. - Qu'importe? Votre mine me convient, mettez votre main dans la mienne, il faut nous aimer. Azor. - Oui-da; vous me réjouissez, je me plais à vous voir sans que vous ayez des charmes. Mesrin. - Ni vous non plus; je ne me soucie pas de vous, sinon que vous êtes bonhomme. Azor. - Voilà ce que c'est, je vous trouve de même, un bon camarade, moi un autre bon camarade, je me moque du visage. Mesrin. - Eh! quoi donc, c'est par la bonne humeur que je vous regarde; à propos, prenez-vous vos repas? Azor. - Tous les jours. Mesrin. - Eh bien! je les prends aussi; prenons-les ensemble pour notre divertissement, afin de nous tenir gaillards; allons, ce sera pour tantôt nous rirons, nous sauterons, n'est-il pas vrai? J'en saute déjà . Il saute. Azor, il saute aussi. - Moi de même, et nous serons deux, peut-être quatre, car je le dirai à ma blanche qui a un visage il faut voir! ah! ah! c'est elle qui en a un qui vaut mieux que nous deux. Mesrin. - Oh! je le crois, camarade, car vous n'êtes rien du tout, ni moi non plus, auprès d'une autre mine que je connais, que nous mettrons avec nous, qui me transporte, et qui a des mains si douces, si blanches, qu'elle me laisse tant baiser! Azor. - Des mains, camarade? Est-ce que ma blanche n'en a pas aussi qui sont célestes, et que je caresse tant qu'il me plaÃt? Je les attends. Mesrin. - Tant mieux, je viens de quitter les miennes, et il faut que je vous quitte aussi pour une petite affaire; restez ici jusqu'à ce que je revienne avec mon Adine, et sautons encore pour nous réjouir de l'heureuse rencontre. Ils sautent tout deux en riant. Ah! ah! ah! Scène XIV Azor, Mesrin, Eglé Eglé, s'approchant. - Qu'est-ce que c'est que cela qui plaÃt tant? Mesrin, la voyant. - Ah! le bel objet qui nous écoute! Azor. - C'est ma blanche, c'est Eglé. Mesrin, à part. - Eglé, c'est là ce visage fâché? Azor. - Ah! que je suis heureux! Eglé, s'approchant. - C'est donc un nouvel ami qui nous a apparu tout d'un coup? Azor. - Oui, c'est un camarade que j'ai fait, qui s'appelle homme, et qui arrive d'un monde ici près. Mesrin. - Ah! qu'on a de plaisir dans celui-ci! Eglé. - En avez-vous plus que dans le vôtre? Mesrin. - Oh! je vous assure. Eglé. - Eh bien! l'homme, il n'y a qu'à y rester. Azor. - C'est ce que nous disions, car il est tout à fait bon et joyeux; je l'aime, non pas comme j'aime ma ravissante Eglé que j'adore, au lieu qu'à lui je n'y prends seulement pas garde, il n'y a que sa compagnie que je cherche pour parler de vous, de votre bouche, de vos yeux, de vos mains, après qui je languissais. Il lui baise une main. Mesrin lui prend l'autre main. - Je vais donc prendre l'autre. Il baise cette main, Eglé rit, et ne dit mot. Azor, lui reprenant cette main. - Oh! doucement, ce n'est pas ici votre blanche, c'est la mienne, ces deux mains sont à moi, vous n'y avez rien. Eglé. - Ah! il n'y a pas de mal; mais, à propos, allez vous-en, Azor, vous savez bien que l'absence est nécessaire, il n'y a pas assez longtemps que la nôtre dure. Azor. - Comment! il y a je ne sais combien d'heures que je ne vous ai vue. Eglé. - Vous vous trompez, il n'y a pas assez longtemps que, vous dis-je; je sais bien compter, et ce que j'ai résolu je le veux tenir. Azor. - Mais vous allez rester seule. Eglé. - Eh bien! je m'en contenterai. Mesrin. - Ne la chagrinez pas, camarade. Azor. - Je crois que vous vous fâchez contre moi. Eglé. - Pourquoi m'obstinez-vous? Ne vous a-t-on pas dit qu'il n'y a rien de si dangereux que de nous voir? Azor. - Ce n'est peut-être pas la vérité. Eglé. - Et moi je me doute que ce n'est pas un mensonge. Carise paraÃt ici dans l'éloignement et écoute. Azor. - Je pars donc pour vous complaire, mais je serai bientôt de retour, allons, camarade, qui avez affaire, venez avec moi pour m'aider à passer le temps. Mesrin. - Oui, mais... Eglé, souriant. - Quoi? Mesrin. - C'est qu'il y a longtemps que je me promène. Eglé. - Il faut qu'il se repose. Mesrin. - Et j'aurais empêché que la belle femme ne s'ennuie. Eglé. - Oui, il empêcherait. Azor. - N'a-t-elle pas dit qu'elle voulait être seule? Sans cela, je la désennuierais encore mieux que vous. Partons! Eglé, à part et de dépit. - Partons! Scène XV Carise, Eglé Carise approche et regarde Eglé qui rêve. - A quoi rêvez-vous donc? Eglé. - Je rêve que je ne suis pas de bonne humeur. Carise. - Avez-vous du chagrin? Eglé. - Ce n'est pas du chagrin non plus, c'est de l'embarras d'esprit. Carise. - D'ou vient-il? Eglé. - Vous nous disiez tantôt qu'en fait d'amitié on ne sait ce peut arriver? Carise. Il est vrai. Eglé. - Eh bien! je ne sais ce qui m'arrive. Carise. - Mais qu'avez-vous? Eglé. - Il me semble que je suis fâchée contre moi, que je suis fâchée contre Azor, je ne sais à qui j'en ai. Carise. - Pourquoi fâchée contre vous? Eglé. - C'est que j'ai dessein d'aimer toujours Azor, et j'ai peur d'y manquer. Carise. - Serait-il possible? Eglé. - Oui, j'en veux à Azor, parce que ses manières en sont cause. Carise. - Je soupçonne que vous lui cherchez querelle. Eglé. - Vous n'avez qu'a me répondre toujours de même, je serai bientôt fâchée contre vous aussi. Carise. - Vous êtes en effet de bien mauvaise humeur; mais que vous a fait Azor? Eglé. - Ce qu'il m'a fait? Nous convenons de nous séparer il part, il revient sur-le-champ, il voudrait toujours être là ; à la fin, ce que vous lui avez perdit lui arrivera. Carise. - Quoi? vous cesserez de l'aimer? Eglé. - Sans doute; si le plaisir de se voir s'en va quand on le prend trop souvent, est-ce ma faute à moi? Carise. - Vous nous avez soutenu que cela ne se pouvait pas. Eglé. - Ne me chicanez donc pas; que savais-je? Je l'ai soutenu par ignorance. Carise. - Eglé, ce ne peut pas être son trop d'empressement à vous voir qui lui nuit auprès de vous, il n'y a pas assez longtemps que vous le connaissez. Eglé. - Pas mal de temps; nous avons déjà eu trois conversations ensemble, et apparemment que la longueur des entretiens est contraire. Carise. - Vous ne dites pas son véritable tort, encore une fois. Eglé. - Oh! il en a encore un et même deux, il en a je ne sais combien premièrement, il m'a contrariée; car mes mains sont à moi, je pense, elles m'appartiennent, et il défend qu'on les baise! Carise. - Et qui est-ce qui a voulu les baiser? Eglé. - Un camarade qu'il a découvert tout nouvellement, et qui s'appelle homme. Carise. - Et qui est aimable? Eglé. - Oh! charmant, plus doux qu'Azor, et qui proposait aussi de demeurer pour me tenir compagnie; et ce fantasque d'Azor ne lui a permis ni la main, ni la compagnie, l'a querellé et l'a emmené brusquement sans consulter mon désir ah! ah! je ne suis donc pas ma maÃtresse? il ne se fie donc pas à moi? il a donc peur qu'on ne m'aime? Carise. - Non, mais il a craint que son camarade ne vous plût. Eglé. - Eh bien! il n'a qu'a me plaire davantage, car à l'égard d'être aimée, je suis bien aise de l'être, je le déclare, et au lieu d'un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu'ils m'aimassent tous, c'est mon plaisir; il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu'elle soit pour tout le monde. Carise. - Tenez, votre dégoût pour Azor ne vient pas de tout ce que vous dites là , mais de ce que vous aimez mieux à présent son camarade que lui. Eglé. - Croyez-vous? Vous pourriez bien avoir raison. Carise. - Eh! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance? Eglé. - Il me parait que oui, mon accident me fait honte, j'ai encore cette ignorance-là . Carise. - Ce n'en est pas une, vous aviez tant promis de l'aimer constamment. Eglé. - Attendez, quand je l'ai promis, il n'y avait que lui, il fallait donc qu'il restât seul, le camarade n'était pas de mon compte. Carise. - Avouez que ces raisons-là ne sont point bonnes, vous les aviez tantôt réfutées d'avance. Eglé - Il est vrai que je ne les estime pas beaucoup; il y en a pourtant une excellente, c'est que le camarade vaut mieux qu'Azor. Carise. - Vous vous méprenez encore là -dessus, ce n'est pas qu'il vaille mieux, c'est qu'il a l'avantage d'être nouveau venu. Eglé. - Mais cet avantage-là est considérable, n'est-ce rien que d'être nouveau venu? N'est-ce rien que d'être un autre? Cela est fort joli, au moins, ce sont des perfections qu'Azor n'a pas. Carise. - Ajoutez que ce nouveau venu vous aimera. Eglé. - Justement, il m'aimera, je l'espère, il a encore cette qualité-là . Carise - Au lieu qu'Azor n'en est pas à vous aimer. Eglé. - Eh! non, car il m'aime déjà . Carise. - Quels étranges motifs de changement! Je gagerais bien que vous n'en êtes pas contente. Eglé. - Je ne suis contente de rien, d'un côté, le changement me fait peine, de l'autre, il me fait plaisir; je ne puis pas plus empêcher l'un que l'autre; ils sont tous deux de conséquence; auquel des deux suis-je le plus obligée? Faut-il me faire de la peine? Faut-il me faire du plaisir? Je vous défie de le dire. Carise. - Consultez votre bon coeur, vous sentirez qu'il condamne votre inconstance. Eglé. - Vous n'écoutez donc pas; mon bon coeur le condamne, mon bon coeur l'approuve, il dit oui, il dit non, il est de deux avis, il n'y a donc qu'a choisir le plus commode. Carise. - Savez-vous le parti qu'il faut prendre? C'est de fuir le camarade d'Azor; allons, venez; vous n'aurez pas la peine de combattre. Eglé, voyant venir Mesrin. - Oui, mais nous fuyons bien tard voilà le combat qui vient, le camarade arrive. Carise. - N'importe, efforcez-vous, courage! ne le regardez pas. Scène XVI Mesrou, Mesrin, Eglé, Carise Mesrou, de loin, voulant retenir Mesrin, qui se dégage. - Il s'échappe de moi, il veut être inconstant, empêchez-le d'approcher. Carise, à Mesrin. - N'avancez pas. Mesrin. - Pourquoi? Carise. - C'est que je vous le défends; Mesrou et moi, nous devons avoir quelque autorité sur vous, nous sommes vos maÃtres. Mesrin, se révoltant. - Mes maÃtres! qu'est-ce que c'est qu'un maÃtre? Eh bien! je ne vous le commande plus, je vous en prie, et la belle Eglé joint sa prière à la mienne. Eglé. - Moi! point du tout, je ne joins point de prière. Carise, à Eglé, à part. - Retirons-nous, vous n'êtes pas encore sûre qu'il vous aime. Eglé. - Oh! je n'espère pas le contraire, il n'y a qu'à lui demander ce qui en est. Que souhaitez-vous, le joli camarade? Mesrin. - Vous voir, vous contempler, vous admirer, vous appeler mon âme. Eglé. - Vous voyez bien qu'il parle de son âme; est-ce que vous m'aimez? Mesrin. - Comme un perdu. Eglé. - Ne l'avais-je pas bien dit? Mesrin. - M'aimez-vous aussi? Eglé. - je voudrais bien m'en dispenser si je le pouvais, à cause d'azor qui compte sur moi. Mesrou. - Mesrin, imitez Eglé, ne soyez point infidèle. Eglé. - Mesrin! l'homme s'appelle Mesrin! Mesrin. - Eh! oui. Eglé. - L'ami d'Adine? Mesrin. - C'est moi qui l'étais, et qui n'ai plus besoin de son portrait. Eglé le prend. - Son portrait et l'ami d'Adine! il a encore ce mérite-là ; ah! ah! Carise, voila trop de qualités, il n'y a pas moyen de résister; Mesrin, venez que je vous aime. Mesrin. - Ah! délicieuse main que je possède! Eglé. - L'incomparable ami que je gagne! Mesrou. - Pourquoi quitter Adine? avez-vous à vous plaindre d'elle? Mesrin. - Non, c'est ce beau visage-là qui veut que je la laisse. Eglé. - C'est qu'il a des yeux, voilà tout. Mesrin. - Oh! pour infidèle je le suis, mais je n'y saurais que faire. Eglé. - Oui, je l'y contrains, nous nous contraignons tous deux. Carise. - Azor et elle vont être au désespoir. Mesrin. - Tant pis. Eglé. - Quel remède? Carise. - Si vous voulez, je sais le moyen de faire cesser leur affliction avec leur tendresse. Mesrin. - Eh bien! faites. Eglé. - Eh! non, je serai bien aise qu'Azor me regrette, moi; ma beauté le mérite; il n'y a pas de mal aussi qu'Adine soupire un peu, pour lui apprendre à se méconnaÃtre. Scène XVII Mesrin, Eglé, Carise, Azor, Mesrou Mesrou. - Voici Azor. Mesrin. - Le camarade m'embarrasse, il va être bien étonné. Carise. - A sa contenance, on dirait qu'il devine le tort que vous lui faites. Eglé. - Oui, il est triste; ah! il y a bien de quoi. Azor s'avance honteux; Eglé continue. Etes-vous bien fâché, Azor? Azor. - Oui, Eglé. Eglé. - Beaucoup? Azor. - Assurément. Eglé. - Il y paraÃt, eh! comment savez-vous que j'aime Mesrin? Azor, étonné. - Comment? Mesrin. - Oui, camarade. Azor. - Eglé vous aime, elle ne se soucie plus de moi? Eglé. - Il est vrai. Azor, gai. - Eh! tant mieux; continuez, je ne me soucie plus de vous non plus, attendez-moi, je reviens. Eglé. - Arrêtez donc, que voulez-vous dire, vous ne m'aimez plus, qu'est-ce que cela signifie? Azor, en s'en allant. - Tout à l'heure vous saurez le reste. Scène XVIII Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin Mesrin. - Vous le rappelez, je pense, eh! d'ou vient? Qu'avez-vous affaire à lui, puisque vous m'aimez? Eglé. - Eh! laissez-moi faire, je ne vous en aimerai que mieux, si je puis le ravoir, c'est seulement que je ne veux rien perdre. Carise et Mesrou, riant. - Eh! eh! eh! eh! Eglé. - Le beau sujet de rire! Scène XIX Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin, Adine, Azor Adine, en riant. - Bonjour, la belle Eglé, quand vous voudrez vous voir, adressez-vous à moi, j'ai votre portrait, on me l'a cédé. Eglé, lui jetant le sien. - Tenez, je vous rends le vôtre, qui ne vaut pas la peine que je le garde. Adine. - Comment! Mesrin, mon portrait! et comment l'a-t-elle? Mesrin. - C'est que je l'ai donné. Eglé. - Allons, Azor, venez que je vous parle. Mesrin. - Que vous lui parliez! et moi? Adine. - Passez ici, Mesrin, que faites-vous là , vous extravaguez, je pense. Scène dernière Mesrou, Carise, Eglé, Mesrin, Le Prince, Hermiane, Adine, Meslis, Dina, Azor Hermiane, entrant avec vivacité. - non, laissez-moi, Prince je n'en veux pas voir davantage; cette Adine et cette Eglé me sont insupportables, il faut que le sort soit tombé sur ce qu'il y aura jamais de plus haïssable parmi mon sexe. Eglé. - Qu'est-ce que c'est que toutes ces figures-là , qui arrivent en grondant? Je me sauve. Ils veulent tous fuir. Carise. - Demeurez tous, n'ayez point de peur; voici de nouveaux camarades qui viennent, ne les épouvantez point, et voyons ce qu'ils pensent. Meslis, s'arrêtant au milieu du théâtre. - Ah! chère Dina, que de personnes! Dina. - Oui, mais nous n'avons que faire d'elles. Meslis. - Sans doute, il n'y en a pas une qui vous ressemble. Ah! c'est vous, Carise et Mesrou, tout cela est-il hommes ou femmes? Carise. - Il y a autant de femmes que d'hommes; voilà les unes, et voici les autres; voyez, Meslis, si parmi les femmes vous n'en verriez pas quelqu'une qui vous plairait encore plus que Dina, on vous la donnerait. Eglé. - J'aimerais bien son amitié. Meslis. - Ne l'aimez point, car vous ne l'aurez pas. Carise. - Choisissez-en une autre. Meslis. - Je vous remercie, elles ne me déplaisent point, mais je ne me soucie pas d'elles, il n'y a qu'une Dina dans le monde. Dina, jetant son bras sur le sien. - Que c'est bien dit! Carise. - Et vous, Dina, examinez. Dina, le prenant par-dessous le bras. - Tout est vu; allons-nous-en. Hermiane. - L'aimable enfant! je me charge de sa fortune. Le Prince. - Et moi de celle de Meslis. Dina. - nous avons assez de nous deux. Le Prince. - On ne vous séparera pas; allez, Carise, qu'on les mette à part et qu'on place les autres suivant mes ordres. Et à Hermiane. les deux sexes n'ont rien à se reprocher, Madame vices et vertus, tout est égal entre eux. Hermiane. - Ah! je vous prie, mettez-y quelque différence votre sexe est d'une perfidie horrible, il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte. Le Prince. - Je l'avoue, le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent, il fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre. Hermiane. - croyez-moi, nous n'avons pas lieu de plaisanter. partons. Le Préjugé vaincu Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les comédiens-français le 6 août 1746 Acteurs Le Marquis, père d'Angélique. Angélique. Lépine, valet de Dorante. La scène est à la campagne, dans un château du Marquis? Scène première Lépine, Lisette Lépine, tirant Lisette par le bras. - Viens, j'ai à te parler; entrons un moment dans cette salle. Lisette. - Eh bien! que me voulez-vous donc, Monsieur de Lépaine, en me tirant comme ça à l'écart? Lépine. - Premièrement, mon maÃtre te prie de l'attendre ici. Lisette. - J'en sis d'accord, après? Lépine. - Regarde-moi, Lisette, et devine le reste. Lisette. - Moi, je ne saurais. Je ne devine jamais le reste, à moins qu'on ne me le dise. Lépine. - Je vais donc t'aider, voici ce que c'est, j'ai besoin de ton coeur, ma fille. Lisette. - Tout de bon? Lépine. - Et un si grand besoin que je ne puis pas m'en passer, il n'y a pas à répliquer, il me le faut. Lisette. - Dame! comme vous demandez ça! J'ai quasiment envie de crier au voleur. Lépine. - Il me le faut, te dis-je, et bien complet avec toutes ses circonstances; je veux dire avec ta main et toute ta personne, je veux que tu m'épouses. Lisette. - Quoi! tout à l'heure? Lépine. - A la rigueur, il le faudrait; mais j'entends raison et pour à présent, je me contenterai de ta parole. Lisette. - Vraiment! grand marci de la patience, mais vous avez là de furieuses volontés, Monsieur de Lépaine! Lépine. - Je te conseille de te plaindre! Comment donc! il n'y a que six jours que nous sommes ici, mon maÃtre et moi, que six jours que je te connais, et la tête me tourne, et tu demandes quartier! Ce que j'ai perdu de raison depuis ce temps-là est incroyable; et si je continue, il ne m'en restera pas pour me conduire jusqu'à demain. Allons vite, qu'on m'aime. Lisette. - Ça ne se peut pas, Monsieur de Lépaine. Ce n'est pas qu'on ne soyais agriable, mais mon rang me le défend; je vous en informe, tout ce qui est comme vous n'est pas mon pareil, à ce que m'a dit ma maÃtresse. Lépine. - Ah! Ah! me conseilles-tu d'ôter mon chapeau? Lisette. - Le chapiau et la familiarité itou. Lépine..- Voilà pourtant un itou qui n'est pas de trop bonne maison mais une princesse peut avoir été mal élevée. Lisette. - Bonne maison! la nôtre était la meilleure de tout le village, et que trop bonne; c'est ce qui nous a ruinés. En un mot comme en cent, je suis la fille d'un homme qui était, en son vivant, procureur fiscal du lieu et qui mourut l'an passé; ce qui a fait que notre jeune dame, faute de fille de chambre, m'a pris depuis trois mois cheux elle, en guise de compagnie. Lépine. - Avec votre permission et la sienne, je remets mon chapeau. Lisette. - A cause de quoi? Lépine. - Je sais bien ce que je fais, fiez-vous à moi. Je ne manque de respect ni au père ni aux enfants. Procureur fiscal, dites-vous? Lisette. - Oui, qui jugeait le monde, qui était honoré d'un chacun, qui avait un grand renom. Lépine. - Bagatelle! Ce renom-là n'est pas comparable au bruit que mon père a fait dans sa vie. Je suis le fils d'un timbalier des armées du Roi. Lisette. - Diantre! Lépine. - Oui, ma fille, neveu d'un trompette, et frère aÃné d'un tambour, il y a même du hautbois dans ma famille. Tout cela, sans vanité, est assez éclatant. Lisette. - Sans doute, et je me reprends; je trouve ça biau. Stapendant vous ne sarvez qu'un bourgeois. Lépine. - Oui, mais il est riche. Lisette. - En lieu que moi, je suis à la fille d'un marquis. Lépine. - D'accord; mais elle est pauvre. Lisette. - Il m'apparaÃt que t'as raison, Lépaine, je vois que ma maÃtresse m'a trop haussé le coeur, et je me dédis; je pense que je ne nous devons rian. Lépine. - Excusez-moi, ma fille; je pense que je me mésallie un peu; mais je n'y regarde pas de si près. La beauté est une si grande dame! Concluons, m'aimes-tu? Lisette. - J'en serais consentante si vous ne vous en retourniais pas bientôt à Paris, vous autres. Lépine. - Et si, dès aujourd'hui, on m'élevait à la dignité de concierge du château que nous avons à une lieue d'ici, votre ambition serait-elle satisfaite avec un mari de ce rang-là ? Lisette. - Tout à fait. Un mari comme toi, un châtiau, et note amour, me velà bian, pourvu que ça se soutienne. Lépine. - A te voir si gaillarde, je vais croire que je te plais. Lisette. - Biaucoup, Lépaine; tians, je sis franche, t'avais besoin de mon coeur, moi, j'avais faute du tian; et ça m'a prins drès que je t'ai vu, sans faire semblant, et quand il n'y aurait ni châtiau, ni timbales dans ton affaire, je serais encore contente d'être ta femme. Lépine. - Incomparable fille de fiscal, tes paroles ont de grandes douceurs! Lisette - Je les prends comme elles viennent. Lépine. - Donne-moi une main que je l'adore, la première venue. Lisette. - Tiens, prends, la voilà . Scène II. Dorante, Lépine, Lisette Dorante, voyant Lépine baiser la main de Lisette. - Courage, mes enfants, vous ne vous haïssez pas, ce me semble? Lépine. - Non, Monsieur. C'est une concierge que j'arrête pour votre château; je concluais le marché, et je lui donnais des arrhes. Dorante. - Est-il vrai, Lisette? L'aimes-tu? A-t-il raison de s'en vanter? Je serais bien aise de le savoir. Lisette. - Il n'y a donc qu'à prenre qu'ou le savez, Monsieur. Dorante. - Je t'entends. Lisette. - Que voulez-vous? Il m'a tant parlé de sa raison pardue, d'épousailles, et des circonstances de ma parsonne il a si bian agencé ça avec vote châtiau, que me velà concierge, autant vaut. Dorante. - Tant mieux, Lisette. J'aurai soin de vous deux. Lépine est un garçon à qui je veux du bien, et tu me parais une bonne fille. Lépine. - Allons, la petite, ripostons par deux révêrences, et partons ensemble. Ils saluent. Dorante. - Ah çà ! Lisette, puisqu'à présent je puis me fier à toi, je ne ferai point difficulté de te confier un secret; c'est que j'aime passionnément ta maÃtresse, qui ne le sait pas encore et j'ai eu mes raisons pour le lui cacher. Malgré les grands biens que m'a laissé mon père, je suis d'une famille de simple bourgeoisie. Il est vrai que j'ai acquis quelque considération dans le monde; on m'a même déjà offert de très grands partis. Lépine. - Vraiment! tout Paris veut nous épouser. Dorante. - Je vais d'ailleurs être revêtu d'une charge qui donne un rang considérable; d'un autre côté, je suis étroitement lié d'amitié avec le Marquis, qui me verrait volontiers devenir son gendre; et malgré tout ce que je dis là , pourtant, je me suis tu. Angélique est d'une naissance très distinguée. J'ai observé qu'elle est plus touchée qu'une autre de cet avantage-là , et la fierté que je lui crois là -dessus m'a retenu jusqu'ici. J'ai eu peur, si je me déclarais sans précaution, qu'il ne lui échappât quelque trait de dédain, que je ne me sens pas capable de supporter, que mon coeur ne lui pardonnerait pas; et je ne veux point la perdre, s'il est possible. Toi qui la connais et qui as sa confiance, dis-moi ce qu'il faut que j'espère. Que pense-t-elle de moi? Quel est son caractère? Ta réponse décidera de la manière dont je dois m'y prendre. Lépine. - Bon! c'est autant de marié, il n'y a qu'à aller franchement, c'est la manière. Lisette. - Pas tout à fait. Faut cheminer doucement il y a à prenre garde. Dorante. - Explique-toi. Lisette. - Ecoutez, Monsieur, je commence par le meilleur. C'est que c'est une fille comme il n'y en a point, d'abord. C'est folie que d'en chercher une autre; il n'y a de ça que cheux nous; ça se voit ici, et velà tout. C'est la pus belle himeur, le coeur le pus charmant, le pus benin!... Fâchez-la, ça vous pardonne; aimez-la, ça vous chérit il n'y a point de bonté qu'alle ne possède; c'est une marveille, une admiration du monde, une raison, une libéralité, une douceur!... Tout le pays en rassote. Lépine. - Et moi aussi, ta merveille m'attendrit. Dorante. - Tu ne me surprends point, Lisette; j'avais cette opinion-là d'elle. Lisette. - Ah çà ! vous l'aimez, dites-vous? Je vous avise qu'alle s'en doute. Dorante. - Tout de bon? Lisette. - Oui, Monsieur, alle en a pris la doutance dans vote oeil, dans vos révérences, dans le respect de vos paroles. Dorante. Elle t'en a donc dit quelque chose? Lisette. - Oui, Monsieur; j'en discourons parfois. Lisette, ce me fait-elle, je crois que ce garçon de Paris m'en veut; sa civilité me le montre. C'est vote biauté qui l'y oblige, ce li fais-je. Alle repart Ce n'est pas qu'il m'en sonne mot, car il n'oserait; ma qualité l'empêche. Ça vienra, ce li dis-je. Oh! que nenni, ce me dit-elle; il m'appriande trop; je serais pourtant bian aise d' être çartaine, à celle fin de n'en plus douter. Mais il vous fâchera s'il s'enhardit, ce li dis-je. Vraiment oui, ce dit-elle; mais faut savoir à qui je parle; j'aime encore mieux être fâchée que douteuse. Lépine. - Ah! que cela est bon, Monsieur! comme l'amour nous la mitonne! Lisette. - Eh! oui, c'est mon opinion itou. Hier encore, je li disais, toujours à vote endroit Madame, queu dommage qu'il soit bourgeois de nativité! Que c'est une belle prestance d'homme! Je n'avons point de noblesse qui ait cette phisolomie-là alle est magnifique, pardi! quand ce serait pour la face d'un prince. T'as raison, Lisette, me répartit-elle; oui, ma fille, c'est dommage; cette nativité est fâcheuse; car le parsonnage est agriable, il fait plaisir à considérer, je n'en vas pas à l'encontre. Dorante. - Mais, Lisette, suivant ce que tu me rapportes là , je pourrais donc risquer l'aveu de mes sentiments? Lisette. - Ah! Monsieur, qui est-ce qui sait ça? Parsonne. Alle a de la raison en tout et partout, hors dans cette affaire de noblesse. Faut pas vous tromper. Il n'y a que les gentilshommes qui soyont son prochain, le reste est quasiment de la formi pour elle. Ce n'est pas que vous ne li plaisiais. S'il n'y avait que son coeur, je vous dirais Il vous attend, il n'y a qu'à le prenre; mais cette gloire est là qui le garde; ce sera elle qui gouvarnera ça, et faudrait trouver queuque manigance. Lépine. - Attaquons, Monsieur. Qu'est-ce que c'est que la gloire? Elle n'a vaillant que des cérémonies. Dorante. - Mon intention, Lisette, était d'abord de t'engager à me servir auprès d'Angélique; mais cela serait inutile, à ce que je vois; et il me vient une autre idée. Je sors d'avec le Marquis, à qui, sans me nommer, j'ai parlé d'un très riche parti qui se présentait pour sa fille; et sur tout ce que je lui en ai dit, il m'a permis de le proposer à Angélique; mais je juge à propos que tu la préviennes avant que je lui parle. Lisette. - Et que li dirais-je? Dorante. - Que je t'ai interrogée sur l'état de son coeur, et que j'ai un mari à lui offrir. Comme elle croit que je l'aime, elle soupçonnera que c'est moi; et tu lui diras qu'à la vérité je n'ai pas dit qui c'était, mais qu'il t'a semblé que je parlais pour un autre, pour quelqu'un d'une condition égale à la mienne. Lisette, étonnée. - D'un autre bourgeois ainsi que vous? Lépine. - Oui-da; pourquoi non? Cette finesse-là a je ne sais quoi de mystérieux et d'obscur, où j'aperçois quelque chose... qui n'est pas clair. Lisette. - Moi, j'aperçois qu'alle sera furieuse, qu'alle va choir en indignation, par dépit. Peut-être qu'alle vous excuserait, vous, maugré la bourgeoisie; mais n'y aura pas de marci pour un pareil à vous; alle dégrignera vote homme, alle dira que c'est du fretin. Dorante. - Oui, je m'attends bien à des mépris, mais je ne les éviterais peut-être pas si je me déclarais sans détour, et ils ne me laisseraient plus de ressource, au lieu qu'alors ils ne s'adresseront pas à moi. Lépine. -Fort bien! Lisette. - Oui, je comprends, ce ne sera pas vous qui aurez eu les injures, ce sera l'autre; et pis, quand alle saura que c'est vous... Dorante. - Alors l'aveu de mon amour sera tout fait; je lui aurai appris que je l'aime, et n'aurai point été personnellement rejeté de sorte qu'il ne tiendra encore qu'à elle de me traiter avec bonté. Lisette. - Et de dire C'est une autre histoire, je ne parlais pas de vous. Lépine. - Et voilà précisément ce que j'ai tout d'un coup deviné, sans avoir eu l'esprit de le dire. Lisette. - Ce tornant-là me plait; et même faut d'abord que je vous en procure des injures, à celle fin que ça vous profite après. Mais je la vois qui se promène sur la terrasse. Allez-vous-en, Monsieur, pour me bailler le temps de la dépiter envars vous. Dorante et Lépine s'en vont, Lisette les rappelle. A propos, Monsieur, faut itou que vous li touchiais une petite parole sur ce que Lépaine me recharche; j'ai ma finesse à ça, que je vous conterai. Dorante. - Oui-da. Lépine. - Je te donne mes pleins pouvoirs. Scène III. Angélique, Lisette Angélique. - Il me semblait de loin avoir vu Dorante avec toi. Lisette. - Vous n'avez pas la barlue, Madame, et il y a bian des nouvelles. C'est Monsieur Dorante li-même, qui s'enquierre comment vous va le coeur, et si parsonne ne l'a prins; c'est mon galant Lépaine qui demande après le mien. Est-ce que ça n'est pas biau? Angélique. - L'intérêt que Dorante prend à mon coeur ne m'est point nouveau. Tu sais les soupçons que j'avais là -dessus, et Dorante est aimable; mais malheureusement il lui manque de la naissance, et je souhaiterais qu'il en eût, j'ai même eu besoin quelquefois de me ressouvenir qu'il n'en a point. Lisette. - Oh bian! ce n'est pas la peine de vous ressouvenir de ça, vous velà exempte de mémoire. Angélique. - Comment! l'aurais-tu rebuté? et renonce-t-il à moi, dans la peur d'être mal reçu? Quel discours lui as-tu donc tenu? Lisette. - Aucun. Il n'a peur de rian. Il n'a que faire de renoncer il ne vous veut pas. C'est seulement qu'il est le commis d'un autre. Angélique. - Que me contes-tu là ? Qu'est-ce que c'est que le commis d'un autre? Lisette. - Oui, d'un je ne sais qui, d'un mari tout prêt qu'il a en main, et qu'il désire de vous présenter par-devant notaire. Un homme jeune, opulent, un bourgeois de sa sorte. Angélique. - Dorante est bien hardi! Lisette. - Oh! pour ça, oui! bian téméraire envars une damoiselle de vote étoffe, et de la conséquence de vos père et mère; ça m'a donné un scandale!... Angélique. - Pars tout à l'heure, va lui dire que je me sens offensée de la proposition qu'il a dessein de me faire, et que je n'en veux point entendre parler. Lisette. - Et que cet acabit de mari n'est pas capable d'être vote homme allons. Angélique. - Attends, laisse-le venir; dans le fond, il est au-dessous de moi d'être si sérieusement piquée. Lisette. - Oui, la moquerie suffit, il n'y a qu'à lever l'épaule avec du petit monde. Angélique. - Je ne reviens pas de mon étonnement, je l'avoue. Lisette. - Je sis tout ébahie, car j'ons vu des mines d'amoureux, et il en avait une pareille; je vous prends à témoin. Angélique. - Jusque-là que j'ai craint qu'à la fin il ne m'obligeât à le refuser lui-même. Je m'imaginais qu'il m'aimait je ne le soupçonnais pas, je le croyais. Lisette. - Avoir un visage qui ment, est-il permis? Angélique. - Non, Lisette, il n'a été que ridicule, et c'est nous qui nous trompions. Ce sont ses petites façons doucereuses et soumises que nous avons prises pour de l'amour. C'est manque de monde ces petits messieurs-là , pour avoir bonne grâce, croient qu'il n'y a qu'à se prosterner et à dire des fadeurs, ils n'en savent pas davantage. Lisette. - Encore, s'il parlait pour son compte, je li pardonnerais quasiment; car je le trouvais joli, comme vous le trouviais itou, à ce qu'on m'avez dit. Angélique. - Joli? Je ne parlais pas de sa figure; je ne l'ai jamais trop remarquée; non qu'il ne soit assez bien fait; ce n'est pas là ce que j'attaque. Lisette. - Pardi non, n'y a pas de rancune à ça. C'est un mal-appris qui est bian torné, et pis c'est tout. Angélique. - Qui a l'air assez commun pourtant, l'air de ces gens-là ; mais ce qu'il avait d'aimable pour moi, c'est son attachement pour mon père, à qui même il a rendu quelque service voilà ce qui le distinguait à mes yeux, comme de raison. Lisette. - La belle magnière de penser! Ce que c'est que d'aimer son père! Angélique. - La reconnaissance va loin dans les bons coeurs. Elle a quelquefois tenu lieu d'amour. Lisette. - Cette reconnaissance-là , alle vous aurait menée à la noce, ni pus ni moins. Angélique. - Enfin, heureusement m'en voilà débarrassée; car quelquefois, à dire vrai, l'amour que je lui croyais ne laissait pas de m'inquiéter. Lisette. - Oui, mais de Lépaine que ferai-je, moi, qui sis participante de vote rang? Angélique. - Ce qu'une fille raisonnable, qui m'appartient et qui est née quelque chose, doit faire d'un valet qui ne lui convient pas, et du valet d'un homme qui manque aux égards qu'il me doit. Lisette. - Ça suffit. S'il retourne à moi, je vous li garde son petit fait... et je vous recommande le maÃtre. Le vela qui rôde à l'entour d'ici, et je m'échappe afin qu'il arrive. Je repasserons pour savoir les nouvelles. Scène IV. Dorante, Angélique Dorante. - Oserais-je, sans être importun, Madame, vous demander un instant d'entretien? Angélique. - Importun, Dorante! pouvez-vous l'être avec nous? Voilà un début bien sérieux. De quoi s'agit-il? Dorante. - D'une proposition que Monsieur le Marquis m'a permis de vous faire, qu'il vous rend la maÃtresse d'accepter ou non, mais dont j'hésite à vous parler, et que je vous conjure de me pardonner, si elle ne vous plaÃt pas. Angélique. - C'est donc quelque chose de bien étrange? Attendez; ne serait-il pas question d'un certain mariage, dont Lisette m'a déjà parlé? Dorante. - Je ne l'avais pas priée de vous prévenir; mais c'est de cela même, Madame. Angélique. - En ce cas-là , tout est dit, Dorante; Lisette m'a tout conté. Vos intentions sont louables, et votre projet ne vaut rien. Je vous promets de l'oublier. Parlons d'autre chose. Dorante. - Mais, Madame, permettez-moi d'insister, ce récit de Lisette peut n'être pas exact. Angélique. - Dorante, si c'est de bonne foi que vous avez craint de me fâcher, la manière dont je m'explique doit vous arrêter, ce me semble, et je vous le répète encore, parlons d'autre chose. Dorante. - Je me tais, Madame, pénétré de douleur de vous avoir déplu. Angélique, riant. - Pénétré de douleur! C'en est trop. Il ne faut point être si affligé, Dorante. Vos expressions sont trop fortes, vous parlez de cela comme du plus grand des malheurs! Dorante. - C'en est un très grand pour moi, Madame, que vous avoir déplu. Vous ne connaissez ni mon attachement ni mon respect. Angélique. - Encore? Je vous déclare, moi, que vous me désespérerez, si vous ne vous consolez pas. Consolez-vous donc par politesse, et changeons de matière. Aurons-nous le plaisir de vous avoir encore ici quelque temps? Comptez-vous y faire un peu de séjour? Dorante. - Je serais trop heureux de pouvoir y demeurer toute ma vie, Madame... Angélique. - Tout de bon! Et moi, trop enchantée de vous y voir pendant toute la mienne. Continuez. Dorante. - Je n'ose plus vous répondre, Madame. Angélique. - ...Pourquoi? Je parle votre langage; je réponds à vos exagérations par les miennes. On dirait que votre souverain bonheur consiste à ne me pas perdre de vue et j'en serais fâchée. Vous avez une douleur profonde pour avoir pensé à un mariage dont je me contente de rire. Vous montrez une tristesse mortelle, parce que je vous empêche de répéter ce que Lisette m'a déjà dit. Eh mais! vous succomberez sous tant de chagrins; il n'y va pas moins que de votre vie, s'il faut vous en croire. Dorante. - Souffrirez-vous que je parle, Madame? Il n'y a rien de moins incroyable que le plaisir infini que j'aurais à vous voir toujours; rien de plus croyable que l'extrême confusion que j'ai de vous avoir indisposé contre moi; rien de plus naturel que d'être touché autant que je le suis de ne pouvoir du moins me justifier auprès de vous. Angélique. - Eh mais! je les sais, vos justifications, vous les mettriez en plusieurs articles, et je vais vous les réduire en un seul; c'est que celui que vous me proposez est extrêmement riche. N'est-ce pas là tout? Dorante. - Ajoutez-y, Madame, que c'est un honnête homme. Angélique. - Eh! sans doute, je vous dis qu'il est riche c'est la même chose. Dorante. - Ah! Madame, ne fût-ce qu'en ma faveur, ne confondons pas la probité avec les richesses. Daignez vous ressouvenir que je suis riche aussi, et que je mérite qu'on les distingue. Angélique. - Cela ne vous regarde pas, Dorante, et je vous excepte; mais que vous me disiez qu'il est honnête homme, il ne lui manquerait plus que de ne pas l'être. Dorante. - Il est d'ailleurs estimé, connu, destiné à un poste important. Angélique. - Sans doute, on a des places et des dignités avec de l'argent; elles ne sont pas glorieuses venons au fait. Quel est-il, votre homme? Dorante. - Simplement un homme de bonne famille; mais à qui, malgré cela, Madame, on offre actuellement de très grands partis. Angélique. - Je vous crois. On voit de tout dans la vie. Dorante. - Je me tais, Madame; votre opinion est que j'ai tort, et je me condamne. Angélique. - Croyez-moi, Dorante, vous estimez trop les biens et le bon usage que vous faites des vôtres vous excuse. Mais entre nous, que ferais-je avec un homme de cette espèce-là ? Car la plupart de ces gens-là sont des espèces, vous le savez. L'honnête homme d'un certain état n'est pas l'honnête homme du mien. Ce sont d'autres façons, d'autres sentiments, d'autres moeurs, presque un autre honneur; c'est un autre monde. Votre mari me rebuterait et je le gênerais. Dorante. - Ah! Madame, épargnez-moi, je vous prie. Vous m'avez promis d'oublier mon tort, et je compte sur cette bonté-là dans ce moment même. Angélique. - Pour vous prouver que je n'y songe plus, j'ai envie de vous prier de rester encore avec nous quelque temps; vous me verrez peut-être incessamment mariée. Dorante. - Comment, Madame? Angélique. - J'ai un de mes parents qui m'aime et que je ne hais pas, qui est actuellement à Paris, où il suit un procès important, qui est presque sûr, et qui n'attend que ce succès pour venir demander ma main. Dorante. - Et vous l'aimez, Madame? Angélique. - Nous nous connaissons dès l'enfance. Dorante. - J'ai abusé trop longtemps de votre patience, et je me retire toujours pénétré de douleur. Angélique, en le voyant partir. - Toujours cette douleur! Il faut qu'il ait une manie pour ces grands mots-là . Dorante, revenant. - J'oubliais de vous prévenir sur une chose, Madame. Lépine, à qui je destine une récompense de ses services, voudrait épouser Lisette, et je lui défendrai d'y penser, si vous me l'ordonnez. Angélique. - Lisette est une fille de famille qui peut trouver mieux, Monsieur, et je ne vois pas que votre Lépine lui convienne. Dorante prend encore congé d'elle. Scène V. Le Marquis, Angélique, Dorante Le Marquis, arrêtant Dorante. - Ah! vous voilà , Dorante? Vous avez sans doute proposé à ma fille le mariage dont vous m'avez parlé? L'acceptez-vous, Angélique? Angélique. - Non, mon père. Vous m'avez laissé la liberté d'en décider, à ce que m'a dit Monsieur, et vous avez bien prévu, je pense, que je ne l'accepterais pas. Le Marquis. - Point du tout, ma fille, j'espérais tout le contraire. Dès que c'est Dorante qui le propose ce ne peut être qu'un de ses amis, et par conséquent un homme très estimable qui doit d'ailleurs avoir un rang, et que vous auriez pu épouser avec l'approbation de tout le monde. Cependant ce sont là de ces choses sur lesquelles il est juste que vous restiez la maÃtresse. Angélique. - Je sais vos bontés pour moi, mon père; mais je ne croyais pas m'être éloignée de vos intentions. Dorante. - Pour moi, Monsieur, la répugnance de Madame ne me surprend point j'aurais assurément souhaité qu'elle ne l'eût point eue. Son refus me mortifie plus que je ne puis l'exprimer; mais j'avoue en même temps que je ne le blâme point. Née ce qu'elle est, c'est une noble. fierté qui lui sied, et qui est à sa place; aussi le mari que je proposais; et dont je sais les sentiments comme les miens, n'osait-il se flatter qu'on lui ferait grâce, et ne voyait que son amour et que son respect qui fussent dignes de Madame. Angélique. - La vérité est que je n'aurais pas cru avoir besoin d'excuse auprès de vous, mon père, et je m'imaginais que vous aimeriez mieux me voir au Baron, qu'il ne tient qu'à moi d'épouser s'il gagne son procès. Le Marquis. - Il l'a gagné, ma fille, le voilà en état de se marier, et vous serez contente. Angélique. - Il l'a gagné, mon père. Quoi! si tôt? Le Marquis. - Oui. ma fille. Voici une lettre que je viens de recevoir de lui, et qu'il a écrit la veille de son départ. Il me mande qu'il vient vous offrir sa fortune, et nous le verrons peut-être ce soir. Vous m'aviez paru jusqu'ici très médiocrement prévenue en sa faveur, vous avez changé. Puisse-t-il mériter la préférence que vous lui donnez! Si vous voulez lire sa lettre, la voilà . Dorante. - Je pourrais être de trop dans ce moment-ci, Monsieur, et je vous laisse seuls. Le Marquis. - Non, Dorante, je n'ai rien à dire, et je n'aurais d'ailleurs aucun secret pour vous. Mais, de grâce, satisfaites ma juste curiosité. Quel est cet honnête homme de vos amis qui songeait à ma fille, et qui se serait cru si heureux de partager ses grands biens avec elle? En vérité, nous lui devons du moins de la reconnaissance. Il aime tendrement Angélique, dites-vous? Où l'a-t-il vue, depuis six ans qu'elle est sortie de Paris? Dorante. - C'est ici, Monsieur. Le Marquis. - Ici, dites-vous? Dorante. - Oui, Monsieur, et il y a même une terre. Le Marquis. - Je ne me rappelle personne que cela puisse regarder. Son nom, s'il vous plaÃt? Vous ne risquez rien à nous le dire. Dorante. - C'est moi, Monsieur. Le Marquis. - C'est vous? Angélique à part. - Qu'entends je! Le Marquis. - Ah! Dorante, que je vous regrette! Dorante. - Oui, Monsieur, c'est moi à qui l'amour le plus tendre avait imprudemment suggéré un projet, dont il ne me reste plus qu'à demander pardon à Madame. Angélique. - Je ne vous en veux point, Dorante; j'en suis bien éloignée, je vous assure. Dorante. - Vous voyez à présent, Madame, que ma douleur tantôt n'était point exagérée, et qu'il n'y avait rien de trop dans mes expressions. Angélique. - Vous avez raison, je me trompais. Le Marquis. - Sans son inclination pour le Baron, je suis persuadé qu'Angélique vous rendrait justice dans cette occurrence-ci; mais il ne me reste plus que l'autorité de père, et vous n'êtes pas homme à vouloir que je l'emploie. Dorante. - Ah! Monsieur, de quoi parlez-vous? Votre autorité de père! Suis-je digne que Madame vous entende seulement prononcer ces mots-là pour moi! Angélique. - Je ne vous accuse de rien, et je me retire. Scène VI. Le Marquis, Dorante Le Marquis. - Que j'aurais été content de vous voir mon gendre! Dorante. - C'est une qualité qui, de toutes façons, aurait fait le bonheur de ma vie, mais qui n'aurait pu rien ajouter à l'attachement que j'ai pour vous. Le Marquis. - Je vous crois Dorante, et je ne saurais douter de votre amitié, j'en ai trop de preuves, mais je vous en demande encore une. Dorante. - Dites, Monsieur, que faut-il faire? Le Marquis. - Ce n'est pas ici le moment de m'expliquer; je suis d'ailleurs pressé d'aller donner quelques ordres pour une affaire qui regarde le Baron. Je n'ai, au reste, qu'une simple complaisance à vous demander; puis-je me flatter de l'obtenir? Dorante. - De quoi n'êtes-vous pas le maÃtre avec moi? Le Marquis. - Adieu, je vous reverrai tantôt. Scène VII. Lépine, Lisette, Dorante Dorante. - Je la perds sans ressource; il n'y a plus d'espérance pour moi! Lisette. - Je vous guettons, Monsieur. Or sus, qu'y a-t-il de nouviau? Lépine. - Comment vont nos affaires de votre côté? Dorante. - On ne peut pas plus mal. Je pars demain. Elle a une inclination, Lisette. Tu ne m'avais pas parlé d'un Baron qui est son parent, et qu'elle attend pour l'épouser. Lisette. - N'est-ce que ça? Moquez-vous de son Baron, je sais le fond et le tréfond. Faut qu'alle soit bian dépitée pour avoir parlé de la magnière. Tant mieux, que le Baron vienne, il la hâtera d'aller. Gageons qu'alle a été bian rudanière envars vous, bian ridicule et malhonnête. Dorante. - J'ai été fort maltraité. Lépine. - Voilà notre compte. Lisette. - Ça va comme un charme. Sait-elle qu'ous êtes l'homme? Dorante. - Eh! sans doute; mais cela n'a produit qu'un peu plus de douceur et de politesse. Lisette. - C'est qu'alle fait déjà la chattemite; velà le repentir qui l'amende. Lépine. - Oui, cette fille-là est dans un état violent. Dorante. - Je vous dis que je me suis nommé, et que son refus subsiste. Lisette. - Eh! c'est cette gloire; mais ça s'en ira; velà que ça meurit, faut que ça tombe; j'en avons la marque; à telles enseignes que tantôt... Lépine. - Pesez ce qu'elle va dire. Dorante. - Lisette se trompe à force de zèle. Lisette. - Paix; sortez d'ici. Je la vois qui vient en rêvant. Allez-vous-en, de peur qu'alle ne vous rencontre. N'oublie pas de venir pour la besogne que tu sais, et que tu diras à Monsieur, entends-tu, Lépaine? Je nous varrons pour le conseil. Scène VIII. Angélique rêve, Lisette Lisette. - Qu'est-ce donc, Madame? Vous velà bian pensive. J'ons rencontré ce petit bourgeois, qui avait l'air pus sot, pus benêt; sa phisolomie était plus longue, alle ne finissait point; c'était un plaisir. C'est que vous avez bian rabroué le freluquet n'est-ce pas? Contez-moi ça, Madame. Angélique. - Freluquet! Je n'ai jamais dit que c'en fût un, ce n'est pas là son défaut. Lisette. - Dame! vous l'avez appelé petit monsieur et un petit monsieur, c'est justement et à point un freluquet; il n'y a pas pus à pardre ou à gagner sur l'un que sur l'autre. Angélique. - Eh bien! j'ai eu tort; je n'ai point à me plaindre de lui. Lisette. - Ouais! point à vous plaindre de li! Comment, marci de ma vie! Dorante n'est pas un mal-apprins, après l'impartinence qu'il a commise envars la révérence due à vote qualité? Angélique. - Qu'elle est grossière! Crie, crie encore plus fort, afin qu'on t'entende. Lisette. - Eh bian! il n'y a qu'à crier pus bas. Angélique. - C'est toi qui n'es qu'une étourdie, qui n'as pas eu le moindre jugement avec lui. Lisette. - Ça m'étonne. J'ons pourtant cotume d'avoir toujours mon jugement. Angélique. - Tu as tout entendu de travers, te dis-je, tu n'as pas eu l'esprit de voir qu'il m'aimait. Tu viens me dire qu'il a disposé de ma main pour un autre; et c'était pour lui qu'il la demandait. Tu me le peins comme un homme qui me manque de respect; et point du tout; c'est qu'on n'en eut jamais tant pour personne, c'est qu'il en est pénétré. Lisette. - Où est-ce qu'elle est donc cette pénétration, pisqu'il a prins la licence d'aller vous déclarer je vous aime, maugré vote importance? Angélique. - Eh! non, brouillonne, non, tu ne sais encore ce que tu dis. Je ne le saurais pas, son amour; je ne ferais encore que le soupçonner, sans le détour qu'il a pris pour me l'apprendre. Il lui a fallu un détour! N'est-ce pas là un homme bien hardi, bien digne de l'accueil que tu lui as attiré de ma part? En vérité, il y a des moments où je suis tentée de lui en faire mes excuses, et je le devrais peut-être. Lisette. - Prenez garde à vote grandeur; alla est bian douillette en cette occurrence. Angélique. - Ecoute, je ne te querelle point; mais ta bévue me met dans une situation bien fâcheuse. Lisette. - Eh! d'où viant? Est-ce qu'ous êtes obligée d'honorer cet homme, à cause qu'il vous aime? Est-ce que son inclination vous commande? Il vous l'a déclaré par un tour? Eh bian! qu'il torne. Ne tiant-il qu'à torner pour avoir la main du monde? Où est l'embarras? Quand vous auriez su d'abord que c'était li, c'était vote intention d'être suparbe, vous l'auriez rabroué pas moins. Angélique. - Eh! qu'en sais je? De la manière dont je vois mon père mortifié de mon refus, je ne saurais répondre de ce que j'aurais fait. Tu sais de quoi je suis capable pour lui plaire je n'entends point raison là -dessus. Lisette. - Ça est biau et mêmement vénérable, mais vote père est bonhomme; il ne voudrait pas vous bailler de petites gens en mariage. Faut donc qu'il ne s'y connaisse pas, pisqu'il désire que vous épousiais un homme comme ça. Angélique. - Mais, c'est que Dorante n'est pas un homme comme ça. Tu le confonds toujours avec ce je ne sais qui dont tu m'as parlé; et ce n'est pas là Dorante. Lisette. - C'est que ma mémoire se brouille, rapport à cet autre. Angélique. - Dorante n'a pas fait sa fortune; il l'a trouvée toute faite. Dorante est de très bonne famille, et très distinguée, quoique sans noblesse; de ces familles qui vont à tout, qui s'allient à tout. Dorante épousera qui il voudra c'est d'ailleurs un fort honnête homme. Lisette. - Oh! pour ça oui, un gentil caractère, un brave coeur, qui se trouvait là de rencontre. Angélique. - Et en vérité, Lisette, beaucoup plus aimable que je ne pensais. Cette aventure-ci m'a appris à le connaÃtre et mon père a raison. Je ne suis point surprise qu'il le regrette, et qu'il soit mortifié de me donner au Baron. Lisette. - Au Baron! Est-ce que vous allez être sa Baronne? Angélique. - Eh! vraiment, mon père l'attend pour nous marier; car il croit que je l'aime, et il n'en est rien. Lisette. - Eh! Pardi! n'y a qu'à li dire qu'il s'abuse. Angélique. - Il n'y a donc qu'à lui dire aussi que je suis folle; car c'est moi qui l'ai persuadé que je l'aimais. Lisette. - Eh! pourquoi avoir jeté cette bourde-là en avant? Angélique. - Eh! pourquoi? Ce n'est pas là tout, je l'ai fait accroire à Dorante lui-même. Lisette. - Et la cause? Angélique. - Sait-on ce qu'on dit quand on est fâchée? C'était pour le braver, et dans la peur qu'il ne se fût flatté que je ne le haïssais pas. Lisette. - C'est par trop finasser aussi. Mais pour à l'égard du Baron, il y aura du répit; car il est à Paris qui plaide; les procureurs et les avocats ne le lâcheront pas sitôt, et j'avons de la marge. Angélique. - Eh! point du tout. Il arrive, ce malheureux Baron; il a gagné son maudit procès que l'on croyait immortel, qui ne devait finir que dans cent ans; il l'a gagné par je ne sais quelle protection qu'on lui a procuré; car il y a toujours des gens qui se mêlent de ce dont ils n'ont que faire. Enfin, il arrive ce soir; il entre peut-être actuellement dans la cour du château. Lisette. - Faut vous tirer de là , coûte qui coûte. Angélique. - A quelque prix que ce soit, tu penses fort bien. Lisette. - Faut demander du temps d'abord. Angélique. - Du temps? Cela ne me raccommodera pas avec mon père. Lisette. - Oh! dame, vote père! il ne songe qu'à son Dorante. Angélique. - Eh bien! son Dorante! que t'a-t-il fait? Car il me semble que ta fureur est que je le haïsse. Lisette. - Moi? Angélique. - Mais oui, tu as de l'antipathie pour lui; je l'ai remarqué. Lisette. - C'est que je sais que vous ne l'aimez pas. Angélique. - Ce serait mon affaire. Je n'ai point d'aversion pour lui; et c'en est assez pour une fille raisonnable. Lisette. - Le pus principal, c'est ce Baron qui arrive. Angélique. - Eh! Laisse là ce Baron éternel. Lisette. - Eh bian! Madame, prenez donc l'autre. Angélique. - Ma difficulté est que je l'ai refusé, qu'il s'est nommé, et que je n'ai rien dit. Lisette. - N'y a qu'à le rappeler. Angélique. - Ah! voilà ce que je ne saurais faire, je ne me résoudrai jamais à cette humiliation-là . Lisette. - Allons, c'est bian fait, et vive la grandeur! Putôt mourir que d'avoir l'affront d'être honnête! Angélique. - Tout ce que tu me proposes est extrême. J'imagine pourtant un moyen de renouer avec lui sans me compromettre. Lisette. - Lequeul? Angélique. - Un moyen qui te sera même avantageux, et je suis d'avis que tu ailles le trouver de ma part. Lisette. - Tenez, je vois Lépaine qui passe, baillez-li vote orde. Angélique. - Appelle-le. Scène IX. Angélique, Lépine, Lisette Lisette. - Monsieur, Monsieur de Lépaine, approchez-vous vers Madame. Lépine. - Que lui plaÃt-il, à Madame? Angélique. - Va, je te prie, informer ton maÃtre que j'aurais un mot à lui dire. Lépine. - Je l'en informerai le plus vite que je pourrai, Madame; car je vais si lentement... Je n'ai le coeur à rien. Ah! Angélique. - Que signifie donc ce soupir? On dirait qu'il vient de pleurer. Lépine. - Oui, Madame, j'ai pleuré, je pleure encore; et je n'y renonce pas, j'en ai peut-être pour le reste de l'année, qui n'est pas bien avancée. Je suis homme à faire des cris de désespéré, sans respect de personne. Lisette. - Miséricorde! Angélique. - Il m'alarme. Qu'est-il donc arrivé? Lépine. - Hélas! vous le savez bien, Madame, vous qui nous renvoyez tous deux, mon maÃtre et moi, comme de trop minces personnages; ce qui fait que nous partons. Angélique, bas, à Lisette. - Entends-tu, Lisette? ils partent! Lisette. - Je serons boudées par Monsieur le Marquis. Angélique. - Il ne me le pardonnera pas, Lisette, et Dorante le sait bien. Lépine. - Il se retire à demi mort, et moi aussi. Angélique, bas, à Lisette. - Ah! le méchant homme! Lisette. - Oui, il y a de la malice à ça. Lépine. - Nous n'arriverons jamais à Paris que défunts, quoique à la fleur de notre âge; car nous méritions de vivre. Mais vous nous poignardez; et c'est la valeur de deux meurtres que vous vous reprocherez quelque jour. Angélique. - Il me fait tout le mal qu'il peut. Lisette. - Pour l'attraper, je l'épouserais. Angélique, à Lépine. - Va le chercher, te dis-je. Où est-il? Lépine. - Je n'en sais rien, Madame; ni lui non plus; car nous sommes comme des égarés, surtout depuis que nos ballots sont faits. Lisette. - Cela se passera par les chemins; vous garirez au grand air. Angélique. - Non, non, console-toi, Lépine. Il faudra bien du moins que Dorante retarde de quelques jours; car toute réflexion faite, j'allais dire à Lisette que j'approuve qu'elle t'épouse; et ton maÃtre, qui t'aime, assistera sans doute à ton mariage. Lisette ne voulait que mon consentement, et je le donne va, hâte-toi de l'en instruire. Lépine; sautant de joie. - Je suis guéri! Lisette. - Vote consentement, Madame! Oh! que nenni. Vous me considérez trop pour ça, et je m'en vais. Vote sarvante, Monsieur de Lépaine. Lépine. - Je retombe. Angélique. - Restez, Lisette, je vous défends de sortir j'ai quelque chose à vous dire. A Lépine. Attends que je lui parle, et éloigne-toi de quelques pas. Lépine, s'écartant. - Oui, Madame; mon état a besoin de secours. Angélique, à l'écart, à Lisette. - Que vous êtes haïssable! N'est-on pas bien récompensée de l'intérêt qu'on prend à vous? Etes-vous folle de ne pas prendre cet homme-là ? Lisette. - Eh mais! je l'ai refusé, Madame. Angélique. - Plaisante délicatesse! Lisette. - C'est de vote avis. Angélique. - Savais-je alors que son maÃtre devait lui faire tant de bien? Lépine, de loin. - Voyez la bonté! Angélique. - Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir fait manquer votre fortune. Lisette. - Soyons ruinées, Madame, et toujours glorieuses; jamais d'humilité, c'est une pensée que je tians de vous. Vous m'avez dit Garde ta morgue et ton rang, et je les garde. Si c'est mal fait, je vous en charge. Angélique. - Votre fierté est si ridicule, qu'elle me dégoûte de la mienne. Lisette. - Je suis fille de fiscal, une fois; qu'il me vienne un bailli, je le prends. Lépine, de loin. - Un concierge a bien son mérite. Excusez, Madame c'est que j'entends parler de bailli. Angélique. - J'admire ma complaisance; et je finis par un mot. M'aimez-vous, Lisette? Lisette. - Si je vous aime? Par-delà ma propre parsonne. Angélique. - Voici un départ trop brusque, et qui va retomber sur moi. Il ne tient qu'à vous de le retarder, en vous mariant avantageusement. Ce n'est même que sous prétexte de votre mariage que j'envoie chercher Dorante; et si votre refus continue, je ne vous verrai de ma vie. Lisette. - Vote représentation m'abat, n'y aura pus de partance. Lépine, de loin. - Je crois que cela s'accommode. Lisette. - Je me marierai, afin qu'il séjourne, mais j'y boute une condition. Baillez-moi l'exemple; amendez-vous, je m'amende. Angélique. - C'est une autre affaire. Lépine. - Est-ce fait, Madame? Lisette, se rapprochant. - Oui, Monsieur de Lépaine, velà qui est rangé. Acoutez les paroles que je profère. Quand on varra la noce de Madame, on varra la nôtre; la petite avec la grande. Lépine, se jetant aux genoux d'Angélique. - Ah! quelle joie! Je tombe à vos genoux, Madame, sauvez la petite. Angélique. - Lève-toi donc, tu n'y songes pas. Je vais chercher mon père à qui j'ai à parler; va, de ton côté, avertir ton maÃtre, que je compte de retrouver ici, où je vais revenir dans quelques moments. Scène X. Lépine, Lisette Lisette, riant. - Qu'en dis-tu, Lépaine? Velà de bonne besogne; cette fille-là marche toute seule, n'y a pus qu'à la voir aller. Lépine, s'éventant. - Respirons. Scène XI. Dorante, Lépine, Lisette Dorante. - Eh bien! Lisette, as-tu vu Angélique? Lisette. - Si je l'ons vue! Il vous est commandé de l'attendre ici. Dorante. - A moi? Lépine. - Oui, Monsieur; je vous défends de partir, par un ordre de sa part. Lisette. - Et si vous partez, alle renonce à moi, parce que ce sera ma faute. Lépine. - C'est elle qui me marie avec Lisette, Monsieur. Lisette. - Et il va être mon homme, pour à celle fin que vous restiais. Lépine. - Il n'y a ballot qui tienne, il faut tout défaire. Lisette. - Et vous êtes un méchant homme de vouloir vous en aller, pour la faire bouder par son père. Dorante. - Expliquez-moi donc ce que cela signifie, vous autres. Lisette. - Et je li ai enjoint qu'alle serait votre femme, et alle ne s'est pas rebéquée. Lépine. - Souvenez-vous que vous languissez, n'oubliez pas que vous êtes mourant. Dorante. - Eclaircissez-moi, mettez-moi au fait, je ne vous entends pas. Lisette. - N'y a pus de temps, ce sera pour tantôt. Suis-moi, Lépaine, velà Monsieur le Marquis qui entre. Scène XII. Le Marquis, Dorante Dorante, à Lépine et à Lisette, qui s'en vont. - Vous me laissez dans une furieuse inquiétude. Le Marquis. - Je vous cherchais, Dorante, et je viens vous sommer de la parole que vous m'avez donnée tantôt, vous ne savez pas que j'ai encore une fille, une cadette qui vaut bien son aÃnée. Dorante. - Eh bien! Monsieur? Le Marquis. - Cette cadette, il faut que vous la connaissiez. Tout ce que je vous demande, c'est de la voir; je n'en exige pas davantage. Voilà la complaisance à laquelle vous vous êtes engagé vous ne pouvez vous en dédire. Dorante. - Mais qu'en arrivera-t-il? Le Marquis. - Rien; nous verrons. Scène XIII. Angélique, Le Marquis, Dorante Angélique. - Je venais vous parler, mon père, et je ne suis point fâchée que Dorante soit présent à ce que j'ai à vous dire. Il a tantôt proposé un mariage qui m'a d'abord répugné, j'en conviens. Dorante. - Votre refus m'afflige, Madame, mais je le respecte, et n'en murmure point. Angélique. - Un moment, Monsieur. Je sais jusqu'où va l'amitié que mon père a pour vous; et si vous vous étiez nommé, les choses se seraient passées différemment; il n'aurait pas été question de mes répugnances; ma tendresse pour lui les aurait fait taire, ou me les aurait ôtées, Monsieur; il n'a tenu qu'à vous de lui épargner la douleur où je l'ai vu de mon refus; je n'aurais pas eu celle de lui avoir déplu, et je ne l'ai chagriné que par votre faute. Le Marquis. - Eh non, ma fille; vous ne m'avez point déplu; ôtez-vous cela de l'esprit. Il est vrai que Dorante m'est cher, mais je ne saurais vous savoir mauvais gré d'avoir fait un autre choix. Angélique. - Vous m'excuserez, mon père, vous ne voulez pas me le dire, et vous me ménagez; mais vous étiez très mécontent de moi. Le Marquis. - Je vous répète que c'est une chimère. Angélique. - Très mécontent, vous dis-je; je sais à quoi m'en tenir là -dessus, et mon parti est pris. Dorante. - Votre parti Madame! Ah! de grâce, achevez, à quoi vous déterminez-vous? Le Marquis. - Laissons cela, Angélique; il n'est pas question ici de consulter mon goût, vous êtes destinée à un autre c'est au Baron; vous l'aimez, et voilà qui est fini. Angélique. - Non, mon père, je ne l'épouserai pas non plus, puisque je sais qu'il ne vous plaÃt point. Le Marquis. - Vous l'épouserez, et je vous l'ordonne. Savez-vous à quoi j'ai pensé? Dorante se disposait à partir, je l'ai retenu. Vous avez une soeur, j'ai exigé qu'il la vÃt j'ai eu de la peine à l'y résoudre, il a fallu abuser un peu du pouvoir que j'ai sur lui mais enfin j'ai obtenu que nous irions la voir demain, et peut-être l'arrêtera-t-elle. Dorante. - Eh! Monsieur, cela n'est pas possible. Le Marquis. - Demandez à sa soeur. Dites, Angélique? n'est-il pas vrai qu'elle a de la beauté? Angélique. - Mais oui, mon père. Le Marquis. - Venez, j'ai dans mon cabinet un portrait d'elle que je veux vous montrer, et qui, de l'aveu de tout le monde, ne la flatte pas. Scène XIV. Lisette, Le Marquis, Angélique, Dorante Lisette. - Monsieur, il vient de venir un homme que vous avez, dit-il, envoyé chercher pour le Baron, et qui attend dans la salle. Le Marquis. - Je vais lui parler; je n'ai qu'un mot à lui dire, attendez-moi, Dorante. Je reviens dans le moment. Il s'en va. Scène XV. Dorante, Angélique Dorante, à part. - Je ne sais où je suis. Angélique. - Vous restez donc, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. Lépine m'a averti que vous aviez à me parler; et j'allais me rendre à vos ordres, si Monsieur le Marquis ne m'avait pas arrêté. Angélique. - Il est vrai, Monsieur, j'avais à vous appendre que je consentais à son mariage avec Lisette. Dorante. - Je serai donc le seul qui m'en retournerai le pus malheureux de tous les hommes. Angélique. - Il faut avouer que vous vous êtes bien mal conduit dans tout ceci. Dorante. - Moi, Madame? Angélique. - Oui, Monsieur, vous me proposez. un inconnu que je refuse, sans savoir que c'est vous; quand vous vous nommez, il n'est plus temps. J'ai dit que j'avais de l'inclination pour un autre, et là -dessus, vous allez voir ma soeur. Dorante. - Ah! Madame, j'y vais malgré moi, vous le savez, Monsieur le Marquis veut que je le suive. Daignez me défendre de lui tenir parole, je vous le demande en grâce. J'ai besoin du plaisir de vous obéir, pour avoir la force de lui résister. Angélique. - Je le veux bien, à condition pourtant qu'il ne saura pas que je vous le défends. Dorante. - Non, Madame, je prends tout sur moi, et je pars ce soir. Angélique. - Il ne faut pas que vous partiez non plus du moins je ne le voudrais pas, car mon père m'imputerait votre départ. Dorante. - Eh! Madame, épargnez-moi, de grâce, le désespoir d'être témoin de votre mariage avec le Baron. Angélique. - Eh bien! je ne l'épouserai point, je vous le promets. Dorante. - Vous me le promettez? Angélique. - Eh mais! je ne vous retiendrais pas, si je voulais l'épouser. Dorante. - C'est du moins une grande consolation pour moi. Je n'ai pas l'audace d'en demander davantage. Angélique. - Vous pouvez parler. Dorante et Angélique se regardent tous deux. Dorante, se jetant à genoux. - Ah! Madame, qu'entends-je? Oserai-je croire qu'en ma faveur... Angélique. - Levez-vous, Dorante. Vous avez triomphé d'une fierté que je désavoue, et mon coeur vous en venge. Dorante. - L'excès de mon bonheur me coupe la parole. Scène dernière. Le Marquis, Lisette, Lépine, Angélique, Dorante Le Marquis. - Que signifie ce que je vois? Dorante à vos genoux, ma fille! Angélique. - Oui, mon père, je suis charmée de l'y voir, et je crois que vous n'en serez pas fâché. Dispensez-moi d'en dire davantage. Le Marquis. - Embrassez-moi, Dorante; je suis content. Sortons, je me charge de faire entendre raison au Baron. Lisette, à Lépine. - Tiens, prends ma main, je te la donne. Lépine. - Je ne reçois point de présent que je n'en donne. Prends la mienne. Fin La Colonie Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée sur un théâtre de société et publiée dans le Mercure de décembre 1750 Acteurs Arthénice, femme noble. Madame Sorbin, femme d'artisan. Monsieur Sorbin, mari de Madame Sorbin Timagène, homme noble. Lina, fille de Madame Sorbin. Persinet, jeune homme du peuple, amant de Lina. Troupe de femmes, tant nobles que du peuple. La scène est dans une Ãle où sont abordés tous les acteurs. Scène première Arthénice, Madame Sorbin Arthénice. - Ah çà ! Madame Sorbin, ou plutôt ma compagne, car vous l'êtes, puisque les femmes de votre état viennent de vous revêtir du même pouvoir dont les femmes nobles m'ont revêtue moi-même, donnons-nous la main, unissons-nous et n'ayons qu'un même esprit toutes les deux. Madame Sorbin, lui donnant la main. - Conclusion, il n'y a plus qu'une femme et qu'une pensée ici. Arthénice. - Nous voici chargées du plus grand intérêt que notre sexe ait jamais eu, et cela dans la conjoncture du monde la plus favorable pour discuter notre droit vis-à -vis les hommes. Madame Sorbin. - Oh! pour cette fois-ci, Messieurs, nous compterons ensemble. Arthénice. - Depuis qu'il a fallu nous sauver avec eux dans cette Ãle où nous sommes fixées, le gouvernement de notre patrie a cessé. Madame Sorbin. - Oui, il en faut un tout neuf ici, et l'heure est venue; nous voici en place d'avoir justice, et de sortir de l'humilité ridicule qu'on nous a imposée depuis le commencement du monde plutôt mourir que d'endurer plus longtemps nos affronts. Arthénice. - Fort bien, vous sentez-vous en effet un courage qui réponde à la dignité de votre emploi? Madame Sorbin. - Tenez, je me soucie aujourd'hui de la vie comme d'un fétu; en un mot comme en cent, je me sacrifie, je l'entreprends. Madame Sorbin veut vivre dans l'histoire et non pas dans le monde. Arthénice. - Je vous garantis un nom immortel. Madame Sorbin. - Nous, dans vingt mille ans, nous serons encore la nouvelle du jour. Arthénice. - Et quand même nous ne réussirions pas, nos petites-filles réussiront. Madame Sorbin. - Je vous dis que les hommes n'en reviendront jamais. Au surplus, vous qui m'exhortez, il y a ici un certain Monsieur Timagène qui court après votre coeur; court-il encore? Ne l'a-t-il pas pris? Ce serait là un furieux sujet de faiblesse humaine, prenez-y garde. Arthénice. - Qu'est-ce que c'est que Timagène, Madame Sorbin? Je ne le connais plus depuis notre projet; tenez ferme et ne songez qu'à m'imiter. Madame Sorbin. - Qui? moi! Et où est l'embarras? Je n'ai qu'un mari, qu'est-ce que cela coûte à laisser? ce n'est pas là une affaire de coeur. Arthénice. - Oh! j'en conviens. Madame Sorbin. - Ah çà ! vous savez bien que les hommes vont dans un moment s'assembler sous des tentes, afin d'y choisir entre eux deux hommes qui nous feront des lois; on a battu le tambour pour convoquer l'assemblée. Arthénice. - Eh bien? Madame Sorbin. - Eh bien? il n'y a qu'à faire battre le tambour aussi pour enjoindre à nos femmes d'avoir à mépriser les règlements de ces messieurs, et dresser tout de suite une belle et bonne ordonnance de séparation d'avec les hommes, qui ne se doutent encore de rien. Arthénice. - C'était mon idée, sinon qu'au lieu du tambour, je voulais faire afficher notre ordonnance à son de trompe. Madame Sorbin. - Oui-da, la trompe est excellente et fort convenable. Arthénice. - Voici Timagène et votre mari qui passent sans nous voir. Madame Sorbin. - C'est qu'apparemment ils vont se rendre au Conseil. Souhaitez-vous que nous les appelions? Arthénice. - Soit, nous les interrogerons sur ce qui se passe. Elle appelle Timagène. Madame Sorbin appelle aussi. - Holà ! notre homme. Scène II Les acteurs précédents, Monsieur Sorbin, Timagène Timagène. - Ah! pardon, belle Arthénice, je ne vous croyais pas si près. Monsieur Sorbin. - Qu'est-ce que c'est que tu veux, ma femme? nous avons hâte. Madame Sorbin. - Eh! là , là , tout bellement, je veux vous voir, Monsieur Sorbin, bonjour; n'avez-vous rien à me communiquer, par hasard ou autrement? Monsieur Sorbin. - Non, que veux-tu que je te communique, si ce n'est le temps qu'il fait, ou l'heure qu'il est? Arthénice. - Et vous, Timagène, que m'apprendrez-vous? Parle-t-on des femmes parmi vous? Timagène. - Non, Madame, je ne sais rien qui les concerne; on n'en dit pas un mot. Arthénice. - Pas un mot, c'est fort bien fait. Madame Sorbin. - Patience, l'affiche vous réveillera. Monsieur Sorbin. - Que veux-tu dire avec ton affiche? Madame Sorbin. - Oh! rien, c'est que je me parle. Arthénice. - Eh! dites-moi, Timagène, où allez-vous tous deux d'un air si pensif? Timagène. - Au Conseil, où l'on nous appelle, et où la noblesse et tous les notables d'une part, et le peuple de l'autre, nous menacent, cet honnête homme et moi, de nous nommer pour travailler aux lois, et j'avoue que mon incapacité me fait déjà trembler. Madame Sorbin. - Quoi, mon mari, vous allez faire des lois? Monsieur Sorbin. - Hélas, c'est ce qui se publie, et ce qui me donne un grand souci. Madame Sorbin. - Pourquoi, Monsieur Sorbin? Quoique vous soyez massif et d'un naturel un peu lourd, je vous ai toujours connu un très bon gros jugement qui viendra fort bien dans cette affaire-ci; et puis je me persuade que ces messieurs auront le bon esprit de demander des femmes pour les assister, comme de raison. Monsieur Sorbin. - Ah! tais-toi avec tes femmes, il est bien question de rire! Madame Sorbin. - Mais vraiment, je ne ris pas. Monsieur Sorbin. - Tu deviens donc folle? Madame Sorbin. - Pardi, Monsieur Sorbin, vous êtes un petit élu du peuple bien impoli; mais par bonheur, cela se passera avec une ordonnance, je dresserai des lois aussi, moi. Monsieur Sorbin, il rit. - Toi! hé! hé! hé! hé! Timagène, riant. - Hé! hé! hé! hé!... Arthénice. - Qu'y a-t-il donc là de si plaisant? Elle a raison, elle en fera, j'en ferai moi-même. Timagène. - Vous, Madame? Monsieur Sorbin, riant. - Des lois! Arthénice. - Assurément. Monsieur Sorbin, riant. - Ah bien, tant mieux, faites, amusez-vous, jouez une farce; mais gardez-nous votre drôlerie pour une autre fois, cela est trop bouffon pour le temps qui court. Timagène. - Pourquoi? La gaieté est toujours de saison. Arthénice. - La gaieté, Timagène? Madame Sorbin. - Notre drôlerie, Monsieur Sorbin? Courage, on vous en donnera de la drôlerie. Monsieur Sorbin. - Laissons-là ces rieuses, Seigneur Timagène, et allons-nous-en. Adieu, femme, grand merci de ton assistance. Arthénice. - Attendez, j'aurais une ou deux réflexions à communiquer à Monsieur l'Elu de la noblesse. Timagène. - Parlez, Madame. Arthénice. - Un peu d'attention; nous avons été obligés, grands et petits, nobles, bourgeois et gens du peuple, de quitter notre patrie pour éviter la mort ou pour fuir l'esclave de l'ennemi qui nous a vaincus. Monsieur Sorbin. - Cela m'a l'air d'une harangue, remettons-la à tantôt, le loisir nous manque. Madame Sorbin. - Paix, malhonnête. Timagène. - Ecoutons. Arthénice. - Nos vaisseaux nous ont portés dans ce pays sauvage, et le pays est bon. Monsieur Sorbin. - Nos femmes y babillent trop. Madame Sorbin, en colère. - Encore! Arthénice. - Le dessein est formé d'y rester, et comme nous y sommes tous arrivés pêle-mêle, que la fortune y est égale entre tous, que personne n'a droit d'y commander, et que tout y est en confusion, il faut des maÃtres, il en faut un ou plusieurs, il faut des lois. Timagène. - Hé, c'est à quoi nous allons pourvoir, Madame. Monsieur Sorbin. - Il va y avoir de tout cela en diligence, on nous attend pour cet effet. Arthénice. - Qui, nous? Qui entendez-vous par nous? Monsieur Sorbin. - Eh pardi, nous entendons, nous, ce ne peut pas être d'autres. Arthénice. - Doucement, ces lois, qui est-ce qui va les faire, de qui viendront-elles? Monsieur Sorbin, en dérision. - De nous. Madame Sorbin. - Des hommes! Monsieur Sorbin. - Apparemment. Arthénice. - Ces maÃtres, ou bien ce maÃtre, de qui le tiendra-t-on? Madame Sorbin, en dérision. - Des hommes. Monsieur Sorbin. - Eh! apparemment. Arthénice. - Qui sera-t-il? Madame Sorbin. - Un homme. Monsieur Sorbin. - Eh! qui donc? Arthénice. - Et toujours des hommes et jamais de femmes, qu'en pensez-vous, Timagène? car le gros jugement de votre adjoint ne va pas jusqu'à savoir ce que je veux dire. Timagène. - J'avoue, Madame, que je n'entends pas bien la difficulté non plus. Arthénice. - Vous ne l'entendez pas? Il suffit, laissez-nous. Monsieur Sorbin, à sa femme. - Dis-nous donc ce que c'est. Madame Sorbin. - Tu me le demandes, va-t'en. Timagène. - Mais, Madame... Arthénice. - Mais, Monsieur, vous me déplaisez là . Monsieur Sorbin, à sa femme. - Que veut-elle dire? Madame Sorbin. - Mais va porter ta face d'homme ailleurs. Monsieur Sorbin. - A qui en ont-elles? Madame Sorbin. - Toujours des hommes, et jamais de femmes, et ça ne nous entend pas. Monsieur Sorbin. - Eh bien, après? Madame Sorbin. - Hum! Le butor, voilà ce qui est après. Timagène. - Vous m'affligez, Madame, si vous me laissez partir sans m'instruire de ce qui vous indispose contre moi. Arthénice. - Partez, Monsieur, vous le saurez au retour de votre Conseil. Madame Sorbin. - Le tambour vous dira le reste, ou bien le placard au son de la trompe. Monsieur Sorbin. - Fifre, trompe ou trompette, il ne m'importe guère; allons, Monsieur Timagène. Timagène. - Dans l'inquiétude où je suis, je reviendrai, Madame, le plus tôt qu'il me sera possible. Scène III Madame Sorbin, Arthénice Arthénice. - C'est nous faire un nouvel outrage que de ne nous pas entendre. Madame Sorbin. - C'est l'ancienne coutume d'être impertinent de père en fils, qui leur bouche l'esprit. Scène IV Madame Sorbin, Arthénice, Lina, Persinet Persinet. - Je viens à vous, vénérable et future belle-mère; vous m'avez promis la charmante Lina; et je suis bien impatient d'être son époux; je l'aime tant, que je ne saurais plus supporter l'amour sans le mariage. Arthénice, à Madame Sorbin. - Ecartez ce jeune homme, Madame Sorbin; les circonstances présentes nous obligent de rompre avec toute son espèce. Madame Sorbin. - Vous avez raison, c'est une fréquentation qui ne convient plus. Persinet. - J'attends réponse. Madame Sorbin. - Que faites-vous là , Persinet? Persinet. - Hélas! je vous intercède, et j'accompagne ma nonpareille Lina. Madame Sorbin. - Retournez-vous-en. Lina. - Qu'il s'en retourne! eh! d'où vient, ma mère? Madame Sorbin. - Je veux qu'il s'en aille, il le faut, le cas le requiert, il s'agit d'affaire d'Etat. Lina. - Il n'a qu'à nous suivre de loin. Persinet. - Oui, je serai content de me tenir humblement derrière. Madame Sorbin. - Non, point de façon de se tenir, je n'en accorde point; écartez-vous, ne nous approchez pas jusqu'à la paix. Lina. - Adieu, Persinet, jusqu'au revoir; n'obstinons point ma mère. Persinet. - Mais qui est-ce qui a rompu la paix? Maudite guerre, en attendant que tu finisses, je vais m'affliger tout à mon aise, en mon petit particulier. Scène V Arthénice, Madame Sorbin, Lina Lina. - Pourquoi donc le maltraitez-vous, ma mère? Est-ce que vous ne voulez plus qu'il m'aime, ou qu'il m'épouse? Madame Sorbin. - Non, ma fille, nous sommes dans une occurrence où l'amour n'est plus qu'un sot. Lina. - Hélas! quel dommage! Arthénice. - Et le mariage, tel qu'il a été jusqu'ici, n'est plus aussi qu'une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler. Lina. - Abolir le mariage! Et que mettra-t-on à la place? Madame Sorbin. - Rien. Lina. - Cela est bien court. Arthénice. - Vous savez, Lina, que les femmes jusqu'ici ont toujours été soumises à leurs maris. Lina. - Oui, Madame, c'est une coutume qui n'empêche pas l'amour. Madame Sorbin. - Je te défends l'amour. Lina. - Quand il y est, comment l'ôter? Je ne l'ai pas pris; c'est lui qui m'a prise, et puis je ne refuse pas la soumission. Madame Sorbin. - Comment soumise, petite âme de servante, jour de Dieu! soumise, cela peut-il sortir de la bouche d'une femme? Que je ne vous entende plus proférer cette horreur-là , apprenez que nous nous révoltons. Arthénice. - Ne vous emportez point, elle n'a pas été de nos délibérations, à cause de son âge, mais je vous réponds d'elle, dès qu'elle sera instruite. Je vous assure qu'elle sera charmée d'avoir autant d'autorité que son mari dans son petit ménage, et quand il dira Je veux, de pouvoir répliquer Moi, je ne veux pas. Lina, pleurant. - Je n'en aurai pas la peine; Persinet et moi, nous voudrons toujours la même chose; nous en sommes convenus entre nous. Madame Sorbin. - Prends-y garde avec ton Persinet; si tu n'as pas des sentiments plus relevés, je te retranche du noble corps des femmes; reste avec ma camarade et moi pour apprendre à considérer ton importance; et surtout qu'on supprime ces larmes qui font confusion à ta mère, et qui rabaissent notre mérite. Arthénice. - Je vois quelques-unes de nos amies qui viennent et qui paraissent avoir à nous parler, sachons ce qu'elles nous veulent. Scène VI Arthénice, Madame Sorbin, Lina, Quatre femmes, dont deux tiennent chacune un bracelet de ruban rayé. Une des Députées. - Vénérables compagnes, le sexe qui vous a nommées ses chefs, et qui vous a choisies pour le défendre, vient de juger à propos, dans une nouvelle délibération, de vous conférer des marques de votre dignité, et nous vous les apportons de sa part. Nous sommes chargées, en même temps, de vous jurer pour lui une entière obéissance, quand vous lui aurez juré entre nos mains une fidélité inviolable deux articles essentiels auxquels on n'a pas songé d'abord. Arthénice. - Illustres députées, nous aurions volontiers supprimé le faste dont on nous pare. Il nous aurait suffi d'être ornées de nos vertus; c'est à ces marques qu'on doit nous reconnaÃtre. Madame Sorbin. - N'importe, prenons toujours; ce sera deux parures au lieu d'une. Arthénice. - Nous acceptons cependant la distinction dont on nous honore, et nous allons nous acquitter de nos serments, dont l'omission a été très judicieusement remarquée; je commence. Elle met sa main dans celle d'une des députées. Je fais voeu de vivre pour soutenir les droits de mon sexe opprimé; je consacre ma vie à sa gloire; j'en jure par ma dignité de femme, par mon inexorable fierté de coeur, qui est un présent du ciel, il ne faut pas s'y tromper; enfin par l'indocilité d'esprit que j'ai toujours eue dans mon mariage, et qui m'a préservée de l'affront d'obéir à feu mon bourru de mari, j'ai dit. A vous, Madame Sorbin. Madame Sorbin. - Approchez, ma fille, écoutez-moi, et devenez à jamais célèbre, seulement pour avoir assisté à cette action si mémorable. Elle met sa main dans celle d'une des députées. Voici mes paroles Vous irez de niveau avec les hommes; ils seront vos camarades, et non pas vos maÃtres. Madame vaudra partout Monsieur, ou je mourrai à la peine. J'en jure par le plus gros juron que je sache; par cette tête de fer qui ne pliera jamais, et que personne jusqu'ici ne peut se vanter d'avoir réduite, il n'y a qu'à en demander des nouvelles. Une des Députées. - Ecoutez, à présent, ce que toutes les femmes que nous représentons vous jurent à leur tour. On verra la fin du monde, la race des hommes s'éteindra avant que nous cession d'obéir à vos ordres, voici déjà une de nos compagnes qui accourt pour vous reconnaÃtre. Scène VII Les Députées, Arthénice, Madame Sorbin, Lina, Une Femme qui arrive. La Femme. - Je me hâte de venir rendre hommage à nos souveraines, et de me ranger sous leurs lois. Arthénice. - Embrassons-nous, mes amies; notre serment mutuel vient de nous imposer de grands devoirs, et pour vous exciter à remplir les vôtres, je suis d'avis de vous retracer en ce moment une vive image de l'abaissement où nous avons langui jusqu'à ce jour; nous ne ferons en cela que nous conformer à l'usage de tous les chefs de parti. Madame Sorbin. - Cela s'appelle exhorter son monde avant la bataille. Arthénice. - Mais la décence veut que nous soyons assises, on en parle plus à son aise. Madame Sorbin. - Il y a des bancs là -bas, il n'y a qu'à les approcher. A Lina. Allons, petite fille, alerte. Lina. - Je vois Persinet qui passe, il est plus fort que moi, et il m'aidera, si vous voulez. Une des femmes. - Quoi! Nous emploierions un homme? Arthénice. - Pourquoi non? Que cet homme nous serve, j'en accepte l'augure. Madame Sorbin. - C'est bien dit; dans l'occurrence présente, cela nous portera bonheur. A Lina. Appelez-nous ce domestique. Lina appelle. - Persinet! Persinet! Scène VIII Tous les acteurs précédents, Persinet Persinet accourt. - Qu'y a-t-il, mon amour? Lina. - Aidez-moi à pousser ces bancs jusqu'ici. Persinet. - Avec plaisir, mais n'y touchez pas, vos petites mains sont trop délicates, laissez-moi faire. Il avance les bancs, Arthénice et Madame Sorbin, après quelques civilités, s'assoient les premières; Persinet et Lina s'assoient tous deux au même bout. Arthénice, à Persinet. - J'admire la liberté que vous prenez, petit garçon, ôtez-vous de là , on n'a plus besoin de vous. Madame Sorbin. - Votre service est fait, qu'on s'en aille. Lina. - Il ne tient presque pas de place, ma mère, il n'a que la moitié de la mienne. Madame Sorbin. - A la porte, vous dit-on. Persinet. - Voilà qui est bien dur! Scène IX Les femmes susdites. Arthénice, après avoir toussé et craché. - L'oppression dans laquelle nous vivons sous nos tyrans, pour être si ancienne, n'en est pas devenue plus raisonnable; n'attendons pas que les hommes se corrigent d'eux-mêmes; l'insuffisance de leurs lois a beau les punir de les avoir faites à leur tête et sans nous, rien ne les ramène à la justice qu'ils nous doivent, ils ont oublié qu'ils nous la refusent. Madame Sorbin. - Aussi le monde va, il n'y a qu'à voir. Arthénice. - Dans l'arrangement des affaires, il est décidé que nous n'avons pas le sens commun, mais tellement décidé que cela va tout seul, et que nous n'en appelons pas nous-mêmes. Une des femmes. - Hé! que voulez-vous? On nous crie dès le berceau Vous n'êtes capables de rien, ne vous mêlez de rien, vous n'êtes bonnes à rien qu'à être sages. On l'a dit à nos mères qui l'ont cru, qui nous le répètent; on a les oreilles rebattues de ces mauvais propos; nous sommes douces, la paresse s'en mêle, on nous mène comme des moutons. Madame Sorbin. - Oh! pour moi, je ne suis qu'une femme, mais depuis que j'ai l'âge de raison, le mouton n'a jamais trouvé cela bon. Arthénice. - Je ne suis qu'une femme, dit Madame Sorbin, cela est admirable! Madame Sorbin. - Cela vient encore de cette moutonnerie. Arthénice. - Il faut qu'il y ait en nous une défiance bien louable de nos lumières pour avoir adopté ce jargon-là ; qu'on me trouve des hommes qui en disent autant d'eux; cela les passe; revenons au vrai pourtant vous n'êtes qu'une femme, dites-vous? Hé! que voulez-vous donc être pour être mieux? Madame Sorbin. - Eh! je m'y tiens, Mesdames, je m'y tiens, c'est nous qui avons le mieux, et je bénis le ciel de m'en avoir fait participante, il m'a comblé d'honneurs, et je lui en rends des grâces nonpareilles. Une des femmes. - Pénétrons-nous donc un peu de ce que nous valons, non par orgueil, mais par reconnaissance. Lina. - Ah! si vous entendiez Persinet là -dessus, c'est lui qui est pénétré suivant nos mérites. Une des femmes. - Persinet n'a que faire ici; il est indécent de le citer. Madame Sorbin. - Paix, petite fille, point de langue ici, rien que des oreilles; excusez, Mesdames; poursuivez, la camarade. Arthénice. - Examinons ce que nous sommes, et arrêtez-moi, si j'en dis trop; qu'est-ce qu'une femme, seulement à la voir? En vérité, ne dirait-on pas que les dieux en ont fait l'objet de leurs plus tendres complaisances? Une des femmes. - Plus j'y rêve, et plus j'en suis convaincue. Une des femmes. - Cela est incontestable. Une autre femme. - Absolument incontestable. Une autre femme. - C'est un fait. Arthénice. - Regardez-la, c'est le plaisir des yeux. Une femme. - Dites les délices. Arthénice. - Souffrez que j'achève. Une femme. - N'interrompons point. Une autre femme. - Oui, écoutons. Une autre femme. - Un peu de silence. Une autre femme. - C'est notre chef qui parle. Une autre femme. - Et qui parle bien. Lina. - Pour moi, je ne dis mot. Madame Sorbin. - Se taira-t-on? car cela m'impatiente! Arthénice. - Je recommence regardez-la, c'est le plaisir des yeux; les grâces et la beauté, déguisées sous toutes sortes de formes, se disputent à qui versera le plus de charmes sur son visage et sur sa figure. Eh! qui est-ce qui peut définir le nombre et la variété de ces charmes? Le sentiment les saisit, nos expressions n'y sauraient atteindre. Toutes les femmes se redressent ici. Arthénice continue. La femme a l'air noble, et cependant son air de douceur enchante. Les femmes ici prennent un air doux. Une femme. - Nous voilà . Madame Sorbin. - Chut! Arthénice. - C'est une beauté fière, et pourtant une beauté mignarde; elle imprime un respect qu'on n'ose perdre, si elle ne s'en mêle; elle inspire un amour qui ne saurait se taire; dire qu'elle est belle, qu'elle est aimable, ce n'est que commencer son portrait; dire que sa beauté surprend, qu'elle occupe, qu'elle attendrit, qu'elle ravit, c'est dire, à peu près, ce qu'on en voit, ce n'est pas effleurer ce qu'on en pense. Madame Sorbin. - Et ce qui est encore incomparable, c'est de vivre avec toutes ces belles choses-là , comme si de rien n'était; voilà le surprenant, mais ce que j'en dis n'est pas pour interrompre, paix! Arthénice. - Venons à l'esprit, et voyez combien le nôtre a paru redoutable à nos tyrans; jugez-en par les précautions qu'ils ont prises pour l'étouffer, pour nous empêcher d'en faire usage; c'est à filer, c'est à la quenouille, c'est à l'économie de leur maison, c'est au misérable tracas d'un ménage, enfin c'est à faire des noeuds, que ces messieurs nous condamnent. Une femme. - Véritablement, cela crie vengeance. Arthénice. - Ou bien, c'est à savoir prononcer sur des ajustements, c'est à les réjouir dans leurs soupers, c'est à leur inspirer d'agréables passions, c'est à régner dans la bagatelle, c'est à n'être nous-mêmes que la première de toutes les bagatelles; voilà toutes les fonctions qu'ils nous laissent ici-bas; à nous qui les avons polis, qui leur avons donné des moeurs, qui avons corrigé la férocité de leur âme; à nous, sans qui la terre ne serait qu'un séjour de sauvages, qui ne mériteraient pas le nom d'hommes. Une des femmes. - Ah! les ingrats; allons, Mesdames, supprimons les soupers dès ce jour. Une autre. - Et pour des passions, qu'ils en cherchent. Madame Sorbin. - En un mot comme en cent, qu'ils filent à leur tour. Arthénice. - Il est vrai qu'on nous traite de charmantes, que nous sommes des astres, qu'on nous distribue des teints de lis et de roses, qu'on nous chante dans les vers, où le soleil insulté pâlit de honte à notre aspect, et, comme vous voyez, cela est considérable; et puis les transports, les extases, les désespoirs dont on nous régale, quand il nous plaÃt. Madame Sorbin. - Vraiment, c'est de la friandise qu'on donne à ces enfants. Une autre femme. - Friandise, dont il y a plus de six mille ans que nous vivons. Arthénice. - Et qu'en arrive-t-il? que par simplicité nous nous entêtons du vil honneur de leur plaire, et que nous nous amusons bonnement à être coquettes, car nous le sommes, il en faut convenir. Une femme. - Est-ce notre faute? Nous n'avons que cela à faire. Arthénice. - Sans doute; mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que la supériorité de notre âme est si invincible, si opiniâtre, qu'elle résiste à tout ce que je dis là , c'est qu'elle éclate et perce encore à travers cet avilissement où nous tombons; nous sommes coquettes, d'accord, mais notre coquetterie même est un prodige. Une femme. - Oh! tout ce qui part de nous est parfait. Arthénice. - Quand je songe à tout le génie, toute la sagacité, toute l'intelligence que chacune de nous y met en se jouant, et que nous ne pouvons mettre que là , cela est immense; il y entre plus de profondeur d'esprit qu'il n'en faudrait pour gouverner deux mondes comme le nôtre, et tant d'esprit est en pure perte. Madame Sorbin, en colère. - Ce monde-ci n'y gagne rien; voilà ce qu'il faut pleurer. Arthénice. - Tant d'esprit n'aboutit qu'à renverser de petites cervelles qui ne sauraient le soutenir, et qu'à nous procurer de sots compliments, que leurs vices et leur démence, et non pas leur raison, nous prodiguent; leur raison ne nous a jamais dit que des injures. Madame Sorbin. - Allons, point de quartier; je fais voeu d'être laide, et notre première ordonnance sera que nous tâchions de l'être toutes. A Arthénice. N'est-ce pas, camarade? Arthénice. - J'y consens. Une des femmes. - D'être laides? Il me paraÃt à moi, que c'est prendre à gauche. Une autre femme. - Je ne serai jamais de cet avis-là , non plus. Une autre femme. - Eh! mais qui est-ce qui pourrait en être? Quoi! s'enlaidir exprès pour se venger des hommes? Eh! tout au contraire, embellissons-nous, s'il est possible, afin qu'ils nous regrettent davantage. Une autre femme. - Oui, afin qu'ils soupirent plus que jamais à nos genoux, et qu'ils meurent de douleur de se voir rebutés; voilà ce qu'on appelle une indignation de bon sens, et vous êtes dans le faux, Madame Sorbin, tout à fait dans le faux. Madame Sorbin. - Ta, ta, ta, ta, je t'en réponds, embellissons-nous pour retomber; de vingt galants qui se meurent à nos genoux, il n'y en a quelquefois pas un qu'on ne réchappe, d'ordinaire on les sauve tous; ces mourants-là nous gagnent trop, je connais bien notre humeur, et notre ordonnance tiendra; on se rendra laide; au surplus ce ne sera pas si grand dommage, Mesdames, et vous n'y perdrez pas plus que moi. Une femme. - Oh! doucement, cela vous plaÃt à dire, vous ne jouez pas gros jeu, vous; votre affaire est bien avancée. Une autre. - Il n'est pas étonnant que vous fassiez si bon marché de vos grâces. Une autre. - On ne vous prendra jamais pour un astre. Lina. - Tredame, ni vous non plus pour une étoile. Une femme. - Tenez, ce petit étourneau, avec son caquet. Madame Sorbin. - Ah! pardi, me voilà bien ébahie; eh! dites donc, vous autres pimbêches, est-ce que vous croyez être jolies? Une autre. - Eh! mais, si nous vous ressemblons, qu'est-il besoin de s'enlaidir? Par où s'y prendre? Une autre. - Il est vrai que la Sorbin en parle bien à son aise. Madame Sorbin. - Comment donc, la Sorbin? m'appeler la Sorbin? Lina. - Ma mère, une Sorbin! Madame Sorbin. - Qui est-ce qui sera donc madame ici; me perdre le respect de cette manière? Arthénice, à l'autre femme. - Vous avez tort, ma bonne, et je trouve le projet de Madame Sorbin très sage. Une femme. - Ah! je le crois; vous n'y avez pas plus d'intérêt qu'elle. Arthénice. - Qu'est-ce que cela signifie? M'attaquer moi-même? Madame Sorbin. - Mais voyez ces guenons, avec leur vision de beauté; oui, Madame Arthénice et moi, qui valons mieux que vous, voulons, ordonnons et prétendons qu'on s'habille mal, qu'on se coiffe de travers, et qu'on se noircisse le visage au soleil. Arthénice. - Et pour contenter ces femmes-ci, notre édit n'exceptera qu'elles, il leur sera permis de s'embellir, si elles le peuvent. Madame Sorbin. - Ah! que c'est bien dit; oui, gardez tous vos affiquets, corsets, rubans, avec vos mines et vos simagrées qui font rire, avec vos petites mules ou pantoufles, où l'on écrase un pied qui n'y saurait loger, et qu'on veut rendre mignon en dépit de sa taille, parez-vous, parez-vous, il n'y a pas de conséquence. Une des femmes. - Juste ciel! qu'elle est grossière! N'a-t-on pas fait là un beau choix? Arthénice. - Retirez-vous; vos serments vous lient, obéissez; je romps la séance. Une des femmes. - Obéissez? voilà de grands airs. Une des femmes. - Il n'y a qu'à se plaindre, il faut crier. Toutes les femmes. - Oui, crions, crions, représentons. Madame Sorbin. - J'avoue que les poings me démangent. Arthénice. - Retirez-vous, vous dis-je, ou je vous ferai mettre aux arrêts. Une des femmes, en s'en allant avec les autres. - C'est votre faute, Mesdames, je ne voulais ni de cette artisane, ni de cette princesse, je n'en voulais pas, mais l'on ne m'a pas écoutée. Scène X Arthénice, Madame Sorbin, Lina Lina. - Hélas! ma mère, pour apaiser tout, laissez-nous gardez nos mules et nos corsets. Madame Sorbin. - Tais-toi, je t'habillerai d'un sac si tu me raisonnes. Arthénice. - Modérons-nous, ce sont des folles; nous avons une ordonnance à faire, allons la tenir prête. Madame Sorbin. - Partons; à Lina et toi, attends ici que les hommes sortent de leur Conseil, ne t'avise pas de parler à Persinet s'il venait, au moins; me le promets-tu? Lina. - Mais... oui, ma mère. Madame Sorbin. - Et viens nous avertir dès que des hommes paraÃtront, tout aussitôt. Scène XI Lina, un moment seule; Persinet Lina. - Quel train! Quel désordre! Quand me mariera-t-on à cette heure? Je n'en sais plus rien. Persinet. - Eh bien, Lina, ma chère Lina, contez-moi mon désastre; d'où vient que Madame Sorbin me chasse? J'en suis encore tout tremblant, je n'en puis plus, je me meurs. Lina. - Hélas! ce cher petit homme, si je pouvais lui parler dans son affliction. Persinet. - Eh bien! vous le pouvez, je ne suis pas ailleurs. Lina. - Mais on me l'a défendu, on ne veut pas seulement que je le regarde, et je suis sûre qu'on m'épie. Persinet. - Quoi! me retrancher vos yeux? Lina. - Il est vrai qu'il peut me parler, lui, on ne m'a pas ordonné de l'en empêcher. Persinet. - Lina, ma Lina, pourquoi me mettez-vous à une lieue d'ici? Si vous n'avez pas compassion de moi, je n'ai pas longtemps à vivre; il me faut même actuellement un coup d'oeil pour me soutenir. Lina. - Si pourtant, dans l'occurrence, il n'y avait qu'un regard qui pût sauver mon Persinet, oh! ma mère aurait beau dire, je ne le laisserais pas mourir. Elle le regarde. Persinet. - Ah! le bon remède! je sens qu'il me rend la vie; répétez, m'amour, encore un tour de prunelle pour me remettre tout à fait. Lina. - Et s'il ne suffisait pas d'un regard, je lui en donnerais deux, trois, tant qu'il faudrait. Elle le regarde. Persinet. - Ah! me voilà un peu revenu; dites-moi le reste à présent; mais parlez-moi de plus près et non pas en mon absence. Lina. - Persinet ne sait pas que nous sommes révoltées. Persinet. - Révoltées contre moi? Lina. - Et que ce sont les affaires d'Etat qui nous sont contraires. Persinet. - Eh! de quoi se mêlent-elles? Lina. - Et que les femmes ont résolu de gouverner le monde et de faire des lois. Persinet. - Est-ce moi qui les en empêche? Lina. - Il ne sait pas qu'il va tout à l'heure nous être enjoint de rompre avec les hommes. Persinet. - Mais non pas avec les garçons? Lina. - Qu'il sera enjoint d'être laides et mal faites avec eux, de peur qu'ils n'aient du plaisir à nous voir, et le tout par le moyen d'un placard au son de la trompe. Persinet. - Et moi je défie toutes les trompes et tous les placards du monde de vous empêcher d'être jolie. Lina. - De sorte que je n'aurai plus ni mules, ni corset, que ma coiffure ira de travers et que je serai peut-être habillée d'un sac; voyez à quoi je ressemblerai. Persinet. - Toujours à vous, mon petit coeur. Lina. - Mais voilà les hommes qui sortent, je m'enfuis pour avertir ma mère. Ah! Persinet! Persinet! Elle fuit. Persinet. - Attendez donc, j'y suis; ah! maudites lois, faisons ma plainte à ces messieurs. Scène XII Monsieur Sorbin, Hermocrate, Timagène, un autre homme, Persinet Hermocrate. - Non, seigneur Timagène, nous ne pouvons pas mieux choisir; le peuple n'a pas hésité sur Monsieur Sorbin, le reste des citoyens n'a eu qu'une voix pour vous, et nous sommes en de bonnes mains. Persinet. - Messieurs, permettez l'importunité je viens à vous, Monsieur Sorbin; les affaires d'Etat me coupent la gorge, je suis abÃmé; vous croyez que vous aurez un gendre et c'est ce qui vous trompe; Madame Sorbin m'a cassé tout net jusqu'à la paix; on vous casse aussi, on ne veut plus des personnes de notre étoffe, toute face d'homme est bannie; on va nous retrancher à son de trompe, et je vous demande votre protection contre un tumulte. Monsieur Sorbin. - Que voulez-vous dire, mon fils? Qu'est-ce que c'est qu'un tumulte? Persinet. - C'est une émeute, une ligue, un tintamarre, un charivari sur le gouvernement du royaume; vous saurez que les femmes se sont mises tout en un tas pour être laides, elles vont quitter les pantoufles, on parle même de changer de robes, de se vêtir d'un sac, et de porter les cornettes de côté pour nous déplaire; j'ai vu préparer un grand colloque, j'ai moi-même approché les bancs pour la commodité de la conversation; je voulais m'y asseoir, on m'a chassé comme un gredin; le monde va périr, et le tout à cause de vos lois, que ces braves dames veulent faire en communauté avec vous, et dont je vous conseille de leur céder la moitié de la façon, comme cela est juste. Timagène. - Ce qu'il nous dit est-il possible? Persinet. - Qu'est-ce que c'est que des lois? Voilà une belle bagatelle en comparaison de la tendresse des dames! Hermocrate. - Retirez-vous, jeune homme. Persinet. - Quel vertigo prend-il donc à tout le monde? De quelque côté que j'aille, on me dit partout Va-t'en; je n'y comprends rien. Monsieur Sorbin. - Voilà donc ce qu'elles voulaient dire tantôt? Timagène. - Vous le voyez. Hermocrate. - Heureusement, l'aventure est plus comique que dangereuse. Un autre homme. - Sans doute. Monsieur Sorbin. - Ma femme est têtue, et je gage qu'elle a tout ameuté; mais attendez-moi là ; je vais voir ce que c'est, et je mettrai bon ordre à cette folie-là ; quand j'aurai pris mon ton de maÃtre, je vous fermerai le bec à cela; ne vous écartez pas, Messieurs. Il sort par un côté. Timagène. - Ce qui me surprend, c'est qu'Arthénice se soit mise de la partie. Scène XIII Timagène, Hermocrate, l'autre homme, Persinet, Arthénice, Madame Sorbin, une femme avec un tambour, et Lina, tenant une affiche. Arthénice. - Messieurs, daignez répondre à notre question; vous allez faire des règlements pour la république, n'y travaillerons-nous pas de concert? A quoi nous destinez-vous là -dessus? Hermocrate. - A rien, comme à l'ordinaire. Un autre homme. - C'est-à -dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison on ne saurait vous ôter cela, c'est votre lot. Madame Sorbin. - Est-ce là votre dernier mot? Battez tambour; et à Lina et vous, allez afficher l'ordonnance à cet arbre. On bat le tambour et Lina affiche. Hermocrate. - Mais, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie-là ? Parlez-leur donc, seigneur Timagène, sachez de quoi il est question. Timagène. - Voulez-vous bien vous expliquer, Madame? Madame Sorbin. - Lisez l'affiche, l'explication y est. Arthénice. - Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d'épée. Hermocrate. - D'épée, Madame? Arthénice. - Oui d'épée, Monsieur; sachez que jusqu'ici nous n'avons été poltronnes que par éducation. Madame Sorbin. - Mort de ma vie! qu'on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle. Arthénice. - Il n'y a que de l'habitude à tout. Madame Sorbin. - De même qu'au Palais à tenir l'audience, à être Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate. Un homme. - Des femmes avocates? Madame Sorbin. - Tenez donc, c'est que nous n'avons pas la langue assez bien pendue, n'est-ce pas? Arthénice. - Je pense qu'on ne nous disputera pas le don de la parole. Hermocrate. - Vous n'y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s'accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette... Arthénice. - Et qu'est-ce que c'est qu'un bonnet carré, Messieurs? Qu'a-t-il de plus important qu'une autre coiffure? D'ailleurs, il n'est pas de notre bail non plus que votre Code; jusqu'ici c'est votre justice et non pas la nôtre; justice qui va comme il plaÃt à nos beaux yeux, quand ils veulent s'en donner la peine, et si nous avons part à l'institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là , aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche; la veuve ni l'orphelin n'y perdront rien. Un homme. - Et ce ne sera pas la seule coiffure que nous tiendrons de vous... Madame Sorbin. - Ah! la belle point d'esprit; mais finalement, il n'y a rien à rabattre, sinon lisez notre édit, votre congé est au bas de la page. Hermocrate. - Seigneur Timagène, donnez vos ordres, et délivrez-nous de ces criailleries. Timagène. - Madame... Arthénice. - Monsieur, je n'ai plus qu'un mot à dire, profitez-en; il n'y a point de nation qui ne se plaigne des défauts de son gouvernement; d'où viennent-ils, ces défauts? C'est que notre esprit manque à la terre dans l'institution de ses lois, c'est que vous ne faites rien de la moitié de l'esprit humain que nous avons, et que vous n'employez jamais que la vôtre, qui est la plus faible. Madame Sorbin. - Voilà ce que c'est, faute d'étoffe l'habit est trop court. Arthénice. - C'est que le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensées et les nôtres; c'était l'intention des dieux, elle n'est pas remplie, et voilà la source de l'imperfection des lois; l'univers en est la victime et nous le servons en vous résistant. J'ai dit; il serait inutile de me répondre, prenez votre parti, nous vous donnons encore une heure, après quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas; suivez-moi, Madame Sorbin, sortons. Madame Sorbin, en sortant. - Notre part d'esprit salue la vôtre. Scène XIV Monsieur Sorbin rentre quand elles sortent; tous les acteurs précédents, Persinet Monsieur Sorbin, arrêtant Madame Sorbin. - Ah! je vous trouve donc, Madame Sorbin, je vous cherchais. Arthénice. - Finissez avec lui; je vous reviens prendre dans le moment. Monsieur Sorbin, à Madame Sorbin. - Vraiment, je suis très charmé de vous voir, et vos déportements sont tout à fait divertissants. Madame Sorbin. - Oui, vous font-ils plaisir, Monsieur Sorbin? Tant mieux, je n'en suis encore qu'au préambule. Monsieur Sorbin. - Vous avez dit à ce garçon que vous ne prétendiez plus fréquenter les gens de son étoffe; apprenez-nous un peu la raison que vous entendez par là . Madame Sorbin. - Oui-da, j'entends tout ce qui vous ressemble, Monsieur Sorbin. Monsieur Sorbin. - Comment dites-vous cela, Madame la cornette? Madame Sorbin. - Comme je le pense et comme cela tiendra, Monsieur le chapeau. Timagène. - Doucement, Madame Sorbin; sied-il bien à une femme aussi sensée que vous l'êtes de perdre jusque-là les égards qu'elle doit à son mari? Madame Sorbin. - A l'autre, avec son jargon d'homme! C'est justement parce que je suis sensée que cela se passe ainsi. Vous dites que je lui dois, mais il me doit de même; quand il me paiera, je le paierai, c'est de quoi je venais l'accuser exprès. Persinet. - Eh bien, payez, Monsieur Sorbin, payez, payons tous. Monsieur Sorbin. - Cette effrontée! Hermocrate. - Vous voyez bien que cette entreprise ne saurait se soutenir. Madame Sorbin. - Le courage nous manquera peut-être? Oh! que nenni, nos mesures sont prises, tout est résolu, nos paquets sont faits. Timagène. - Mais où irez-vous? Madame Sorbin. - Toujours tout droit. Timagène. - De quoi vivrez-vous? Madame Sorbin. - De fruits, d'herbes, de racines, de coquillages, de rien; s'il le faut, nous pêcherons, nous chasserons, nous deviendrons sauvages, et notre vie finira avec honneur et gloire, et non pas dans l'humilité ridicule où l'on veut tenir des personnes de notre excellence. Persinet. - Et qui font le sujet de mon admiration. Hermocrate. - Cela va jusqu'à la fureur. A Monsieur Sorbin. Répondez-lui donc. Monsieur Sorbin. - Que voulez-vous? C'est une rage que cela, mais revenons au bon sens; savez-vous, Madame Sorbin, de quel bois je me chauffe? Madame Sorbin. - Eh là ! Le pauvre homme avec son bois, c'est bien à lui parler de cela; quel radotage! Monsieur Sorbin. - Du radotage! A qui parlez-vous, s'il vous plaÃt? Ne suis-je pas l'élu du peuple? Ne suis-je pas votre mari, votre maÃtre, et le chef de la famille? Madame Sorbin. - Vous êtes, vous êtes... Est-ce que vous croyez me faire trembler avec le catalogue de vos qualités que je sais mieux que vous? Je vous conseille de crier gare; tenez, ne dirait-on pas qu'il est juché sur l'arc-en-ciel? Vous êtes l'élu des hommes, et moi l'élue des femmes; vous êtes mon mari, je suis votre femme; vous êtes le maÃtre, et moi la maÃtresse; à l'égard du chef de famille, allons bellement, il y a deux chefs ici, vous êtes l'un, et moi l'autre, partant quitte à quitte. Persinet. - Elle parle d'or, en vérité. Monsieur Sorbin. - Cependant, le respect d'une femme... Madame Sorbin. - Cependant le respect est un sot; finissons, Monsieur Sorbin, qui êtes élu, mari, maÃtre et chef de famille; tout cela est bel et bon; mais écoutez-moi pour la dernière fois, cela vaut mieux nous disons que le monde est une ferme, les dieux là -haut en sont les seigneurs, et vous autres hommes, depuis que la vie dure, en avez toujours été les fermiers tout seuls, et cela n'est pas juste, rendez-nous notre part de la ferme; gouvernez, gouvernons; obéissez, obéissons; partageons le profit et la perte; soyons maÃtres et valets en commun; faites ceci, ma femme; faites ceci, mon homme; voilà comme il faut dire, voilà le monde où il faut jeter les lois, nous le voulons, nous le prétendons, nous y sommes butées; ne le voulez-vous pas? Je vous annonce, et vous signifie en ce cas, que votre femme, qui vous aime, que vous devez aimer, qui est votre compagne, votre bonne amie et non pas votre petite servante, à moins que vous ne soyez son petit serviteur, je vous signifie que vous ne l'avez plus, qu'elle vous quitte, qu'elle rompt ménage et vous remet la clef du logis; j'ai parlé pour moi; ma fille, que je vois là -bas et que je vais appeler, va parler pour elle. Allons, Lina, approchez, j'ai fait mon office, faites le vôtre, dites votre avis sur les affaires du temps. Scène XV Les hommes et les femmes susdits, Persinet, Lina Lina. - Ma chère mère, mon avis... Timagène. - La pauvre enfant tremble de ce que vous lui faites faire. Madame Sorbin. - Vous en dites la raison, c'est que ce n'est qu'une enfant courage, ma fille, prononcez bien et parlez haut. Lina. - Ma chère mère, mon avis, c'est, comme vous l'avez dit, que nous soyons dames et maÃtresses par égale portion avec ces messieurs; que nous travaillons comme eux à la fabrique des lois, et puis qu'on tire, comme on dit, à la courte paille pour savoir qui de nous sera roi ou reine; sinon, que chacun s'en aille de son côté, nous à droite, eux à gauche, du mieux qu'on pourra. Est-ce là tout, ma mère? Madame Sorbin. - Vous oubliez l'article de l'amant? Lina. - C'est que c'est le plus difficile à retenir; votre avis est encore que l'amour n'est plus qu'un sot. Madame Sorbin. - Ce n'est pas mon avis qu'on vous demande, c'est le vôtre. Lina. - Hélas! le mien serait d'emmener mon amant et son amour avec nous. Persinet. - Voyez la bonté de coeur, le beau naturel pour l'amour. Lina. - Oui, mais on m'a commandé de vous déclarer un adieu dont on ne verra ni le bout ni la fin. Persinet. - Miséricorde! Monsieur Sorbin. - Que le ciel nous assiste; en bonne foi, est-ce là un régime de vie, notre femme? Madame Sorbin. - Allons, Lina, faites la dernière révérence à Monsieur Sorbin, que nous ne connaissons plus, et retirons-nous sans retourner la tête. Elles s'en vont. Scène XVI Tous les acteurs précédents. Persinet. - Voilà une départie qui me procure la mort, je n'irai jamais jusqu'au souper. Hermocrate. - Je crois que vous avez envie de pleurer, Monsieur Sorbin? Monsieur Sorbin. - Je suis plus avancé que cela, seigneur Hermocrate, je contente mon envie. Persinet. - Si vous voulez voir de belles larmes et d'une belle grosseur, il n'y a qu'à regarder les miennes. Monsieur Sorbin. - J'aime ces extravagantes-là plus que je ne pensais; il faudrait battre, et ce n'est pas ma manière de coutume. Timagène. - J'excuse votre attendrissement. Persinet. - Qui est-ce qui n'aime pas le beau sexe? Hermocrate. - Laissez-nous, petit homme. Persinet. - C'est vous qui êtes le plus mutin de la bande, seigneur Hermocrate; car voilà Monsieur Sorbin qui est le meilleur acabit d'homme; voilà moi qui m'afflige à faire plaisir; voilà le seigneur Timagène qui le trouve bon; personne n'est tigre, il n'y a que vous ici qui portiez des griffes, et sans vous, nous partagerions la ferme. Hermocrate. - Attendez, Messieurs, on en viendra à un accommodement, si vous le souhaitez, puisque les partis violents vous déplaisent; mais il me vient une idée, voulez-vous vous en fier à moi? Timagène. - Soit, agissez, nous vous donnons nos pouvoirs. Monsieur Sorbin. - Et même ma charge avec, si on me le permet. Hermocrate. - Courez, Persinet, rappelez-les, hâtez-vous, elles ne sont pas loin. Persinet. - Oh! pardi, j'irai comme le vent, je saute comme un cabri. Hermocrate. - Ne manquez pas aussi de m'apporter ici tout à l'heure une petite table et de quoi écrire. Persinet. - Tout subitement. Timagène. - Voulez-vous que nous nous retirions? Hermocrate. - Oui, mais comme nous avons la guerre avec les sauvages de cette Ãle, revenez tous deux dans quelques moments nous dire qu'on les voit descendre en grand nombre de leurs montagnes et qu'ils viennent nous attaquer, rien que cela. Vous pouvez aussi amener avec vous quelques hommes qui porteront des armes, que vous leur présenterez pour le combat. Persinet revient avec une table, où il y a de l'encre, du papier et une plume. Persinet, posant la table. - Ces belles personnes me suivent, et voilà pour vos écritures, Monsieur le notaire; tâchez de nous griffonner le papier sur ce papier. Timagène. - Sortons. Scène XVII Hermocrate, Arthénice, Madame Sorbin Hermocrate, à Arthénice. - Vous l'emportez, Madame, vous triomphez d'une résistance qui nous priverait du bonheur de vivre avec vous, et qui n'aurait pas duré longtemps si toutes les femmes de la colonie ressemblaient à la noble Arthénice; sa raison, sa politesse, ses grâces et sa naissance nous auraient déterminés bien vite; mais à vous parler franchement, le caractère de Madame Sorbin, qui va partager avec vous le pouvoir de faire les lois, nous a d'abord arrêtés, non qu'on ne la croie femme de mérite à sa façon, mais la petitesse de sa condition, qui ne va pas ordinairement sans rusticité, disent-ils... Madame Sorbin. - Tredame! ce petit personnage avec sa petite condition... Hermocrate. - Ce n'est pas moi qui parle, je vous dis ce qu'on a pensé; on ajoute même qu'Arthénice, polie comme elle est, doit avoir bien de la peine à s'accommoder de vous. Arthénice, à part, à Hermocrate. - Je ne vous conseille pas de la fâcher. Hermocrate. - Quant à moi, qui ne vous accuse de rien, je m'en tiens à vous dire de la part de ces messieurs que vous aurez part à tous les emplois, et que j'ai ordre d'en dresser l'acte en votre présence; mais, voyez avant que je commence, si vous avez encore quelque chose de particulier à demander. Arthénice. - Je n'insisterai plus que sur un article. Madame Sorbin. - Et moi de même; il y en a un qui me déplaÃt, et que je retranche, c'est la gentilhommerie, je la casse pour ôter les petites conditions, plus de cette baliverne-là . Arthénice. - Comment donc, Madame Sorbin, vous supprimez les nobles? Hermocrate. - J'aime assez cette suppression. Arthénice. - Vous, Hermocrate? Hermocrate. - Pardon, Madame, j'ai deux petites raisons pour cela, je suis bourgeois et philosophe. Madame Sorbin. - Vos deux raisons auront contentement; je commande, en vertu de ma pleine puissance, que les nommées Arthénice et Sorbin soient tout un, et qu'il soit aussi beau de s'appeler Hermocrate ou Lanturlu, que Timagène; qu'est-ce que c'est que des noms qui font des gloires? Hermocrate. - En vérité, elle raisonne comme Socrate; rendez-vous, Madame, je vais écrire. Arthénice. - Je n'y consentirai jamais; je suis née avec un avantage que je garderai, s'il vous plaÃt, Madame l'artisane. Madame Sorbin. - Eh! allons donc, camarade, vous avez trop d'esprit pour être mijaurée. Arthénice. - Allez vous justifier de la rusticité dont on vous accuse! Madame Sorbin. - Taisez-vous donc, il m'est avis que je vois un enfant qui pleure après son hochet. Hermocrate. - Doucement, Mesdames, laissons cet article-ci en litige, nous y reviendrons. Madame Sorbin. - Dites le vôtre, Madame l'élue, la noble. Arthénice. - Il est un peu plus sensé que le vôtre, la Sorbin; il regarde l'amour et le mariage; toute infidélité déshonore une femme; je veux que l'homme soit traité de même. Madame Sorbin. - Non, cela ne vaut rien, et je l'empêche. Arthénice. - Ce que je dis ne vaut rien? Madame Sorbin. - Rien du tout, moins que rien. Hermocrate. - Je ne serais pas de votre sentiment là -dessus, Madame Sorbin; je trouve la chose équitable, tout homme que je suis. Madame Sorbin. - Je ne veux pas, moi; l'homme n'est pas de notre force, je compatis à sa faiblesse, le monde lui a mis la bride sur le cou en fait de fidélité et je la lui laisse, il ne saurait aller autrement pour ce qui est de nous autres femmes, de confusion nous n'en avons pas même assez, j'en ordonne encore une dose; plus il y en aura, plus nous serons honorables, plus on connaÃtra la grandeur de notre vertu. Arthénice. - Cette extravagante! Madame Sorbin. - Dame, je parle en femme de petit état. Voyez-vous, nous autres petites femmes, nous ne changeons ni d'amant ni de mari, au lieu que des dames il n'en est pas de même, elles se moquent de l'ordre et font comme les hommes; mais mon règlement les rangera. Hermocrate. - Que lui répondez-vous, Madame, et que faut-il que j'écrive? Arthénice. - Eh! le moyen de rien statuer avec cette harengère? Scène XVIII Les acteurs précédents, Timagène, Monsieur Sorbin, quelques hommes qui tiennent des armes. Timagène, à Arthénice. - Madame, on vient d'apercevoir une foule innombrable de sauvages qui descendent dans la plaine pour nous attaquer; nous avons déjà assemblé les hommes; hâtez-vous de votre côté d'assembler les femmes, et commandez-nous aujourd'hui avec Madame Sorbin, pour entrer en exercice des emplois militaires; voilà des armes que nous vous apportons. Madame Sorbin. - Moi, je vous fais le colonel de l'affaire. Les hommes seront encore capitaines jusqu'à ce que nous sachions le métier. Monsieur Sorbin. - Mais venez du moins batailler. Arthénice. - La brutalité de cette femme-là me dégoûte de tout, et je renonce à un projet impraticable avec elle. Madame Sorbin. - Sa sotte gloire me raccommode avec vous autres. Viens, mon mari, je te pardonne; va te battre, je vais à notre ménage. Timagène. - Je me réjouis de voir l'affaire terminée. Ne vous inquiétez point, Mesdames; allez vous mettre à l'abri de la guerre, on aura soin de vos droits dans les usages qu'on va établir. La Femme fidèle Acteurs Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois sur le théâtre de Berny les dimanche 24 août et lundi 25 août 1755 Acteurs Le Marquis. La Marquise, sa femme. Madame Argante, mère de la Marquise. Frontin, valet du Marquis. Lisette, femme de Frontin. Jeannot, amant de Lisette. Colas, jardinier du Marquis. La scène est dans le jardin du château d'Ardeuil. Scène première Le marquis, Frontin, en captifs. Frontin. - [Le jardin est bien changé depuis dix ans, et nous allons] savoir si nos femmes sont de même. Colas entre. Le Marquis. - Regarde, n'est-ce pas là mon jardinier qui vient à nous? Frontin. - [C'est] Colas que Madame a conservé! Le Marquis. - J'ai toujours peur qu'on ne nous reconnaisse. Frontin. - [Il n'y a pas de danger] on nous croit du temps du déluge! Le Marquis. - Colas s'avance, préviens-le, et dis-lui que je souhaite parler à la Marquise mais surtout point d'étourderie, vois, tu y es sujet; n'oublie pas ta vieillesse. Scène II [Le Marquis, Frontin, Colas] Frontin. - Serviteur, MaÃtre Colas! Colas. - Oh! Oh! qu'est-ce qui vous a dit mon nom, bonhomme? Frontin. - C'est le village. Et qu'est-ce que vous voulez? Faut-il entrer comme ça dans le jardin des personnes sans demander ni quoi ni qu'est-ce? Frontin. - [Peut-être avons-nous affaire] dans le jardin des personnes. Colas. - Vous venez donc chercher quelqu'un ici? Frontin. - [Nous venons de la part de feu Monsieur le Marquis d'Ardeuil apporter des nouvelles] de sa santé à Madame la Marquise, sa veuve. Colas. - Des nouvelles de la santé d'un mort? Velà -t-il pas une belle acabit de santé? Hélas! le pauvre Monsieur le Marquis, je savons bian qu'il est défunt, vous ne nous apprenez rian de nouviau, il y a déjà queuque temps que j'avons reçu le darnier certificat de son trépassement. Le Marquis. - Le certificat, dites-vous? Colas. - Oui, Monsieur. Frontin. - Il ne vous aura pas dit les circonstances. Colas. - Oh! si fait. Je savons tous les tenants et les aboutissants... C'est la peste qui a étouffé Monsieur le Marquis. Le Marquis. - Il a raison; c'est cette contagion qui a emporté tant de captifs. Frontin. - [...] nous en mourûmes tous. Colas. - Je ne dis pas qu'alle vous étouffit vous autres, puisque vous velà ; je dis tant seulement qu'alle tuit Monsieur le Marquis. Frontin. - Nous pensâmes en mourir aussi. Colas. - Hélas! il ne pensait pas, li; il en fut tué tout à fait. Le Marquis. - On le regrette donc beaucoup ici? Colas. - Ah! Monsieur, je ne l'aurons jamais en oubliance. Jamais je ne varrons son pareil. C'est un hasard que noute dame n'en a perdu l'esprit; la mort de l'homme fut quasiment l'entarement de la femme; et depuis qu'alle est réchappée, alle a biau faire, cette misérable perte lui est toujours restée dans le coeur. Le Marquis. - Que je la plains! Quand son mari mourut, il me chargea de lui rendre une lettre qu'il écrivit, de lui dire même de certaines choses, si j'étais assez heureux pour revenir dans ma patrie; et je viens m'acquitter de ma commission, malgré l'âge où je suis. Colas. - C'est l'effet de votre bonté car vous paraissez bian caduc et bien cassé. Vous avez donc été tous deux pris des Turcs, votre valet et vous, avec note maÃtre? Le Marquis. - Nous avons été plus de neuf ans ensemble sous différents patrons. Colas. - Il m'est avis que c'est de vilain monde; eh! dites-moi, braves gens, ce pauvre Frontin qui s'embarquit de compagnie avec noute maÃtre, que lui est-il arrivé? Est-il mort emporté itou? Frontin. - Qui? moi, MaÃtre Colas? Colas. - Comment, vous? Est-ce qu'ous êtes Frontin? Le Marquis. - C'est qu'il porte le même nom. Frontin. - [Je suis] le grand-oncle du défunt. Colas, après l'avoir examiné. - Boutez-vous là , que je vous contemple... Oh! morgué! il n'y a barbe qui tienne; à cette heure que j'y regarde, je vais parier que vous êtes le défunt du grand-oncle. Le Marquis. - Quelle vision! Frontin. - Défunt vous-même! Colas. - Jarnigué! c'est li, vous dis-je... Et cela me fait rêver itou que son camarade... Eh! palsangué, Monsieur!... c'est encore vous! C'est Monsieur le Marquis, c'est Frontin; je me moque des barbes, ce n'est que des manigances; je sis trop aise, ça me transporte, il faut que je crie... Faut que j'aille conter ça queu plaisir! Faut que tout le village danse, c'est moi qui mènerai le branle! Velà Monsieur le Marquis, velà Frontin, velà les défunts qui ne sont pas morts! Allons, morgué! de la joie! je vas dire qu'on sonne le tocsin. Le Marquis. - Doucement donc! ne crie point; tais-toi, MaÃtre Colas, tais-toi; oui, c'est moi; mais je t'ordonne de me garder le secret, je te l'ordonne. Frontin. - [Je perdrais jusqu'à ] mon dernier sou avec toi et ton tocsin. Il se redresse. Le Marquis. - Etourdi, que fais-tu? Si quelqu'un allait venir? Frontin. - [Voilà ] ma caducité rétablie. Colas. - Ouf! Laissez-moi reprendre mon vent!... Queu contentement!... Comme vous velà faits! D'où viant vous ajancer comme ça des barbes de grands-pères? Le Marquis. - J'ai mes raisons tu sais combien j'aimais la Marquise; il n'y avait qu'un mois que nous étions mariés, quand je fus obligé de la quitter pour ce malheureux voyage en Sicile, au retour duquel nous fûmes pris par un corsaire d'Alger; nous avons depuis passé dix ans dans de différents esclavages, sans qu'il m'ait été possible de donner de mes nouvelles à la Marquise, et, malgré cette longue absence, je reviens toujours plein d'amour pour elle, fort en peine de savoir si ma mémoire lui est encore chère, et c'est avec l'intention d'éprouver ce qui en est que j'ai pris ce déguisement. Colas. - Il est certain qu'alle vous aime autant que ça se peut pour un trépassé, et drès qu'alle vous varra, qu'alle vous touchera, mon avis est qu'il y aura de la pâmoison dans la revoyance. Frontin. - Et ma femme se pâmera-t-elle? Colas. - Non. Frontin. - [...] la masque! Le Marquis. - Tais-toi. A Colas. Elle va pourtant se marier, Colas, on me l'a dit dans le village. Colas. - Que voulez-vous, nout'maÃtre!... Alle a été quatre ans dans les syncopes et pis encore deux ou trois ans dans les mélancolies, pus étique... pus chétive... pus langoureuse... alle faisait compassion à tout le monde, alle n'avait appétit à rien, un oiseau mangeait plus qu'elle... Il n'y avait pas moyen de la ragoûter; sa mère lui en faisait reproche Eh mais! mon enfant, qu'est-ce que c'est que ça, queu train menez-vous donc? Il est vrai que vout'homme est mort; mais il en reste tant d'autres! mais il y en a tant qui le valent! Et nonobstant tout ce qu'an lui reprochait, la pauvre femme n'amendait point. A la parfin, il y a deux ans, je pense, que la mère, vers la moisson, amenit au château une troupe de monde, parmi quoi il y avait un grand monsieur qui en fut affolé drès qu'il l'envisagit, et c'est c'ti-là qui va la prendre pour femme... Ils se promenaient tout à l'heure envars ici, et il a eu bian du mal après elle. Il n'y a que trois mois qu'alle peut l'endurer la v'là stapendant qui se ravigote, et je pense que le tabellion doit venir tantôt de Paris. Le Marquis. - Juste ciel! Et l'aime-t-elle? Colas. - Mais... oui... tout doucement, à condition qu'ous êtes mort. Frontin. - Et ma femme? Colas. - Oh! si vous êtes défunt, tenez-vous-y. Frontin. - Ah! la maudite créature! Colas. - Tenez, Monsieur, velà voute veuve et son prétendu qui prenont leur tournant ici avec voute belle-mère. Le Marquis. - Je suis si ému que je ferai mieux de ne les pas voir en ce moment-ci... Dis-moi où je puis me retirer. Colas. - Enfilez ce chemin, il y a au bout ma cabane où vous vous nicherez. Le Marquis. - Garde-moi le secret, Colas; et toi, Frontin, reste ici et dis à la Marquise qu'un gentilhomme qui arrive d'Alger, et qui est dans ce village, envoie savoir s'il peut la voir pour lui parler de feu son mari. Frontin. - [Oui, Monsieur,] ne vous embarrassez pas. Il sort. Scène III La Marquise, Dorante, Madame Argante, Frontin, Colas Frontin. - [Est-ce là ce grand monsieur qui s'emploie] à ravigoter la Marquise? Colas. - Lui-même. Frontin. - [Eh bien! notre retour] ne le ravigotera guère. Colas. - Faut avoir quatre-vingts ans en leur parlant au moins, faut tousser beaucoup. Frontin. - Hem! Hem! Hem! Dorante. - Je compte que le notaire sera ici sur les six heures. La Marquise. - Point de compagnie surtout; je n'en veux pas. Madame Argante. - Personne n'est averti, ma fille... Voyant Frontin. Qu'est-ce que c'est que ce vieillard-là ? La Marquise. - C'est un captif, si je ne me trompe. Colas, avec qui êtes-vous? Colas. - Avec un vieux qui, sauf vote respect, reviant du pays barbare, note dame. Frontin. - Oui, Madame, du pays d'Alger. La Marquise. - D'Alger? Est-ce là où vous avez été captif? Y avez-vous demeuré longtemps? C'est un [pays où] Monsieur le Marquis d'Ardeuil est mort; peut-être l'avez-vous connu? Frontin. - [J'ai surtout connu son valet, Frontin, qui est aussi, et qui] se privait de tout pour le faire vivre. Madame Argante. - Oui, oui, ce Frontin était un domestique affectionné. Colas. - Une bonne pâte de garçon, je l'avions élevé tout petit. La Marquise. - Je ne saurais le récompenser, puisqu'il n'est plus. Madame Argante. - Allez, allez, bon vieillard, en voilà assez. Dorante. - Laissez-nous. La Marquise. - Attendez. Mon mari était donc avec vous? Frontin. - Il me semble que je vois encore sa brouette à côté de la mienne. La Marquise. - Ah! ciel!... Entendez-vous, ma mère? Il faut donc qu'il ait bien souffert. Frontin. - Considérablement. La Marquise. - Ah! Dorante, n'êtes-vous pas pénétré de ce qu'il dit là ? Dorante. - [Cet entretien, en un tel jour, est bien mal à propos, et je souhaiterais] qu'on nous l'épargnât. Madame Argante, à Frontin. - Que ne vous retirez-vous, puisqu'on vous le dit? Voilà un vieillard bien importun avec ses relations. Que venez-vous faire ici? La Marquise. - Ma mère, ne le brusquez point. Je voudrais pouvoir soulager tous ceux qui ont langui dans les fers avec mon mari. Madame Argante. - Eh bien! qu'on ait soin de lui. Colas, menez-le là -bas. Colas. - Il n'y a qu'à le mener à l'office. Frontin. - J'oubliais le principal. Madame Argante. - Encore! Frontin. - [Mon maÃtre m'envoie demander s'il peut voir Madame la Marquise c'est un gentilhomme] des plus respectables et des plus décrépits. La Marquise. - A-t-il été captif aussi? Frontin. - [Il apporte d'Alger certaines circonstances] touchant le défunt Marquis d'Ardeuil. La Marquise pleure. Madame Argante. - Mais d'aujourd'hui nous ne finirons de captifs, tout Alger va fondre ici! Dorante. - [Je vais l'aller voir et] je vous rapporterai ce qu'il m'aura dit, Madame. La Marquise. - Non, Dorante, je veux qu'il vienne. Quoi! refuser de recevoir un homme qui a été l'ami de mon mari, et qui vient exprès ici pour m'en parler, vous n'y songez pas, Dorante; ce n'est point là me connaÃtre. Allez, Colas, allez avec ce domestique dire de ma part à son maÃtre qu'il me fera beaucoup d'honneur, et que je l'attends. Frontin. - [Je suis touché de voir] un aussi bon coeur de veuve. Il sort avec Colas. Scène IV [La Marquise, Dorante, Madame Argante] Madame Argante. - Tout ceci n'aboutira qu'à vous replonger dans vos tristesse, ma fille. Je ne vous conçois pas y a-t-il de la raison à aimer ce qui chagrine, et ne voyez-vous pas d'ailleurs que vous affligez Dorante? Dorante. - [Il est vrai... J'aurais pu penser que mon amour] tÃnt lieu de quelque consolation à Madame. La Marquise. - Vous vous trompez, Dorante, et je ne vous épouserais pas si votre attachement pour moi ne m'avait point touchée. Mais de quoi vous plaignez-vous? Ce n'est point un amant, c'est un époux que je regrette; vous l'avez connu, vous m'avez avoué vous-même qu'il méritait mes regrets; ne lui enviez point mes larmes, elles ne prennent rien sur les sentiments que j'ai pour vous vous êtes peut-être le seul homme du monde à qui je puisse consentir de me donner après avoir été à lui, et vous devez être content. [Elle tend la main à Dorante qui la baise.] Scène V Madame Argante, Dorante, La Marquise, Frontin, Le Marquis Le Marquis, voyant baiser la main de la Marquise. - Ah! Puis, s'adressant à Madame Argante. Je viens, Madame, m'acquitter d'une parole... Madame Argante. - Vous vous trompez, Monsieur, ce n'est point moi que ceci regarde, c'est ma fille que voici. La Marquise, tristement. - Venez, Monsieur, j'aurais à me plaindre de vous. Vous étiez bien en droit de regarder la maison de Monsieur le Marquis comme la vôtre, et de descendre ici tout d'un coup, sans s'arrêter dans le village. Frontin. - [D'autant que] le vin du cabaret est détestable. Le Marquis. - Tais-toi!... Je vous rends mille grâces, Madame. Il est vrai qu'on ne saurait être plus unis que nous l'avons été, Monsieur le Marquis et moi... Ah!... La Marquise. - Vous soupirez, Monsieur, vous le regrettez aussi. Le Marquis. - Toutes ses infortunes ont été les miennes, et je ne puis même jeter les yeux sur vous, Madame, sans me sentir pénétré de toutes les tendresses dont il m'a chargé en mourant de vous assurer. La Marquise. - Ah! Dorante. - Ouf! Le Marquis. - Je vous demande pardon si je m'attendris moi-même; je trouble peut-être quelque engagement nouveau il me semble que ma commission n'est pas ici au gré de tout le monde. Madame Argante [au Marquis, en montrant Dorante]. - A vous dire vrai, Monsieur, voilà Monsieur, à qui vous auriez fait grand plaisir de la négliger il va épouser ma fille, mettez-vous à sa place. Le Marquis. - Mon ami est donc heureux de ne plus vivre et d'avoir ignoré ce mariage; du moins est-il mort avec la douceur de penser que Madame serait inconsolable. Madame Argante. - Inconsolable!... Avec votre permission, Monsieur, cette pensée dans laquelle il est mort ne valait rien du tout; le ciel nous préserve qu'elle soit exaucée! Croyez-moi, passons là -dessus. La Marquise, tout d'un coup. - Vous ne sauriez croire combien vous m'affligez, ma mère, vous ne vous y prenez pas bien, vous me désespérez. Ne m'ôtez point la consolation d'écouter Monsieur. Je veux tout savoir, ou je me fâcherai, je romprais tout. Non, Monsieur, que rien ne vous retienne; ne m'épargnez point, répétez-moi tous les discours du Marquis, toutes ses tendresses qui me seront éternellement chères, et pardonnez à l'amitié que ma mère a pour moi la répugnance qu'elle a à vous entendre. Le Marquis. - Remettons plutôt ce qui me reste à vous dire, Madame; vous serez peut-être seule une autre fois, et je reviendrai. Madame Argante. - Eh non, Monsieur, achevons; que peut-il vous rester tant? Le Marquis l'aimait beaucoup, il vous l'a dit, il est mort en vous le répétant, ce doit être là tout, il ne saurait guère y en avoir davantage. [Frontin]. - [...] nous ne sommes pas au bout. Le Marquis. - Voici toujours un portrait qui est de vous, Madame, qu'il emporta d'ici en vous quittant, qu'il m'a recommandé de vous rendre, que nos patrons, tout barbares qu'ils sont, n'ont pas eu la cruauté d'arracher à sa tendresse, et qu'il a conservé mille fois plus [chèrement] que sa vie. La Marquise, pleurant. - Hélas! je le reconnais, c'est le dernier gage qu'il reçut de mon amour, et il l'a gardé jusqu'à la mort. Ah! Dorante, souffrez que je vous laisse, je ne saurais à présent en écouter davantage; j'ai besoin de quelque moment de liberté; et vous, Monsieur, demeurez quelques jours ici pour vous reposer, ne me refusez pas cette grâce je vais donner des ordres pour cela... Ah!... Dorante. - [Ne me confierez-vous pas ce portrait, Madame?] il m'est permis de le souhaiter. Le Marquis. - Il m'est échappé de vous dire qu'il vous priait de ne le donner à personne. Dorante. - Vous avez bien de la mémoire, Monsieur. La Marquise, à Dorante. - Laissez-moi me conformer à ce qu'il a désiré, Dorante; c'est un respect que je lui dois. Elle sort. Scène VI [Madame Argante, Dorante, Frontin, Le Marquis] Le Marquis salue Madame Argante. - Je suis votre serviteur, Madame; je vais me reposer un peu en attendant de revoir Madame la Marquise. Dorante. - [Ne voyez-vous pas que vous l'affligez, Monsieur,] avec vos narrations? Madame Argante, sèchement. - Vous réjouissez-vous à faire pleurer ma fille? Vous avez les façons bien algériennes! Le Marquis. - Je ne veux faire de peine à personne. Je m'acquitte d'un devoir que j'ai promis de remplir. Frontin. - [Nous sommes] des personnages tout à fait bénins. Madame Argante. - Monsieur, dites à ce vieux valet de se taire. Le Marquis. - Il faut l'excuser; il est devenu familier à force d'être mon camarade. Frontin. - Nous étions dans la même condition. Le Marquis. - Paix!... Madame Argante. - Ah ça, Monsieur, après tout, vous avez l'air d'un galant homme; à votre âge, on a eu le temps de le devenir, et je crois que vous l'êtes. Le Marquis. - Vous me rendez justice, Madame. Madame Argante. - On le voit à votre physionomie. Frontin. - [Si mon maÃtre voulait,] vous le verriez encore mieux. Le Marquis [à Frontin]. - Encore!... Madame Argante. - Ne nuisez donc point à Monsieur, ne reculez point son mariage. Vous avez dit à ma fille que vous aviez encore à lui parler. Abrégez avec elle, et ménagez sa faiblesse là -dessus à quoi bon l'attendrir pour un homme qui n'est plus au monde? Ne vous reprocheriez-vous pas d'être venu nous troubler pour satisfaire aux injustes fantaisies d'un mort? Le Marquis. - Vous avez raison; mais heureusement Monsieur n'a rien à craindre; on a, ce me semble, beaucoup de tendresse pour lui. Dorante. - [Cette tendresse ne saurait résister] quand on lui parle du défunt. Madame Argante. - Figurez-vous que depuis dix ans nous n'osons pas prononcer son nom devant elle; qu'elle a vécu dans l'accablement pendant près de huit ans, qu'elle a refusé vingt mariages meilleurs que celui du Marquis. Le Marquis. - Elle lui était donc extrêmement attachée? Madame Argante. - Ah! Monsieur, cela passe toute imagination. Il est vrai que c'était un homme de mérite, un homme estimable, il avait des qualités... mais enfin il n'est plus, et si vous connaissiez Monsieur, vous verriez qu'elle ne perd pas au change. Dorante. - Madame est prévenue en ma faveur. Le Marquis. - Je ferai donc en sorte que Madame la Marquise ne le regrette pas davantage. Dorante. - [Vous me rendrez ainsi] le plus grand service du monde. Madame Argante. - Mais à quoi donc se réduit ce que vous avez à lui dire? Le Marquis. - A presque rien j'ai une lettre à lui remettre. Dorante. - Une lettre du défunt? Le Marquis. - Oui, Monsieur. Madame Argante, en criant. - Encore une lettre! Le Marquis. - Oui, Madame. Dorante. - [Je vous demande de la supprimer, Monsieur; vous risquez] de me perdre en la rendant. Le Marquis. - La supprimer, Monsieur? Il ne m'est pas possible j'ai fait serment de la remettre, il y va de mon honneur. Madame Argante. - Quoi! Il y va de votre honneur d'ôter la vie à ma fille? Le Marquis. - Ce n'est pas mon dessein, Madame. Dorante. - [Ne la lui remettez donc pas,] elle s'en trouvera mieux. Madame Argante. - Le ciel nous aurait fait une grande grâce de vous laisser à Alger. Le Marquis. - Il m'en a fait une plus grande de m'en tirer. [Frontin ou Dorante]. - Je ne compte plus sur rien. Madame Argante. - Voilà , je vous l'avoue, un étrange mort, avec sa misérable lettre! Et plus étrange encore le vieillard qui s'en est chargé! Le Marquis. - Vous me traitez bien mal, Madame. Dorante. - [...] Frontin. - [...] nous sommes cruellement houspillés. Le Marquis. - J'ai quelquefois trouvé plus d'accueil chez les barbares. Madame Argante. - Et moi, souvent plus de raison chez les enfants. Frontin. - [Aussi leur donne-t-on des soufflets] par mauvaise coutume. Madame Argante. - Impertinent, vous en mériteriez sans votre âge. Le Marquis. - Doucement, Madame, doucement. Madame Argante. - Retirons-nous, Dorante; je sens que le feu me monte à la tête. Elle sort avec Dorante. Scène VII Le Marquis, Frontin, Colas Frontin. - [Ils aimeraient nous voir morts, mais] nous prétendons vieillir bien davantage, ah! ah! Colas. - Eh bian, noute maÃtre, j'ons vu que vous parliez à Madame. N'avez-vous pas eu contentement d'elle? N'est-ce pas que c'est une brave femme que voute femme? Le Marquis. - Oui, je n'ai pas lieu de m'en plaindre, et malgré ce mariage qui allait se terminer, je crois qu'elle ne sera pas fâchée de me retrouver. Colas. - Je vous avartis qu'alle se lamente là -bas dans ce petit cabinet de vardure, alle a la face toute trempée j'ons vu ses deux yeux qui vont quasiment comme des arrosoirs, c'est une piquée. Faut l'apaiser, Monsieur, faut li montrer le défunt. Le Marquis. - J'ai encore à l'entretenir. Je veux voir jusqu'où va son inclination pour mon rival, et si la lettre que je lui rendrai l'engagera sans peine à rompre son mariage. Frontin. - [Et moi, je veux voir ce que fait] ma masque de femme. Colas. - Oh! il n'y a rian là de biau à voir, la curiosité est bian chetite. Tenez, la velà qui viant avec son nouviau galant qui batifole à l'entour d'elle. Frontin. - [Je vais les faire batifoler] à grands coups de houssine. Le Marquis. - Prends garde à ce que tu feras. Scène VIII [Le Marquis, Frontin, Colas, Lisette, Jeannot] Lisette. - Monsieur, n'êtes-vous pas l'homme d'Alger? Le Marquis. - Je suis du moins l'homme qui en arrive. Lisette. - [Je vais vous montrer votre appartement, Monsieur,] si vous souhaitez vous y retirer. Le Marquis. - Je vais m'y rendre... A Frontin. Scapin, vous irez chercher mes hardes. Frontin. - Oui, Monsieur, tout à l'heure. Il sort. Scène IX [Frontin, Colas, Lisette, Jeannot] Colas. - Tenez, bonhomme, velà cette demoiselle Lisette que vous charchez. Jeannot. - [Est-ce là ] la dernière mode de là -bas? Colas. - Arrêtez-vous donc, petit garçon; faut-il badiner comme ça avec la barbe du vieux monde? [...] Lisette. - [Laissez-moi] libre avec le bon vieillard. Colas. - Oui, oui, ça est juste faut pas que les gens du dehors sachiont les petites broutilles du ménage; j'allons nous jeter de côté, Jeannot et moi. Ils s'écartent. Scène X [Lisette, Frontin] [...] Scène XI [Frontin, l'épée à la main, Lisette, puis Colas, Jeannot] Lisette. - Jeannot! Colas! à moi! au secours! Colas. - Quoi donc? Est-ce qu'il y a du massacre ici? Lisette. - Appelez donc du secours, Colas! Colas. - Bellement, noute ancien, rengainez donc, remettez dans le fourriau. Frontin. - [Je n'ai] qu'une oreille à vous abattre. Colas. - Non, non, laissez li la paire d'oreilles. Frontin. - [Ce pauvre Frontin avait bien deviné qu'elle était comme ma femme] qui m'était infidèle. Colas. - Velà le biau sorcier, c'était deviner qu'alle était une femme. Frontin. - [Et je garderai le legs, puisque ce galant a su faire] broncher la fidélité de la coquine. Colas. - Faudra donc pas de poche à la veuve pour sarrer ça. Frontin. - A moi la somme! Scène XII [Frontin, Lisette, Colas, Jeannot, Madame Argante, Dorante] Madame Argante. - Voici son valet; essayons de le gagner, et qu'il nous instruise. A Frontin. Ah! vous voilà , bonhomme, nous vous cherchons. Lisette. - [...] Frontin. - [Je suis] légataire et non pas voleur. Madame Argante. - Allez, Lisette, laissez-nous, nous verrons cela. Frontin. - [...] Lisette. - J'ai cru entendre la voix du mort. Colas. - Ah! Ah! Ah! Lisette, Colas et Jeannot sortent. Scène XIII [Frontin, Madame Argante, Dorante] Madame Argante. - Ah çà , dites-nous, mon bonhomme, votre maÃtre prétend-il rester longtemps ici? Frontin. - [Il prétend y prendre] son quartier d'hiver. Madame Argante. - Son quartier d'hiver! Dorante. - C'est un homme intrépide! Madame Argante. - Doucement, Dorante, il y a du remède à tout voici un vieillard qui me paraÃt un honnête homme. Il me semble lui avoir entendu dire qu'il avait vu mourir le Marquis, et il ne nous refusera pas de l'assurer à ma fille, si son maÃtre disait le contraire; il sera bien aise de nous servir; n'est-ce pas, bonhomme? Frontin. - [Il y va de mon honneur,] et je parle bon français. Madame Argante. - Non, pas trop bon, car on ne vous entend pas. Que voulez-vous qu'on fasse? Frontin. - [Vous avez pourtant su] nous taxer d'honnêtes gens. Madame Argante. - Ah! j'y suis, c'est de l'argent qu'il demande. Frontin [, prenant la bourse qu'on lui donne, et à part]. - [Ce ne sera pas] ma faute s'il en réchappe. Madame Argante. - Voici votre maÃtre et j'ai envie que nous lui parlions. Frontin. - Comme il vous plaira. Scène XIV [Frontin, Madame Argante, Dorante, Le Marquis] Le Marquis. - Je vous demande pardon, Madame, et je me retire. Je croyais Madame la Marquise avec vous. Madame Argante [, à part les premiers mots]. - Voyons ce qu'il dira... Approchez, Monsieur, vous n'êtes point de trop votre valet nous parlait du Marquis qu'il a vu mort. Le Marquis. - Mon valet se trompe, car, à parler exactement, le Marquis était près d'expirer quand je l'ai quitté; mais il vivait encore, et j'ai même un scrupule d'avoir dit qu'il n'était plus. Dorante. - [Sans doute avez-vous d'autres raisons que votre valet] pour être de ce sentiment-là . Le Marquis. - Mais, Scapin, vous n'y pensez pas? Dorante. - [Je l'ai si bien vu mort, nous disait-il,] qu'il me semble le voir encore. Le Marquis. - Vous êtes un fripon, Scapin. [Frontin, à part]. - Ah! le fourbe! Madame Argante, à Frontin. - Allons, parlez-lui donc, ôtez-lui son scrupule. Frontin [, bas au Marquis]. - [Qu'importe?] vous ne vous en portez pas plus mal. Madame Argante. - Il a vu, ce qui s'appelle vu. Dorante [, à Frontin]. - [Vous, mon bon homme, vous m'avez l'air de méditer pour essayer] de vous dédire. Madame Argante [, au Marquis]. - Et vous, Monsieur, vous avez tout l'air d'un aventurier qui par son industrie veut prolonger ici un séjour qui l'accommode. Le Marquis. - Un aventurier, moi, Madame? Dorante. - [Quittez le château, Monsieur, nous vous donnerons de l'argent] pour faire votre voyage. Le Marquis. - Je n'ai besoin de rien, Monsieur. Madame Argante, vivement. - Que de passer ici l'hiver. Le Marquis. - Tout le temps que je voudrai, Madame. Madame Argante. - Comment donc, radoteur, vous prenez le ton de maÃtre? Dorante. - Il apprendra à qui il se joue. Le Marquis. - Vous en apprendrez plus que moi. Madame Argante. - Jusqu'au revoir. Elle sort avec Dorante. Scène XV [Frontin, Le Marquis] Le Marquis. - D'où vient donc que tu me raies du nombre des vivants? Frontin [, montrant la bourse]. - Voilà ce qui en efface. Le Marquis. - Ah! je te le pardonne; mais laisse-nous, voici la Marquise. Scène XVI Le Marquis, La Marquise La Marquise. - Eh bien, Monsieur, nous voici seuls, et vous pouvez en liberté me parler de mon mari; ne prenez point garde à ma douleur, elle m'est mille fois plus chère que tous les plaisirs du monde. Le Marquis. - Non, Madame, j'ai changé d'avis, dispensez-moi de parler mon ami, s'il pouvait savoir ce qui se passe, approuverait lui-même ma discrétion. La Marquise. - D'où vient donc, Monsieur? Quel motif avez-vous pour me cacher le reste? Le Marquis. - Ce que vous voulez savoir n'est fait que pour une épouse qui serait restée veuve, Madame. Le Marquis ne l'a adressé qu'à un coeur qui se serait conservé pour lui. La Marquise. - Ah! Monsieur, comment avez-vous le courage de me tenir ce discours, dans l'attendrissement où vous me voyez? Que pourrait lui-même me reprocher le Marquis? Je le pleure depuis que je l'ai perdu et je le pleurerai toute ma vie. Le Marquis. - Vous allez cependant donner votre main à un autre, Madame, et ce n'est point à moi à y trouver à redire; mais je ne saurais m'empêcher d'être sensible à la consternation où il en serait lui-même... Son épouse prête à se remarier! Ce n'est pas un crime, et cependant il en mourrait, Madame. Je finis ma vie dans les plus grands malheurs, me disait-il; mais mon coeur a joui d'un bien qui les a tous adoucis c'est la certitude où je suis que la Marquise n'aimera jamais que moi. Et cependant il se trompait, Madame, et mon amitié en gémit pour lui. La Marquise. - Hélas, Monsieur! j'aime votre sensibilité, et je la respecte, mais vous n'êtes pas instruit; c'est l'ami de mon mari même que je vais prendre pour juge ne vous imaginez pas que mon coeur soit coupable; que le vôtre ne gémisse point, le Marquis n'est point trompé. Le Marquis. - Il est question d'un mariage, Madame, et, suivant toute apparence, vous ne vous mariez pas sans amour. La Marquise. - Attendez, Monsieur, il faut s'expliquer; oui, les apparences peuvent être contre moi; mais laissez-moi vous dire; je mérite bien qu'on m'écoute. Je connaissais bien le Marquis, et j'ai peut-être porté la douleur au delà même de ce qu'un coeur comme le sien l'aurait voulu. Oui, je suis persuadée qu'il aimerait mieux que je l'oubliasse, que de savoir ce que je souffre encore. Le Marquis, à part. - Ah! j'ai peine à me contraindre. La Marquise. - Vous me trouvez prête à terminer un mariage, et je ne vous dis pas que je haïsse celui que j'épouse; non, je ne le hais point, j'aurais tort c'est un honnête homme. Mais pensez-vous que je l'épouse avec une tendresse dont mon mari pût se plaindre? Ai-je pour lui des sentiments qui pussent affliger le Marquis? Non, Monsieur, non, je n'ai pas le coeur épris, je ne l'ai que reconnaissant de tous les services qu'il m'a rendus, et qui sont sans nombre. C'est d'ailleurs un homme qui depuis près de deux ans vit avec moi dans un respect, dans une soumission, avec une déférence pour ma douleur, enfin dans des chagrins, dans des inquiétudes pour ma santé qui est considérablement altérée, dans des frayeurs de me voir mourir, qu'à moins d'avoir une âme dépouillée de tout sentiment, cela a dû faire quelque impression sur moi; mais quelle impression, Monsieur? la moindre de toutes je l'ai plaint, il m'a fait pitié, voilà tout. Le Marquis. - Et vous l'épousez? La Marquise. - Dites donc que j'y consens, ce qui est bien différent, et que j'y consens tourmentée par une mère à qui je suis chère, qui me doit l'être, qui n'a jamais rien aimé tant que moi, et que mes refus désolent. On n'est pas toujours la maÃtresse de son sort, Monsieur, il y a des complaisances inévitables dans la vie, des espèces de combats qu'on ne saurait toujours soutenir. J'ai vu cette mère mille fois désespérée de mon état, elle tomba malade j'en étais cause; il ne s'agissait pas moins que de lui sauver la vie, car elle se mourait, mon opiniâtreté la tuait. Je ne sais point être insensible à de pareilles choses, et elle m'arracha une promesse d'épouser Dorante. J'y mis pourtant une condition, qui était de renvoyer une seconde fois à Alger; et tout ce qu'on m'en apporta fut un nouveau certificat de la mort du Marquis. J'avais promis, cependant. Ma mère me somma de ma parole; il fallut me rendre, et je me rendis. Je me sacrifiai, Monsieur, je me sacrifiai. Est-ce là de l'amour? Est-ce là oublier le Marquis? Est-ce là épouser avec tendresse? Le Marquis, à part. - Voyons si elle rompra... Haut. Non, je conçois même par ce détail que vous seriez bien aise de revoir le Marquis. La Marquise, enchantée. - Ah! Monsieur, le revoir, hélas! Il n'en faudrait pas tant; la moindre lueur de cette espérance arrêterait tout; il y a dix ans que je ne vis pas, et je vivrais. Le Marquis. - Je n'hésiterai donc plus à vous donner cette lettre; elle ne viendra point mal à propos, elle vous convient encore. La Marquise, avec ardeur. - Une lettre de lui, Monsieur? Le Marquis. - Oui, Madame, et qu'il vous écrivit en mourant. J'étais présent. La Marquise, baisant la lettre. - Ah! cher Marquis! Elle pleure. Le Marquis, à part. - Ah! Madame, je commence à craindre de vous avoir trop attendrie. La Marquise. - Je ne sais plus où je suis. Lisons. Elle lit. Je me meurs, chère épouse, et je n'ai pas deux heures à vivre; je vais perdre le plaisir de vous aimer. Elle s'arrête. C'est le seul bien qui me restait, et c'est après vous le seul que je regrette. S'interrompant. Il faut que je respire. Elle lit. Consolez-vous, vivez, mais restez libre; c'est pour vous que je vous en conjure personne ne saurait le prix de votre coeur. S'interrompant. Je reconnais le sien. Elle continue. Ma faiblesse me force de finir, mon ami part, on l'entraÃne, et il ne peut pas sans risquer sa vie attendre mon dernier soupir. Au Marquis. Comment, Monsieur, il vivait donc encore quand vous l'avez quitté? Le Marquis. - Oui, Madame, on s'est trompé; il est vrai que la plus grande partie des captifs mourut à Alger pendant que nous y étions; mais nous trouvâmes le moyen de nous sauver, et c'est notre disparition qui a fait l'erreur je suis dans le même cas, et le Marquis mourut dans notre fuite, ou du moins il se mourait quand je fus obligé de le quitter. La Marquise, vivement. - Mais vous n'êtes donc sûr de rien, il a donc pu en revenir? Parlez, Monsieur; déjà je romps tout plus de mariage! Mais de quel côté irait-on? Quelles mesures prendre? Où pourrait-on le trouver? Vous êtes son ami, Monsieur, l'abandonnerez-vous? Le Marquis. - Vous souhaitez donc qu'il vive? La Marquise. - Si je le souhaite! Ne me promettez rien que de vrai; j'en mourrais. Le Marquis. - S'il n'avait hésité de paraÃtre que dans la crainte de n'être plus aimé? S'il m'avait pré de venir ici pour pouvoir l'informer de vos dispositions? La Marquise. - Tout mon coeur est à lui. Où est-il? Menez-moi où il est. Le Marquis, un moment sans répondre. - Il va venir dans un instant, et vous l'allez voir. La Marquise. - Je vais le voir! Je vais le voir! Marchons, hâtons-nous, allons le trouver, je me meurs de joie, je vais le voir! Vous êtes après lui ce qui me sera le plus cher. Le Marquis, ôtant sa barbe et se jetant à ses genoux. - Non, je vous suis aussi cher qu'il vous l'est lui-même. La Marquise, se reculant. - Qu'est-ce que c'est donc? Qui êtes-vous? Se jetant dans ses bras. Ah! cher Marquis! Elle le relève et ils s'embrassent encore. Que je suis heureuse! Le Marquis. - Voici votre mère. Scène XVII Le Marquis, La Marquise, Madame Argante, Dorante, Colas, Frontin, Lisette Madame Argante. - Ma fille, je vous avertis que nous faisons arrêter cet homme-là qui refuse par pur intérêt de certifier que le Marquis est mort. Le Marquis. - Je ne saurais, Madame, il faut en conscience que je certifie qu'il vit encore. Madame Argante. - Ah! que vois-je? C'est lui-même! La Marquise. - Oui, ma mère, c'est lui, c'est lui que je tiens et que j'embrasse. Madame Argante. - Monsieur, je n'ai plus rien à dire, jugez de mon embarras, et je me sauve bien confuse de tout ce qui s'est passé. Dorante, s'enfuyant. - Personne ici n'est plus déplacé que moi. La Marquise. - Ni personne qui puisse me le disputer en ravissement. Frontin. - [...] [Lisette]. - Ah! le coquin! Colas. - Mon ami le défunt, commençons par aller boire sur votre testament. Félicie Acteurs Comédie en un acte, en prose, publiée pour la première fois dans le Mercure de France de mars 1757 Acteurs Félicie. La Fée, sous le nom d'Hortense. La Modestie. Troupe de chasseurs. Scène première Félicie, La Fée, sous le nom d'Hortense Félicie. - Il faut avouer qu'il fait un beau jour. Hortense. - Aussi y a-t-il longtemps que nous nous promenons. Félicie. - Aussi le plaisir d'être avec vous, qui est toujours si grand pour moi, ne m'a-t-il jamais été si sensible. Hortense. - Je crois, en effet, que vous m'aimez, Félicie. Félicie. - Vous croyez, Madame? Quoi! n'est-ce que d'aujourd'hui que vous êtes bien sûre de cette vérité-là , vous, avec qui je suis dès mon enfance, vous, à qui je dois tout ce que je puis avoir d'estimable dans le coeur et dans l'esprit! Hortense. - Il est vrai que vous avez toujours été l'objet de mes complaisances; et s'il vous reste encore quelque chose à désirer de mon pouvoir et de ma science, vous n'avez qu'à parler, Félicie; je ne vous ai aujourd'hui menée ici que pour vous le dire. Félicie. - Vos bontés m'ont-elles rien laissé à souhaiter? Hortense. - N'y a-t-il point quelque vertu, quelque qualité dont je puisse encore vous douer? Félicie. - Il n'y en a point dont vous n'ayez voulu embellir mon âme. Hortense. - Vous avez bien de l'esprit, en demandez-vous encore? Félicie. - Je m'en fie à votre tendresse, elle m'en a sans doute donné tout ce qu'il m'en faut. Hortense. - Parcourez tous les avantages possibles, et voyez celui que je pourrais augmenter en vous, ou bien ajouter à ceux que vous avez rêvez-y. Félicie. - J'y rêve, puisque vous me l'ordonnez, et jusqu'ici je ne vois rien; car enfin, que demanderais-je? Attendez pourtant, Madame; des grâces, par exemple, je n'y songeais point; qu'en dites-vous? il me semble que je n'en ai pas assez. Hortense. - Des grâces, Félicie! je m'en garderai bien; la nature y a suffisamment pourvu; et si je vous en donnais encore, vous en auriez trop; je vous nuirais. Félicie. - Ah, Madame! ce n'est assurément que par bonté que vous le dites? Hortense. - Non, je vous parle sérieusement. Félicie. - Je pense pourtant que je n'en serais que mieux, si j'en avais un peu plus. Hortense. - L'industrie de toutes vos réponses m'a fait deviner que vous en viendriez là . Félicie. - Hélas, Madame! c'est de bonne foi; si je savais mieux, je le dirais. Hortense. - Songez que c'est peut-être de tous les dons le plus dangereux que vous choisissez, Félicie. Félicie. - Dangereux, Madame! oh! que non vous m'avez trop bien élevée; il n'y a rien à craindre. Hortense. - Vous ne vous y arrêtez pourtant que par l'envie de plaire. Félicie. - Mais, de plaire non, ce n'est pas positivement cela; c'est qu'on a l'amitié de tout le monde quand on est aimable, et l'amitié de tout le monde est utile et souhaitable. Hortense. - Oui, l'amitié, mais non pas l'amour de tout le monde. Félicie. - Oh! pour celui-là , je n'y songe pas, je vous assure. Hortense. - Vous n'y songez pas, Félicie? Regardez-moi; vous rougissez êtes-vous sincère? Félicie. - Peut-être que je ne le suis pas autant que je l'ai cru. Hortense. - N'importe puisque vous le voulez, soyez aimable autant qu'on le peut être. Hortense la frappe de la main sur l'épaule. Félicie, tressaillant de joie. - Ah!... Je vous suis bien obligée, Madame. Hortense. - Vous voilà pourvue de toutes les grâces imaginables. Félicie. - J'en ai une reconnaissance infinie; et apparemment qu'il y a bien du changement en moi, quoique je ne le voie pas. Hortense. - C'est-à -dire que vous voulez en être sûre. Elle lui présente un petit miroir. Tenez, regardez-vous. Félicie se regarde. Hortense continue. Comment vous trouvez-vous? Félicie. - Comblée de vos bontés; vous n'y avez rien épargné. Hortense. - Vous vous en réjouissez; je ne sais si vous ne devriez pas en être inquiète. Félicie. - Allez, Madame, vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Hortense. - Je l'espère; mais à ce présent que je viens de vous faire, j'y prétends joindre encore une chose. Vous allez dans le monde, je veux vous rendre heureuse; et il faut pour cela que je connaisse parfaitement vos inclinations, afin de vous assurer le genre de bonheur qui vous sera le plus convenable. Voyez-vous cet endroit où nous sommes? C'est le monde même. Félicie. - Le monde! et je croyais être encore auprès de notre demeure. Hortense. - Vous n'en êtes pas éloignée non plus; mais ne vous embarrassez de rien quoi qu'il en soit, votre coeur va trouver ici tout ce qui peut déterminer son goût. Scène II Félicie, Hortense, La Modestie Hortense, à la Modestie, qui est à quelques pas. - Vous, approchez. Quand la Modestie est venue. C'est une compagne que je vous laisse, Félicie; elle porte le nom d'une de vos plus estimables qualités, la modestie, ou plutôt la pudeur. Félicie. - Je ne sais tout ce que cela signifie; mais je la trouve charmante, et je serai ravie d'être avec elle nous ne nous quitterons donc point? Hortense. - Votre union dépend de vous; gardez toujours cette qualité dont elle porte le nom, et vous serez toujours ensemble. Félicie, s'en allant à elle. - Oh! vraiment! nous serons donc inséparables. Hortense. - Adieu, je vous laisse; mais je ne vous abandonne point. Félicie. - Votre retraite m'afflige. Que sais-je ce qui peut m'arriver ici où je ne connais personne? Hortense. - N'y craignez rien, vous dis-je; c'est moi qui vous y protège. Adieu. Scène III Félicie, La Modestie Félicie. - Sur ce pied-là , soyons donc en repos, et parcourons ces lieux. Voilà un canton qui me paraÃt bien riant; ma chère compagne, allons-y; voyons ce que c'est. La Modestie. - Non, j'y entends du bruit; tournons plutôt de l'autre côté; je le crois plus sûr pour vous. Félicie. - Qu'appelez-vous plus sûr? La Modestie. - Oui; vous êtes extrêmement jolie, et l'endroit où vous voulez vous engager me paraÃt un pays trop galant. Félicie. - Eh bien! est-ce qu'on m'y fera un crime d'être jolie, dans ce pays galant? Ne sommes-nous ici que pour y visiter des déserts? La Modestie. - Non; mais je prévois de l'autre côté les pièges qu'on y pourra tendre à votre coeur, et franchement, j'ai peur que nous ne nous y perdions. Félicie. - Eh! comment l'entendez-vous donc, s'il vous plaÃt, ma chère compagne? Quoi! sous le prétexte qu'on est aimable, on n'osera pas se montrer; il ne faudra rien voir, toujours s'enfuir, et ne s'occuper qu'à faire la sauvage? La condition d'une jolie personne serait donc bien triste! Oh! je ne crois point cela du tout; il vaudrait mieux être laide je redemanderais la médiocrité des agréments que j'avais, si cela était; et à vous entendre dire, ce serait une vraie perte pour une fille que de perdre sa laideur; ce serait lui rendre un très mauvais service que de la rendre aimable, et on ne l'a jamais compris de cette manière-là . La Modestie. - Ecoutez, Félicie, ne vous y trompez pas; les grâces et la sagesse ont toujours eu de la peine à rester ensemble. Félicie. - A la bonne heure s'il n'y avait pas un peu de peine, il n'y aurait pas grand mérite. A l'égard des pièges dont vous parlez, il me semble à moi qu'il n'est pas question de les fuir, mais d'apprendre à les mépriser; et pourquoi? parce qu'ils sont inutiles pour qui les méprise, et qu'en les fuyant d'un côté, on peut les trouver d'un autre. Voilà mes idées, que je crois bonnes. La Modestie. - Elles sont hardies. Félicie. - Toutes simples. Que peut-il m'arriver dans le canton que vous craignez tant? Voyons; si je plais, on m'y regardera, n'est-il pas vrai? Supposons même qu'on m'y parle. Eh bien! qu'on m'y regarde, qu'on m'y parle, qu'on m'y fasse des compliments, si l'on veut, quel mal cela me fera-t-il? sont-ce là ces pièges si redoutables, qu'il faille renoncer au jour pour les éviter? Me prenez-vous pour un enfant? La Modestie. - Vous avez trop de confiance, Félicie. Félicie. - Et vous, bien des terreurs paniques, Modestie. La Modestie. - Je suis timide, il est vrai; c'est mon caractère. Félicie. - Fort bien; et moyennant ce caractère, nous voilà donc condamnées à rester là nos relations seront curieuses! La Modestie. - Je ne vous dis pas de rester là ; voyons toujours ce côté, il est plus tranquille. Félicie. - Quelle antipathie avez-vous pour l'autre? La Modestie. - Quel dégoût vous prend-il pour celui-ci? Félicie. - C'est qu'il me réjouit moins la vue. La Modestie. - Et moi, c'est que je fuis le danger que je soupçonne ici. Félicie. - Mais pour le fuir, il faut le voir. La Modestie. - Il n'est quelquefois plus temps de le fuir, quand on l'a vu. Félicie. - Encore une fois, pour fuir, il faut un objet; on ne fuit point sans avoir peur de quelque chose, et je ne vois rien qui m'épouvante. La Modestie. - Disons mieux; vous avez des charmes, et vous voulez qu'on les voie. Félicie. - Et parce que j'en ai, il faut que je les cache, il faut que l'obscurité soit mon partage! Eh! que ne m'a-t-on dit que c'était le plus grand malheur du monde que d'être jolie, puisqu'il faut être esclave des conséquences de son visage? Ne voyez-vous pas bien que la raison n'est point d'accord de cela? La Modestie. - Plus que vous ne croyez. Félicie. - Je me suis donc étrangement trompée; j'ai souhaité d'être aimable, afin qu'on m'aimât dès qu'on me verrait, ce qui est assurément très innocent; et il se trouverait que, selon vos chicanes, ce serait afin qu'on ne me vÃt jamais en vérité, je ne saurai goûter ce que vous me dites. La Modestie. - Je n'insiste plus; il en sera ce qui vous plaira. Félicie. - Il en sera ce qui me plaira! Ce n'est pas là répondre; je veux que vous soyez de mon avis, dès que j'ai raison. Puisque vous êtes la Modestie, on est bien aise d'avoir votre approbation. La Modestie. - Je vous ai dit ce que je pensais. Félicie. - Allons, allons, je vois bien que vous vous rendez. Ici on entend une symphonie. Mais me trompé-je? Entendez-vous la gaieté des sons qui partent de ce côté-là ? Nous nous y amuserons assurément; il doit y avoir quelque agréable fête. Que cela est vif et touchant! La Modestie. - Vous ne le sentez que trop. Félicie. - Pourquoi trop? Est-ce qu'il n'est pas permis d'avoir du goût? Allez-vous encore trembler là -dessus? La Modestie. - Le goût du plaisir et de la curiosité mène bien loin. Félicie. - Parlez franchement; c'est qu'on a tort d'avoir des yeux et des oreilles, n'est-ce pas? Ah! que vous êtes farouche! La symphonie recommence. Ce que j'entends là me fait pourtant grand plaisir... Prêtons-y un peu d'attention... Que cela est tendre et animé tout ensemble! La Modestie. - J'entends aussi du bruit de l'autre côté; écoutez, je crois qu'on y chante. On chante. De la vertu suivez les lois, Beautés qui de nos coeurs voulez fixer le choix. Les attraits qu'elle éclaire en brillent davantage. Est-il rien de plus enchanteur Que de voir sur un beau visage Et la jeunesse et la pudeur? La Modestie continue. - Ce que cette voix-là m'inspire ne m'effraie point, par exemple elle a quelque chose de noble. Félicie. - Oui, elle est belle, mais sérieuse. Scène IV Félicie, La Modestie, Diane, dans l'éloignement. La Modestie. - C'est un charme différent. Mais, que vois-je? tenez, Félicie voyez-vous cette dame qui nous regarde d'une façon si riante, et qui semble nous inviter à venir à elle? Qu'elle a l'air respectable! Félicie. - Cela est vrai, je lui trouve de la majesté. La Modestie. - Elle sort de chez elle, apparemment; voulez-vous l'aborder? Je m'y rends volontiers. Félicie. - N'allons pas si vite; elle a quelque chose de grave qui m'arrête. La Modestie. - Elle vous plaÃt pourtant? Félicie. - Oui, je l'avoue. La Modestie. - Allons donc, je crois qu'elle nous attend; elle paraÃt faire les avances. Félicie. - J'aurais bien voulu voir ce qui se passe de l'autre côté. Scène V Félicie, La Modestie, Diane, Lucidor, au fond du théâtre. Félicie. - Mais voici bien autre chose; regardez à votre tour, et voyez à gauche ce beau jeune homme qui vient de paraÃtre, accompagné de ces jolis chasseurs, et qui nous salue; il ne nous épargne pas non plus les avances. La Modestie. - Ne le regardons point, il m'inquiète; allons plutôt à cette dame. Félicie. - Attendez. La Modestie. - Elle avance. Diane. - Voulez-vous bien que j'approche, mon aimable fille? Peut-être ne connaissez-vous pas ces lieux, et vous voyez l'envie que j'ai de vous y servir. Ne me refusez pas d'entrer chez moi; je chéris la vertu, et vous y serez en sûreté. Félicie, la saluant. - Je vous rends grâces, Madame, et je verrai. Diane. - Eh! pourquoi voir? Votre jeunesse et vos charmes vous exposent ici; n'hésitez point; croyez-moi, suivez le conseil que je vous donne. Ici le jeune homme la regarde, lui sourit et la salue; elle lui rend le salut. Voici un jeune homme qui vous distrait, et qui pourtant mérite bien moins votre attention que moi. Félicie. - J'en fais beaucoup à ce que vous me dites; mais cela ne me dispense pas de le saluer, puisqu'il me salue. Lucidor lui fait encore des révérences, et elle les rend. Diane. - Encore des révérences! Félicie. - Vous voyez bien qu'il continue les siennes. La Modestie, à Diane. - Emmenez-la, Madame, avant qu'il nous aborde. Félicie. - Mais vous voulez donc que je sois malhonnête? Lucidor, approchant. - Beauté céleste, je règne dans ces cantons; j'ose assurer qu'ils sont les plus riants; daignez les honorer de votre présence. Félicie. - Je serais volontiers de cet avis-là , l'aspect m'en plaÃt beaucoup. Diane, la prenant par la main. - Commencez par les lieux que j'habite; plus d'irrésolution; venez. Lucidor, la prenant par l'autre main. - Quoi! l'on vous entraÃne, et vous me rejetez! Félicie. - Non, je vous l'avoue, il n'y a rien d'égal à l'embarras où vous me mettez tous deux; car je ne saurais prendre l'un que je ne laisse l'autre; et le moyen d'être partout! La Modestie. - Trop faible Félicie! Félicie, à la Modestie. - Oh! vraiment, je sais bien que vous n'y feriez pas tant de façons; vous en parlez bien à votre aise. Lucidor. - Vous me haïssez donc? Félicie. - Autre injustice. Diane. - Je suis sûre qu'il vous en coûte pour me résister, et que votre coeur me regrette. Félicie. - Eh! mais sans doute; mais mon coeur ne sait ce qu'il veut, voilà ce que c'est; il ne choisit point; tenez, il vous voudrait tous deux; voyez, n'y aurait-il pas moyen de vous accorder? Diane. - Non, Félicie, cela ne se peut pas. Lucidor. - Pour moi, j'y consens que Madame vous suive où je vais vous mener, je ne l'en empêche pas; ma douceur et ma bonne foi me rendent de meilleure composition qu'elle. Félicie. - Eh bien! voilà un accommodement qui me paraÃt très raisonnable, par exemple; ne nous quittons point, allons ensemble. La Modestie, bas à Félicie. - Ah! le fourbe! Félicie, à part les premiers mots. - Vous en jugez mal, il n'a point cet air-là . Allons, Madame; ayez cette complaisance-là pour moi, qui vous aime considérez que je suis une jeune personne à qui l'âge donne une petite curiosité pardonnable et sans conséquence; je vous en prie, ne me refusez pas. Diane. - Non, Félicie; vous ne savez pas ce que vous demandez; son commerce et le mien sont incompatibles; et quand je vous suivrais, j'aurais beau vous donner mes conseils, ils vous seraient inutiles. Lucidor. - Mille plaisirs innocents vous attendent où nous allons. Félicie. - Pour innocents, j'en suis persuadée; il serait inutile de m'en proposer d'autres. Diane. - Il vous dit qu'ils sont innocents, mais ils cessent bientôt de l'être. Félicie. - Tant pis pour eux; sauf à les laisser là , quand ils ne le seront plus. Diane. - Je vous en promets, moi, de plus satisfaisants, quand vous les aurez un peu goûtés, des plaisirs qui vont au profit de la vertu même. Félicie. - Je n'en doute pas un instant, j'en ai la meilleure opinion du monde, assurément, et je les aime d'avance; je vous le dis de tout mon coeur. Mais prenons toujours ceux-ci qui se présentent, et qui sont permis; voyons ce que c'est, et puis nous irons aux vôtres est-ce que j'y renonce? Diane. - Ils vous ôteront le goût des miens. La Modestie. - Pour moi, je ne veux pas des siens; prenez-y garde. Félicie. - Oh! je sais toujours votre avis, à vous, sans que vous le disiez. Lucidor. - Quel ridicule entêtement! Je n'ai que vos bontés pour ressource. Diane. - Pour la dernière fois, suivez-moi, ma fille. Félicie. - Tenez, vous parlerai-je franchement? Cette rigueur-là n'est point du tout persuasive, point du tout austérité superflue que tout cela; l'excès n'est point une sagesse, et je sais me conduire. Diane. - Vous le préférez donc? Adieu. Félicie, impatiemment. - Ahi! Lucidor, à genoux. - Au nom de tant de charmes, ne vous rendez point; songez qu'il ne s'agit que d'une bagatelle. Félicie, à Lucidor. - Oui, mais levez-vous donc; ne faites rien qui lui donne raison. La Modestie. - Cette dame s'en va. Lucidor. - Laissez-la aller; vous la rejoindrez. Diane. - Adieu, trop imprudente Félicie. Félicie. - Bon, imprudente! Je ne vous dis pas adieu, moi; j'irai vous retrouver. Diane. - Je ne l'espère pas. Félicie. - Et moi, je le sais bien; vous le verrez. La Modestie. - Que vous m'alarmez! Elle est partie; il ne vous reste plus que moi, Félicie, et peut-être nous séparons-nous aussi. Scène VI La Modestie, Félicie, Lucidor Félicie. - A qui en avez-vous? à qui en a-t-elle? Dites-moi donc le crime que j'ai fait; car je l'ignore! De quoi s'est-elle fâchée? De quoi l'êtes-vous? Où cela va-t-il? Lucidor. - Si le plaisir qu'on sent à vous voir la chagrine, sa peine est sans remède, Félicie; mais n'y songez plus, nous nous passerons bien d'elle. Félicie. - Il est pourtant vrai que, sans vous, je l'aurais suivie, Seigneur. Lucidor. - Vous repentez-vous déjà d'avoir bien voulu demeurer? Que nous sommes différents l'un de l'autre! Je ferais ma félicité d'être toujours avec vous oui, Félicie, vous êtes les délices de mes yeux et de mon coeur. Félicie. - A merveille! voilà un langage qui vient fort à propos! Courage! si vous continuez sur ce ton-là , je pourrai bien avoir tort d'être ici. Lucidor. - Eh! qui pourrait condamner les sentiments que j'exprime? Jamais l'amour offrit-il d'objet aussi charmant que vous l'êtes? Vos regards me pénètrent; ils sont des traits de flamme. Félicie, impatiente. - Je vous dis que ces flammes-là vont encore effaroucher ma compagne. La Modestie paraÃt sombre. Lucidor. - Eh! quel autre discours voulez-vous que je vous tienne? Vous ne m'inspirez que des transports, et je vous en parle; vous me ravissez, et je m'écrie; vous m'embrasez du plus tendre et du plus invincible de tous les amours, et je soupire. Félicie. - Ah! que j'ai mal fait de rester! Lucidor. - O ciel! quel discours! La Modestie. - Vous voyez ce qui en est. Félicie, à la Modestie. - Au moins, ne me quittez pas. La Modestie. - Il est encore temps de vous retirer. Félicie. - Oh! toujours temps! aussi n'y manquerai-je pas, s'il continue. Ah! Lucidor. - De grâce, adorable Félicie, expliquez-moi ce soupir; à qui s'adresse-t-il? Que signifie-t-il? Félicie. - Il signifie que je vais m'en retourner, et que vous n'êtes pas raisonnable. La Modestie. - Allons donc, sauvez-vous. Lucidor. - Non, vous ne vous en retournerez pas sitôt; vous n'aurez pas la cruauté de me déchirer le coeur. Félicie. - En un mot, je ne veux pas que vous m'aimiez. Lucidor. - Donnez-moi donc la force de faire l'impossible. Félicie. - L'impossible! et toujours des expressions tendres! Eh bien! si vous m'aimez, ne me le dites point. Lucidor. - En quel endroit de la terre irez-vous, où l'on ne vous le dise pas? Félicie, à la Modestie. - Je n'ai point de réplique à cela; mais je vous défie de me rien reprocher, car je me défends bien. Lucidor. - Content de vous voir, de vous aimer, je ne vous demande que de souffrir mes respects et ma tendresse. Félicie, à la Modestie. - Cela ne prend rien sur mon coeur; ainsi, ne vous inquiétez pas; ce ne sera rien. La Modestie. - Son respect vous trompe et vous séduit. Lucidor, à la Modestie. - Vous, qui l'accompagnez, d'où vient que vous vous déclarez mon ennemie? La Modestie. - C'est que je suis l'amie de la vertu. Lucidor, en baisant la main de Félicie. - Et moi, je suis l'adorateur de la sienne. La Modestie, à Félicie. - Et vous voyez qu'il l'attaque en l'adorant. Elle fait semblant de partir. Je n'y tiens point non plus, Félicie. Félicie, courant après elle. - Arrêtez, Modestie! Seigneur, je vous déclare que je ne veux point la perdre. Lucidor. - Elle devrait avoir nom Férocité, et non pas Modestie. Il va à elle. Revenez, Madame, revenez; je ne dirai plus rien qui vous déplaise et je me tairai. Mais, pendant mon silence, Félicie, permettez à ces jeunes chasseurs, que vous voyez épars, de vous marquer, à leur tour, la joie qu'ils ont de vous avoir rencontrée; ils me divertissent quelquefois moi-même par leurs danses et par leurs chants souffrez qu'ils essaient de vous amuser. La musique et la danse ne doivent effrayer personne. A Félicie, bas. Qu'elle est revêche et bourrue! Félicie, tout bas aussi. - C'est ma compagne. Lucidor. - Asseyons-nous et écoutons. Scène VII Les acteurs précédents, troupe de Chasseurs Les instruments préludent on danse. Air Un Chasseur Amis, laissons en paix les hôtes de ces bois; La beauté que je vois Doit nous fixer sous cet ombrage. Venez, venez, suivez mes pas Par un juste et fidèle hommage, Méritons le bonheur d'admirer tant d'appas. Lucidor. - Vous intéressez tous les coeurs, Félicie. Félicie. - N'interrompez point. On danse encore. Lucidor, ensuite, dit. - Ils n'auront pas seuls l'honneur de vous amuser, et je prétends y avoir part. Il chante un menuet. De vos beaux yeux le charme inévitable Me fait brûler de la plus vive ardeur Plus que Diane redoutable, Sans flèches ni carquois, vous irez droit au coeur. Les chasseurs se retirent. Scène VIII Félicie, Lucidor, La Modestie Félicie. - Toujours de l'amour, vous ne vous corrigez point. Lucidor. - Et vous, toujours de nouveaux charmes; ils ne finissent point. Il lui prend la main. Félicie. - Laissez là ma main, elle n'est pas de la conversation. Lucidor. - Mon coeur voudrait pourtant bien en avoir une avec elle. Félicie, voulant retirer sa main. - Et moi, je ne veux point. Il lui baise la main. Eh bien, encore! ne vous l'avais-je pas défendu? Cela nous brouillera, vous dis-je, cela nous brouillera. La Modestie. - Vous me donnez mon congé, Félicie. Félicie. - Vous voyez bien que je me fâche, afin qu'il n'y revienne plus qu'avez-vous à dire? Lucidor, impatient. - L'insupportable fille! Félicie, à la Modestie. - Il est vrai que vous vous scandalisez de trop peu de chose. Lucidor, avec dépit. - Ma tendresse ne vous fatiguerait pas tant sans elle. Félicie. - Oh! si votre coeur n'a pas besoin d'elle, le mien n'est pas de même, entendez-vous? Lucidor. - Eh! quel besoin le vôtre en a-t-il? Dites-moi le moindre mot consolant. Félicie. - Je suis bien heureuse qu'elle me gêne. Lucidor. - Achevez. Félicie, à la Modestie, bas. - Si je lui disais, pour m'en défaire, que je suis un peu sensible, le trouveriez-vous mauvais? il n'en sera pas plus avancé. La Modestie. - Gardez-vous-en bien; je ne soutiendrai pas ce discours-là . Félicie, à Lucidor. - Passez-vous donc de ma réponse. Lucidor. - Si elle s'écartait un moment, comme elle le pourrait, sans s'éloigner, quel inconvénient y aurait-il? Félicie, à la Modestie. - Ce jeune homme vous impatiente promenez-vous un instant sans me quitter; je tâcherai d'abréger la conversation. La Modestie. - Hélas! si je m'écarte, je ne reviendrai peut-être plus. Félicie. - Je ne vous propose pas de vous en aller, je ne veux pas seulement vous perdre de vue, et ce que j'en dis n'est que pour vous épargner son importunité. La Modestie. - Puisque vous m'y forcez, vous voilà seule. A part. Je me retire, mais je ne la quitte pas. Scène IX Lucidor, Félicie Lucidor. - Ah! je respire. Félicie. - Et moi, je suis honteuse. Lucidor. - Non, Félicie, ne troublez point un si doux moment par de chagrinantes réflexions; vous voilà libre, et vous m'avez promis de vous expliquer; je vous adore, commencez par me dire que vous le voulez bien. Félicie. - Oh! pour ce commencement-là , il n'est pas difficile oui, j'y consens; quand je ne le voudrais pas, il n'en serait ni plus ni moins, ainsi, il vaut autant vous le permettre. Lucidor. - Ce n'est pas encore assez. Félicie. - Surtout, réglez vos demandes. Lucidor. - Je n'en ferai que de légitimes; je vous aime, y répondez-vous? votre compagne n'y est plus. Félicie. - Oui; mais j'y suis, moi. Lucidor. - Vous avez trop de bonté pour me tenir si longtemps inquiet de mon sort, et vous ne l'avez éloignée que pour m'en éclaircir. Félicie. - J'avoue que, si elle y était, je n'oserais jamais vous dire le plaisir que j'ai à vous voir. Lucidor. - Je suis donc un peu aimé? Félicie. - Presque autant qu'aimable. Lucidor, charmé. - Vous m'aimez? Félicie. - Je vous aime, et j'avais grande envie de vous le dire; rappelons ma compagne. Lucidor. - Pas encore. Félicie. - Comment, pas encore? je vous aime, mais voilà tout. Lucidor. - Attendez ce qui me reste à vous dire, il n'en sera que ce que vous voudrez. Félicie. - Oui, oui, que ce que je voudrai! Je n'ai pourtant fait jusqu'ici que ce que vous avez voulu. Lucidor. - Ecoutez-moi, charmante Félicie, n'est-ce pas toujours à la personne que l'on aime qu'il faut se marier? Félicie. - Qui est-ce qui a jamais douté de cela? Lucidor. - Et pour qui se marie-t-on? Félicie. - Pour soi-même, assurément. Lucidor. - On est donc, à cet égard-là , les maÃtres de sa destinée? Félicie. - Avec l'avis de ses parents, pourtant. Lucidor. - Souvent ces parents, en disposant de nous, ne s'embarrassent guère de nos coeurs. Félicie. - Vous avez raison. Lucidor. - Trouvez-vous qu'ils ont tort? Félicie. - Un très grand tort. Lucidor. - M'en croirez-vous? prévenons celui que nos parents pourraient avoir avec nous. Les miens me chérissent, et seront bientôt apaisés assurons-nous d'une union éternelle autant que légitime; on peut nous marier ici, et quand nous serons époux, il faudra bien qu'ils y consentent. Félicie. - Ah! vous me faites frémir, et par bonheur ma compagne n'est qu'à deux pas d'ici. Lucidor. - Quoi! vous frémissez de songer que je serais votre époux? Félicie. - Mon époux, Lucidor! Voulez-vous que mon coeur soit la dupe de ce mot-là ! Vous devriez craindre vous-même de me persuader. N'est-il pas de votre intérêt que je sois estimable? et l'estime que je mérite encore, que deviendrait-elle? Vous permettre de m'aimer, vous l'entendre dire, vous aimer moi-même, à la bonne heure, passe pour cela; s'il y entre de la faiblesse, elle est excusable; on peut être tendre et pourtant vertueuse; mais vous me proposez d'être insensée, d'être extravagante, d'être méprisable; oh! je suis fâchée contre vous; je ne vous reconnais point à ce trait-là . Lucidor. - Vous parlez de vertu, Félicie, les dieux me sont témoins que je suis aussi jaloux de la vôtre que vous même, et que je ne songe qu'à rendre notre séparation impossible. Félicie. - Et moi, je vous dis, Lucidor, que c'est la rendre immanquable non, non, n'en parlons plus; je ne me rendrai jamais à cela; tout ce que je puis faire, c'est de vous pardonner de me l'avoir dit. Lucidor, à genoux. - Félicie, vous défiez-vous de moi? ma probité vous est-elle suspecte? ma douleur et mes larmes n'obtiendront-elles rien? Félicie. - Quel malheur que d'aimer! qu'on me l'avait bien dit, et que je mérite bien ce qui m'arrive! Lucidor. - Vous me croyez donc un perfide? Félicie. - Je ne crois rien, je pleure. Adieu, trop imprudente Félicie, me disait cette dame en partant oh! que cela est vrai! Lucidor. - Pouvez-vous abandonner notre amour au hasard? Félicie. - Se marier de son chef, sans consulter qui que ce soit au monde, sans témoin de ma part, car je ne connais personne ici; quel mariage! Lucidor. - Les témoins les plus sacrés ne sont-ils pas votre coeur et le mien? Félicie. - Oh! pour nos coeurs, ne m'en parlez pas, je ne m'y fierai plus, ils m'ont trompée tous deux. Lucidor. - Vous ne voulez donc point m'épouser? Félicie. - Dès aujourd'hui, si on le veut; et si on ne l'approuve pas, je l'approuverai, moi. Lucidor. - Eh! pensez-vous qu'on vous en laisse la liberté? Félicie. - Par pitié pour moi, demeurons raisonnables. Lucidor. - Je mourrai donc, puisque vous me condamnez à mourir. Félicie. - Lucidor, ce mariage-là ne réussira pas. Lucidor. - Notre sort n'est assuré que par là . Félicie. - Hélas! je suis donc sans secours. Lucidor. - Qui est-ce qui s'intéresse à vous plus que moi? Félicie. - Eh bien! puisqu'il le faut, donnez-moi, de grâce, un quart d'heure pour me résoudre; mon esprit est tout en désordre; je ne sais où je suis, laissez-moi me reconnaÃtre, n'arrachez rien au trouble où je me sens, et fiez-vous à mon amour; il aura plus de soin de vous que de moi-même. Lucidor. - Ah! je suis perdu; votre compagne reviendra, vous la rappellerez. Félicie. - Non, cher Lucidor; je vous promets de n'avoir à faire qu'à mon coeur, et vous n'aurez que lui pour juge. Laissez-moi, vous reviendrez me trouver. Lucidor. - J'obéis; mais sauvez-moi la vie, voilà tout ce que je puis vous dire. Scène X Félicie, La Modestie, qui paraÃt et se tient loin. Félicie, se croyant seule. - Ah! que suis-je devenue? La Modestie, de loin. - Me voilà , Félicie. Félicie la regarde tristement. La Modestie continue. Ne m'appelez-vous pas? Félicie. - Je n'en sais rien. La Modestie. - Voulez-vous que je vienne? Félicie. - Je n'en sais rien non plus. La Modestie. - Que vous êtes à plaindre! Félicie. - Infiniment. La Modestie. - Je vous parle de trop loin; si je me rapprochais, vous seriez plus forte. Félicie. - Plus forte! Je n'ai pas le courage de vouloir l'être. La Modestie. - Tâchez d'ouvrir les yeux sur votre état. Félicie. - Je ne saurais; je soupire de mon état, et je l'aime; de peur d'en sortir, je ne veux pas le connaÃtre. La Modestie. - Servez-vous de votre raison. Félicie. - Elle me guérirait de mon amour. La Modestie. - Ah! tant mieux, Félicie. Félicie. - Et mon amour m'est cher. Scène XI Diane paraÃt, La Modestie, Félicie La Modestie. - Voici cette dame qui vous sollicitait tantôt de la suivre, et qui paraÃt; vous vous détournez pour ne la point voir. Félicie. - Je l'estime, mais je n'ai rien à lui dire, et je crains qu'elle ne me parle. La Modestie, à Diane. - Pressez-la, Madame; vos discours la ramèneront peut-être. Diane. - Non, dès qu'elle ne veut pas de vous, qui devez être sa plus intime amie, elle n'est pas en état de m'entendre. La Modestie. - Cependant elle nous regrette. Diane. - L'infortunée n'a pas moins résolu de se perdre. Félicie. - Non, je ne risque rien Lucidor est plein d'honneur, il m'aime; je sens que je ne vivrais pas sans lui; on me le refuserait peut-être, je l'épouse; il est question d'un mariage qu'il me propose avec toute la tendresse imaginable, et sans lequel je sens que je ne puis être heureuse ai-je tort de vouloir l'être? Diane, toujours de loin. - Fille infortunée, croyez-en nos conseils et nos alarmes. Apercevant Lucidor. Fuyez, le voici qui revient; mais rien ne la touche. Adieu encore une fois, Félicie. Elles se retirent. Félicie. - Quelle obstination! Est-ce qu'il est défendu, dans le monde, de faire son bonheur? Scène XII Lucidor, Félicie Lucidor. - Je vous revois donc, délices de mon coeur! Eh bien! le vôtre me rend-il justice? En est-ce fait? Notre union sera-t-elle éternelle? Il lui prend la main qu'il baise. Vous pleurez, ce me semble? Est-ce mon retour qui cause vos pleurs? Félicie, pleurant. - Hélas! elles me quittent, elles disparaissent toujours à votre aspect, et je ne sais pourquoi. Lucidor. - Qui? cette sombre compagne appelée Modestie? cette autre dame qui désapprouve que vous veniez dans nos cantons, quand j'offre d'aller avec vous dans les siens? Et ce sont deux aussi revêches, deux aussi impraticables personnes que celles-là , deux sauvages d'une défiance aussi ridicule, que vous regrettez! Ce sont elles dont le départ excite vos pleurs au moment où j'arrive, pénétré de l'amour le plus tendre et le plus inviolable, avec l'espérance de l'hymen le plus fortuné qui sera jamais! Ah ciel! est-ce ainsi que vous traitez, que vous recevez un amant qui vous adore, un époux qui va faire sa félicité de la vôtre, et qui ne veut respirer que par vous et pour vous? Allons, Félicie, n'hésitez plus; venez, tout est prêt pour nous unir; la chaÃne du plaisir et du bonheur nous attend. Une symphonie douce commence ici. Venez me donner une main chérie, que je ne puis toucher sans ravissement. Félicie. - De grâce, Lucidor, du moins rappelons-les, et qu'elles nous suivent. Lucidor. - Eh! de qui parlez-vous encore? Félicie. - Hélas! de ma compagne et de l'autre dame. Lucidor. - Elles haïssent notre amour, vous ne l'ignorez pas; venez, vous dis-je; votre injuste résistance me désespère; partons. Il l'entraÃne un peu. Félicie. - O ciel! vous m'entraÃnez! Où suis-je? Que vais-je devenir? Mon trouble, leur absence et mon amour m'épouvantent rappelons-les, qu'elles reviennent. Elle crie haut. Ah! chère Modestie, chère compagne, où êtes-vous? Où sont-elles? Alors la Modestie, Diane et la Fée reparaissent. Scène XIII Tous les acteurs précédents. La Fée. - Amant dangereux et trompeur, ennemi de la vertu, perfides impressions de l'amour, effacez-vous de son coeur, et disparaissez. Lucidor fuit; la symphonie finit; la Modestie, la Vertu et la Fée vont à Félicie qui tombe dans leurs bras, et qui, à la fin, ouvrant les yeux, embrasse la Fée, caresse la Modestie et Diane, et dit à la Fée Félicie. - Ah! Madame, ah! ma protectrice! que je vous ai d'obligation. Vous me pardonnez donc? Je vous retrouve; que je suis heureuse! et qu'il est doux de me revoir entre vos bras! La Fée. - Félicie, vous êtes instruite; je ne vous ai pas perdue de vue, et vous avez mérité notre secours, dès que vous avez eu la force de l'implorer. Les acteurs de bonne foi Personnages Madame Argante, mère d'Angélique. Madame Amelin, tante d'Eraste. Araminte, amie commune. Eraste, neveu de Madame Amelin, amant d'Angélique. Angélique, fille de Madame Argante. Merlin, valet de chambre d'Eraste, amant de Lisette. Lisette, suivante d'Angélique. Blaise, fils du fermier de Madame Argante, amant de Colette. Colette, fille du jardinier. Un notaire de village. La scène est dans une maison de campagne de Madame Argante. Scène première. Eraste, Merlin Merlin. - Oui, Monsieur, tout sera prêt; vous n'avez qu'à faire mettre la salle en état; à trois heures après midi, je vous garantis que je vous donnerai la comédie. Eraste. - Tu feras grand plaisir à Madame Amelin, qui s'y attend avec impatience; et de mon côté, je suis ravi de lui procurer ce petit divertissement je lui dois bien des attentions; tu vois ce qu'elle fait pour moi; je ne suis que son neveu, et elle me donne tout son bien pour me marier avec Angélique, que j'aime. Pourrait-elle me traiter mieux, quand je serais son fils? Merlin. - Allons, il en faut convenir, c'est la meilleure de toutes les tantes du monde, et vous avez raison; il n'y aurait pas plus de profit à l'avoir pour mère. Eraste. - Mais, dis-moi, cette comédie dont tu nous régales, est-elle divertissante? Tu as de l'esprit, mais en as-tu assez pour avoir fait quelque chose de passable? Merlin. - Du passable, Monsieur? Non, il n'est pas de mon ressort; les génies comme le mien ne connaissent pas le médiocre; tout ce qu'ils font est charmant ou détestable; j'excelle ou je tombe, il n'y a jamais de milieu. Eraste. - Ton génie me fait trembler. Merlin. - Vous craignez que je ne tombe? mais rassurez-vous. Avez-vous jamais acheté le recueil des chansons du Pont-Neuf? Tout ce que vous y trouverez de beau est de moi. Il y en a surtout une demi-douzaine d'anacréontiques, qui sont d'un goût... Eraste. - D'anacréontiques! Oh! puisque tu connais ce mot-là , tu es habile, et je ne me méfie plus de toi. Mais prends garde que Madame Argante ne sache notre projet; Madame Amelin veut la surprendre. Merlin. - Lisette, qui est des nôtres, a sans doute gardé le secret. Mademoiselle Angélique, votre future, n'aura rien dit. De votre côté, vous vous êtes tu. J'ai été discret. Mes acteurs sont payés pour se taire; et nous surprendrons, Monsieur, nous surprendrons. Eraste. - Et qui sont tes acteurs? Merlin. - Moi, d'abord; je me nomme le premier, pour vous inspirer de la confiance; ensuite, Lisette, femme de chambre de Mademoiselle Angélique, et suivante originale; Blaise, fils du fermier de Madame Argante; Colette, amante dudit fils du fermier, et fille du jardinier. Eraste. - Cela promet de quoi rire. Merlin. - Et cela tiendra parole; j'y ai mis bon ordre. Si vous saviez le coup d'art qu'il y a dans ma pièce! Eraste. - Dis-moi donc ce que c'est. Merlin. - Nous jouerons à l'impromptu, Monsieur, à l'impromptu. Eraste. - Que veux-tu dire à l'impromptu? Merlin. - Oui. Je n'ai fourni que ce que nous autres beaux esprits appelons le canevas; la simple nature fournira les dialogues, et cette nature-là sera bouffonne. Eraste. - La plaisante espèce de comédie! Elle pourra pourtant nous amuser. Merlin. - Vous verrez, vous verrez. J'oublie encore à vous dire une finesse de ma pièce; c'est que Colette qui doit faire mon amoureuse, et moi qui dois faire son amant, nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous dire; et le tout, pour éprouver s'ils n'en seront pas un peu alarmés et jaloux; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l'amour nous destine, Lisette et moi, l'un à l'autre. Mais Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scènes; ce sont les principaux acteurs. J'ai voulu voir comment ils s'y prendront; laissez-moi les écouter et les instruire, et retirez-vous les voilà qui entrent. Eraste. - Adieu; fais-nous rire, on ne t'en demande pas davantage. Scène II. Lisette, Colette, Blaise, Merlin Merlin. - Allons, mes enfants, je vous attendais; montrez-moi un petit échantillon de votre savoir-faire, et tâchons de gagner notre argent le mieux que nous pourrons; répétons. Lisette. - Ce que j'aime de ta comédie, c'est que nous nous la donnerons à nous-mêmes; car je pense que nous allons tenir de jolis propos. Merlin. - De très jolis propos; car, dans le plan de ma pièce, vous ne sortez point de votre caractère, vous autres toi, tu joues une maligne soubrette à qui l'on n'en fait point accroire, et te voilà ; Blaise a l'air d'un nigaud pris sans vert, et il en fait le rôle; une petite coquette de village et Colette, c'est la même chose; un joli homme et moi, c'est tout un. Un joli homme est inconstant, une coquette n'est pas fidèle Colette trahit Blaise, je néglige ta flamme. Blaise est un sot qui en pleure, tu es une diablesse qui t'en mets en fureur; et voilà ma pièce. Oh! je défie qu'on arrange mieux les choses. Blaise. - Oui, mais si ce que j'allons jouer allait être vrai, prenez garde, au moins, il ne faut pas du tout de bon; car j'aime Colette, dame! Merlin. - A merveille! Blaise, je te demande ce ton de nigaud-là dans la pièce. Lisette. - Ecoutez, Monsieur le joli homme, il a raison; que ceci ne passe point la raillerie; car je ne suis pas endurante, je vous en avertis. Merlin. - Fort bien, Lisette! Il y a un aigre-doux dans ce ton-là qu'il faut conserver. Colette. - Allez, allez, Mademoiselle Lisette; il n'y a rien à appriander pour vous; car vous êtes plus jolie que moi; Monsieur Merlin le sait bien. Merlin. - Courage, friponne; vous y êtes, c'est dans ce goût-là qu'il faut jouer votre rôle. Allons, commençons à répéter. Lisette. - C'est à nous deux à commencer, je crois. Merlin. - Oui, nous sommes la première scène; asseyez-vous là , vous autres; et nous, débutons. Tu es au fait, Lisette. Colette et Blaise s'asseyent comme spectateurs d'une scène dont i s ne sont pas. Tu arrives sur le théâtre, et tu me trouves rêveur et distrait. Recule-toi un peu, pour me laisser prendre ma contenance. Scène III. Merlin, Lisette, Colette et Blaise, assis. Lisette, feignant d'arriver. - Qu'avez-vous donc, Monsieur Merlin? vous voilà bien pensif. Merlin. - C'est que je me promène. Lisette. - Et votre façon, en vous promenant, est-elle de ne pas regarder les gens qui vous abordent? Merlin. - C'est que je suis distrait dans mes promenades. Lisette. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là ? il me paraÃt bien impertinent. Merlin, interrompant la scène. - Doucement, Lisette, tu me dis des injures au commencement de la scène, par où la finiras-tu? Lisette. - Oh! ne t'attends pas à des régularités, je dis ce qui me vient; continuons. Merlin. - Où en sommes-nous? Lisette. - Je traitais ton langage d'impertinent. Merlin. - Tiens, tu es de méchante humeur; passons notre chemin, ne nous parlons pas davantage. Lisette. - Attendez-vous ici Colette, Monsieur Merlin? Merlin. - Cette question-là nous présage une querelle. Lisette. - Tu n'en es pas encore où tu penses. Merlin. - Je me contente de savoir que j'en suis où me voilà . Lisette. - Je sais bien que tu me fuis, et que je t'ennuie depuis quelques jours. Merlin. - Vous êtes si savante qu'il n'y a pas moyen de vous instruire. Lisette. - Comment, faquin! tu ne prends pas seulement la peine de te défendre de ce que je dis là ? Merlin. - Je n'aime à contredire personne. Lisette. - Viens ça, parle; avoue-moi que Colette te plaÃt. Merlin. - Pourquoi veux-tu qu'elle me déplaise? Lisette. - Avoue que tu l'aimes. Merlin. - Je ne fais jamais de confidence. Lisette. - Va, va, je n'ai pas besoin que tu me la fasses. Merlin. - Ne m'en demande donc pas. Lisette. - Me quitter pour une petite villageoise! Merlin. - Je ne te quitte pas, je ne bouge. Colette, interrompant de l'endroit où elle est assise. - Oui, mais est-ce du jeu de me dire des injures en mon absence? Merlin, fâché de l'interruption. - Sans doute, ne voyez-pas bien que c'est une fille jalouse qui vous méprise? Colette. - Eh bien! quand ce sera à moi à dire, je prendrai ma revanche. Lisette. - Et moi, je ne sais plus où j'en suis. Merlin. - Tu me querellais. Lisette. - Eh! dis-moi, dans cette scène-là , puis-je te battre? Merlin. - Comme tu n'es qu'une suivante, un coup de poing ne gâtera rien. Lisette. - Reprenons donc, afin que je le place. Merlin. - Non, non, gardons le coup de poing pour la représentation, et supposons qu'il est donné; ce serait un double emploi, qui est inutile. Lisette. - Je crois aussi que je peux pleurer dans mon chagrin. Merlin. - Sans difficulté; n'y manque pas, mon mérite et ta vanité le veulent. Lisette, éclatant de rire. - Ton mérite, qui le veut, me fait rire. Feignant de pleurer. Que je suis à plaindre d'avoir été sensible aux cajoleries de ce fourbe-là ! Adieu voici la petite impertinente qui entre; mais laisse-moi faire. En s'interrompant. Serait-il si mal de la battre un peu? Colette, qui s'est levée. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne veux pas que les coups en soient; je n'ai point affaire d'être battue pour une farce encore si c'était vrai, je l'endurerais. Lisette. - Voyez-vous la fine mouche! Merlin. - Ne perdons point le temps à nous interrompre; va-t'en, Lisette voici Colette qui entre pendant que tu sors, et tu n'as plus que faire ici. Allons, poursuivons; reculez-vous un peu, Colette, afin que j'aille au-devant de vous. Scène IV. Merlin, Colette, Lisette et Blaise, assis. Merlin. - Bonjour, ma belle enfant je suis bien sûr que ce n'est pas moi que vous cherchez. Colette. - Non, Monsieur Merlin; mais ça n'y fait rien; je suis bien aise de vous y trouver. Merlin. - Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette. Colette. - Ca est bien obligeant. Merlin. - Ne vous êtes-vous pas aperçu du plaisir que j'ai à vous voir? Colette. - Oui, mais je n'ose pas bonnement m'apercevoir de ce plaisir-là , à cause que j'y en prenrais aussi. Merlin, interrompant. - Doucement, Colette; il n'est pas décent de vous déclarer si vite. Colette. - Dame! comme il faut avoir de l'amiquié pour vous dans cette affaire-là , j'ai cru qu'il n'y avait point de temps à perdre. Merlin. - Attendez que je me déclare tout à fait, moi. Blaise, interrompant de son siège. - Voyez en effet comme alle se presse an dirait qu'alle y va de bon jeu, je crois que ça m'annonce du guignon. Lisette, assise et interrompant. - Je n'aime pas trop cette saillie-là , non plus. Merlin. - C'est qu'elle ne sait pas mieux faire. Colette. - Eh bien! velà ma pensée tout sens dessus dessous; pisqu'ils me blâmont, je sis trop timide pour aller en avant, s'ils ne s'en vont pas. Merlin. - Eloignez-vous donc pour l'encourager. Blaise, se levant de son siège. - Non, morguié, je ne veux pas qu'alle ait du courage, moi; je veux tout entendre. Lisette, assise et interrompant. - Il est vrai, m'amie, que vous êtes plaisante de vouloir que nous nous en allions. Colette. - Pourquoi aussi me chicanez-vous? Blaise, interrompant, mais assis. - Pourquoi te hâtes-tu tant d'être amoureuse de Monsieur Merlin? Est-ce que tu en sens de l'amour? Colette. - Mais, vrament! je sis bien obligée d'en sentir pisque je sis obligée d'en prendre dans la comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement? Lisette, assise, interrompant. - Comment! vous aimez réellement Merlin! Colette. - Il faut bien, pisque c'est mon devoir. Merlin, à Lisette. - Blaise et toi, vous êtes de grands innocents tous deux; ne voyez-vous pas qu'elle s'explique mal? Ce n'est pas qu'elle m'aime tout de bon; elle veut dire seulement qu'elle doit faire semblant de m'aimer; n'est-ce pas, Colette? Colette. - Comme vous voudrez, Monsieur Merlin. Merlin. - Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout à fait, pour vous montrer sensible à mon amour. Colette. - J'attendrai, Monsieur Merlin; faites vite. Merlin, recommençant la scène. - Que vous êtes aimable, Colette, et que j'envie le sort de Blaise, qui doit être votre mari! Colette. - Oh! oh! est-ce que vous m'aimez, Monsieur Merlin? Merlin. - Il y a plus de huit jours que je cherche à vous le dire. Colette. - Queu dommage! car je nous accorderions bien tous deux. Merlin. - Et pourquoi, Colette? Colette. - C'est que si vous m'aimez, dame!... Dirai-je? Merlin. - Sans doute. Colette. - C'est que, si vous m'aimez, c'est bian fait; car il n'y a rian de pardu. Merlin. - Quoi! chère Colette, votre coeur vous dit quelque chose pour moi? Colette. - Oh! il ne me dit pas queuque chose, il me dit tout à fait. Merlin. - Que vous me charmez, bel enfant! Donnez-moi votre jolie main, que je vous en remercie. Lisette, interrompant. - Je défends les mains. Colette. - Faut pourtant que j'en aie. Lisette. - Oui, mais il n'est pas nécessaire qu'il les baise. Merlin. - Entre amants, les mains d'une maÃtresse sont toujours de la conversation. Blaise. - Ne permettez pas qu'elles en soient, Mademoiselle Lisette. Merlin. - Ne vous fâchez pas, il n'y a qu'à supprimer cet endroit-là . Colette. - Ce n'est que des mains, au bout du compte. Merlin. - Je me contenterai de lui tenir la main de la mienne. Blaise. - Ne faut pas magnier non plus; n'est-ce pas, Mademoiselle Lisette? Lisette. - C'est le mieux. Merlin. - Il n'y aura point assez de vif dans cette scène-là . Colette. - Je sis de votre avis, Monsieur Merlin, et je n'empêche pas les mains, moi. Merlin. - Puisqu'on les trouve de trop, laissons-les, et revenons. Il recommence la scène. Vous m'aimez donc, Colette, et cependant vous allez épouser Blaise? Colette. - Vraiment ça me fâche assez; car ce n'est pas moi qui le prends; c'est mon père et ma mère qui me le baillent. Blaise, interrompant et pleurant. - Me velà donc bien chanceux! Merlin. - Tais-toi donc, tout ceci est de la scène, tu le sais bien. Blaise. - C'est que je vais gager que ça est vrai. Merlin. - Non, te dis-je; il faut ou quitter notre projet ou le suivre; la récompense que Madame Amelin nous a promise vaut bien la peine que nous la gagnions; je suis fâché d'avoir imaginé ce plan-là , mais je n'ai pas le temps d'en imaginer un autre; poursuivons. Colette. - Je le trouve bien joli, moi. Lisette. - Je ne dis mot, mais je n'en pense pas moins. Quoi qu'il en soit, allons notre chemin, pour ne pas risquer notre argent. Merlin, recommençant la scène. - Vous ne vous souciez donc pas de Blaise, Colette, puisqu'il n'y a que vos parents qui veulent que vous l'épousiez? Colette. - Non, il ne me revient point; et si je pouvais, par queuque manigance, m'empêcher de l'avoir pour mon homme, je serais bientôt quitte de li; car il est si sot! Blaise, interrompant, assis. - Morgué! velà une vilaine comédie! Merlin. - A Blaise. Paix donc! A Colette. Vous n'avez qu'à dire à vos parents que vous ne l'aimez pas. Colette. - Bon! je li ai bien dit à li-même, et tout ça n'y fait rien. Blaise, se levant pour interrompre. - C'est la vérité qu'alle me l'a dit. Colette, continuant. - Mais, Monsieur Merlin, si vous me demandiais en mariage, peut-être que vous m'auriais? Seriais-vous fâché de m'avoir pour femme? Merlin. - J'en serais ravi; mais il faut s'y prendre adroitement, à cause de Lisette, dont la méchanceté nous nuirait et romprait nos mesures. Colette. - Si alle n'était pas ici, je varrions comme nous y prenre; fallait pas parmettre qu'alle nous écoutÃt. Lisette, se levant pour interrompre. - Que signifie donc ce que j'entends là ? Car, enfin, voilà un discours qui ne peut entrer dans la représentation de votre scène, puisque je ne serai pas présente quand vous la jouerez. Merlin. - Tu n'y seras pas, il est vrai; mais tu es actuellement devant ses yeux, et par méprise elle se règle là -dessus. N'as-tu jamais entendu parler d'un axiome qui dit que l'objet présent émeut la puissance? voilà pourquoi elle s'y trompe; si tu avais étudié, cela ne t'étonnerait pas. A toi, à présent, Blaise; c'est toi qui entres ici, et qui viens nous interrompre; retire-toi à quatre pas, pour feindre que tu arrives; moi, qui t'aperçois venir, je dis à Colette Voici Blaise qui arrive, ma chère Colette; remettons l'entretien à une autre fois à Colette et retirez-vous. Blaise, approchant pour entrer en scène. - Je suis tout parturbé, moi, je ne sais que dire. Merlin. - Tu rencontres Colette sur ton chemin, et tu lui demandes d'avec qui elle sort. Blaise, commençant la scène. - D'où viens-tu donc, Colette? Colette. - Eh! je viens d'où j'étais. Blaise. - Comme tu me rudoies! Colette. - Oh! dame! accommode-toi; prends ou laisse. Adieu. Scène V. Merlin Blaise, Lisette et Colette, assises. Merlin, interrompant la scène. - C'est, à cette heure, à moi à qui tu as affaire. Blaise. - Tenez, Monsieur Merlin, je ne saurions endurer que vous m'escamotiais ma maÃtresse. Merlin, interrompant la scène. - Tenez, Monsieur Merlin! Est-ce comme cela qu'on commence une scène? Dans mes instructions, je t'ai dit de me demander quel était mon entretien avec Colette. Blaise. - Eh! parguié! ne le sais-je pas, pisque j'y étais? Merlin. - Souviens-toi donc que tu n'étais pas censé y être. Blaise, recommençant. - Eh bian! Colette était donc avec vous, Monsieur Merlin? Merlin. - Oui, nous ne faisions que de nous rencontrer. Blaise. - On dit pourtant qu'ous en êtes amoureux, Monsieur Merlin, et ça me chagrine, entendez-vous? Car elle sera mon accordée de mardi en huit. Colette, se levant et interrompant. - Oh! sans vous interrompre, ça est remis de mardi en quinze, et d'ici à ce temps-là , je varrons venir. Merlin. - N'importe; cette erreur-là n'est ici d'aucune conséquence. Reprenant la scène. Qui est-ce qui t'a dit, Blaise, que j'aime Colette? Blaise. - C'est vous qui le disiais tout à l'heure. Merlin, interrompant la scène. - Mais prends donc garde; souviens-toi encore une fois que tu n'y étais pas. Blaise. - C'est donc Mademoiselle Lisette qui me l'a appris, et qui vous donne aussi biaucoup de blâme de cette affaire-là ? Et la velà pour confirmer mon dire. Lisette, d'un ton menaçant, et interrompant. - Va, va, j'en dirai mon sentiment après la comédie. Merlin. - Nous ne ferons jamais rien de cette grue-là il ne saurait perdre les objets de vue. Lisette. - Continuez; continuez; dans la représentation il ne les verra pas, et cela le corrigera; quand un homme perd sa maÃtresse, il lui est permis d'être distrait, Monsieur Merlin. Blaise, interrompant. - Cette comédie-là n'est faite que pour nous planter là , Mademoiselle Lisette. Colette. - Eh bien! plante-moi là itou, toi, Nicodème! Blaise, pleurant. - Morguié! ce n'est pas comme ça qu'on en use avec un fiancé de la semaine qui vient. Colette. - Et moi, je te dis que tu ne seras mon fiancé d'aucune semaine. Merlin. - Adieu ma comédie; on m'avait promis dix pistoles pour la faire jouer, et ce poltron-là me les vole comme s'il me les prenait dans ma poche. Colette, interrompant. - Eh! pardi, Monsieur Merlin, velà bian du tintamarre, parce que vous avez de l'amiquié pour moi, et que je vous trouve agriable. Eh bian! oui, je lui plais; je nous plaisons tous deux; il est garçon, je sis fille; il est à marier, moi itou; il voulait de Mademoiselle Lisette, il n'en veut pus; il la quitte, je te quitte; il me prend, je le prends. Quant à ce qui est de vous autres, il n'y a que patience à prenre. Blaise. - Velà de belles fiançailles! Lisette, à Merlin, en déchirant un papier. - Tu te tais donc, fourbe! Tiens, voilà le cas que je fais du plan de ta comédie, tu mériterais d'être traité de même. Merlin. - Mais, mes enfants, gagnons d'abord notre argent, et puis nous finirons nos débats. Colette. - C'est bian dit; je nous querellerons après, c'est la même chose. Lisette. - Taisez-vous, petite impertinente. Colette. - Cette jalouse, comme elle est malapprise! Merlin. - Paix-là donc, paix! Colette. - Suis-je cause que je vaux mieux qu'elle? Lisette. - Que cette petite paysanne-là ne m'échauffe pas les oreilles! Colette. - Mais, voyez, je vous prie, cette glorieuse, avec sa face de chambrière! Merlin. - Le bruit que vous faites va amasser tout le monde ici, et voilà déjà Madame Argante qui accourt, je pense. Lisette, s'en allant. - Adieu, fourbe. Merlin. - L'épithète de folle m'acquittera, s'il te plaÃt, de celle de fourbe. Blaise. - Je m'en vais itou me plaindre à un parent de la masque. Colette. - Je nous varrons tantôt, Monsieur Merlin, n'est-ce pas? Merlin. - Oui, Colette, et cela va à merveille; ces gens-là nous aiment, mais continuons encore de feindre. Colette. - Tant que vous voudrais; il n'y a pas de danger, pisqu'ils nous aimont tant. Scène VI. Madame Argante, Eraste, Merlin, Angélique Madame Argante. - Qu'est-ce que c'est donc que le bruit que j'entends? Avec qui criais-tu tout à l'heure? Merlin. - Rien, c'est Blaise et Colette qui sortent d'ici avec Lisette, Madame. Madame Argante. - Eh bien! est-ce qu'ils avaient querelle ensemble? Je veux savoir ce que c'est. Merlin. - C'est qu'il s'agissait d'un petit dessein que... nous avions, d'une petite idée qui nous était venue, et nous avons de la peine à faire un ensemble qui s'accorde. Et montrant Eraste. Monsieur vous dira ce que c'est. Eraste. - Madame, il est question d'une bagatelle que vous saurez tantôt. Madame Argante. - Pourquoi m'en faire mystère à présent? Eraste. - Puisqu'il faut vous le dire, c'est une petite pièce dont il est question. Madame Argante. - Une pièce de quoi? Merlin. - C'est, Madame, une comédie, et nous vous ménagions le plaisir de la surprise. Angélique. - Et moi, j'avais promis à Madame Amelin et à Eraste de ne vous en point parler, ma mère. Madame Argante. - Une comédie! Merlin. - Oui, une comédie dont je suis l'auteur; cela promet. Madame Argante. - Et pourquoi s'y battre? Merlin. - On ne s'y bat pas, Madame; la bataille que vous avez entendue n'était qu'un entracte; mes acteurs se sont brouillés dans l'intervalle de l'action; c'est la discorde qui est entrée dans la troupe; il n'y a rien là que de fort ordinaire. Ils voulaient sauter du brodequin au cothurne, et je vais tâcher de les ramener à des dispositions moins tragiques. Madame Argante. - Non, laissons là tes dispositions moins tragiques, et supprimons ce divertissement-là . Eraste, vous n'y avez pas songé la comédie chez une femme de mon âge, cela serait ridicule. Eraste. - C'est la chose du monde la plus innocente, Madame, et d'ailleurs Madame Amelin se faisait une joie de la voir exécuter. Merlin. - C'est elle qui nous paye pour la mettre en état; et moi, qui vous parle, j'ai déjà reçu des arrhes; ma marchandise est vendue, il faut que je la livre; et vous ne sauriez, en conscience, rompre un marché conclu, Madame. Il faudrait que je restituasse, et j'ai pris des arrangements qui ne me le permettent plus. Madame Argante. - Ne te mets point en peine; je vous dédommagerai, vous autres. Merlin. - Sans compter douze sous qu'il m'en coûte pour un moucheur de chandelles que j'ai arrêté; trois bouteilles de vin que j'ai avancées aux ménétriers du village pour former mon orchestre; quatre que j'ai donné parole de boire avec eux immédiatement après la représentation; une demi-main de papier que j'ai barbouillée pour mettre mon canevas bien au net... Madame Argante. - Tu n'y perdras rien, te dis-je. Voici Madame Amelin, et vous allez voir qu'elle sera de mon avis. Scène VII. Madame Amelin, Madame Argante, Angélique, Eraste, Merlin Madame Argante, à Madame Amelin. - Vous ne devineriez pas, Madame, ce que ces jeunes gens nous préparaient? Une comédie de la façon de Monsieur Merlin. Ils m'ont dit que vous le savez, mais je suis bien sûre que non. Madame Amelin. - C'est moi à qui l'idée en est venue. Madame Argante. - A vous, Madame! Madame Amelin. - Oui, vous saurez que j'aime à rire, et vous verrez que cela nous divertira; mais j'avais expressément défendu qu'on vous le dÃt. Madame Argante. - Je l'ai appris par le bruit qu'on faisait dans cette salle; mais j'ai une grâce à vous demander, Madame; c'est que vous ayez la bonté d'abandonner le projet, à cause de moi, dont l'âge et le caractère... Madame Amelin. - Ah! voilà qui est fini, Madame; ne vous alarmez point; c'en est fait, il n'en est plus question. Madame Argante. - Je vous en rends mille grâces, et je vous avoue que j'en craignais l'exécution. Madame Amelin. - Je suis fâchée de l'inquiétude que vous en avez prise. Madame Argante. - Je vais rejoindre la compagnie avec ma fille; n'y venez-vous pas? Madame Amelin. - Dans un moment. Angélique, à part à Madame Argante. - Madame Amelin n'est pas contente, ma mère. Madame Argante, à part le premier mot. - Taisez-vous. A Madame Amelin. Adieu, Madame; venez donc nous retrouver. Madame Amelin, à Eraste. - Oui, oui. Mon neveu, quand vous aurez mené Madame Argante, venez me parler. Eraste. - Sur-le-champ, Madame. Merlin. - J'en serai donc réduit à l'impression, quel dommage! Angélique et Merlin sortent avec Madame Argante. Scène VIII. Madame Amelin, Araminte Madame Amelin, un moment seule. - Vous avez pourtant beau dire, Madame Argante; j'ai voulu rire, et je rirai. Araminte. - Eh bien, ma chère! où en est notre comédie? Va-t-on la jouer? Madame Amelin. - Non, Madame Argante veut qu'on rende l'argent à la porte. Araminte. - Comment! elle s'oppose à ce qu'on la joue? Madame Amelin. - Sans doute on la jouera pourtant, ou celle-ci, ou une autre. Tout ce qui arrivera de ceci, c'est qu'au lieu de la lui donner, il faudra qu'elle me la donne, et qu'elle la joue, qui pis est, et je vous prie de m'y aider. Araminte. - Il sera curieux de la voir monter sur le théâtre! Quant à moi, je ne suis bonne qu'à me tenir dans ma loge. Madame Amelin. - Ecoutez-moi; je vais feindre d'être si rebutée du peu de complaisance qu'on a pour moi, que je paraÃtrai renoncer au mariage de mon neveu avec Angélique. Araminte. - Votre neveu est, en effet, un si grand parti pour elle... Madame Amelin, en riant. - Que la mère n'avait osé espérer que je consentisse; jugez de la peur qu'elle aura, et des démarches qu'elle va faire. Jouera-t-elle bien son rôle? Araminte. - Oh! d'après nature. Madame Amelin, riant. - Mon neveu et sa maÃtresse seront-ils, de leur côté, de bons acteurs, à votre avis? Car ils ne sauront pas que je me divertis, non plus que le reste des acteurs. Araminte. - Cela sera plaisant, mais il n'y a que mon rôle qui m'embarrasse à quoi puis-je vous être bonne? Madame Amelin. - Vous avez trois fois plus de bien qu'Angélique vous êtes veuve, et encore jeune. Vous m'avez fait confidence de votre inclination pour mon neveu, tout est dit. Vous n'avez qu'à vous conformer à ce que je vais faire voici mon neveu, et c'est ici la première scène, êtes-vous prête? Araminte. - Oui. Scène IX. Madame Amelin, Araminte, Eraste Eraste. - Vous m'avez ordonné de revenir; que me voulez-vous, Madame? La compagnie vous attend. Madame Amelin. - Qu'elle m'attende, mon neveu; je ne suis pas près de la rejoindre. Eraste. - Vous me paraissez bien sérieuse, Madame, de quoi s'agit-il? Madame Amelin, montrant Araminte. - Eraste, que pensez-vous de Madame? Eraste. - Moi? ce que tout le monde en pense; que Madame est fort aimable. Araminte. - La réponse est flatteuse. Eraste. - Elle est toute simple. Madame Amelin. - Mon neveu, son coeur et sa main, joints à trente mille livres de rente, ne valent-ils pas bien qu'on s'attache à elle? Eraste. - Y a-t-il quelqu'un à qui il soit besoin de persuader cette vérité-là ? Madame Amelin. - Je suis charmée de vous en voir si persuadé vous-même. Eraste. - A propos de quoi en êtes-vous si charmée, Madame? Madame Amelin. - C'est que je trouve à propos de vous marier avec elle. Eraste. - Moi, ma tante? vous plaisantez, et je suis sûr que Madame ne serait pas de cet avis-là . Madame Amelin. - C'est pourtant elle qui me le propose. Eraste, surpris. - De m'épouser! vous, Madame! Araminte. - Pourquoi non, Eraste? cela me paraÃtrait assez convenable; qu'en dites-vous? Madame Amelin. - Ce qu'il en dit? En êtes-vous en peine? Araminte. - Il ne répond pourtant rien. Madame Amelin. - C'est d'étonnement et de joie, n'est-ce pas, mon neveu? Eraste. - Madame... Madame Amelin. - Quoi? Eraste. - On n'épouse pas deux femmes. Madame Amelin. - Où en prenez-vous deux? on ne vous parle que de Madame. Araminte. - Et vous aurez la bonté de n'épouser que moi non plus, assurément. Eraste. - Vous méritez un coeur tout entier, Madame; et vous savez que j'adore Angélique, qu'il m'est impossible d'aimer ailleurs. Araminte. - Impossible, Eraste, impossible! Oh! puisque vous le prenez sur ce ton-là , vous m'aimerez, s'il vous plaÃt. Eraste. - Je ne m'y attends pas, Madame. Araminte. - Vous m'aimerez, vous dis-je; on m'a promis votre coeur, et je prétends qu'on me le tienne; je crois que d'en donner deux cent mille écus, c'est le payer tout ce qu'il vaut, et qu'il y en a peu de ce prix-là . Eraste. - Angélique l'estimerait davantage. Madame Amelin. - Qu'elle l'estime ce qu'elle voudra, j'ai garanti que Madame l'aurait; il faut qu'elle l'ait, et que vous dégagiez ma parole. Eraste. - Ah! Madame, voulez-vous me désespérer? Araminte. - Comment donc vous désespérer? Madame Amelin. - Laissez-le dire. Courage, mon neveu, courage! Eraste. - Juste ciel! Scène X Madame Amelin, Araminte, Madame Argante, Angélique, Eraste Madame Argante. - Je viens vous chercher, Madame, puisque vous ne venez pas; mais que vois-je? Eraste soupire! ses yeux sont mouillés de larmes! il paraÃt désolé! Que lui est-il donc arrivé? Madame Amelin. - Rien que de fort heureux, quand il sera raisonnable; au reste, Madame, j'allais vous informer que nous sommes sur notre départ, Araminte, mon neveu et moi. N'auriez-vous rien à mander à Paris? Madame Argante. - A-Paris! Quoi! est-ce que vous y allez, Madame? Madame Amelin. - Dans une heure. Madame Argante. - Vous plaisantez, Madame; et ce mariage?... Madame Amelin. - Je pense que le mieux est de le laisser là ; le dégoût que vous avez marqué pour ce petit divertissement, qui me flattait, m'a fait faire quelques réflexions. Vous êtes trop sérieuse pour moi. J'aime la joie innocente; elle vous déplaÃt. Notre projet était de demeurer ensemble; nous pourrions ne nous pas convenir; n'allons pas plus loin. Madame Argante. - Comment! une comédie de moins romprait un mariage, Madame? Eh! qu'on la joue, Madame; qu'à cela ne tienne; et si ce n'est pas assez, qu'on y joigne l'opéra, la foire, les marionnettes, et tout ce qu'il vous plaira, jusqu'aux parades. Madame Amelin. - Non, le parti que je prends vous dispense de cet embarras-là . Nous n'en serons pas moins bonnes amies, s'il vous plaÃt; mais je viens de m'engager avec Araminte, et d'arrêter que mon neveu l'épousera. Madame Argante. - Araminte à votre neveu, Madame! Votre neveu épouser Araminte! Quoi! ce jeune homme!... Araminte. - Que voulez-vous? Je suis à marier aussi bien qu'Angélique. Angélique, tristement. - Eraste y consent-il? Eraste. - Vous voyez mon trouble; je ne sais plus où j'en suis. Angélique. - Est-ce là tout ce que vous répondez? Emmenez-moi, ma mère, retirons-nous; tout nous trahit. Eraste. - Moi, vous trahir, Angélique! moi, qui ne vis que pour vous! Madame Amelin. - Y songez-vous, mon neveu, de parler d'amour à une autre, en présence de Madame que je vous destine? Madame Argante, fortement. - Mais en vérité, tout ceci n'est qu'un rêve. Madame Amelin. - Nous sommes tous bien éveillés, je pense. Madame Argante. - Mais, tant pis, Madame, tant pis! Il n'y a qu'un rêve qui puisse rendre ceci pardonnable, absolument qu'un rêve, que la représentation de votre misérable comédie va dissiper. Allons vite, qu'on s'y prépare! On dit que la pièce est un impromptu; je veux y jouer moi-même; qu'on tâche de m'y ménager un rôle; jouons-y tous, et vous aussi, ma fille. Angélique. - Laissons-les, ma mère; voilà tout ce qu'il nous reste. Madame Argante. - Je ne serai pas une grande actrice, mais je n'en serai que plus réjouissante. Madame Amelin. - Vous joueriez à merveille, Madame, et votre vivacité en est une preuve; mais je ferais scrupule d'abaisser votre gravité jusque-là . Madame Argante. - Que cela ne vous inquiète pas. C'est Merlin qui est l'auteur de la pièce; je le vois qui passe; je vais la lui recommander moi-même. Merlin! Merlin! approchez. Madame Amelin. - Eh! non, Madame, je vous prie. Eraste, à Madame Amelin. - Souffrez qu'on la joue, Madame; voulez-vous qu'une comédie décide de mon sort, et que ma vie dépende de deux ou trois dialogues? Madame Argante. - Non, non, elle n'en dépendra pas. Scène XI. Madame Amelin, Araminte, Madame Argante, Eraste, Angélique, Merlin Madame Argante continue. - La comédie que vous nous destinez est-elle bientôt prête? Merlin. - J'ai rassemblé tous nos acteurs; ils sont là , et nous allons achever de la répéter, si l'on veut. Madame Argante. - Qu'ils entrent. Madame Amelin. - En vérité, cela est inutile. Madame Argante. - Point du tout, Madame. Araminte. - Je ne présume pas, quoi que l'on fasse, que Madame veuille rompre l'engagement qu'elle a pris avec moi; la comédie se jouera quand on voudra, mais Eraste m'épousera, s'il vous plaÃt. Madame Argante. - Vous, Madame? Avec vos quarante ans! il n'en sera rien, s'il vous plaÃt vous-même, et je vous le dis tout franc, vous avez là un très mauvais procédé, Madame; vous êtes de nos amis, nous vous invitons au mariage de ma fille, et vous prétendez en faire le vôtre et lui enlever son mari, malgré toute la répugnance qu'il en a lui-même; car il vous refuse, et vous sentez bien qu'il ne gagnerait pas au change; en vérité, vous n'êtes pas concevable à quarante ans lutter contre vingt! Vous rêvez, Madame. Allons, Merlin, qu'on achève. Scène XII. Tous les acteurs. Madame Argante continue. - J'ajoute dix pistoles à ce qu'on vous a promis, pour vous exciter à bien faire. Asseyons-nous, Madame, et écoutons. Madame Amelin. - Ecoutons donc, puisque vous le voulez. Merlin. - Avance, Blaise; reprenons où nous en étions. Tu te plaignais de ce que j'aime Colette; et c'est, dis-tu, Lisette qui te l'a appris? Blaise. - Bon! qu'est-ce que vous voulez que je dise davantage? Madame Argante. - Vous plaÃt-il de continuer, Blaise? Blaise. - Non; noute mère m'a défendu de monter sur le thiâtre. Madame Argante. - Et moi, je lui défends de vous en empêcher je vous sers de mère ici, c'est moi qui suis la vôtre. Blaise. - Et au par-dessus, on se raille de ma parsonne dans ce peste de jeu-là , noute maÃtresse; Colette y fait semblant d'avoir le coeur tendre pour Monsieur Merlin, Monsieur Merlin de li céder le sien; et maugré la comédie, tout ça est vrai, noute maÃtresse; car ils font semblant de faire semblant, rien que pour nous en revendre, et ils ont tous deux la malice de s'aimer tout de bon en dépit de Lisette qui n'en tâtera que d'une dent, et en dépit de moi qui sis pourtant retenu pour gendre de mon biau-père. Les dames rient. Madame Argante. - Eh! le butor! on a bien affaire de vos bêtises. Et vous, Merlin, de quoi vous avisez-vous d'aller faire une vérité d'une bouffonnerie? Laissez-lui sa Colette, et mettez-lui l'esprit en repos. Colette. - Oui, mais je ne veux pas qu'il me laisse, moi; je veux qu'il me garde. Madame Argante. - Qu'est-ce que cela signifie, petite fille? Retirez-vous, puisque vous n'êtes pas de cette scène-ci; vous paraÃtrez quand il sera temps; continuez, vous autres. Merlin. - Allons, Blaise, tu me reproches que j'aime Colette? Blaise. - Eh! morguié, est-ce que ça n'est pas vrai? Merlin. - Que veux-tu, mon enfant? elle est si jolie, que je n'ai pu m'en empêcher. Blaise, à Madame Argante. - Eh bian! Madame Argante, velà -t-il pas qu'il le confesse li-même? Madame Argante. - Qu'est-ce que cela te fait, dès que ce n'est qu'une comédie? Blaise. - Je m'embarrasse, morguié! bian de la farce; qu'alle aille au guiable, et tout le monde avec! Merlin. - Encore! Madame Argante. - Quoi! on ne parviendra pas à vous faire continuer? Madame Amelin. - Eh! Madame, laissez là ce pauvre garçon vous voyez bien que le dialogue n'est pas son fort. Madame Argante. - Son fort ou son faible, Madame, je veux qu'il réponde ce qu'il sait, et comme il pourra. Colette. - Il braira tant qu'on voudra; mais c'est là tout. Blaise. - Eh! pardi! faut bian braire, quand on en a sujet. Lisette. - A quoi sert tout ce que vous faites là , Madame? Quand on achèverait cette scène-ci, vous n'avez pas l'autre; car c'est moi qui dois la jouer, et je n'en ferai rien. Madame Argante. - Oh! vous la jouerez; je vous assure. Lisette. - Ah! nous verrons si on me fera jouer la comédie malgré moi. Scène XIII. Tous les acteurs de la scène précédente, et Le Notaire qui arrive. Le Notaire, s'adressant à Madame Amelin. - Voilà , Madame, le contrat que vous m'avez demandé; on y a exactement suivi vos intentions. Madame Amelin, à Araminte, bas. - Faites comme si c'était le vôtre. A Madame Argante. Ne voulez-vous pas bien honorer ce contrat-là de votre signature, Madame? Madame Argante. - Et pour qui est-il donc, Madame? Araminte. - C'est celui d'Eraste et le mien. Madame Argante. - Moi! signer votre contrat, Madame! ah! je n'aurai pas cet honneur-là , et vous aurez, s'il vous plaÃt, la bonté d'aller vous-même le signer ailleurs. Au notaire. Remportez, remportez cela, Monsieur. A Madame Amelin. Vous n'y songez pas, Madame; on n'a point ces procédés-là ; jamais on n'en vit de pareils. Madame Amelin. - Il m'a paru que je ne pouvais marier mon neveu, chez vous, sans vous faire cette honnêteté-là , Madame, et je ne quitterai point que vous n'ayez signé, qui pis est; car vous signerez. Madame Argante. - Oh! il n'en sera rien; car je m'en vais. Madame Amelin, l'empêchant. - Vous resterez, s'il vous plaÃt; le contrat ne saurait se passer de vous. A Araminte. Aidez-moi, Madame; empêchons Madame Argante de sortir. Araminte. - Tenez ferme, je ne plierai point non plus. Madame Argante. - Où en sommes-nous donc, Mesdames? Ne suis-je pas chez moi? Eraste, à Madame Amelin. - Eh! à quoi pensez-vous, Madame? Je mourrais moi-même plutôt que de signer. Madame Amelin. - Vous signerez tout à l'heure, et nous signerons tous. Madame Argante. - Apparemment que Madame se donne ici la comédie, au défaut de celle qui lui a manqué. Madame Amelin, riant. - Ah! ah! ah! Vous avez raison; je ne veux rien perdre. Le Notaire. - Accommodez-vous donc, Mesdames; car d'autres affaires m'appellent ailleurs. Au reste, suivant toute apparence, ce contrat est à présent inutile, et n'est plus conforme à vos intentions, puisque c'est celui qu'on a dressé hier, et qu'il est au nom de Monsieur Eraste et de Mademoiselle Angélique. Madame Amelin. - Est-il vrai? Oh! sur ce pied-là , ce n'est pas la peine de le refaire; il faut le signer comme il est. Eraste. - Qu'entends-je? Madame Argante. - Ah! ah! j'ai donc deviné; vous vous donniez la comédie, et je suis prise pour dupe; signons donc. Vous êtes toutes deux de méchantes personnes. Eraste. - Ah! je respire. Angélique. - Qui l'aurait cru? Il n'y a plus qu'à rire. Araminte, à Madame Argante. - Vous ne m'aimerez jamais tant que vous m'avez haïe; mais mes quarante ans me restent sur le coeur; je n'en ai pourtant que trente-neuf et demi. Madame Argante. - Je vous en aurais donné cent dans ma colère; et je vous conseille de vous plaindre, après la scène que je viens de vous donner! Madame Amelin. - Et le tout sans préjudice de la pièce de Merlin. Madame Argante. - Oh! je ne vous le disputerai plus, je n'en fais que rire; je soufflerai volontiers les acteurs, si l'on me fâche encore. Lisette. - Vous voilà raccommodés; mais nous... Merlin. - Ma foi, veux-tu que je te dise? Nous nous régalions nous-mêmes dans ma parade pour jouir de toutes vos tendresses. Colette. - Blaise, la tienne est de bon acabit; j'en suis bien contente. Blaise, sautant. - Tout de bon? baille-moi donc une petite franchise pour ma peine. Lisette. - Pour moi, je t'aime toujours; mais tu me le paieras, car je ne t'épouserai de six mois. Merlin. - Oh! Je me fâcherai aussi, moi. Madame Argante. - Va, va, abrège le terme, et le réduis à deux heures de temps. Allons terminer. La Provinciale Acteurs Madame La Thibaudière, provinciale. Cathos, sa suivante. Colin, son valet. Madame Lépine, femme d'intrigues. Le Chevalier de La Trigaudière. La Ramée, son valet. Monsieur Lormeau, cousin de Madame La Thibaudière. Monsieur Derval, prétendant de Madame La Thibaudière. Ses Soeurs. Une dame inconnue. Marton, sa suivante. La scène se passe dans un hôtel à Paris. Scène première. Madame Lépine, Le Chevalier, La Ramée Ils entrent en se parlant. Madame Lépine. - Ah! vraiment, il est bien temps de venir je n'ai plus le loisir de vous entretenir; il y a une heure que je vous attends, et que vous devriez être ici. Le Chevalier. - C'est la faute de ce coquin-là , qui m'a éveillé trop tard. La Ramée. - Ma foi, c'est que je ne me suis pas éveillé plus tôt. Quand on dort, on ne se ressouvient pas de se lever. Madame Lépine. - Madame La Thibaudière est presque habillée elle ou Lisette peut descendre dans cette salle-ci, et il faut être plus exact. Le Chevalier. - Ne vous fâchez pas. De quoi s'agit-il? Mettez-moi au fait en deux mots qu'est-ce que c'est d'abord que Madame La Thibaudière? Madame Lépine. - Une femme de province, qui n'est ici que depuis huit jours; qui est venue occuper un très grand appartement, précisément dans l'hôtel où je suis logée; avec qui j'ai lié connaissance le surlendemain de son arrivée; qui est veuve depuis un an; qui a presque toujours demeuré à la campagne, qui jamais n'a vu Paris, ni quitté la province; qui, depuis six mois, a hérité d'un oncle qui la laisse prodigieusement riche; et qui, le jour même où je la connus, reçut un remboursement de plus de cent mille livres, qu'elle a encore. Le Chevalier. - Qu'elle a encore? La Ramée. - Qu'elle a encore!... cela est beau! Le Chevalier. - Et c'est cette femme-là , sans doute, avec qui je vous rencontrai avant-hier à midi dans la boutique de ce marchand, où j'étais moi-même avec ces deux dames? Madame Lépine. - Elle-même. Vous comprenez à présent pourquoi j'affectai tant de vous connaÃtre et de vous saluer; pourquoi je vous glissai à l'oreille de la lorgner beaucoup, et de vous trouver le même jour au Luxembourg, où je serais avec elle, et d'y continuer vos lorgneries. Le Chevalier. - Oui, je commence à être au fait. La Ramée. - Parbleu, cela n'est pas difficile! le remboursement rend cela plus clair que le jour. Le Chevalier. - Vous me dÃtes aussi d'envoyer La Ramée le lendemain à votre hôtel, à l'heure de votre dÃner, sous prétexte de savoir à quelle heure je pourrais vous voir aujourd'hui. Quelle était votre idée, Madame Lépine? Madame Lépine. - Que La Ramée entrât dans la salle où nous dÃnions, Madame La Thibaudière et moi; qu'elle le reconnût pour l'avoir vu la veille avec vous, et qu'elle se doutât que vous ne vouliez venir me parler que pour tâcher de la voir encore, comme en effet elle s'en est doutée. La Ramée. - J'entends quelqu'un. Madame Lépine. - Je vous le disais bien; c'est elle-même! et je ne vous ai pas dit la moitié de ce qu'il faut que vous sachiez. Mais heureusement je pense qu'elle va sortir pour quelque achat qu'elle doit faire ce matin. Contentez-vous à présent de la saluer en homme qui ne vient voir que moi. Le Chevalier. - Ne vous inquiétez point. Scène II. Madame Lépine, Le Chevalier, La Ramée, Madame La Thibaudière, Cathos, suivante. Madame La Thibaudière. - Je vous cherchais, Madame Lépine, pour vous emmener avec moi. Mais vous avez compagnie, et je ne veux point vous déranger. Tous les acteurs se saluent. Le Chevalier. - Déranger, Madame? Quant à moi, je ne sache rien qui m'arrange tant que le plaisir de vous voir. Madame La Thibaudière. - Cela est fort galant, Monsieur, mais vous pouvez avoir quelque chose à vous dire; je suis pressée, et je crois devoir vous laisser en liberté. Adieu, Madame Lépine je ne serai pas longtemps absente, et nous nous reverrons bientôt. La Ramée salue Cathos avec affectation. Scène III. Le Chevalier, Madame Lépine, La Ramée Le Chevalier. - Oh! oui, Madame Lépine à vue de pays, nous viendrons à bout de cette femme-là . Elle a des façons qui nous le promettent, et je prévois que nous la subjuguerons, en la flattant d'avoir de bons airs. Madame Lépine. - Je n'en doute pas, moi qui la connais. Le Chevalier, tirant une lettre. - Elle me paraÃt faite pour la lettre que je lui ai écrite, en supposant que je ne la visse pas chez vous, et qu'elle ne refusera pas de prendre de votre main. Madame Lépine la reçoit. - Oui, mais elle va revenir, et je ne veux pas qu'elle vous retrouve. Laissez-moi seulement La Ramée, que je vais instruire de ce qu'il est bon que vous sachiez. Il ira vous rejoindre, et vous reviendrez ensemble. Le Chevalier. - Soit. A La Ramée. Je vais donc t'attendre chez moi. La Ramée. - Oui, Monsieur. Madame Lépine, rappelant le Chevalier. - Chevalier, un mot. Souvenez-vous de nos conventions après le succès de cette aventure-ci, au moins. Le Chevalier. - Pouvez-vous vous méfier de moi? Il part. La Ramée, le rappelant. - Monsieur, Monsieur, un autre petit mot, s'il vous plaÃt. Le Chevalier, revenant. - Que me veux-tu? La Ramée. - Vous oubliez un règlement pour moi. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu un règlement? tu nous parles comme à des fripons. La Ramée. - Non pas, mais comme à des espiègles dont j'ai l'honneur d'être associé. Vous allez attaquer un coeur novice dont vous aurez le pillage; vous serez les chefs de l'action regardez-moi comme un soldat qui demande sa paye. Le Chevalier. - Assurément. Madame Lépine. - Oui, il a raison. Allons, La Ramée, on récompensera bien tes services, je te le promets. La Ramée. - Grand merci, mon capitaine. Et votre lieutenant, quelle est sa pensée un peu au net? Le Chevalier. - Il y aura cinquante pistoles pour toi; adieu. Scène IV. Madame Lépine, La Ramée La Ramée. - Madame Lépine, il s'agit ici d'une espèce de parti bleu honnête contre une cassette; et par ma foi, cinquante pistoles, ce n'est pas assez. Si je désertais chez l'ennemi, ma désertion me vaudrait davantage. Madame Lépine. - Déserter! garde-t'en bien, La Ramée! La Ramée. - Oh! ne craignez rien ce n'est qu'une petite réflexion dont je vous avise. Madame Lépine. - Tu seras content du Chevalier et de moi; je te le garantis ton payement sera le premier levé. La Ramée. - Tant mieux! Madame Lépine. - Dis-moi cette lettre qu'il m'a laissée, est-elle dans le goût que j'ai demandé? La Ramée. - Comptez sur le billet doux le plus cavalier, le plus leste, le plus dégagé... vous verrez! vous verrez! Ce n'est pas pour me vanter, mais j'y ai quelque part. Il n'a pas plus de sept ou huit lignes; et en honneur, c'est un chef-d'oeuvre d'impertinence. Soyez sûre qu'une femme sensée, en pareil cas, en ferait jeter l'auteur par les fenêtres. Madame Lépine. - Et voilà précisément comme il nous le faut avec notre provinciale, préparée comme elle l'est! c'est cette impertinence-là qui en fera le mérite auprès d'elle. La Ramée. - Il est parfait, vous dis-je; il est écrit sous ma dictée; bien entendu que ladite Marquise soit assez folle pour le soutenir. Le succès dépend de l'état où vous avez mis sa tête. Madame Lépine. - Oh! rien n'y manque. La Ramée. - Et puis, c'est une tête de femme, ce qui prête beaucoup. Et le Chevalier, à propos, l'avez-vous fait de grande maison, tout fils de bourgeois qu'il est? Madame Lépine. - Oh! c'est un de nos galants du bel air, et des plus répandus que j'aie jamais connu chez tout ce qu'il y a de plus distingué. La Ramée. - Et en quelle qualité êtes-vous avec elle? Ne serait-il pas nécessaire de le savoir? Madame Lépine. - Mon enfant, dans une qualité assez équivoque, et j'allais te le dire. Je ne suis ni son égale, ni son inférieure. La Ramée. - On peut vous appeler un ambigu. Madame Lépine. - Elle a voulu que je demeurasse avec elle elle me loge, me nourrit, m'a déjà fait quelques petits présents, que j'ai d'abord refusés par décence, et que j'ai acceptés par amitié. Voici mon histoire je suis une jeune dame veuve, qui était à son aise, mais qui a de la peine à présent à soutenir noblesse, à cause de la perte d'un grand procès, qui me force à vivre retirée. Avant mon mariage, j'ai passé quelques années avec des duchesses et même des princesses, dont j'avais l'honneur d'être la compagne gagée et qui me menaient partout, ce qui m'a acquis une expérience consommée sur les usages du beau monde, en vertu de laquelle je gouverne notre provinciale. La Ramée. - Le joli roman! Madame Lépine. - Mais comme, d'un autre côté, la fortune lui donne de grands avantages sur une dame ruinée, j'ai la modestie de négliger les cérémonies avec la Marquise de la Thibaudière, de lui céder les honneurs du pas, et de laisser, entre elle et moi, une petite distance qui me gagne sa vanité, et qui ne me coûte que des égards et quelques flatteries, de façon que je suis tour à tour, et sa complaisante, et son oracle. La Ramée. - Quel génie supérieur! Ah! Madame Lépine, avec un pareil don du ciel, le patrimoine du prochain sera toujours le vôtre! Madame Lépine. - Votre Marquise, au reste, n'a encore reçu de visite que d'un de ses parents, homme de province assez âgé, et qui, pour terminer une grande affaire qu'elle a ici, vient la marier avec un homme de considération, qu'il doit lui amener incessamment, et qui la fixerait à Paris. Entends-tu? La Ramée. - Malepeste! voilà un mariage qu'il faut gagner de vitesse, de peur que le remboursement ne change de place, et ne soit stipulé dans le contrat. Mais, Madame Lépine, au lieu de nous en tenir à ces petits bénéfices de passage, si nous épousions la future; si nous tâchions de saisir le gros de l'arbre, au lieu des branches? Madame Lépine. - Cela serait trop difficile, et puis j'irais directement contre mes préceptes je lui ai déjà dit que, pour le bon air, il était indécent d'aimer son mari, et qu'il ne fallait garder l'amour que pour la galanterie, et non pas pour le mariage ainsi il n'y a pas moyen. Adieu, va-t'en, tout est dit. La Ramée. - Je sors donc, songez à mes intérêts. Madame Lépine. - Tu peux t'en fier à moi; pars. Et puis elle le rappelle. St, st, La Ramée! je rêve que nous aurions besoin d'une femme qui, sur le pied d'amante de ton maÃtre, et d'amante jalouse, se douterait de son intrigue avec la Marquise, et viendrait hardiment ici, ou pour l'y chercher, ou pour examiner sa rivale, et lui dirait en même temps de la suivre chez un notaire, afin d'y achever le paiement d'un régiment qu'il achèterait. La Ramée, riant. - D'un régiment fabuleux, de votre invention? Madame Lépine. - Oui, que je lui donne, et qu'on supposera. La Ramée, rêvant. - Je ferai votre affaire. Il s'agit d'une virtuose, et nous en connaissons tant... je vous en fournirai une, moi... Elle ne sera pas de votre force, Madame Lépine; mais elle ne sera pas mal. Sont-ce là tous les outils qu'il vous faut?... Quand voulez-vous celui-là ? Madame Lépine. - Tantôt, quand le Chevalier sera revenu. La Ramée. - Vous serez servie. Madame Lépine. - Adieu donc. La Ramée, feignant de s'en aller. - Adieu. Et puis se retournant. N'avez-vous plus rien à me dire? Madame Lépine. - Non. La Ramée. - Je ne suis pas de même... je rêve aussi, moi. Madame Lépine. - Parle. La Ramée. - Vous avez une lettre du Chevalier à rendre à la Marquise... oserais-je en toute humilité vous en confier une pour mon petit compte? Madame Lépine. - Qu'est-ce que c'est qu'une pour toi? Est-ce que tu écris aussi à la Marquise? La Ramée. - Non, c'est une porte plus bas; c'est à Cathos dont je ne sais le nom que de tout à l'heure, à ce petit minois de femme de chambre, qui était avec vous chez ce marchand, qui me parut niaise, mais jolie, et avec qui, par inspiration, j'ébauchai une petite conversation de regards, où elle joua assez bien sa partie; et hier, quand le Chevalier m'envoya chez vous, en redescendant, je la trouvai sur la porte d'un entre-sol, où je repris le fil du discours par un Votre valet très humble, Mademoiselle, et par une ou deux révérences, aussi bien troussées, soutenues d'un déhanchement aussi parfait!... Je sentis, en vérité, que cela lui allait au coeur. Nous venons encore de nous entre-saluer ici; et à l'exemple de mon maÃtre, dont vous rendrez le billet, voici un petit bout de papier que j'ai écrit, et que je vous supplierai de lui remettre par la même commodité. Madame Lépine. - Par la même commodité!... Mons de la Ramée, vous me manquez de respect. La Ramée. - Oh! vous êtes si fort au-dessus de cette puérile délicatesse-là ; vous êtes si serviable!... Madame Lépine. - Mais à quoi vous conduira cet amour-là ? La Ramée. - Hélas! à ce qu'il pourra. Je ne m'attends pas qu'on ait rien remboursé à Cathos; mais si vous vouliez, chemin faisant, la mettre un peu en goût d'être du bel air avec moi, je n'aurai point de régiment à acheter, mais j'aurai quelque payement à faire, et tout m'est bon je glanerai; ce qui viendra, je le prendrai. Madame Lépine. - Soit; je glisserai à tout hasard quelques mots en votre faveur. A l'égard de votre papier, faites-lui votre commission vous-même, puisque la voilà qui vient; et puis, partez pour rejoindre votre maÃtre. La Ramée. - Vous allez voir mon aisance. Scène V. Madame Lépine, La Ramée, Cathos Cathos. - Nous sommes revenues; et Madame la Marquise s'est arrêtée dans le jardin. Vous avez donc encore du monde? Madame Lépine. - Oui, c'est Monsieur de la Ramée qui m'apporte un billet que Monsieur le Chevalier avait oublié de me donner. La Ramée, saluant Cathos. - Et il m'en reste encore un dont l'objet de mes soupirs aura, s'il vous plaÃt, la bonté de me défaire. Cathos, saluant. - Est-ce moi que Monsieur veut dire? La Ramée. - Et qui donc, divine brunette? Vous n'ignorez pas l'objet que j'aime! Cathos, riant niaisement. - Je me doute qui c'est, par-ci, par-là . Madame Lépine, riant. - Ha, ha, ha, courage!... Mons de la Ramée est un illustre au moins, un garçon très couru. La Ramée, à Cathos. - Et ce garçon si couru, c'est vous qui l'avez attrapé. Cathos. - Je ne cours pourtant pas trop fort; et vous me contez des fleurettes, Monsieur. La Ramée. - Oh! palsambleu, beauté sans pair, vous avez lu dans mes yeux que je vous adore, et je requiers de pouvoir en lire autant dans les vôtres. Cathos. - Ah! dame! il faut le temps de faire réponse. La Ramée. - Vous m'avez promis dans un regard ou deux que je n'attendrais pas, et je suis impatient. C'est ce que vous verrez dans cette petite épÃtre qui vous entretiendra de moi jusqu'à mon retour, et que je n'ai pu qu'adresser à Mademoiselle, Mademoiselle en blanc, faute d'être instruit de votre nom. Comment vous appelle-t-on, mes amours, afin que je l'écrive? Cathos, saluant. - Il n'y a qu'à mettre Cathos, pour vous servir, si j'en suis capable. La Ramée, tirant un crayon. - Très capable! extrêmement capable! Il écrit. Madame Lépine, je vous demande pardon de la liberté que je prends devant vous, mais ce petit minois m'étourdit; il est céleste, il m'égare; il s'agit d'amour, et cela passe partout... N'est-ce pas Cathos que vous dites, charme de ma vie? Cathos. - Oui, Monsieur. La Ramée, écrivant. - Ce nom-là m'est familier; je connais une des plus belles pies du monde qui s'appelle de même. Cathos. - Oh! mais je m'appelle aussi Charlotte. La Ramée, lui donnant sa lettre. - La pie n'a pas cet honneur-là , et tous vos noms sont des enchantements. Prenez, Charlotte en lui présentant la lettre, prenez cette lettre, et souvenez-vous que c'est Charlot de la Ramée qui vous la présente, et qui brûle d'en avoir réponse. Adieu, bel oeil; adieu, figure triomphante, et adieu, bijou tout neuf! Madame Lépine. - Je pense comme toi, La Ramée. La Ramée. - Madame, votre approbation met le comble à son éloge. Et puis à Cathos. A propos! j'oubliais votre main... donnez-moi, que je la baise. Cathos, retirant sa main. - Ma main? eh mais, c'est de bonne heure. Scène VI. Monsieur Lormeau, les acteurs précédents. La Ramée, sans le voir, et à Cathos. - Hé bien, je vous fais crédit jusqu'à tantôt. Monsieur Lormeau, qui a entendu. - Qu'est-ce que c'est que cet homme-là , Cathos? Et à La Ramée. A qui donc parlez-vous de faire crédit ici? La Ramée, en s'en allant. - A la merveilleuse Cathos, suivante de Madame la Marquise, Monsieur. Il part. Monsieur Lormeau. - Ce drôle-là a l'air d'un fripon; Madame Lépine, que signifie ce crédit et cette Marquise? Cathos. - Bon, du crédit! c'est qu'il raille; c'est ma main qu'il voulait baiser, et qu'il ne baisera que tantôt. Monsieur Lormeau. - Qu'il ne baisera que tantôt, qu'est-ce que cela signifie? Cathos. - Oui, l'affaire est remise. A l'égard du garçon, c'est l'homme de chambre d'un jeune chevalier de nos amis; et la Marquise, c'est Madame voilà tout. Monsieur Lormeau. - Quelle Madame? ma parente? Cathos. - Elle-même. Monsieur Lormeau. - Eh! depuis quand est-elle marquise? de quelle promotion l'est-elle? Cathos. - D'avant-hier matin cela se conclut une heure après son dÃner. Monsieur Lormeau, à Madame Lépine. - Madame, ne m'apprendrez-vous pas ce que c'est que ce marquisat? Madame Lépine. - Madame La Thibaudière m'a dit qu'elle avait une terre qui portait ce titre, et elle l'a pris elle-même, ce qui est assez d'usage. Cathos. - Pardi, on se sert de ce qu'on a. Monsieur Lormeau. - Elle n'y songe pas. Est-elle folle? Je ne l'appellerai jamais que Madame Riquet; c'est son nom, et non pas La Thibaudière. Cathos. - Bon! Madame Riquet, pendant qu'on a un château de qualité! Monsieur Lormeau. - Fort bien! en voilà une à qui la tête a tourné aussi. Madame Lépine, voulez-vous que je vous dise? je crois que vous me gâtez la maÃtresse et la servante. Madame Lépine. - Je les gâte, Monsieur? je les gâte?... Vous ne mesurez pas vos discours; et ces termes-là ne conviennent pas à une femme comme moi. Cathos. - Madame sait les belles compagnies sur le bout de son doigt; elle nous apprend toutes les pratiques galantes, et la coutume des marquises, comtesses et duchesses voyez si cela peut gâter le monde. Monsieur Lormeau. - Vous êtes en de bonnes mains à ce qui me semble, et vous me paraissez déjà fort avancée. Au surplus, Madame Riquet est sa maÃtresse. Où est-elle? peut-on la voir? n'y aura-t-il point quelque coutume galante qui m'en empêche? Cathos. - Tenez, la voilà qui vient. Scène VII. Madame La Thibaudière, les acteurs précédents. Monsieur Lormeau. - Bonjour, ma cousine. Madame La Thibaudière. - Ah! bonjour, Monsieur, et non pas mon cousin. Monsieur Lormeau, les premiers mots à part. - Autre pratique galante!... Et à Madame La Thibaudière. D'où vient donc? Madame La Thibaudière. - C'est qu'on n'ai ni cousin ni cousine à Paris, mon très cher... A cela près, que me voulez-vous? Monsieur Lormeau. - Est-il vrai que vous avez changé de nom? Madame La Thibaudière. - Point du tout... De qui tenez-vous cela? Monsieur Lormeau. - De Cathos, qui m'a voulu faire accroire que vous avez pris le nom de Marquise de la Thibaudière. Madame La Thibaudière. - Il est vrai; mais ce n'est pas là changer de nom c'est prendre celui de sa terre. Madame Lépine. - Il n'y a rien de si commun. Madame La Thibaudière. - Oui, mais Monsieur Lormeau ne sait point cela, il faut l'en instruire; il est dans les simplicités de province. Allez, Monsieur, rassurez-vous, nous n'en serons pas moins bons parents... A propos, vous vis-je hier? Comment vous portez-vous aujourd'hui? Monsieur Lormeau. - Vous voyez, assez bien, Dieu merci... mais, ma cousine, encore un petit mot. Feu Monsieur Riquet... Madame La Thibaudière, à Madame Lépine, à part. - Ce bonhomme, avec sa cousine et son Riquet! Madame Lépine sourit. Cathos, riant tout haut. - Ha, ha, ha! Madame La Thibaudière, riant aussi. - Eh bien, que souhaite le cousin de la cousine? Monsieur Lormeau, levant les épaules. - Madame, ou Marquise... Lequel aimez-vous le mieux? Madame La Thibaudière. - Madame est bon, Marquise aussi, toujours l'un ou l'autre; c'est la règle. Achevez. Monsieur Lormeau. - Feu votre mari s'appelait Monsieur Riquet, n'est-il pas vrai? il s'ensuit donc que vous êtes la veuve Riquet. Madame La Thibaudière, avec dédain. - Prenez donc garde! Veuve Riquet et Marquise n'ont jamais été ensemble. Veuve Riquet se dit de la marchande du coin. Mon mari, au reste, s'appelait Monsieur Riquet, j'en conviens; mais, depuis sa mort, j'ai hérité du marquisat de la Thibaudière, et j'en prends le nom, comme de son vivant il l'aurait pris lui-même, s'il avait été raisonnable. Allons, n'en parlons plus. Que devenez-vous aujourd'hui? Avez-vous des nouvelles de mon affaire? Monsieur Lormeau. - Oui, Marquise; et je venais vous dire que je vous amènerai tantôt la personne avec qui je travaille à vous marier, pour vous éviter le procès que vous auriez ensemble touchant votre succession; c'est un homme de distinction qui vous donnera un assez beau rang. Mais, de grâce, ne changez rien aux manières que vous aviez il n'y a pas plus de huit jours; et laissez là les pratiques galantes, et la coutume des comtesses, marquises et duchesses... Adieu, cousine. Madame La Thibaudière. - Salut au cousin. Scène VIII. Madame La Thibaudière, Madame Lépine, Cathos Madame La Thibaudière. - Les pratiques galantes et la coutume des comtesses, marquises et duchesses les plaisantes expressions!... c'est que nos manières sont de l'arabe pour lui. Cathos. - C'est moi qui lui ai enseigné cet arabe-là pour rire. Madame Lépine. - Ha! que ce gentilhomme est grossier, Marquise! que Monsieur votre cousin est campagnard! Madame La Thibaudière. - Ha! d'un campagnard, d'un rustique!... Cathos. - D'un lourd, d'un malappris! Madame Lépine. - Savez-vous bien, au reste, que vous venez de m'étonner, Marquise? Madame La Thibaudière. - Comment? Madame Lépine. - Oui, m'étonner! Je vous admire! Vous avez eu tout à l'heure des façons de parler aussi distinguées, d'un aussi bon ton, des tours d'une finesse et d'une ironie d'un aussi bon goût qu'il y en ait à la cour. Vous excellerez, Marquise, vous excellerez. Madame La Thibaudière. - Est-il possible? c'est à vous à qui j'en ai l'obligation. Cathos. - J'avance aussi, moi, n'est-ce pas? je me polis. Madame Lépine. - Pas mal, Cathos, pas mal. Madame La Thibaudière. - Madame Lépine, si Cathos changeait de nom? Cathos me déplaÃt, ai-je tort? Madame Lépine. - Vous me charmez! Il faut que je vous embrasse, Marquise, je n'y saurais tenir; voilà un dégoût qui part du sentiment le plus exquis, et que vous avez sans le secours de personne, ce qui est particulier... Oui, vous avez raison Cathos ne vaut rien, il rappelle son ménage de province. Madame La Thibaudière. - Justement. Allons, plus de Cathos, entendez-vous? Cathos, je vous fais Lisette. Madame Lépine. - Fort bien. Cathos. - Quel plaisir! Je serai Lisette par-ci, Lisette par-là ... Ce nom me dégourdit. Madame La Thibaudière. - Vous croyez donc, Madame Lépine, que je puis à présent me produire? Madame Lépine. - Au moment où nous parlons, vous faites peut-être plus de bruit que vous ne pensez. Madame La Thibaudière. - Moi, du bruit? sérieusement! du bruit? Madame Lépine. - Je sais un cavalier des plus aimables, qui vous donne actuellement la préférence sur nombre de femmes, qui en sont bien piquées. Voyez-vous cette lettre-là qu'on est venu tantôt à genoux me prier de vous rendre? Madame La Thibaudière. - A genoux! voilà qui est passionné. Cathos. - En voyez-vous une qu'on m'a donnée seulement debout, mais avec des civilités? Madame La Thibaudière. - Quoi! déjà deux lettres? Cathos. - Oui, Marquise, chacune la nôtre. Madame Lépine. - Celle-ci est du Chevalier, qui, sans contredit, est l'homme de France le plus à la mode. Madame La Thibaudière. - Ah! joli homme! il a je ne sais quelle étourderie si agréable; mais je l'ai donc frappé? Je le soupçonnais, Madame Lépine; c'est ici où j'ai besoin d'un peu d'instruction. Comment traiterai-je avec lui? Quoi qu'il en dise, dans le fond, notre liaison n'est presque rien; cependant il m'écrit, et me parle d'amour apparemment. Dans mon pays, cela me paraÃtrait impertinent; ici, ce n'est peut-être qu'une liberté de savoir-vivre. Mais recevrai-je son billet? je crois que non. Madame Lépine. - Ne pas le recevoir? Je serais curieuse de savoir sur quoi vous fondez cette opinion-là . Madame La Thibaudière. - C'est-à -dire que ma difficulté est encore un reste de barbarie. Ah! maudite éducation de province, qu'on a peine à se défaire de toi! Sachez donc que parmi nous on ne peut recevoir un billet doux du premier venu sans blesser les bonnes moeurs. Cathos. - Dame! oui, voilà ce que la vertu de chez nous en pense. Madame Lépine. - La plaisante superstition! Quel rapport y a-t-il d'une demi-feuille de papier à de la vertu? Cathos. - Quand ce serait une feuille tout entière? Madame La Thibaudière. - Que voulez-vous? j'arrive, à peine suis-je débarquée, et je sors du pays de l'ignorance crasse. Madame Lépine. - Renvoyez un billet vous seriez perdue; il n'y aurait plus de réputation à espérer pour vous. A Paris, manquez-vous de moeurs? on en rit, et on vous le pardonne. Manquez-vous d'usage? vous n'en revenez point, vous êtes noyée. Cathos. - Et cela, pour un chiffon de papier. Madame La Thibaudière. - Oh! j'y mettrai bon ordre! M'écrive à présent qui voudra, je prends tout, je reçois tout, je lis tout. Cathos. - Oh! pardi, pour moi, je n'ai pas fait la bégueule. Madame Lépine, lui présentant la lettre. - Allons, Marquise, femme de qualité, ouvrez le billet, et lisez ferme. Madame La Thibaudière, ouvrant vite. - Tenez, voilà comme j'hésite. Ai-je la main timide? Madame Lépine. - Non pourvu que vous répondiez aussi hardiment, tout ira bien. Madame La Thibaudière. - Répondre?... cela est violent. Madame Lépine. - Quoi? Madame La Thibaudière. - Je dis violent, en province. Madame Lépine. - Je vous ai cru étonnée, j'ai craint une rechute. Madame La Thibaudière. - Etonnée pour une réponse? Si vous me piquez, j'en ferai deux. Madame Lépine. - Une suffira. Cathos, ouvrant sa lettre. - Allons, voilà la mienne ouverte, et si je ne la lis, ni ne réponds, je vous prends à témoin que c'est que je ne sais ni lire ni écrire. Madame Lépine. - Garde-la; je te la lirai. Cathos. - Grand merci! il faudra bien, afin de sauver ma réputation. Madame Lépine. - Eh bien, Marquise, êtes-vous contente du style du Chevalier? Madame La Thibaudière, riant. - Il est charmant, je dis charmant! mais bien m'en prend d'être avertie quinze jours plus tôt, j'aurais pris cette lettre-là pour une insulte, Madame Lépine, pour une insulte! car elle est hardie, familière. On dirait qu'il y a dix ans qu'il me connaÃt. Madame Lépine. - Je le crois. Le Chevalier, qui sait son monde, vous traite en femme instruite. Madame La Thibaudière. - Vraiment, je ne m'en plains pas; il me fait honneur... tenez, lisez-le. Cathos. - Je crois aussi que celle de mon galant aura bien des charmes, car il va si vite dans le propos; il me considère si peu, que c'est un plaisir, le petit folichon qu'il est. Madame Lépine lit haut celle de la Marquise. - Etes-vous comme moi, Marquise? je n'ai fait que vous voir, et je me meurs; je ne saurais plus vivre; dites, ma reine, en quel état êtes-vous? à peu près de même, n'est-ce pas? je m'en doute bien; mon coeur ne serait pas parti si vite, si le vôtre avait dû vous rester. C'est ici une affaire de sympathie; notre étoile était de nous aimer hâtons-nous de la remplir; j'ai besoin de vous voir; vous m'attendez sans doute. A quelle heure viendrai-je? Le tendre et respectueux Chevalier de la Trigaudière. Madame Lépine, après avoir lu, et froidement. - C'est assez d'une pareille lettre, pour illustrer toute la vie d'une femme. Cathos. - Quel trésor! Madame la Thibaudière, riant. - Que dites-vous de cette étoile qui veut que je l'aime? Madame Lépine. - Et qui ne met rien sur le compte de son mérite! Remarquez la modestie... Madame La Thibaudière. - Et cet endroit où il dit que je l'attends; le joli mot! je l'attends! de sorte que je n'aurai pas la peine de lui dire Venez. Que cette tournure-là met une femme à son aise! Cathos. - Elle trouve tout fait il n'y a plus qu'à aller. Madame Lépine. - Point de sot respect. Madame La Thibaudière. - Sinon qu'à la fin, de peur qu'il ne gêne le corps de la lettre... mais je pense que quelqu'un vient. Madame Lépine, puisque ce billet-là m'est si honorable, il n'est pas nécessaire que je le cache. Madame Lépine. - Gardez-vous en bien! qu'on le voie si on veut; la discrétion là -dessus serait d'une platitude ignoble. Scène IX. Les acteurs précédents, Monsieur Lormeau, Monsieur Derval Monsieur Lormeau. - Madame, voici Monsieur Derval que je vous présente. On ne peut rien ajouter à l'empressement qu'il avait de vous voir. Monsieur Derval. - Je sens bien que j'en aurai encore davantage. Madame La Thibaudière. - Vous êtes bien galant, Monsieur... Des sièges à ces Messieurs. Monsieur Derval. - Mais, Madame, ne prenons-nous pas mal notre temps? je vois que vous tenez une lettre, qui demande peut-être une réponse prompte. Madame La Thibaudière. - J'avoue que j'allais écrire. Monsieur Derval. - Nous ne voulons point vous gêner, Madame. A Monsieur Lormeau. Sortons, Monsieur; nous reviendrons. Monsieur Lormeau. - S'il s'agit de répondre à des nouvelles de province, le courrier ne part que demain. Madame La Thibaudière. - Non, c'est un billet doux, que je viens de recevoir, mais qui est extrêmement léger et joli; et Monsieur, qui est de Paris, sait bien qu'il faut y répondre. Monsieur Lormeau. - Un billet doux, Madame! vous plaisantez; vous ne vous en vanteriez pas. Madame La Thibaudière, riant. - Hé, hé, hé... vous voilà donc bien épouvanté, notre cher parent? je ne le dis point pour m'en vanter non plus je le dis comme une aventure toute simple et dont une femme du monde ne fait point mystère; demandez à Monsieur. Elle rit. Hé, hé, hé... Madame Lépine rit à part. Cathos rit haut. - Hé, hé, hé... Monsieur Derval. - Madame est la maÃtresse de ses actions. Madame La Thibaudière. - Oh! je vous avertis que Monsieur Lormeau n'entend point raillerie là -dessus. Monsieur Lormeau. - Dès qu'il ne s'agit que d'en badiner, à la bonne heure! mais je craignais que ce fût quelque jeune étourdi qui eût eu l'impertinence de vous écrire. Madame La Thibaudière. - Ah! s'il vous faut un Caton, ce n'en est pas un. C'est un étourdi, j'en conviens; et s'il ne l'était pas, qu'en ferait-on? Monsieur Lormeau. - Vous ne songez pas, Madame, que ce billet doux peut inquiéter Monsieur Derval. Madame La Thibaudière, riant. - Hé, hé, hé! de quelle inquiétude provinciale nous parlez-vous là ? Tâchez donc de n'être plus si neuf. Monsieur en veut à ma main, et le Chevalier ne poursuit que mon coeur; ce sont deux choses différentes, et qui n'ont point de rapport. Monsieur Derval. - Je me trouverais cependant fort à plaindre, si le coeur ne suivait pas la main. Madame La Thibaudière. - Vraiment, il faudra bien qu'il la suive; il n'y manquera pas mais je pense entre nous que ce n'est pas là le plus grand de vos soucis, Monsieur, et que nous ne nous chicanerons pas là -dessus; nous savons bien que le coeur est une espèce de hors-d'oeuvre dans le mariage. Monsieur Lormeau, à part. - Que veut-elle dire avec son hors-d'oeuvre? Se levant. Ce ne serait pas trop là mon sentiment, mais nous retenons Madame qui veut écrire, Monsieur; et nous aurons l'honneur de la revoir. Madame La Thibaudière. - Quand il vous plaira, Monsieur. Monsieur Derval, à Monsieur Lormeau, à part. - Quelqu'un abuse de la crédulité de votre parente. Monsieur Lormeau, à part, à Madame La Thibaudière. - On vous a renversé l'esprit, cousine. Ils s'en vont. Madame La Thibaudière, riant, et à part à Monsieur Lormeau qui sort. - Croyez-vous? hé, hé, hé... Et quand ils sont partis. Monsieur Lormeau n'en revient point! Scène X. Madame La Thibaudière, Madame Lépine, Cathos Madame La Thibaudière, continuant. - Mais qu'en dites-vous, Madame Lépine? je trouve que mon prétendu a assez bonne façon. Madame Lépine. - Eh bien, qu'importe? avez-vous envie de l'aimer, d'être amoureuse de votre mari? Prenez-y garde. Madame La Thibaudière. - Ah! doucement! je ne mériterai jamais votre raillerie. Mais je l'aimerais encore mieux que le Chevalier, si c'était l'usage. Cathos. - Oui, mais en cas d'époux, cela est défendu. Madame Lépine. - Il n'est pas même question d'aimer avec le Chevalier, il ne faut en avoir que l'air; on ne nous demande que cela. Est-ce que les femmes du monde ont besoin d'un amour réel, en fait de galanterie? Non, Marquise; quand il y en a, on le prend; quand il n'y en a point, on en contrefait, et quelquefois il en vient. Madame La Thibaudière, riant. - J'entends. Madame Lépine. - On s'étourdit de sentiments imaginaires. Je crois vous l'avoir déjà dit. Madame La Thibaudière. - C'est justement à quoi j'en suis avec le Chevalier; quoiqu'il ne m'ait pas fort touchée, je me figure que je l'aime je me le fais accroire, pour m'aider à soutenir la chose avec les airs convenables. Oh! je sais m'étourdir aussi. Madame Lépine. - Tout ceci n'est fait que pour votre réputation. Un valet entre. Scène XI. Les acteurs précédents, Le Valet Le Valet. - Marquise, il y a là -bas un Monsieur. Madame Lépine, l'interrompant. - Attendez... ce garçon-ci fait une faute dont il est important de le corriger. Au valet. Mon enfant, quand vous parlez à votre maÃtresse, ce n'est pas à vous à l'appeler Marquise tout court; c'est un manque de respect. Dites-lui Madame, entendez-vous? Le Valet. - Ah! pardi, c'est pourtant ce nom-là qu'on nous a ordonné l'autre jour. Madame Lépine. - C'est-à -dire que c'est sous ce nom-là que vous devez la servir, et que les étrangers doivent la demander. Cathos. - Comprends-tu bien ce qu'on te dit là , Colin? Le Valet. - Oui, Cathos. Cathos. - Cathos! avec ta Cathos! il t'appartient bien de parler de la manière. Madame Lépine, le respect ne veut-il pas que la livrée m'appelle Mademoiselle tout court? Madame Lépine. - Sans difficulté, comment donc! la suivante de Madame! Madame La Thibaudière. - Eh bien, qu'on donne ordre là -bas que tous mes gens vous appellent Mademoiselle. Je vous en charge, Colin. Colin. - Oui, notre maÃtresse... non, non oui, Marquise, hé, je veux dire Madame. Cathos. - Le benêt! Madame Lépine. - Otez-lui aussi le nom de Colin, qui sonne mal, et qui est campagnard. Madame La Thibaudière. - J'y pensais. A Colin. Et vous, au lieu de Colin, soyez Jasmin, petit garçon, et achevez ce que vous veniez me dire. Le Valet ou Colin. - C'est qu'il y a là -bas un beau Monsieur, bien mis, qui est jeune, qui se carre, et qui est venu, disant Madame la Marquise y est-elle? Moi, je lui ai dit qu'oui; et là -dessus il voulait entrer sans façon; mais moi, je l'ai repoussé. Bellement, Monsieur! lui ai-je fait; je vais voir si c'est sa volonté que vous entriez. Qui êtes-vous d'abord?... Va, butor, a-t-il fait, va lui dire que c'est moi dont elle a reçu un billet ce matin par Madame Lépine. Madame La Thibaudière. - Ah! Madame, c'est sans doute le Chevalier! et il est là -bas, depuis que tu nous parles! Colin. - Eh! pardi oui, droit sur ses jambes, dans le jardin, où il se promène. Madame Lépine. - Tant pis! la réception lui aura paru étrange. Madame La Thibaudière. - Ah! juste ciel, que va-t-il penser? un homme de qualité repoussé à ma porte! Misérable que tu es, sais-tu bien que ta rusticité me déshonore? Il faut que je change tous mes gens. Madame Lépine si Lisette allait le recevoir, et lui faire excuse? Madame Lépine. - Je voulais vous le conseiller. Madame La Thibaudière. - Allez, Lisette; allez, courez vite. Cathos. - Oh! laissez-moi faire; je m'entends à présent à la civilité. Cathos et Colin sortent. Scène XII. Madame La Thibaudière, Madame Lépine Madame La Thibaudière. - Voilà qui est désolant! une réception brutale, un billet qui est encore sans réponse. Il va me prendre pour la plus sotte, pour la plus pécore de toutes les femmes. Madame Lépine. - Tranquillisez-vous; un moment de conversation raccommodera tout. A l'égard du billet, vous y répondrez. Madame La Thibaudière. - Vous me serez témoin que j'ai eu dessein d'y répondre, sans qu'il m'en ait coûté le moindre scrupule... vous m'en serez témoin. Madame Lépine. - Je le certifierai. Madame La Thibaudière. - Ne puis-je pas aussi lui dire que je vais dans mon cabinet pour cette réponse? Madame Lépine. - Oui-da! il reviendra. Aussi bien ai-je encore quelques préparations essentielles à vous donner. Madame La Thibaudière. - Eh! voilà ce que c'est. Je ne suis pas encore assez forte pour risquer un long entretien avec lui. Le respect qu'on a ici avec les femmes, et qui est à la mode, je ne le connais pas; et je crains toujours ma vertu de province. Madame Lépine. - Eh bien, congédiez votre soupirant après les premiers compliments. Madame La Thibaudière. - C'est-à -dire, deux ou trois mots folâtres; et puis je suis votre servante. Scène XIII. Madame Lépine, Madame La Thibaudière, Cathos, le Chevalier, la Ramée Le Chevalier. - Enfin! vous voici donc, Marquise? mon amour a bien de la peine à percer jusqu'à vos charmes il y a longtemps qu'il attend à votre porte. Eh! depuis quand l'Amour est-il si mal venu chez sa mère? Cathos et La Ramée se font, du geste et des yeux, beaucoup d'amitié. Madame La Thibaudière. - Pardon, Chevalier, pardon! la mère de l'Amour est très fâchée de votre accident, et va donner de si bons ordres que l'Amour n'attendra plus. Le Chevalier. - Ne me disputez pas l'entrée de votre coeur, et je pardonne à ceux qui m'ont disputé l'entrée de votre chambre. Madame La Thibaudière. - Oh! pour moi, je n'aime pas à disputer. Le Chevalier. - A propos de coeur, Marquise, j'ai à vous quereller... Je suis mécontent. Madame La Thibaudière. - Quoi! vous me boudez déjà , Chevalier? Le Chevalier. - Oui, je gronde. Madame Lépine a sans doute eu la bonté de vous remettre certain billet pressant; et cependant vous êtes en arrière; il ne m'est pas venu de revanche. D'où vient cela, je vous prie? C'est la Marquise de France la plus aimable et la plus dégagée que j'attaque ce matin, et qui laisse passer deux mortelles heures, sans donner signe de vie. Madame La Thibaudière. - Deux mortelles heures, Madame Lépine! deux heures!... sur quel cadran se règle-t-il donc? Le Chevalier. - Deux heures, vous dis-je! l'amour sait compter. Qu'est-ce que c'est donc que cette paresse dans les devoirs les plus indispensables de galanterie? Et d'un air ironique. Serait-ce que vous me tenez rigueur? et qu'une femme de qualité recule? Madame La Thibaudière. - Moi, reculer! moi, tenir rigueur! Le Chevalier. - Il n'est pas croyable que mon billet ait été pour vous un sujet de scandale; votre sagesse sait vivre apparemment, et n'est ni bourgeoise ni farouche. Madame La Thibaudière. - Ah ciel! Eh mais, Chevalier! vous allez jusqu'à l'injure. Attendez donc qu'on s'explique. Parlez-lui, Madame Lépine, parlez. Madame Lépine. - Non, Chevalier, Madame n'a point tort. Cathos. - Oh! pour cela non il n'y a pas de sagesse à cela; pas un brin. Madame Lépine. - C'est que Madame la Marquise a toujours été en affaire, et n'a pas eu le temps d'écrire. Madame La Thibaudière. - Absolument pas le temps! mais au surplus, le billet est charmant, il m'a réjouie, il m'a plu, vous me plaisez vous-même plus que vous ne méritez dans ce moment-ci, petit mutin que vous êtes! et pour vous punir de vos mauvais propos, notre entretien ne sera pas long. Je vous quitte tout à l'heure pour aller vous répondre... Voyez, je vous prie, ce qu'il veut dire avec sa femme de qualité qui recule. Le Chevalier. - Pardon, Marquise! pardon à mon tour votre conduite est d'une aisance incontestable; on ne saurait moins disputer le terrain que vous ne le faites, ni se présenter de meilleure grâce à une affaire de coeur; et je vais, en réparation de mes soupçons, annoncer à la ville et aux faubourgs que vous êtes la beauté de l'Europe la plus accessible et la plus légère de scrupules et de modestie populaire. Madame La Thibaudière. - Vous me devez cette justice-là , au moins. Madame Lépine. - Et le témoignage du Chevalier sera sans appel. Le Chevalier. - On en fait quelque cas dans le monde. Adieu, reine; je m'éloigne pour un quart d'heure; je reviendrai prendre votre billet moi-même; et je m'attends à n'y pas trouver plus de réserve que dans vos façons. Madame La Thibaudière. - Je n'y serai que trop bonne. Elle sort. Scène XIV. Madame Lépine, le Chevalier, Cathos, La Ramée Le Chevalier. - Ne m'oubliez pas, ma chère Madame Lépine, et servez-moi auprès de la Marquise, car mon coeur est pressé... Jusqu'au revoir, notre chère amie. Madame Lépine. - Un moment... L'affaire de votre régiment est-elle terminée, Monsieur le Chevalier? Le Chevalier. - Il ne me faut plus que dix mille écus; et je vais voir si mon notaire me les a trouvés. Il sort. La Ramée, à Cathos. - C'est une bagatelle, et nous les aurons tantôt. Scène XV. La Ramée, Cathos, Madame Lépine La Ramée, continuant, à Cathos. - Je laisse partir Monsieur le Chevalier, pour avoir une petite explication avec mes amours. Soubrette de mon âme! je boude aussi, moi. Madame Lépine, riant. - Ha, ha, ha!... encore un boudeur. Cathos. - Et à cause de quoi donc? La Ramée. - Ne suis-je pas en avance avec vous d'un certain poulet? Cathos. - Un poulet? je n'ai point vu de poulet. La Ramée. - J'entends certain billet. Cathos. - Ah! cela s'appelle un poulet! Oh! je le sais bien, mais laissez faire. Ce n'est pas la modestie qui me tient; je ne recule pas plus qu'une Marquise mais il faut du temps, et vous n'avez qu'à vous en aller un peu, vous aurez votre affaire toute griffonnée. La Ramée. - Griffonnez, brunette; je vous donne vingt minutes pour m'exprimer vos transports. Je vais, en attendant, haranguer certain cabaretier, à qui je dois vingt écus, et qui a comme envie de manquer de patience avec moi. S'il m'honorait d'une assignation, il faudrait encore la payer; j'aime mieux la boire. Mais il n'y a que vingt écus. Est-ce trop, Madame Lépine? ce n'est tant que dix mille. Madame Lépine. - Hélas! mon enfant, je souhaite que non. La Ramée, à Cathos. - Et mon ange, qu'en pense-t-il? Chacun a son régiment voilà le mien. Cathos. - Bon, vingt écus! avec soixante francs de monnaie, vous en serez quitte. La Ramée. - Eh oui, c'est de la mitraille! j'aime à vous voir mépriser cette somme-là cela sent la soubrette de cour, qui ne s'effraye de rien. Et en s'écriant. La belle âme que Cathos! Cathos. - Eh dame! on est belle âme tout comme une autre. La Ramée. - Je suis si content de votre façon de penser, que je me repens de n'avoir pas bu davantage. Adieu, mes yeux noirs! je vous rejoins incessamment. Madame Lépine, protégez-moi toujours auprès de ce grand coeur, qui regarde vingt écus comme de la monnaie. Madame Lépine. - Va, va, elle sait ce que tu vaux. Scène XVI. Madame Lépine, Cathos Cathos. - Ah çà , notre chère dame, pendant que nous sommes seules, ouvrons le billet; vous savez bien que vous m'avez promis de le lire? Madame Lépine. - Volontiers, Lisette. Cathos. - Voyons ce qu'il chante. Madame Lépine lit. - Vantez-vous-en, mignonne le minois que vous portez est le plus subtil filou que je connaisse; il lui a suffi de jouer un instant de la prunelle, pour escamoter mon coeur. Cathos, riant. - Qu'il est gentil avec cette prunelle qui le filoute! Il me filoutera aussi, moi! Madame Lépine, riant. - C'est bien son intention. Mais continuons. Elle lit. Il lui a suffi de jouer un instant de la prunelle pour escamoter mon coeur. Ce sont vingt nymphes, de compte fait, qui en mourront de douleur; qu'elles s'accommodent! Mais, à propos de coeur, si vous avez perdu le vôtre, n'en soyez point en peine; c'est moi qui l'ai trouvé, m'amie Cathos. Je vous l'ai soufflé pendant que vous rafliez le mien. Ainsi il faudra que nous nous ajustions là -dessus. Cathos. - Cet effronté! savez-vous qu'il ne ment pas d'un mot, Madame Lépine? Madame Lépine. - Comment? Cathos. - Oui, je pense qu'il est mon souffleur. Or çà , la réponse, vous me la ferez donc? Madame Lépine. - Cela ne vaudrait rien, Lisette. Mais voilà la Marquise. Attends; je te dirai comment tu t'en tireras. Scène XVII. Madame Lépine, Madame la Thibaudière, Cathos Madame Lépine. - Avez-vous écrit, Marquise? Madame la Thibaudière. - Oui, j'ai brouillé bien du papier, et n'ai rien fini; je ne suis pas assez sûre du ton sur lequel il faut que je le prenne, et je vous prie de me donner quelques avis là -dessus. Quel papier tenez-vous là , Cathos? Cathos, riant. - C'est mon poulet à moi, où il est dit que mon minois est un larron, et que ma prunelle escamote le coeur du monde. Madame la Thibaudière, riant. - Ha, ha, je t'en félicite, Lisette! tu deviendras fameuse. Mais revenons à ce qui m'amène et réglons d'abord ma réponse. Doit-elle être sérieuse, ou badine, ou folle? Madame Lépine. - Folle, très folle, Marquise; de l'étourdi, il n'y a pas à opter. C'est une preuve d'usage et d'expérience. Madame la Thibaudière. - Je m'en suis doutée. J'avais d'abord mis du tendre; mais j'ai eu peur que cela ne sentÃt sa femme novice qui fait trop de façon avec l'amour. Madame Lépine. - Et dont le coeur n'est pas assez déniaisé. La réflexion est bonne. Le tendre a quelque chose d'écolier, à moins qu'il ne soit emporté. L'emportement le corrige. Madame la Thibaudière. - Et il n'est pas temps que je m'emporte; nous ne sommes encore qu'au premier billet. Cathos. - Cela viendra au second. On ne perd pas l'esprit tout d'un coup. Madame la Thibaudière. - Je m'en tiendrai donc d'abord au simple étourdi; et sur ce pied-là , mon billet est tout fait. Madame Lépine. - Voyons. Madame la Thibaudière. - Il n'est que dans ma tête, et le voici à peu près. Il me dit qu'il se meurt. Vivez, Chevalier, vivez, lui dirai-je, vous me faites peur, mon cher enfant; je vous défends de mourir il faut m'aimer. Votre étoile le veut. Si la mienne entend que je vous le rende, eh bien, qu'à cela ne tienne, on vous le rendra, Monsieur, on vous le rendra; et deux étoiles n'en auront pas le démenti. A Madame Lépine. Qu'en dites-vous? Madame Lépine. - Admirablement! Cathos, répétant les derniers mots. - On vous le rendra, Monsieur, on vous le rendra. Les jolies paroles! Elles sont toutes en l'air. Madame la Thibaudière. - On croirait que je l'aime; et cependant il n'en est rien je ne fais qu'imiter. Madame Lépine. - Eh oui, il ne s'agit que d'être sur la liste des jolies femmes qui ont occupé le Chevalier. Il n'y a rien de si brillant, en fait de réputation, que d'avoir été sur son compte. Oh! vous jouez de bonheur. Madame la Thibaudière. - Oui, si on savait qu'il m'aime; mais il n'aura garde de s'en vanter à cause de mes rivales. Madame Lépine. - Lui, se taire? Oh! soyez en repos là -dessus; tout le monde saura qu'il vous aime, et, qui plus est, que vous l'aimez. Madame la Thibaudière. - Que je l'aime, moi? Est-ce qu'il le dira? Serai-je jusque-là dans ses caquets? Madame Lépine. - Si vous y serez! Oui, certes; vous préserve le ciel de n'y être pas! Eh! s'il n'était pas indiscret, je ne vous l'aurais pas donné. C'est son heureuse indiscrétion qui vous fera connaÃtre, qui vous mettra en spectacle. Votre célébrité dépend de là . Madame la Thibaudière. - Je n'y suis plus! Cathos. - Il y a une finesse là -dessous. Madame Lépine. - Vous n'y êtes plus? Eh mais! ce qui caractérise une femme à la mode, et du bel air, c'est de soutenir audacieusement le bruit qui se répand d'elle; c'est de le répandre elle-même. On sait bien qu'une provinciale ou qu'une petite bourgeoise ne s'en accommoderait pas; et vous n'avez qu'à voir si vous voulez qu'on dise que vous fuyez le Chevalier; qu'une intrigue vous fait peur; que vous vous en faites un monstre. Vous n'avez qu'à voir. Madame la Thibaudière. - Ah! juste ciel, tout est vu. Vous me faites trembler! vous avez raison... que j'étais stupide! Cathos. - Voyez, je vous prie! si on ne dit pas que vous êtes amoureuse, c'est tant pis pour votre honneur... Ce que c'est que l'ignorance! Madame la Thibaudière. - Mais, êtes-vous bien sûre qu'il se vantera de son amour? car pour moi, je le dirai à qui voudra l'entendre. Madame Lépine. - Il n'est pas capable d'y manquer; c'est la règle. Madame la Thibaudière. - Vous me rassurez. Hé, dites-moi, Madame Lépine, dans la conversation, faut-il un peu de folies aussi? Madame Lépine. - En deux mots, voici un modèle que vous suivrez. Supposez que je suis le Chevalier. J'arrive; je vous salue; je m'arrête. Mais, Marquise, je n'y comprends rien! vous êtes encore plus belle que vous ne l'étiez il y a une heure; un coeur ne sait que devenir avec vous, vous ne le ménagez pas, vous l'excédez; il en faudrait une douzaine pour y suffire. A Madame la Thibaudière. Répondez. Madame la Thibaudière. - Que je réponde? Est-il vrai, Chevalier, ne me trompez-vous point? Etes-vous de bonne foi? M'aimez-vous autant que vous le dites? Et puis se reprenant. Fais-je bien? Madame Lépine. - A merveille! Cathos. - Comme un charme. Madame Lépine. - Je reprends... Moi! vous aimer, Marquise, vous n'y songez pas. Qu'est-ce que c'est qu'aimer? Est-ce qu'on vous aime? Ah! que cela serait mince... Eh non, ma reine, on vous idolâtre. Elle lui prend la main Madame la Thibaudière la retire. Madame Lépine, s'interrompant. - Doucement, vous n'y êtes plus. Il ne faut pas retirer la main. Madame la Thibaudière, avançant la main. - Oh! tenez, qu'il prenne. Madame Lépine. - Ce n'est qu'une main après tout. Madame la Thibaudière. - Oui, mais je sors d'un pays où l'on a les mains si rétives, si roides! On va toujours les retirant. Cathos. - Jour de Dieu! des mains, chez nous, ce n'est pas des prunes. Madame la Thibaudière. - Je n'ai plus qu'à savoir, en cas que je trouve quelqu'une de mes rivales, comment je traiterai avec elle. Madame Lépine. - Avec une politesse aisée, tranquille et riante, qui ravalera ses charmes, qui marquera le peu de souci que vous en avez, et la supériorité des vôtres. Madame la Thibaudière. - Oh! je sais ces manières-là de tout temps. Mais si on voulait m'enlever le Chevalier, et qu'il chancelât; je ne serais donc pas jalouse? Madame Lépine. - Comme un démon! jalouse avec éclat; jusqu'à faire des scènes. Madame la Thibaudière. - Oui, mais cet orgueil de ma beauté? Madame Lépine. - Oh! cet orgueil alors va comme il peut chez les femmes, il ne raisonne point. Jalouse avec fracas, vous dis-je point de mollesse là -dessus. Rien en pareil cas ne fait aller une réputation si vite... C'est là le fin de votre état. Madame la Thibaudière. - Laissez-moi faire. Cathos. - Morbleu! que les bégueles ne s'y frottent pas avec Madame elle vous les revirerait... Madame Lépine. - Il y a une chose que j'omettais, et qui vous mettrait tout d'un coup au pair de tout ce qu'il y a de plus distingué en fait de femmes à la mode, et qui est même nécessaire, qui met le sceau à la bonne renommée... ne plaignez-vous pas l'argent? Madame La Thibaudière. - C'est selon. J'aime à le dépenser à propos. Madame Lépine. - Vous ne le dépenserez pas on vous le rendra presque de la main à la main. Je sais qu'il manque encore une somme au Chevalier pour achever de payer un régiment dont il est en marché. La circonstance est heureuse pour rendre votre nom fameux. Prêtez-lui la somme qu'il lui faut, pourvu qu'il y consente; car il faudra l'y forcer. D'ailleurs ces sorte d'emprunts sont sacrés. Madame La Thibaudière. - De tous les moyens de briller, voilà , à mon gré, le plus difficile. Madame Lépine. - Eh! bien, prenez que je n'ai rien dit. C'est une voie que je vous ouvrais pour abréger. Le Chevalier ne sera pas en peine; et il y a vingt femmes qui ne manqueront pas ce coup-là . Madame La Thibaudière. - Il y a toujours quelque rabat-joie dans les choses! Madame Lépine. - N'en parlons plus, vous dis-je. Puisque la grande distinction ne vous tente pas, il n'y a qu'à aller plus terre à terre. Cathos. - Allons, courage, Madame, on n'a rien pour rien. Il n'y a qu'à avoir un bon billet par-devant notaire. Madame Lépine. - Non pas, s'il vos plaÃt, Lisette; on a mieux que cela. Le notaire, ici, c'est l'honneur et le billet, c'est la parole du débiteur. Voilà ce qu'on appelle des sûretés. Il n'y a rien de si fort. Madame La Thibaudière. - S'il ne fallait pas une si grande somme... Madame Lépine. - Petite ou grande, n'importe, dès que c'est l'honneur qui engage; et puis, ce n'est point précisément par besoin qu'un cavalier emprunte en pareil cas; c'est par galanterie; pour faire briller une femme; c'est un service qu'il lui rend. Mais laissons ce que cela répand d'éclat; contentons-nous d'une célébrité médiocre vous serez au second rang parmi les subalternes. Madame La Thibaudière. - Nous verrons; je me consulterai. Je vais toujours écrire ma lettre; et à tout hasard, je mettrai sur moi des billets de plusieurs sommes. Madame Lépine. - Comme vous voudrez, Marquise; j'ai fait l'acquit de ma conscience. Scène XVIII. Cathos, Madame Lépine Cathos. - Pardi, allez! voilà une belle place que le second rang! Si j'étais aussi riche qu'elle, je serais bientôt au premier étage. Madame Lépine. - Il ne tient qu'à toi de t'y placer parmi celles de ton état. Cathos. - Oui! tout ce que vous avez dit pour elle est donc aussi pour moi? Madame Lépine. - C'est la même chose, proportion gardée. Adieu. Je suis d'avis d'aller lui aider à faire sa lettre. Cathos. - Ah! mais la mienne? Madame Lépine. - Dis à La Ramée que tu écris si mal, qu'il n'aurait pu lire ton écriture. Cathos. - Attendez donc, Madame Lépine! vous dites que tous vos enseignements à Madame me regardent aussi. Quoi! la politesse glorieuse avec mes rivales, la folie des paroles en devisant, et les mains qu'on baise?... Madame Lépine. - Sans doute! Cathos. - Et l'argent aussi? Madame Lépine. - Oui, suivant tes moyens. Cathos. - Et l'honneur de La Ramée pour notaire? Madame Lépine. - Il n'y a nulle différence, sinon qu'il te sera permis d'être jalouse jusqu'à décoiffer tes rivales. Cathos. - Ha! les masques... je vous les détignonnerai. Madame Lépine. - Et que tu observeras de tutoyer La Ramée, comme il te tutoiera lui-même; c'est l'usage. Adieu, le voilà qui vient, je te laisse. Scène XIX. Cathos, La Ramée La Ramée, en l'abordant. - Mon épÃtre et point de quartier. Cathos. - Oh! dame, passez-vous-en, mon cher homme; je ne sais faire que des pieds de mouche, et j'aime mieux vous donner mon écriture en paroles; il n'y a pas tant de façon. Votre billet est bien troussé, il m'a été fort agréable; c'est bien fait de me l'avoir mandé. Il dit que ma mine vous a filouté, j'en suis bien aise; c'est queussi, queumi. Vous demandez la jouissance de mon coeur, et vous l'aurez. Es-tu content, mon mignon? La Ramée. - Comblé, m'amie! je vois bien que tu m'aimes, ma petite merveille. Cathos. - Si je t'aime? pour qui me prends-tu donc? est-ce que tu crois que l'amour me fait peur? oh que nenni! je t'aime comme une étourdie; je ne sais à qui le dire. La Ramée. - Je me reconnais au désordre de ta tête il est digne de mon mérite, et tu me ravis... Tu vaux ton pesant d'or. Cathos, lui tendant la main. - Quand tu voudras baiser ma main, ne t'en fais point faute. Est-ce la droite? est-ce la gauche? prends, on sait bien que ce n'est que des mains. La Ramée. - Tu me les donnes à si bon marché que je les prendrai toutes deux. Cathos, lui donnant les deux mains. - Tiens! je ne barguigne point, car je sais vivre. La Ramée. - Oh! il y paraÃt, malepeste! il est rare de trouver une honnête fille qui pousse la civilité aussi loin que toi. Tu es une originale, ma Cathos. Cathos. - Fort peu de Cathos. C'est à présent Lisette. La Ramée. - C'est bien fait tu es taillée pour la dignité de ce nom-là . Mais j'en reviens à ton coeur... conte-moi un peu ce qui s'y passe. Cathos. - Je t'aime d'abord par inclination. Cela est bon, cela? La Ramée. - Délicieux. Cathos. - Et puis par belles manières. La Ramée. - Tu me remues, tu m'attendris. Et puis à part. Quel dommage d'être un fourbe avec elle! Cathos. - Ecoute je prétends que mon amour soit connu d'un chacun. N'en fais pas un secret, au moins ne me joue point ce tour-là . La Ramée. - Non, ma brebis, je te ferai afficher. Cathos. - Ai-je bien des rivales? La Ramée. - On ne saurait les compter; Paris en fourmille. Cathos. - Montrez-m'en quelqu'une, afin que je la méprise poliment, ou bien que je la décoiffe. La Ramée. - Va, ma petite cervelle, tu en verras tant que tu voudras. Hélas! il ne tient qu'à moi de les ruiner toutes. Cathos. - Oh! merci de ma vie! c'est moi qui veux être ruinée toute seule, en attendant restitution. La Ramée. - Ma poule, je t'accorde la préférence. Quant à la restitution, je te la garantis sur mon honneur. Cathos. - Son honneur!... voilà le notaire. As-tu fini avec ton cabaretier? La Ramée. - Pas encore, parce qu'il y a une certaine Marton plus opiniâtre qu'un démon, qui veut à toute force que j'accepte sa monnaie pour payer le vin que j'ai bu. Cathos. - Elle est bien osée. Elle tire une bague de son doigt. Allons, prends cette bague qui m'a coûté trente bons francs. La Ramée, la prenant. - Ta bague à mon cabaretier? le coquin n'a pas, à ses deux pattes, un seul doigt qui ne soit plus gros que ta main. Cathos. - Eh bien, attends-moi; je vais te chercher quelques louis d'or que j'ai dans mon coffre...; en prendra-t-il? La Ramée. - Oh oui! il est homme à s'en accommoder. Cathos. - Je vais revenir prends toujours la bague. Scène XX. La Ramée, Le Chevalier La Ramée. - Vous voilà déjà , Monsieur? Le Chevalier. - Oui. Sais-tu si nos affaires sont avancées? La Ramée, lui montrant la bague. - Ma foi, je crois que nous sommes au jour de l'échéance. La soubrette vient d'entrer en payement avec moi, et j'attends un peu d'or qu'elle va m'apporter encore. Le Chevalier. - Tout de bon? La Ramée. - Oh! la débâcle arrive, Monsieur. Vous êtes-vous fait annoncer? Le Chevalier. - Oui on est allé avertir la Marquise, avec qui je n'aurai pas une longue conversation; car, à te dire vrai, cette folle-là m'ennuie; et j'arrive avec la personne que tu sais, que j'ai laissée dans un fiacre là -bas, et qui doit entrer quelques instants après moi. La Ramée. - Doucement! je vois la Marquise. Scène XXI. Le Chevalier, La Ramée, Madame La Thibaudière, Madame Lépine Madame La Thibaudière, tenant une lettre. - Eh bien, Chevalier? la voici enfin, cette réponse! Direz-vous encore qu'on vous tient rigueur? Le Chevalier. - Eh mais! que sait-on? cela dépend des termes du billet. Y verrai-je que vous m'aimez? que vous n'aimez que moi? Madame Lépine. - Lisez, lisez, Monsieur le méfiant... vous y verrez vos questions résolues. Le Chevalier lit. Madame Lépine, pendant qu'il lit. - Il y a apparence qu'il ne se plaindra pas, car il rit. Le Chevalier, baisant la lettre. - Vous me transportez, Marquise! vous me pénétrez! quel feu d'expressions! je veux les apprendre à tout l'univers, afin que tout l'univers me porte envie. C'est l'Amour même qui vous les a dictées; c'est lui qui vous a tenu la main. Que cette main m'est chère! Me sera-t-il permis?... Pendant qu'il achève ces mots, la Marquise avance tout doucement la main, comme voulant la lui donner. Madame La Thibaudière. - On vous le permet, remerciez-la. Le Chevalier. - Donnez! que mille baisers lui marquent mes transports. Scène XXII. Cathos, surnommée Lisette; Une dame inconnue; Marton, suivante de la dame; les acteurs précédents. Lisette, au Chevalier. - Voici une dame qui demande Monsieur le Chevalier. Madame La Thibaudière. - Quoi! jusque chez moi? L'Inconnue, au Chevalier, regardant la Marquise. - Ah! je vous y prends, Monsieur!... voilà donc pour qui vous me négligez? Et à la Marquise. Comptez-vous sur son coeur, Madame? Madame La Thibaudière, d'un air moqueur, et riant. - Vous êtes si dangereuse que je ne sais plus qu'en penser. L'Inconnue. - Je vous avertis que j'ai sur lui des droits, qui me paraissent un peu meilleurs que les vôtres. Madame La Thibaudière, ironiquement. - Meilleurs que les miens! et c'est vous qui êtes obligée de le venir enlever de chez moi, le petit fuyard! Contez-nous la sûreté de vos droits; je compatis beaucoup à la fatigue qu'ils vous causent. Elle appelle. Un fauteuil... Prenez la peine de vous asseoir, Madame; vous en gronderez plus à votre aise, et nous en écouterons plus poliment la triste histoire de vos droits. L'Inconnue. - Eh non, Madame; je n'ai pas dessein de vous rendre visite. Allons, Chevalier. On est venu chez moi pour une affaire de la dernière conséquence qui vous regarde, et qui doit absolument finir aujourd'hui. C'est de votre régiment dont il est question; un autre presse pour l'acheter; son argent est tout prêt, m'a-t-on dit; on diffère, par amitié pour vous, de conclure avec lui jusqu'à ce soir; c'est notre ami le Maquis qui est venu m'en informer. Vous avez encore dix ou douze mille écus à donner, et je les ai chez mon notaire, où l'on nous attend pour terminer le marché... Partons. Madame La Thibaudière. - Qu'est-ce que cela signifie partons? Savez-vous bien que je me fâcherai à la fin? Marton, suivante de l'inconnue. - Un instant de patience, Madame; que je parle à mon tour. A La Ramée. Et vous, Mons de la Ramée, qui vous amusez ici à tourner la tête de ce petit oison de chambrière, qu'on détale, et qu'on marche devant moi tout à l'heure, pour aller payer ce marchand de vin avec l'argent que je porte et qu'un huissier vous demande! Cathos, dite Lisette. - Avec l'argent que vous portez, bavarde? Ha, votre cornette vous pèse! et vous voulez qu'on vous détignonne... Elle veut aller à Marton. L'Inconnue. - Comment! des violences! Madame La Thibaudière. - Je suis dans une fureur!... Chevalier, congédiez cette femme-là , je vous prie. Vous avez besoin de dix mille écus, m'a-t-on dit, et non pas de douze, comme elle prétend. Ne vous inquiétez pas, nous tâcherons de vous les faire. L'Inconnue. - Elle tâchera, dit-elle? elle tâchera! et on les demande ce soir, sans remise. Eh bien! je ne tâche point, moi; il n'est pas question qu'on tâche, il faut de l'expédition, et j'ai la somme toute comptée. Le Chevalier. - Eh, Mesdames! vous me mortifiez. Gardez votre argent, je vous conjure. Je n'en veux point; ma somme est trouvée. Madame La Thibaudière. - Ah! cela étant, il n'y a plus à se débattre. Qu'elle s'en aille! Le Chevalier. - Quand je dis trouvée, du moins m'a-t-on comme assuré qu'on me la donnerait peut-être ce soir. L'Inconnue. - Peut-être! votre régiment dépend-il d'un peut-être? il ne sera plus temps demain. Le Chevalier. - D'accord. L'Inconnue. - Partons, vous dis-je. Madame La Thibaudière. - Attendez... puisqu'on me met le poignard sur la gorge, et que j'ai affaire à la jalouse la plus incommode et la plus haïssable, oui, la plus haïssable... L'Inconnue. - S'il hésite encore, je ne le verrai de ma vie. Madame La Thibaudière. - Retirez-vous... N'est-ce pas dix mille écus?... Si on avait le temps de marchander, et qu'on ne fût pas prise comme cela au pied levé... car enfin tout se marchande, et on tirerait peut-être meilleur parti... Le Chevalier. - Eh! laissez donc, Marquise! et vous, n'insistez point, Comtesse. L'Inconnue. - N'êtes-vous pas honteux de me mettre en parallèle avec une femme qui parle de marchander un régiment comme on marchande une pièce de toile? Vous n'avez guère de coeur. Le Chevalier. - Oh! votre emportement décide vous insultez Madame; et pour la venger, j'avouerai que je l'aime, et c'est son argent que j'accepte. Donnez, Marquise, donnez tout à l'heure, afin que la préférence soit éclatante. Sont-ce des billets que vous avez dans le portefeuille? Madame La Thibaudière. - Oui, Chevalier. En ouvrant le portefeuille. Attendez que je les tire. Il y en a de différentes sommes, et plus qu'il n'en faut. La Ramée. - Allons, Cathos, amène... je te venge aussi, moi. Et toi, Marton, va te cacher. Marton. - Double coquin! L'Inconnue, pendant que Madame La Thibaudière cherche. - Perfide! Cathos, sautant de joie. - Les laides, avec leur pied de nez! L'Inconnue. - Je suis désespérée. Scène XXIII. Tous les acteurs précédents, Monsieur Derval, Monsieur Lormeau, Deux Dames Monsieur Lormeau, à la Marquise. - Ma cousine, voici les soeurs de Monsieur Derval, qu'il vous amène, et qui ont voulu vous prévenir... Mais à qui en a cette dame-là qui paraÃt si emportée? Madame La Thibaudière salue les deux dames. Monsieur Lormeau, continuant. - Et que faites-vous de ce portefeuille? Madame La Thibaudière. - Voilà qui va être fait. Pardonnez, Mesdames; j'arrange pour dix mille écus de billets que cette dame si désespérée voulait fournir à Monsieur le Chevalier pour achever de payer un régiment qu'il achète. Il me donne la préférence sur elle, et je la paie assez cher! Monsieur Derval, montrant le Chevalier. - Qui? Monsieur? lui, un régiment? lui, chevalier? Madame La Thibaudière. - Lui-même... Le connaissez-vous? Monsieur Derval. - Si je le connais? c'est le fils de mon procureur. Madame La Thibaudière. - De votre procureur? Ha!... je suis jouée. Tout s'enfuit, l'Inconnue, Madame Lépine, la suivante Marton, et La Ramée, que Cathos arrête. Cathos. - Doucement! arrête là . La Ramée. - Tiens, reprends ta bague je n'ai pas reçu d'autre acompte. Le Chevalier, en s'en allant. - Le prend-on sur ce ton-là ?... je ne m'en soucie guère. Monsieur Lormeau, à La Ramée que Cathos retient toujours. - Fripons que vous êtes! La Ramée. - Non, Monsieur, nous ne sommes que des fourbes; je vous le jure! Monsieur Derval. - Et pourquoi tirer dix mille écus de Madame? La Ramée. - Pour la mettre en vogue; pour lui donner de belles manières. Une des Dames, souriant. - L'aventure est curieuse. La Ramée. - Oh! tout à fait jolie. C'est dommage qu'elle ait manqué. La réputation de Madame y perd. Cathos. - Quels misérables avec leur réputation! Monsieur Lormeau. - Renvoyons ce maraud-là , et qu'il ne soit plus parlé de cette malheureuse affaire. La Ramée s'enfuit. Madame La Thibaudière, à Monsieur Derval. - Soyez vous-même notre arbitre dans les discussions que nous avons ensemble, Monsieur... Adieu, je vais me cacher dans le fond de ma province! Mahomet second Acte premier Scène première Ibrahim, Irène Irène. - Que me demandez-vous? quel motif d'entretien peut-il y avoir entre vous et moi? Ibrahim. - Eh quoi! Madame, l'aimable Irène ne me connaÃt-elle plus? Irène. - Avant les malheurs de ma patrie, je connaissais un prince qui s'appelait Comnène, et qui sortait d'un sang illustre à qui le mien était allié, mais je ne le reconnais plus dans le favori de Mahomet, dans un homme infidèle à son Dieu, et qui a pu se résoudre à l'ignominie de s'appeler Ibrahim. Ibrahim. - Il est vrai, Madame, ma condition est changée; devenu prisonnier de Mahomet, réduit au triste choix de l'esclavage ou du turban, accablé de la misère de ma situation, sans espérance d'en sortir, entouré des ruines de notre Empire, dont il ne reste plus que Constantinople qu'on assiège et qui va tomber à son tour; je l'avoue, Madame, j'ai succombé, j'ai cédé aux offres du Sultan, je suis devenu Ibrahim, et vous me méprisez. Je n'ai rien à vous répondre; vous voici dans l'état où j'étais. Captive du Sultan comme moi, exposée à des fers encore plus tristes; je ne parle point du péril d'une mort sanglante; dans le cas où vous êtes, nos pareils la demanderaient en grâce, et l'on nous la refuse; nous ne pouvons la trouver que dans les langueurs de la servitude, et l'on ne nous fait expirer qu'en nous abandonnant au supplice de vivre. C'est à cette épreuve où je vous attends, Madame, elle a rebuté mon courage; si le vôtre la soutient, vous aurez meilleure grâce à me trouver méprisable. Irène. - Allez Ibrahim, ne travaillez point à m'épouvanter, vous avez quitté votre Dieu, ne soyez point son ennemi jusqu'à le poursuivre dans les autres, ne lui enviez point les coeurs qu'il se réserve; pourquoi me tentez-vous? pourquoi m'exagérer le péril? votre crime vous fait-il haïr mon innocence? je ne vous crois encore que coupable, auriez-vous le malheur d'être devenu méchant? Ibrahim. - Votre zèle est injuste, Madame, et cet emportement que je ne mérite pas... Irène. - Dans l'état odieux où je vous vois, quand je ne fais que vous soupçonner, je vous épargne. Finissons, vous êtes venu pour me parler, est-ce-là tout ce que vous aviez à me dire? Ibrahim. - Vous avez touché le coeur du Sultan, Madame; son amour, si vous le ménagez, peut vous donner le rang d'épouse, que ses pareils n'accordent à personne, et dans l'espérance que j'en conçois moi-même, je n'ai pu lui refuser de vous prévenir sur ses sentiments, et de lui rapporter les vôtres. Irène, à part. - Juste Ciel! Ibrahim. - Que voulez-vous que je lui réponde? Irène. - Rien; je ne saurais me résoudre à vous charger de ma réponse. Ibrahim. - Quel est donc le motif qui vous arrête, Madame? Irène. - La pitié qui me saisit pour vous; je ne saurais me prêter à l'avilissement où Mahomet vous plonge, vous n'êtes point fait pour servir ses amours, et mon indignation même vous refuse la flétrissure que vous me demandez. Ibrahim. - De quel avilissement, de quel déshonneur est-il donc question pour moi, Madame? je ne dois sentir ici que l'injure que vous me faites; quand je vous apprends que le Sultan vous aime, je vous l'ai déjà dit, c'est qu'il peut vous offrir sa main, du moins je le crois, et c'est dans cet esprit que je vous parle, je ne viens que pour vous consoler. Irène. - Me consoler, moi, Comnène? eh! d'où mon coeur pourrait-il recevoir la moindre joie? que peut-il désormais arriver qui me regarde? la désolation de ma patrie est-elle un songe? mon père et mon frère n'ont-ils pas péri? les morts sortent-ils du tombeau? à quoi donc puis-je encore m'intéresser sur la terre? biens, honneurs, liberté, parents, amis, tout y a disparu pour moi, tout y est étranger pour Irène. Ibrahim. - Ce que vous avez de plus cher y reste peut-être encore. Irène. - Je n'y vois plus qu'un tyran qui m'y tient captive, que des barbares qui m'environnent, et qu'un Ibrahim qui rit de ma douleur. Ibrahim. - Rassurez-vous, Madame, ce père et son fils que vous pleurez... Irène. - Ah Ciel! achevez, Comnène, expliquez-vous, il serait cruel de me tromper. Ibrahim. - Si le Ciel vous les avait conservés? Irène. - Quoi! Comnène, ils vivraient? Serait-il possible? ils vivraient? les avez-vous vus? me sera-t-il permis de les voir? Ibrahim. - L'Empereur ne m'en a pas appris davantage, et sans doute il n'est permis qu'à lui de vous dire le reste. Irène. - Eh bien, Comnène, courez lui parler, conjurez-le de hâter ma joie, qu'il me les montre, qu'il se rende à mon impatience; je lui pardonne tout, si je les vois paraÃtre quelqu'un vient, je me retire, soyez sensible à mon inquiétude, et revenez m'en tirer, si vous ne m'abusez pas. Ibrahim. - Vous n'attendrez pas longtemps, Madame. Scène II Ibrahim, Mahomet, Roxane Mahomet. - C'est Irène que vous quittez, Ibrahim? Ibrahim. - Oui, Seigneur, elle sait que vous l'aimez, et m'a paru l'apprendre sans colère; je ne dis pas que son coeur se promette encore au vôtre, mais elle est dans la douleur, elle est chrétienne, elle gémit d'une infortune qu'elle doit à vos victoires, et cependant elle est tranquille au récit de votre amour. Je ne dis pas assez; quand je lui ai fait espérer qu'on pouvait lui rendre ce père et ce frère qu'elle regrette, sa reconnaissance pour ce bienfait m'a surpris, on eût dit qu'elle était charmée d'y trouver un motif de ne vous plus haïr; j'oublie tout, je lui pardonne tout, s'est-elle écriée dans le transport d'un coeur qui se réconciliait avec vous, et je me suis chargé de l'avertir quand elle pourrait les voir. Mahomet. - Ne tardez donc pas, Ibrahim, allez lui assurer qu'ils vivent et qu'ils me sont chers, et dites qu'on les amène ici dans l'instant qu'Irène y sera venue. Ibrahim. - Seigneur, ils étaient dans les fers, quand je les ai reconnus; est-ce dans cet état que vous ordonnez qu'on les amène? Mahomet. - Oui, je veux qu'Irène les en délivre elle-même, c'est un plaisir que je réserve à sa tendresse. Ibrahim. - Je cours exécuter vos ordres, mais, Seigneur, pendant que vos faveurs se répandent sur eux, daignez vous ressouvenir qu'à mon tour j'attends mon bonheur de vous, qu'il en est un que vous avez promis de m'obtenir de cette princesse, et que mon coeur... Roxane. - J'ignore les promesses que l'Empereur vous a faites, mais si j'y suis intéressée, j'espère qu'il ne les remplira pas sans mon aveu, et c'est sa bonté qui m'en assure. Mahomet. - Ibrahim, vous savez que je vous aime, et ma faveur vous doit suffire, je hais les désirs importuns; allez, laissez-moi le soin de vous rendre heureux, et ne prétendez pas me gêner dans les grâces que je vous destine. Scène III Mahomet, Roxane Roxane. - Je vous l'avoue, Seigneur, le discours d'Ibrahim m'effraye; daignez m'instruire de ce qu'il ose attendre. Mahomet. - J'avais dessein de vous le proposer pour époux; je viens de soumettre les chrétiens à mon Empire, j'en ai triomphé par les armes, mais tout vainqueur que j'en suis, je ne les regarde pas comme des sujets, ce ne sont encore que des ennemis vaincus, à qui ma victoire donne un tyran qu'ils craignent, et non pas un maÃtre qu'ils respectent. Ils m'obéissent dans un effroi sauvage qui a toujours inspiré la révolte, et je voulais les rassurer par l'honneur que j'aurais fait à Comnène; il est, dit-on, d'un sang qu'ils estiment, mais j'ai changé d'avis sans m'écarter de mon projet. Non, ce n'est plus à lui, Roxane, qu'il faut que votre coeur s'accorde, et votre frère aujourd'hui vous le demande pour un autre. Roxane. - Mon coeur se refusait à Ibrahim, mais ma main serait à lui si vous l'ordonniez; c'est vous dire que vous pouvez en disposer à votre gré; après cela, Seigneur, puis-je savoir à qui vous voulez que je la donne? Mahomet. - Ce qui va se passer vous l'apprendra, Roxane, mais tandis que nous sommes seuls, ne me dissimulez rien. Vous étiez avec moi quand on m'a présenté les deux chrétiens, dont l'un, à ce qu'on assure, est le père d'Irène, et l'autre son frère; que pensez-vous du dernier? je vis vos yeux s'attacher sur lui. Roxane. - Son sort me touchait, Seigneur, je le plaignais d'être si jeune et déjà captif. Mahomet. - Répondez avec franchise; il joint aux grâces de la jeunesse une physionomie noble et touchante, et vous l'avez remarqué. Roxane. - Vous lui parliez, Seigneur, et j'écoutais. Mahomet. - Ce n'est pas tout, ses regards à lui-même se fixaient sur vous, il était sensible à vos charmes. Roxane. - J'ignore à quoi tend ce discours qui m'embarrasse. Mahomet. - Vous rougissez, je ne vous presse point de m'en avouer davantage, c'est assez que vous m'entendiez là -dessus, et voici ce qui me reste à vous dire. Jusqu'ici je n'avais point connu l'amour; le féroce orgueil de vaincre, l'honneur d'effrayer des peuples et de subjuguer des Etats, le plaisir tumultueux de la guerre et du carnage, et tout ce que la gloire des héros porte avec elle de redoutable, voilà les douceurs qui me flattaient; je n'en voyais point de plus dignes de charmer une âme qui nous vient du Ciel, et dont, à mon gré, les inclinations devaient être aussi superbes que son origine. Dieu même est appelé le Dieu des combats; on l'a peint la foudre à la main; rien ne nous frappe tant que sa puissance, et je croyais qu'à son exemple, pour être le plus heureux de tous les hommes, il fallait en être le plus terrible. Je me trompais, Roxane; Irène m'a désabusé. Le vrai bonheur ne se trouve ni dans la victoire ni dans la terreur qu'on répand après elle. Ce sang dont nos lauriers sont teints, ces ravages dont nous consternons la terre, et les gémissements des peuples, mêlent à nos plaisirs je ne sais quoi d'inquiet et de funeste qui les corrompt. J'ai senti quelquefois en moi-même la nature s'attrister de ma lugubre gloire, et condamner la joie que mon orgueil osait en prendre. Que le plaisir d'aimer est différent, Roxane! quelle douce sympathie entre l'amour et nous! on dirait que nos coeurs, quand ils aiment, ont trouvé leur véritable bonheur. J'ai senti des bornes à tous les autres plaisirs, aucun ne m'a pénétré tout entier. Le fond de mon coeur leur a toujours été inaccessible, ils l'ont toujours laissé solitaire. L'amour seul m'a rempli, lui seul a versé dans mon âme des douceurs aussi intarissables que mes désirs. Depuis que j'aime, je ne me reconnais plus moi-même, j'ai perdu cette fierté farouche qui me rendait si formidable; je me voyais seul au milieu des hommes; l'humanité tremblante ne laissait autour de moi que des esclaves, et ne m'accordait pas un coeur qui voulût s'associer au mien; j'étais comme exilé sur le trône. Tout a changé, Roxane; il semble que mon amour ait fait ma paix avec tous les coeurs, ils se rapprochent, ils me pardonnent; c'est ainsi que je le sens, enfin tout me paraÃt aimable, et je crois l'être devenu moi-même. Ah! Roxane, si tel est mon sort à présent que j'aime quel serait-il donc si j'étais aimé. Roxane. - Aimé, Seigneur! eh comment ne le seriez-vous pas, vous qui dans l'âge le plus aimable, nous montrez déjà le plus grand des hommes, vous que l'univers honore de son respect et de son admiration? Vos pareils n'ont qu'à se déclarer, Seigneur, il n'est point de fierté que le don de leur coeur ne confonde, et si votre choix est tombé sur Irène... Mahomet. - Eh! quelle autre qu'Irène eût pu triompher de Mahomet? il n'était réservé de me soumettre qu'à l'objet le plus parfait dont le Ciel ait honoré la terre. Je ne l'ai vue qu'un instant parmi les captives; sa douleur l'accablait, ses yeux étaient baignés de larmes. Dans cet état un de ses regards tomba sur moi; ce regard étonna mon âme altière, me confondit, m'humilia, me rendit plus suppliant qu'elle. Il vengea dans mon coeur la douleur du sien, il me punit de ma victoire, me condamna comme un tyran et me laissa saisi d'un attendrissement qui n'a fini que par l'amour le plus violent qui fût jamais; le croiriez-vous, Roxane? Je n'ai point encore osé reparaÃtre; j'ai craint ses yeux qui m'ont déjà reproché leurs larmes. Chargé du crime de l'avoir affligée, je n'étais pas digne de la revoir, je me cachais à sa colère, et j'attendais que le temps m'eût rendu plus supportable à sa haine, mais enfin le moment est venu, on a découvert ces deux chrétiens qu'elle regrettait, je vais les lui remettre, et j'oserai me montrer à la faveur de ce bienfait. Vous, Roxane, qui voyez l'ardeur que j'ai de lui plaire, j'ai besoin que votre coeur m'aide à réussir; je vois Irène qu'on nous amène, et ce que je vais faire vous instruira du service que je vous demande. Scène IV Mahomet, Roxane, Théodore, père d'Irène, Lascaris, son frère, Ibrahim, Irène. Théodore et Lascaris ont encore leurs fers. Irène. - Où suis-je? où me conduisez-vous? A Ibrahim. Cruel, vous m'avez donc trompée. Et puis voyant son père et son frère qu'on amène d'un autre côté Ah ciel! ah mon père! est-ce vous que j'embrasse? et vous, mon frère, je vous retrouve, et tous deux languissants dans les fers? A Mahomet Ah! Seigneur, vous qui me les rendez, pourquoi vos bontés me laissent-elles encore tant de douleur? hélas, ils sont captifs, pourquoi mêler tant d'amertume à ma joie? Mahomet, allant les délivrer. - Goûtez-la toute pure, et que leurs fers disparaissent; venez, Irène, aidez-moi vous-même à les en délivrer, et que vos mains se joignent aux miennes pour en réparer l'outrage. Théodore. - Quoi vous-même, Seigneur! Mahomet. - Ne m'en empêchez pas, la générosité est le droit du vainqueur, recevez tous deux ce que je fais comme un gage de mon amitié et des honneurs qu'elle vous destine; votre Empire a passé sous mes lois, et mes victoires vous ont coûté des soupirs; vous aviez dans vos fers la liberté de me haïr et vous l'avez encore, mais si vous êtes généreux, vous ne la garderez pas longtemps, mes bienfaits m'en répondent; et vous, Irène, à qui je rends un père qui vous est si cher, oubliez désormais vos malheurs et daignez me suivre avec lui, venez voir Mahomet apprendre aux siens combien il veut qu'on vous honore. A Lascaris Vous, jeune chrétien, sur le front de qui l'on voit empreint tant de courage et de noblesse, attendez tout de mon estime, je n'interdis nul espoir à votre coeur, je ne mets rien ici au-dessus de son audace, vous-même vous n'êtes plus à moi. Et en lui montrant Roxane Cette Princesse vous a dégagé de mes fers, vous pouvez changer de maÃtre, et je vous laisse avec elle, sortons. Scène V Lascaris, Roxane Lascaris. - Vous n'êtes plus à moi et je vous laisse avec elle; que peut signifier ce discours? je n'ose l'interpréter, Madame. Roxane. - L'Empereur s'est assez expliqué, vous ne lui appartenez plus. Lascaris. - Il m'a permis de changer de maÃtre et je me jette à vos genoux pour obtenir que je vous appartienne. Si vous y consentez, j'aimerai mieux mon sort que celui de l'Empereur même. Roxane. - Levez-vous, Lascaris. Lascaris. - Ne vous offensez pas du transport qui m'échappe; à l'aspect de tant de beautés, il n'est point de raison qui ne s'égare. Roxane. - Non, vous ne m'offensez point, je vous crois digne de moi, Lascaris, vous me paraissez vertueux, et la véritable fierté excepte de ses dédains un coeur tel que le vôtre; je n'en méprise donc point l'hommage, vous dirai-je encore plus? je l'estime. Lascaris. - Qu'entends-je? Ah! Princesse. Roxane. - Je vous ai plaint dès que je vous ai vu. Lascaris. - J'ai donc été dès cet instant le plus heureux de tous les hommes; quoi! Roxane me plaignait? Roxane. - Roxane a souhaité la fin de vos infortunes, puissent-elles enfin être terminées! puisse le Ciel exaucer mes voeux! mais rejoignons l'Empereur; à peine Irène vous a-t-elle vu, et sa tendresse vous attend, sans doute, avec impatience..